De la reproduction à la production

Dans le féminisme, l’autonomisme, ou encore le marxisme urbain, la problématique de la reproduction sociale a été mise au centre du débat sur l’oppression capitaliste et les formes de résistance. Dans ce texte de 1977, l’anthropologue marxiste Claude Meillassoux revient sur la formation au sein des sociétés traditionnelles de rapports de classe fondés sur la reproduction sociale, à travers l’émergence d’un groupe des aînés et des cadets. Cette analyse met en lumière la centralité de la reproduction sociale dans l’émergence des classes sociales, sa co-dépendance avec la production économique, ainsi que les transformations des rapports de genre introduites par la colonisation et la pénétration du capitalisme au sein des sociétés de subsistance.

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I

La doctrine libérale représente une tentative historique et politique de la bourgeoisie montante en lutte contre l’aristocratie pour démontrer la sujétion de l’économie à des lois naturelles et universelles auxquelles même les princes devaient se soumettre. Cette démonstration était étayée par une critique relativement juste de l’économie féodale qui prévenait la libre circulation des marchandises, des capitaux et du travail au détriment de la prospérité générale et par une description abstraite et plus discutable de ce qui adviendrait dans un état de libre circulation et de libre concurrence.

Le capitalisme n’a cessé, depuis, d’être appuyé sur la même hypothèse doctrinale, à savoir qu’il représente un système naturel, universel s’imposant par sa propre logique, donc incontestable. Cette idéologie supporte un but toujours identique : donner à la bourgeoisie une base d’apparence scientifique à sa domination politique. Accepter ces prémisses, c’est donc accepter, qu’on le veuille ou non, l’idéologie de domination de la classe captitaliste1. Un tel choix idéologique a de graves implications dans le domaine de la théorie économique en général et de l’anthropologie économique en particulier.

La première question que soulève l’anthropologie économique se rapporte à la nature des économies observées. Les économistes libéraux ont une réponse toute prête : selon leur postulat de l’universalité des lois capitalistes, elles sont nécessairement des formes, éventuellement sous-développées, du capitalisme2. En conséquence, les concepts et les théories utilisés pour analyser l’économie actuelle sont réputés applicables à toutes les autres formations économiques passées (ou futures). N’importe quel moyen de production (outil, terre, fumure, etc.) est en conséquence qualifié de « capital » (Hill, 1970) : tous transferts de bien incluant le vol ou le don, sont des « échanges » (Sahlins, 1965) sinon du « commerce » ; n’importe quel vieillard bénéficiant de travaux collectifs est converti en entrepreneur computant ses revenus marginaux (Firth, 1967) ; les échanges deviennent porteurs d’ « intérêt » dont le taux est estimé comme atteignant parfois 100% (Boas, 1897 ; Mauss, 1924) : des institutions ostentatoires comme le potlatch sont décrites en termes d’opérations de Bourse (Boas, 1897), etc. La conséquence méthodologique immédiate de l’hypothèse universaliste est de priver l’économiste libéral des outils qui lui permettraient de différencier les systèmes économiques auxquels il est confronté. En vérité tous ces systèmes sont le plus souvent étiquetés collectivement sous le nom « d’économie primitive traditionnelle » et traités sans discrimination. Des sociétés appartenant à diverses périodes historiques, chasseurs-collecteurs ou agriculteurs, communauté d’auto-subsistance ou petite agriculture marchande, sont affublées des mêmes caractères, quelquefois pour les soumettre à des lois générales, parfois y puiser des traits divers et hétérogènes qui sont assemblés comme s’ils appartenaient à un schéma structural identique (Sahlins, 1968). Il est dommage qu’un anthropologue de talent comme Raymond Firth qui contribua considérablement à la connaissance de l’économie des populations océaniennes et qui élabora des concepts aussi pertinents que les « sphères de circulation » par exemple, se soit empétré dans un cadre théorique si faible. En dépit de quelques vues pénétrantes sur l’inadéquation de l’approche libérale, Firth ne rejette pas le postulat libéral selon lequel les choix économiques se font en fonction d’un profit maximum, comme dans le cas de son « mobilisateur de forces collectives » (1967 :6). En d’autres termes, Firth accepte le postulat du fameux homo economicus. Or, admettre ce postulat c’est admettre aussi les deux prémisses de base de l’économie libérale : l’état universel de rareté ; la nécessité pour les hommes de choisir entre diverses alternatives. Mais comme Marx, Oscar Lange (1958) et d’autres l’ont démontré de façon répétée, l’homo economicus est un produit de l’histoire, c’est une image idéale de l’entrepreneur bourgeois incarnant en lui plusieurs hypothèses sociologiques ; selon l’une d’elles, ses rapports s’établissent avec des objets plutôt qu’avec des personnes – une idée qui est cependant discutée par Firth (1967 : 3) – selon une autre, ce personnage est libre de tout lien de dépendance personnelle. Corollaire implicite de la notion d’homo economicus : ses choix sont à la fois possibles et libres. Illusion de classe, certes, qui procède du fait que dans une société contractuelle, comme l’est la société capitaliste, les bourgeois – sauf dans le cadre étroit de leur famille – choisissent, jusqu’à un certain point, leurs associés dans le travail ou dans les affaires. Mais dans les sociétés de parenté ou féodales, où le rang et le statut sont déterminés par la naissance, et où les hommes sont dans une situation de dépendance personnelle3, le choix des rapports sociaux est extrêmement limité : un transfert d’allégeance y est l’exception plutôt que la règle. Quant au choix d’une activité, il est avant tout commandé par les nécessités impératives de produire la subsistance. Si l’on trouve des spécialités dans les sociétés domestiques, on y trouve rarement une spécialisation institutionnelle ; quand celle-ci advient, elle est enfermée dans un système de prestation ou de castes. Dans l’économie de marché, où les individus utilisent une monnaie d’usage général qui peut être convertie en n’importe quelle marchandise, le consommateur a une possibilité de choix plus étendue. Par contre, dans une communauté d’auto-subsistance, ce choix est limité aux quelques articles produits, sans que ceux-ci possèdent la faculté de se convertir librement entre eux. De toute manière, la notion de choix, déjà discutable quand elle est appliquée à notre économie, perd toute valeur opératoire quand il s’agit d’un choix entre manger et ne pas manger, entre vivre et mourir de faim.

Le postulat du choix qui découle du postulat de l’homo economicus, déplace le problème économique du plan de production vers celui de la psychologie : le principe d’explication de l’économie doit être recherché dans le comportement des individus et se circonscrit au problème de l’attitude du consommateur. Pour cette raison, comme Oscar Lange (1958) le notait, les économistes libéraux ont toujours déplacé les problèmes du niveau de la production, où les travailleurs sont soumis à des contraintes matérielles, vers celui de la consommation où les bourgeois jouissent d’une relative liberté ; c’est-à-dire vers les préoccupations de la classe des exploiteurs, jouissant à la fois du produit social et de la liberté politique. De la même manière, l’anthropologie économique libérale bourgeoise est centrée sur le problème de la distribution et jamais sur ceux de la production. Ceci est observable en particulier dans la plupart des contributions à Themes in Economic Anthropology (Firth, Ed., 1967 : 4), encore que Firth reconnaisse honnêtement mais vaguement que ce puisse être une approche discutable. Il est juste de noter, en effet, que Firth n’est pas tout à fait satisfait de la psychologie grossière, contenue dans la thèse de l’homo economicus et qu’il considère comme une hypothèse audacieuse l’influence possible de la situation sociale des individus sur leur comportement plutôt que l’effet inverse : « les structures existantes des rapports sociaux et les idées et expectatives qu’ils en ont, doivent affecter très profondément la nature des transactions dans lesquelles ils s’engagent » (Firth, 1957 : 3).

En vérité, ces transactions étant l’expression des rapports et des structures sociales, cette proposition laisse sans réponse le problème réel : d’où viennent ces « structures existantes » et comment les individus élaborent-ils leurs « idées et expectatives » ? Si Firth est visiblement mal à l’aise dans ce cadre théorique insatisfaisant, il s’y résigne néanmoins car il n’y voit aucune alternative. Il rejette le matérialisme historique, prétendant que la valeur-travail ne s’applique pas à la société primitive (Firth, 1967 :21). Cette critique est caractéristique du mode de pensée métaphysique des économistes libéraux. Puisque pour eux toute notion et tout concept sont universels, ils ne peuvent imaginer qu’il y a une approche scientifique et historique qui accorde à ces concepts une application historique spécifique. La valeur-travail ne devient un concept opératoire que lorsque la force de travail est une marchandise, vendue, comme les autres marchandises, sur le marché. Dans une économie sans marché, la force de travail, bien qu’étant la base potentielle de la valeur, ne trouve pas à s’actualiser en s’incorporant dans un objet mesurable par sa confrontation à tous les autres. Si Firth avait lu Marx plus attentivement, il aurait appris que dans les sociétés dont la production est destinée à l’usage, les biens, lorsqu’ils sont échangés, acquièrent, éventuellement, une « valeur accidentelle » qui ne peut pas être réduite à son contenu en travail4. Ainsi, dès qu’il aborde le problème de la valeur, Firth s’arrête immédiatement faute de pouvoir reconnaître ce qu’Aristote avait découvert il y a 2000 ans, la différence entre valeur d’usage et valeur d’échange et ceci pour la simple raison que, le capitalisme ignorant la valeur d’usage, ses apologues l’ignorent aussi. L’école socio-historique de Polanyi (1957 :1968) a le mérite de reconnaître l’existence de modes de circulation qualitativement différents. Polanyi et ses associés ont pu définir des schémas se rapportant à des circuits spécifiques et introduire des distinctions là où les économistes libéraux n’en voient pas. Ils ont montré que ces schémas reflètent des rapports sociaux qui ne sont pas nécessairement compatibles les uns avec les autres. La dette de Polanyi à la méthode historique de Marx est évidente, mais au contraire de ce dernier, son analyse est encore circonscrite au domaine de la circulation, sans jamais pénétrer dans la sphère de la production. Pour cette raison, alors qu’il distingue deux secteurs économiques dans l’économie dahoméenne précoloniale par exemple, il est incapable de découvrir leur origine ni leurs rapports organiques (Polanyi, 1966).

II

L’approche de Marx concernant les formations précapitalistes est centrée sur la démonstration de l’historicité du capitalisme. Son but principal est de montrer que le capitalisme est un produit de l’histoire, qu’il fut précédé d’autres formations économiques et qu’il est destiné à céder éventuellement la place à un autre système. Mais alors que Le Capital est une enquête et une analyse approfondie des lois du fonctionnement de l’économie capitaliste, l’approche de Marx en ce qui concerne les formations précapitalistes est relativement superficielle5. Parmi ses contributions, celle-ci représente la moins élaborée et probablement la moins « marxiste ». Marx essaie de construire une typologie des modes de production précapitalistes à travers la notion de la propriété terrienne, c’est-à-dire non pas à travers un concept économique, mais une notion juridique, comme c’était la tendance de la science bourgeoise du XIXe siècle. La typologie qu’il élabore à partir de ce critère, provenant de l’observation de la société capitaliste, ne va pas au-delà d’une vague indication du degré de développement atteint par l’institution de la propriété dans chacune des sociétés auxquelles il s’arrête. Marx abandonna cette typologie dans ses œuvres postérieures. Ses vues sur la famille dans le Grundisse sont aussi un peu trop simples. Souvent il s’y réfère comme un fait « naturel » et donné, suivant ici encore la pensée bourgeoise de son temps. Nulle part il ne se préoccupe d’étudier l’infrastructure matérielle des liens de parenté. Engels, beaucoup plus tard, étudia ce problème à partir des matériaux ethnologiques à sa portée – parmi lesquels il sut sélectionner avec Marx les meilleurs – et bien qu’il en perçût remarquablement bien les phénomènes fondamentaux, les séquences du développement historique qu’il propose demandent à être revues. Il n’était pas dans l’intention de Marx d’analyser les formations précapitalistes de l’intérieur, mais plutôt de découvrir leurs traits distinctifs et leur succession. Ce faisant, sa méthode consistait, en se référant aux institutions fondamentales et aux traits majeurs du capitalisme tel qu’il existait en son temps à retracer leur évolution passée.

Dans certains cas il découvre que l’économie primitive ignore certaines institutions comme la propriété privée de la terre. Dans d’autres, il découvre qu’elle possède des caractéristiques différentes. Si l’inexistence d’institution est intéressante au point de vue de la démonstration historique de son émergence, cette démarche ne donne aucune indication quant au fondement des formations précapitalistes étudiées. Si, en effet, la propriété privée des moyens de production est un trait essentiel du capitalisme, puisqu’elle articule les rapports de production, l’absence de propriété terrienne est un concept négatif, et par conséquent incapable de révéler les rapports de production fondamentaux. Par contre, le concept de valeur d’usage opposé à valeur d’échange, la notion de dépendance personnelle opposée à celle du travail libre, par exemple, sont des outils analytiques introduits par Marx, capables d’éclairer la nature réelle de l’économie.

La contribution majeure de Marx et Engels à l’étude des formations précapitalistes fut donc de démontrer leur spécificité par rapport au capitalisme et la nécessité de découvrir les concepts appropriés à l’analyse de leur fonctionnement. Mais en dehors de quelques indications concernant ces concepts et l’élaboration d’une typologie sommaire, Marx n’essaya pas, comme il le fit pour le capitalisme, de découvrir les lois de fonctionnement interne des modes de production non-capitalistes. De plus, sauf en ce qui concerne le passage du féodalisme au capitalisme, Marx ne nous donne pas d’indication quant aux transformations des modes de production antérieures. Enfin son étude de la période contemporaine est presque entièrement centrée sur les pays capitalistes et il n’accorde que peu d’attention à l’impact de leur développement sur les pays colonisés, ni sur leur rôle organique que joue l’exploitation de ces pays dans la croissance et la reproduction capitaliste. Beaucoup d’anthropologues marxistes semblent avoir suivi Marx dans les zones les plus faibles de ses analyses : l’interminable reconstruction d’un succession hypothétique de modes de production précapitalistes à demi-imaginaires ou mal définis (CERM, 1970 ; Recherches Internationales, 1967). Au lieu d’analyser chaque mode de production spécifique, de rechercher le secret de leur fonctionnement et de leur transformation, ils discutent de l’appartenance de telle ou telle zone au mode de production asiatique ou germanique, sans aucune enquête en profondeur et la plupart du temps à partir de matériaux de seconde main. La tâche du marxisme est ailleurs. Elle est d’enquêter selon les voies tracées par Marx dans son travail le plus achevé, Le Capital, et non pas de s’éterniser respectueusement sur le brouillon des Grundrisse, en dépit d’une constante tendance des marxologues à distraire notre attention vers ce travail précoce et insatisfaisant à plusieurs égards.

III

Le matériel anthropologique disponible pour une entreprise de cet ordre est rare. Bien que nous trouvions dans la littérature anthropologique des informations sur la technologie ou au mieux sur l’échange, nous n’avons que peu d’information sur l’organisation sociale de la production : qui travaille avec qui et pour qui ? qui reçoit le produit du travailleur ? qui contrôle la circulation du produit ? comment celui-ci se réinvestit-il dans la production ? quelles sont les conditions de la reproduction ? etc.

La reconnaissance des différentes formes d’organisation économique vient généralement de l’observation de différents modes de vie (tels la chasse, l’agriculture, l’élevage…) qui ne doivent pas être confondus avec des modes de production, bien qu’ils puissent éventuellement coïncider avec ces derniers. La reconnaissance de ces modes de vie correspond à une approche empirique et elle est, dans un premier stade, utile. Mais Marx va plus loin lorsqu’il propose la définition de modes de production à travers les rapports sociaux de production qui se nouent dans des conditions historiques déterminées, correspondant à un niveau donné des forces productives. Les formations économiques peuvent être et sont généralement une combinaison de différentes activités de production, l’une étant dominante, c’est-à-dire gouvernant les rapports de base de la société. Par exemple dans une société agricole pratiquant également la chasse, les chasseurs sont dans le village, soumis à la dépendance de leurs aînés, même si en brousse l’autorité ou le commandement n’est pas associé à la doyenneté. De même, la famille ou la parenté n’est qu’un mode de relation mineure dans la société capitaliste où les rapports contractuels sont dominants.

Je ne pense pas qu’il existe un fait unique dont l’évolution puisse être capable de caractériser différents stades de l’évolution des sociétés, telle la notion d’appropriation des moyens de la production matérielle. Les moyens du contrôle social ont varié selon le temps. Ce qui caractérise ce que d’aucuns appellent l’économie naturelle (ou plus précisément peut-être agreste), c’est-à-dire les économies exploitant les produits végétaux et animaux, c’est le mode d’exploitation de la terre. Dans Le Capital, Marx détecte deux fonctions possibles de la terre, l’une comme objet de travail, l’autre comme moyen de travail6. Lorsque le développement des forces productives correspond à l’usage quasi-exclusif de l’énergie humaine et lorsque la fabrication des outils demande comparativement peu d’investissement en travail, l’usage de la terre comme objet de travail consiste à extraire, par ponction dans le milieu naturel, les produits nécessaires à la vie. C’est le cas pour la chasse et la collecte. À ce stade plus élevé du développement des forces productives, comme celui de l’agriculture, le cultivateur investit son travail dans la terre, transforme le milieu dans l’espoir d’un rendement à terme. La terre est alors moyen de travail7. J’ai essayé de montrer ailleurs les implications différentes et majeures de ces modes d’exploitation sur les structures sociales et politiques et même idéologiques8. Il est suffisant de dire ici que l’usage de la terre comme objet de travail promeut une forme de production instantanée dont le produit est immédiatement disponible et ouvre la voie à un processus de partage qui prend place à la fin de chaque entreprise. Lorsqu’ils ont partagé le produit commun, les chasseurs sont libres de toute obligation réciproque ou d’allégeance. Ce processus ne donne pas prise au développement d’une hiérarchie sociale ou d’un pouvoir central gestionnaire et durable ou même à l’organisation de la famille étendue. L’unité sociale de base est égalitaire mais instable. Les individus sont peu préoccupés par la reproduction biologique ou sociale. Par contre, l’utilisation de la terre comme moyen de travail, toujours dans le cas de l’utilisation exclusive de l’énergie humaine, introduit des transformations radicales dans les structures sociales, politiques et idéologiques. À l’inverse de la bande, les membres de l’équipe de production agricole sont liés ensemble tout au moins jusqu’au moment de la récolte, afin que chacun puisse bénéficier de son travail investi dans l’effort collectif. De plus, le problème vital de nourrir le cultivateur pendant les périodes improductives, entre la préparation de la terre et la récolte, ne peut-être résolu que si le produit de la récolte précédente est disponible à cette fin. Les membres d’une équipe agricole sont donc liés non seulement d’une saison à l’autre, mais aussi d’une année à l’autre. Le temps et la continuité deviennent des traits essentiels de l’organisation économique et sociale. Si nous observons la composition de ces équipes successives nous découvrons naturellement qu’elles changent avec le temps. Les plus âgés se retirent, ou meurent. Les plus jeunes y pénètrent. À tout moment, les travailleurs d’un cycle sont endettés pour leur semence et leur nourriture envers les travailleurs du cycle précédent et ce renouvellement cyclique des rapports de production ne se termine théoriquement jamais. Avec le temps, il équivaut à un changement de générations. Mais à tout moment, un individu, le plus ancien dans le cycle, ne doit plus sa subsistance à d’autres membres vivants de sa communauté, mais seulement aux ancêtres morts, alors que tous les autres sont endettés pour leur subsistance envers lui. En conséquence, le doyen apparaît comme « normalement » désigné pour recevoir et gérer le produit de ses partenaires plus jeunes à qui il avance en retour les semences et la nourriture jusqu’à la récolte prochaine. On peut facilement trouver ici les bases matérielles et temporelles de l’émergence de la famille comme cellule de production organisée, et de la parenté come idéologie : priorité des rapports entre individus sur les rapports aux objets ; durée viagère des rapports sociaux ; caractère personnel de ceux-ci ; préoccupation en ce qui concerne la reproduction ; notion de séniorité et d’antériorité ; respect pour l’âge ; culte des ancêtres, culte de la fécondité ; etc. Tous ces traits trouvent leurs racines dans les conditions économiques et sociales de la production agricole et, au-delà, dans l’utilisation de la terre comme instrument de travail.

À ce stade de développement des communautés domestiques, les rapports de production s’établissent entre « ceux qui viennent devant » et « ceux qui viennent après », c’est-à-dire entre les membres aînés et cadets du groupe. L’aîné étant celui qui ne doit rien à aucun individu vivant, celui qui est le représentant et la représentation vivante de tous les ancêtres nourriciers et morts. Ces rapports de production se matérialisent à travers un système de redistribution proche de celui défini par Polanyi. Ce n’est pas un système d’échange à proprement parler, puisque les produits ne sont jamais offerts les uns pour les autres et par conséquent, jamais soumis à une estimation de leur valeur respective. C’est plutôt un cycle toujours renouvelé d’avances et de restitutions de subsistances. À ce stade, le contrôle social de la communauté sur ses membres se réalise à travers le contrôle de la subsistance. Personne ne peut quitter le groupe et entamer un cycle agricole pour lui-même sans avoir accès à la nourriture pendant la période non productive. Les seuls moyens d’y parvenir sont, soit de se faire adopter par un autre père nourricier, soit de retourner à la pratique de la chasse ou de la collecte comme à un moyen d’accumulation primitive pour amorcer le cycle productif agricole9. Le contrôle sur les subsistances n’est pas celui d’un moyen de production, mais d’un moyen de reproduction physiologique utilisé pour l’entretien et la reproduction du producteur humain. L’accumulation du travail dans la terre accroît la capacité productive du groupe et prépare l’accumulation du produit10.

Les préoccupations concernant la reproduction deviennent majeures : non seulement en ce qui concerne la reproduction des subsistances, mais aussi la reproduction sociale de la cellule productive, puisque c’est pas sa continuité que le producteur bénéficiera dans le futur de son travail passé. Or la reproduction de cette cellule, à la fois biologique et structurelle, est assurée à travers le contrôle des femmes, considérées comme l’agent physiologique de la production du producteur. Dans un article de 1960, j’ai essayé de décrire le processus par lequel ce contrôle s’est élaboré à partir de celui des subsistances. Au-delà de ce processus, la gestion matrimoniale engendre de nouveaux schémas de circulation entre communautés et non plus seulement à l’intérieur de celles-ci. Bien des phénomènes « aberrants » du système des « échanges » peuvent s’expliquer lorsqu’on les considère sous cet angle, telles les notions de dons, de valeur, de réciprocité, de dot, de même que s’éclairent les vertus sociales des biens et de la richesse, qualitativement différentes de celles des marchandises ou du capital (1960, 1964). La politique matrimoniale des communautés agricoles encourage le développement de parenté comme le modèle de toutes les autres relations sociales. Mais la parenté en elle-même, livrée aux seules fonctions de la production, est incapable d’assurer la reproduction harmonieuse et la composition équilibrée des cellules de production. La fécondité différentielle, les accidents de la naissance et de la mort, la morbidité, ne permettent pas aux communautés agricoles de maintenir l’équilibre nécessaire entre les sexes et les âges, entre producteurs et non producteurs. La parenté ne peut donc se rapporter au « sang ». Elle est vouée à se situer au niveau de l’idéologie, à la fois pour maintenir la cohésion de la communauté, et aussi pour permettre l’introduction d’éléments allogènes capables de restaurer les équilibres.

L’étude des communautés Guro (1964 : Chap V) montre qu’en dépit des accidents démographiques, toutes les cellules productives conservent un taux relativement constant entre productifs et improductifs, taux maintenu tel par la redistribution des enfants entre les différents pères classificatoires de la communauté et/ou par l’adoption d’étrangers. La paternité en vient à être confondue avec les fonctions nourricières et matrimoniales. Bien que ces fonctions s’exercent d’abord au bénéfice du groupe de parents, elles s’étendent aux étrangers dès qu’ils acceptent de remplir les devoirs d’un dépendant : travailler pour un aîné protecteur.

Une transformation radicale de ce type d’organisation économique advient lorsque les rapports de production ci-dessus, qui se nouent entre individus (l’aîné et ses dépendants juniors), deviennent des relations entre groupes socialement définis, c’est-à-dire entre classes sociales en formation. À travers des accidents historiques, généralement dus à des contacts avec des sociétés étrangères, un groupe prend, pour lui-même et pour tous ses ressortissants, la qualité d’ « aîné » par rapport aux membres des autres groupes considérés collectivement comme leurs « cadets ». Toutes les prérogatives sociales et économiques de l’aîné sont transférées à la classe dominante, généralement un lignage aristocratique (1960). Les prestations dues à l’aîné sont assimilées au tribut réclamé par le seigneur, lequel peut éventuellement s’emparer de la gestion matrimoniale de la collectivité puis, éventuellement, des moyens de production : les outils ou la terre.

IV

L’étude de modes de production passés ou en voie de disparition est souvent considérée comme gratuite et inutile. Pourtant, en dehors du fait qu’elle contribue à une meilleure connaissance de l’histoire de l’humanité, le repérage des finalités d’un système économique est en soi une exigence de base pour juger de ses capacités au changement dans un contexte différent. Si l’analyse ci-dessus est juste, les sociétés agricoles d’auto-subsistance qui représentent la forme d’organisation sociale la plus répandue dans les pays sous-développés, s’appuie moins sur le contrôle des moyens matériels de la production que sur les moyens de la reproduction humaine : les subsistances et les femmes. Leur finalité est la reproduction de la vie comme précondition de la production. Leur préoccupation première est de croître et multiplier, au sens biblique. Elles représentent un système cohérent intégré sur le plan économique, social et démographique, qui assure la satisfaction des besoins vitaux de ses membres productifs et non productifs. Un changement vers une production à la finalité matérielle, le détournement d’une production destinée à l’auto-subsistance et l’auto-perpétuation en faveur d’un marché extérieur, ne peuvent apporter que la transformation radicale des communautés, sinon leur destruction, comme nous l’observons aujourd’hui. Les tentatives faites pour superposer des structures mercantiles, telles les coopératives, aux communautés domestiques ou villageoises, sont vouées à l’échec. Elles ne peuvent réussir qu’en « transformant » les communautés en sociétés de classes. Une préoccupation réelle en faveur du développement devrait envisager la dissolution ordonnée et mesurée de ces communautés et leur remplacement progressif par un mode de production, capable d’absorber le progrès tant économique que social.

Paradoxalement, les exploiteurs capitalistes qui sont empiriquement de meilleurs praticiens du marxisme que les théoriciens marxistes, sont avertis de la potentialité de cette situation contradictoire. Les communautés agricoles d’auto-subsistance en raison de leur cohérence et de leur finalité sont capables de remplir des fonctions que le capitalisme préfère ne pas assumer dans les pays sous-développés : les fonctions de sécurité sociale. Le faible coût de la force de travail dans ces pays vient non seulement de l’exploitation du salarié mais aussi du travail de ces parents. Ceci est clairement reconnu par les théoriciens de la colonisation :

Il est clairement à l’avantage des mines que les travailleurs indigènes soient encouragés à retourner dans leurs foyers à la fin de la période normal de service. La perpétuation du système grâce auquel les mines sont en mesure d’obtenir du travail non qualifié à un taux inférieur à celui généralement payé dans l’industrie en dépend, car autrement les moyens subsidiaires de subsistance disparaitraient et le travailleur tendrait à devenir un résident permanent du Witwatersrand.
(Rapport de la Commission des salaires indigènes dans les mines de Rhodésie, cité par Shapéra, 1947 : 204)

Il est de bonne politique, chaque fois que cela est praticable, de laisser la charge des malades et des infirmes aux soins des clans tribaux et des organisations familiales qui ont traditionnellement assumé cette responsabilité.
(Rapport du gouverneur de l’Ouganda – 1956 – cité par Mukherjee, 1956 : 198)

Cette politique délibérée de l’impérialisme explique les mouvements considérables de migrations, oscillant entre les réserves rurales et les secteurs capitalistes de l’emploi. Elle explique aussi le soi-disant conservatisme des populations primitives, comme Shapéra (1947) et Gluckman (1960) l’ont noté depuis longtemps. Alors que les économistes et les sociologues libéraux ne trouvent d’autres explications que psychologiques à ces phénomènes, l’analyse économique montre clairement que, lorsque les paysans sont obligés de se livrer à des occupations salariées pour payer les impôts et gagner un peu d’argent liquide, si le capitalisme ne leur offre pas de quoi subvenir à leur retraite ou ne compense pas leur période de chômage ou de maladie, ils doivent s’appuyer sur un autre système social organisé pour satisfaire ces besoins vitaux. En conséquence, le maintien de relations avec le village et la communauté familiale est une nécessité absolue pour le salarié, de même que le maintien de rapports de production domestique, seul capable d’assurer la survie11.

Dans cette perspective, il est clair que l’explosion démographique est la réaction logique de ce type de société lorsque sa sécurité est en jeu sous l’effet de la pression néocoloniale. Mais il est commode pour les économistes bourgeois de s’aveugler sur ces phénomènes et de se débarrasser de la responsabilité du sous-développement en l’attribuant à l’incontinence sexuelle ou à l’esprit tordu des sous-développés. L’incapacité des apologues du capitalisme de percevoir la situation réelle les entraîne à émettre des théories contradictoires, telle celle de l’ « économie dualiste » qui caractériserait les pays sous-développés selon laquelle les secteurs industriel et traditionnels seraient séparés, le second néanmoins se transformant à l’image du premier. La théorie dualiste est conçue pour dissimuler l’exploitation des communautés domestiques, composantes organiques de la production capitaliste entretenant et reproduisant les travailleurs temporairement inemployés par le secteur capitaliste. En raison de ce processus d’absorption dans le secteur capitaliste, l’économie domestique, entretenue comme réservoir de main-d’œuvre bon marché, est à la fois minée et préservée, et soumise à une crise interminable. Ce sont de telles sociétés en crise qui sont données à l’ethnologue d’observer et non des sociétés « traditionnelles » en transition sans heurt vers le capitalisme12.

L’étude marxiste des formations précapitalistes ne fait que commencer (ou recommencer). Elle exige que se développent des études de terrain pour recueillir un type d’informations qui ne se trouvent pas dans l’ethnologie classique gauchie par l’idéologie coloniale de classe. Elle exige que soient entreprises des recherches sur des thèmes tels que les rapports de production et de reproduction, les transformations subies par ces sociétés sous l’effet de leur propre développement ou sous l’effet de contacts avec d’autres systèmes sociaux, en particulier de l’impérialisme.

À cette fin, l’ethnologie doit s’épanouir comme science de l’historie, faire un meilleur usage des données historiques, dénoncer comme non scientifiques les tentatives faites pour restreindre la recherche anthropologique à des structures dites froides ou sans histoire, et ouvrir ainsi la voie à la compréhension de la vie.

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Mauss M. (1950) Sociologie et anthropologie, Paris : PUF.
Mukherjee R. (1956) The Problem of Uganda, Berlin, Akademik-Verlag.
Olivier de Sardan J. P. (1969)Systèmes des relations sociales chez les Wogo (Niger), Inst. d’Ethnologie, Mém. 3, Paris.
Polanyi K. (1968) Primitiven Archaic and Modern Economiesi, (Ed. G. Dalton) ? New-York : Doubleday.
Pollet E. et Winter G. (1968) « L’organisation sociale du travail agricole chez les Soninke » (Diahunu, Mali). Cah. Et. Afr., VIII, 4, 32 : 509-534.
Recherches Internationales (1967) « Premières sociétés de classes », Recherches internationales, 57-58.
Sahlins M. (1968) « La première société d’abondance », Les Temps modernes, 24, 268, oct. 1968 : 641-680.
Shapera I. (1947) Migrant Labour and Tribal Life, O.U.P.
Terray E. (1969) Le marxisme devant les sociétés primitives, Maspero.

Texte tiré du recueil Terrains et théories (éditions Anthropos, Paris, 1977) avec l’aimable autorisation de Quentin Meillassoux.

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  1. Pour une critique de l’économie libérale en tant qu’idéologie : Bettelheim (1948 : 66), Lange (1958), Mattelart (1969), Amin (1970 : introduction, etc.). []
  2. Selon Herskovits, qui exposa en détail l’approche libérale, la différence entre les systèmes économiques sont de « degré et non de nature ». Ils appartiennent à un « continuum ». (Herskovits, 1951 : Firth, 1967 :6). []
  3. Plus d’attention devrait être accordée à la distinction faite par des sociologues classiques comme Morgan, Maine ou Toennies, entre sociétés statutaires et sociétés contractuelles, afin de mieux comprendre le changement qualitatif subi par la société capitaliste par rapport à la société féodale et celles qui l’ont précédée. []
  4. Voir l’essai d’introduction historique au problème du commerce dans ce volume [Terrains et théories, éditions Anthropos, Paris, 1977]. []
  5. Hobsbawm (1964) fait l’inventaire des apports de Marx au problème des formations précapitalistes. []
  6. Marx, Le Capital, I : pp. 178-180. []
  7. Entre ces deux modes de production, il en est un autre par lequel des hordes itinérantes pratiquent une forme rudimentaire d’agriculture en revenant périodiquement en des lieux donnés pour récolter des produits sauvages. Mais je n’ai pas encore trouvé d’informations très satisfaisantes sur ce type d’économie. []
  8. Ci-dessus : 1967. []
  9. Beaucoup de fondateurs de villages sont dits avoir été chasseurs. La chasse semble être le moyen organique qui est à la base du processus de fission des communautés domestiques agricoles. []
  10. L’accroissement de la productivité de la terre s’obtient généralement par une baisse de la productivité du travail. Pour l’économiste libéral, une baisse du rendement du travail représente une régression économique absolue. Sahlins (1968), sur cette base, découvre que l’économie des chasseurs est supérieure à celle des agriculteurs, bien que ceux-ci soient capables d’expansion démographique, connaissent un allongement de durée de vie, et puissent nourrir les improductifs. Ceci est un exemple de la manière dont les lois économiques peuvent s’inverser selon le développement historique. []
  11. Lorsque l’installation dans le secteur capitaliste est définitive, ces fonctions sont remplies en partie par des associations d’aide mutuelle (1968). []
  12. G. Balandier fut l’un des premiers en France à analyser la « situation coloniale » et à introduire la « notion de crise » dans l’analyse des problèmes relevant jusque là de l’ethnologie. []
Claude Meillassoux