[Guide de lecture] Photographie

« [D]ans toute l’idéologie, les hommes et leurs rapports nous apparaissent placés la tête en bas comme dans une camera obscura » (Marx et Engels, L’Idéologie allemande). Dans cette célèbre métaphore, on peut rétrospectivement voir les prémices d’une tradition ininterrompue de problématisation marxiste du medium photographique. Véritablement initiée au lendemain de la Révolution de 1917 dans le sillage de l’avant-gardisme russe, avant d’être enrichie par l’apport du marxisme hétérodoxe venu d’Allemagne, elle s’est poursuivie dans les années 1970 avec le renouveau de la photographie ouvrière et le développement de conséquentes études théoriques et historiques, pour enfin prendre un nouvel essor en ce début de XXIe siècle dans le cadre d’une réflexion plus générale sur l’histoire croisée de l’art et du mode de production capitaliste. Rodtchenko, Tretiakov, Brecht, Benjamin, Kracauer, Berger, Spence, Rouillé, Nesbit, Sekula, Ribalta, voici quelques-uns des noms, parmi beaucoup d’autres, que l’on croisera dans ce foisonnant guide de lecture signé par Steve Edwards, qui témoigne de la vitalité et de l’irréductible hétérogénéité de la théorie-pratique matérialiste de la photographie.

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La photographie est un objet d’étude particulièrement instable1, qui se situe quelque part entre la peinture et le film, l’art, la science et le travail. De plus, les concepts marxistes – marchandise, classe et idéologie – ont façonné une grande partie de l’historiographie universitaire, sans pour autant que les études produites soient nécessairement sciemment marxistes. Par exemple, comment caractériser une œuvre aussi importante qu’Images malgré tout de Georges Didi-Huberman (2003) ou encore certaines des meilleures histoires sociales de la photographie telles que A.A.E. Disdéri and the Cartes de Visite Portrait Photograph (1985) d’Elizabeth Anne McCauley, ou son Industrial Madness: Commercial Photography in Paris, 1848-71 (1996) ? Il serait impossible d’exposer l’ensemble des éléments en jeu dans le cadre d’une bibliographie marxiste du sujet et je me suis donc limité aux auteurs qui s’identifient comme marxistes, ou du moins qui s’identifiaient eux-mêmes comme tels au moment de la rédaction de leurs études. Cela dit, ce qui va suivre est sans aucun doute moins strict qu’il n’y paraît.

Quatre ouvrages fournissant des repères généraux sont recommandés. Il existe deux vastes études de l’histoire de la photographie, qui l’abordent en mettant de côté les controverses et qui commencent par l’histoire sociale : Jean-Claude Lemagny & André Rouillé (dir.), Histoire de la photographie (1982) ; et Michel Frizot, Nouvelle histoire de la photographie (1994). Ces travaux sont tous deux centrés sur la France et nombre d’auteurs ont été impliqués dans les deux projets. La première moitié du livre de Lemagny et Rouillé est bien plus solide que la seconde. En 2006, j’ai publié Photography: A Very Short Introduction. La référence théorique explicite à Marx et à la tradition marxiste est moins saillante dans cet ouvrage que dans tout ce que j’ai pu écrire, mais il a l’avantage d’être accessible et disponible dans cinq langues. L’autre livre est Rethinking Photography: Histories, Theories and Education (2016) de Peter Smith et Carolyn Lefley.

La gauche révolutionnaire entre les deux guerres

Peu d’attention a été portée à l’histoire de la gauche dans la photographie. En Grande-Bretagne, au cours des années 1890, les écrivains socialistes ont commencé à discuter des divisions entre employeurs et employés et à débattre de la syndicalisation. En 1970, deux Africains-Américains ont mis en place le « Polaroid Revolutionary Workers Movement » pour faire campagne contre la vente des produits de la compagnie participant au système odieux des laissez-passer en Afrique du sud. Il est probable que de nombreuses interventions de ce genre ont existé et une recherche serait nécessaire pour mettre au jour cette histoire encore méconnue.

Marx invoque la chambre noire comme métaphore dans L’Idéologie allemande et, dans le livre I du Capital, il écrit que la photographie a été l’une des cinq nouvelles grandes industries du XIXe siècle (les autres étant le chemin de fer, le bateau à vapeur, l’usine à gaz et le télégraphe). Les autres industries figurant dans cette liste établie par Marx ont été largement commentées par les historiens, laissant la photographie quelque peu à la dérive. Les débats marxistes autour de la photographie ont réellement commencé dans les années 1920 avec trois courants se chevauchant. Le premier est le débat qui a eu lieu en URSS. Avec les contraintes imposées par le Proletkult, les modernistes de gauche ont fondé le journal FGA (Front gauche de l’art) qui a existé de 1923 à 1925 ; en 1927, Novy FGA (Nouveau FGA) lui a succédé. Avec Sovetskoe foto, le Front gauche de l’art fournissait une plateforme aux artistes et photographes éclairés à la fois par la critique formaliste russe et le marxisme pour débattre de photographie. Sans doute le débat le plus important a-t-il été lié à l’appel, par Sergueï Tretiakov, à la création de correspondants ouvriers pour alimenter la presse radicale, transformant les lecteurs en auteurs et photographes. Cette idée, centrale dans l’argumentaire déployé par Benjamin dans « L’Auteur comme producteur », est celle à laquelle on a prêté le moins d’attention, probablement en raison du fait qu’elle est la moins susceptible d’être aisément traitée sous l’angle de l’« art ». Finalement, des essais importants écrits par et sur Tretiakov ont été publiés dans le numéro de la revue October éditée par Devin Fore (n°118, 2006). Au cours des années 1926 et 1928, Ossip Brik et Alexandre Rodtchenko ont écrit de nombreux textes dans lesquels ils prônent la photographie contre la peinture. L’important débat autour de Rodtchenko a eu lieu en 1928 ; Alexandre Rodtchenko, artiste constructiviste devenu photographe, associait la photographie bourgeoise avec le belly-button (l’appareil photo de format moyen porté au niveau de l’estomac) et appelait à développer de nouveaux points de vue en photographie. Rodtchenko affirmait qu’une pratique réellement radicale de la photographie ne signifiait pas simplement un changement des sujets traités, mais une transformation dans la forme de la représentation. Il affirmait que cela n’avait rien d’une révolution que de représenter des révolutionnaires à la façon des généraux tsaristes, ou bien des femmes ouvrières ressemblant à la Madone. À de nombreux égards, il s’agissait d’une version marxifiée de l’argument formaliste d’avant-guerre qui suggérait que mettre au premier plan le dispositif viendrait rompre la vision habituelle et révolutionner la perception. D’autres, dont Boris Kushner, affirmaient que la révolution se trouverait dans les nouveaux contenus et trouvaient la position de Rodtchenko incompréhensible. Tretiakov, en tant qu’éditeur de Novy FGA, a apporté une contribution extraordinaire à ce débat, en insistant sur le fait que l’élément clef d’une photographie marxiste n’était pas le style (point de vue) ou le fond, mais l’« utilité ». L’argumentaire de Rodtchenko a été central dans bien des débats ultérieurs, mais l’intervention de Tretiakov reste d’une importance cruciale. Les marxistes inspirés par le constructivisme ont également expérimenté le photomontage et il existe à ce sujet des articles remarquables de Klucis et Stepanova. Il y a également eu un débat sur le photomontage en Allemagne et en France : Durus (le communiste hongrois Alfred Kemény) a écrit « Photomontage, Photogram » (1931) et « Photomontage as a Weapon in the Class Struggle » (1932). À l’occasion d’une exposition d’œuvres de John Heartfield à Paris, Louis Aragon écrit « John Heartfield et la beauté révolutionnaire » (1935). Les textes sur la peinture et la photographie, le débat Rodtchenko et les textes sur le photomontage sont tous traduits dans le recueil indispensable qu’a édité Christopher Philips : Photography in the Modern Era: European Documents and Critical Writings, 1913-1940 (Museum of Metropolitan Art/Aperture, 1989).

Il existe de nombreux articles, ouvrages et catalogues d’exposition consacrés à la photographie soviétique. Malgré quelques fioritures postmodernes, le meilleur d’entre eux est The Soviet Photograph, 1924-1937 de Margarita Tupitsyn (Yale University Press, 1996). Tupitsyn a également produit un certain nombre de monographies et textes de catalogues. Parmi les articles importants on trouve « From Faktura to Factography » de Benjamin HD Buchloh (1984) et « The Armed Vision Disarmed: Radical Formalism from Weapon to Style », d’Abigail Solomon-Godeau (1991). Ces deux articles ont été réédités dans l’excellent recueil dirigé par Richard Bolton, The Contest of Meaning: Critical Histories of Photography (1992). Pour une factographie, voir le numéro monographique de Devin Fore d’October n°118 (fin 2006) sur Tretiakov et la factographie soviétique, qui constitue un complément indispensable à l’anthologie de Christopher Philips.

La deuxième tendance était celle de la Workers Film and Photo League, fondée au milieu des années 1920 par Willi Münzenberg dans le cadre du Secours Ouvrier International, une organisation créée en 1921 à la demande de Lénine pour collecter des fonds afin de soutenir les personnes souffrant de la famine en URSS. Ces ligues ont connu diverses transformations, suivant les hauts et les bas du Comintern, mais l’idée de départ était de mettre en place un système de correspondants pour la presse de gauche (il s’agissait parfois de professionnels, mais c’était souvent des militants ouvriers). Ces organisations ne faisaient pas partie du Comintern, mais étaient des éléments du réseau fantôme de « l’affaire Münzenberg ». Cette « affaire » était une composante vitale de la vaste culture communiste allemande des années 1920 et une caractéristique significative de son succès. Mikhail Koltsov était au cœur de certains projets similaires en URSS. Les images qui en ont résulté ont paru dans des journaux, magazines, expositions et ouvrages ; il y a eu des installations de productions collectives et des manuels d’instruction. En 1931, le mouvement, à son apogée en Allemagne, revendiquait 2 400 membres dans plus de cent groupes locaux. L’importante exposition de Jorge Ribalta : A Hard, Merciless Light, qui s’est tenue au Musée Reina Sofia de Madrid en 2011, constitue un travail de reconstitution historique remarquable. L’exposition a présenté le travail de groupes basés en Autriche, en Tchécoslovaquie, en Grande-Bretagne, en France, en Allemagne, en Hollande, en Espagne, aux États-Unis et en URSS. Certains de ces groupes avaient plus d’ampleur que les autres. Le groupe anglais était plutôt faible, alors que ceux d’Allemagne et d’URSS étaient sans conteste les plus forts. Il existe aussi d’importantes différences. Les textes tchèques sont très sophistiqués, ceux des Américains et des Français plus populistes, alors que d’autres documents apparaissent comme plus rudimentaires. Il n’est pas exclu que de tels groupes aient également existé en Amérique latine et potentiellement en Asie, mais il faudrait mener des recherches afin d’en avoir connaissance.

À côté de l’activité pratique, le Worker Photography Movement a également été à l’origine de publications importantes, qui ont animé des débats marxistes sur la photographie ; parfois il s’agissait simplement de lettres d’information, mais Sovetskoe foto et Der Arbeiter-Fotograf étaient des publications importantes. Edwin Hoernle, une figure clef du mouvement en Allemagne, a publié son texte extraordinaire « The Working Man’s Eye » dans Der Arbeiter-Fotograf en 1930. Aucun autre musée n’a accueilli la remarquable exposition de Ribalta, mais le catalogue qui l’accompagne – The Worker Photography Movement (1926-1939): Essays and Documents (en espagnol et en anglais) – comporte des textes introductifs et plus de soixante documents traduits, issus de cette période. Le livre constitue une ressource essentielle. Dans un récent article, « The Strand Symptom: A Modernist Disease ? » (Oxford Art Journal, 2015), Ribalta fournit des arguments convaincants quant au fait de considérer cette tendance communiste internationale comme un élément crucial, bien que négligé, de la culture moderniste.

Le groupe du Front Populaire aux États-Unis, connu comme la Photo-League, a tout autant façonné le documentaire humaniste que la Farm Security Administration. Il existe une bonne étude, récente, de ce travail : Klein et Evans (dir.), The Radical Camera: New York’s Photo-League, 1936-1951 (2013). Pour une analyse de la photographie française sous le Front Populaire, voir Simon Dell, Images of the Popular Front: The Masses and the Media in Interwar France, 2006. Là encore, la photographie du Front Populaire a façonné l’humanisme d’après-guerre, crucial pour Magnum, Cartier-Bresson, Doisneau, Ronis et d’autres.

La troisième branche est celle des marxistes allemands non-orthodoxes : Benjamin, Brecht et Kracauer. Une remarque de Brecht s’est révélée d’une influence extraordinaire. En 1930, il dit que « [l]a photographie est la possibilité d’une reproduction venant masquer le contexte […] à partir d’une photographie (soigneusement prise) d’une usine Ford on ne peut déduire aucune opinion2 ». La même année, dans « Le Procès de L’Opéra de quat’sous » , il offre une version plus élaborée de cette idée : « Ce qui complique encore la situation c’est que, moins que jamais, la simple “reproduction de la réalité” ne dit quoi que ce soit sur cette réalité. Une photographie des usines Krupp ou de l’A.E.G. ne nous apprend pratiquement rien sur ces institutions. La réalité proprement dite a glissé dans son contenu fonctionnel. La réification des relations humaines, par exemple à l’usine, ne permet plus de les resituer. Il faut donc effectivement “construire quelque chose”, “quelque chose d’artificiel”, “de posé”. L’art est donc tout aussi nécessaire […]3 ». Cette matière se trouve dans Bertolt Brecht Werke, paru chez Surkamp, j’ai pour ma part utilisé l’édition anglaise de Marc Silberman, Bertolt Brecht on Film and Radio (Methuen, 2000)4. On connaît parfois cette remarque à travers la citation qu’en fait Benjamin dans « Petite histoire de la photographie ». Il convient de noter que Brecht n’affirmait pas qu’il s’agissait là de son propre point de vue ; il l’a toujours attribué au sociologue marxiste Fritz Sternberg, qui était de bien des façons son mentor. Le texte « Photography » de Siegfried Kracauer, a été écrit en 1927. Une traduction de Thomas Y. levin est disponible (Critical Inquiry, 1993), ainsi que dans l’édition de The Mass Ornament de Kracauer, publié par Levin (Harvard, 1995). Les trois textes majeurs de Benjamin concernant la photographie sont bien connus. Il s’agit de : « Petite histoire de la photographie » (1931) ; « L’Auteur comme producteur » (1934) et « L’Oeuvre d’art à l’ère de la reproductiblité technique » (trois versions : la première en 1935, le deuxième en 1936, la troisième en 1939). Il y a d’autres courts textes intéressants, dont « Du nouveau sur les fleurs » (1928), une recension de Gisèle Freund (voir plus bas) et la section « Daguerre ou les panoramas » dans « Paris – Capitale du XIXe siècle ». Ces écrits sont disponibles dans de multiples éditions, mais Esther Lesley a récemment édité un recueil : Walter Benjamin, On Photography (Reaktion, 2015), qui contient certains de ses textes les moins connus. Les commentaires sur les écrits de Benjamin relatifs à la photographie nécessiteraient qu’on leur consacre une bibliographie à part entière.

Gisèle Freund a fourni une étude spécialement dédiée au développement de la photographie au XIXe siècle. Freund, qui a étudié en Allemagne avec Karl Mannheim, Norbert Elias et T.W. Adorno, a écrit la première thèse de doctorat sur la photographie, soutenue à la Sorbonne en 1936. Benjamin était dans le public lors de sa soutenance. Sa thèse a été publiée sous le titre La photographie en France au dix-neuvième siècle : Essai de sociologie et d’esthétique (1938) et Benjamin en a écrit une recension la même année. (Freund était également photographe et a réalisé certains des portraits les plus emblématiques de Benjamin) Une version révisée de son livre a été publiée en 1974 sous le titre Photographie et société, édité en anglais en 1980. Freund avait tort concernant l’émergence de la photographie comme une technologie du portrait (portrait-technology) destinée à représenter la nouvelle classe moyenne, mais son étude gagne en pertinence après que le marché capitaliste s’est emparé de cette invention.

Hiatus (i)

Dans le hiatus entre le déclin des photo-leagues et le nouveau travail mené dans les années 1970, en dehors du bloc stalinien, il y a eu peu de travaux d’inspiration marxiste sur la photographie. Walter et Naomi Rosenblum ont continué d’écrire après le déclin de la Photo-League de New York, mais dans l’Amérique McCarthiste, ils ont choisi d’immerger leur politique dans le soutien à la photographie documentaire humaniste, axée sur l’humanité ordinaire ou commune. Il est probablement erroné de qualifier Sur la photographie (1977) de Susan Sontag de travail marxiste, mais cet ouvrage a joué un rôle important en formulant des idées critiques. Deux personnalités plutôt différentes ont produit le travail le plus marquant de cette période : John Berger et Roland Barthes.

Le critique et écrivain anglais marxiste-humaniste, membre du Parti Communiste, John Berger a travaillé à maintes reprises sur la photographie. Depuis les années 1960, Berger a publié une série d’essais très perspicaces sur ce medium. Ceux-ci ont, fort heureusement, été recueillis par Geoff Dyer dans : John Berger, Comprendre une photographie (2017). Ces travaux incluent des textes variés, allant d’une réflexion sur des costumes mal ajustés dans une photographie d’Auguste Sander à des écrits sur le photomontage, Che Guevara, Shibli et d’autres encore. Berger a également publié des romans-photo avec Jean Mohr : Un métier idéal : histoire d’un médecin de campagne (2009 [A Fortunate Man, 1969]) ; Le septième homme (2007 [A Seventh Man, 1975]) ; Une autre façon de raconter (2014 [Another Way of Telling, 1995) et Au bout du monde (2001 [At The Edge of the World, 1999]). Il semble qu’il y ait d’autres travaux en français et en allemand. Pour une critique de Berger, voir Richard Bolton, « Wishful Thinking: John Berger’s Theory of Photography » (Exposure, 23:2, 1986). Barthes a écrit nombre d’articles important, combinant le structuralisme avec un modernisme marxiste (principalement tiré de Brecht). Ceux-ci incluent : « Le message photographique » (1961) et « Rhétorique de l’image » (1964), mais aussi « Photogénie électorale » et « La grande famille des hommes », qui se trouvent tous les deux dans Mythologies. Dans le même volume, le long article « Le mythe, aujourd’hui » contient ses réflexions importantes sur le soldat noir saluant le drapeau français.

Photographie/Politique dans les années 1970

On a vu, avec le renouveau de la gauche marxiste dans les années 1970, une explosion des publications sur la photographie, en partie en raison de l’importance grandissante de ce medium et d’autre part du fait qu’une nouvelle vague de photographes de formation universitaire s’est politisée. Là encore, Ribalta a rendu un immense service avec la publication de Not Yet: On the Reinvention of Documentary and the Critique of Modernism: Essays and Documents, (1972-1991) en 2015, qui a suivi son exposition au musée Reina Sofia. L’une des tâches importantes de cette génération a été la redécouverte de l’avant-garde politique de l’entre-deux-guerres. Il est difficile de rappeler aujourd’hui à quel point le mouvement Dada ou le Constructivisme étaient méconnus. Le compte-rendu narratif de John Willet L’esprit de Weimar : avant-gardes et politique, 1917-1933 (1991 [1979]) a certainement été l’ouvrage le plus important qui ait été écrit à ce sujet. Les intellectuels allemands ont produit de nombreux travaux importants. Eckhard Siepmann a publié son livre Montage, John Heartfield en 1978 (seul un fragment a été traduit). Herbert Molderings, dont je pense qu’il était dans l’orbite de la Quatrième Internationale, a produit des études sur la photographie moderniste allemande : par exemple Beiträge zur Geschichte und Ästhetik der Fotografie, (1977). Le numéro spécial de Kritische Berichte, n°2/3 (1977), dirigé par Molderings et Armin Zweite, contient : « Zur sozialdokumentarischen Fotografie um 1900 » de Winfried Ranke ; « Die deutsche Portraitfotografie von 1918 bis 1933 » d’Ulrich Keller ; « Überlegungen zur Fotografie der Neuen Sachlichkeit und Bauhauses » de Molderings ; « Sowjetische Fotografie 1918-1932 » d’Heinrich Dilly (une recension de Sowjetische Fotografie 1928-1932 [1975] de Rosalinde Sartori et Henning Rogge). Voir aussi : Molderings, « Argumente für eine konstruirende Fotografie », Kritische Berichte, Vol. 9, n°3 (1981). Il existe deux livres clefs : Geschichte der Arbeiter Illustrierte Zeitung de Heinz Willmann (1975) et la monographie collective sur le journal Der Arbeiter Fotograf, 1926-1932, Prometh Verlag (1977). Diethart Kerbs était un autre historien de la photographie marxiste important, installé à Berlin. Avec Walter Uka, il a édité l’anthologie Fotografie und Bildpublizistik in der Weimarer Republik (2004) ainsi que d’autres monographies.

Parmi les autres publications allemandes notables des années 1970 (et 1980) sur la période d’avant-guerre, on trouve : Richard Hiepe, Riese Proletariat und grosse Maschinerie (1983) et Arbeiter in der Fotografie (1974). Hiepe était un intellectuel organique de la photographie de gauche allemande et il a joué un rôle significatif dans le renouveau de la photographie ouvrière en Allemagne dans les années 1970. Au départ, le projet comprenait la publication du magazine Arbeiterfotografie (Elefanten Press, Berlin, 1978), qui incluait des contributions de Hiepe, Körner et Stüber, aussi bien que de photographes ouvriers historiques comme Erich Rinka. Une autre monographie importante du cercle berlinois est Wem gehört die Welt. Kunst und Gesellschaft in der Weimarer Republik (NBGK, 1977), qui comporte un chapitre sur la photographie ouvrière. Plus récemment en Allemagne, Rudolf Stumberger a écrit Klassen Bilder, volumes I et II (2007 et 2010), qui fournit une histoire actualisée de la photographie documentaire-sociale et inclut des documents sur les expérimentations de la photographie ouvrière des années 1920-1930 et 1970. Parmi les travaux pionniers se trouve : Berthold Beiler, Der Gewalt des Augenblicks: Gedanken zu Ästhetik der Fotografie, publié en 1967 et Denken uber Fotografie, publié en 1977. Fotografie als Waffe de Roland Günter (1977) a été la première histoire monographique de la photographie documentaire-sociale.

En Grande-Bretagne, David Eliot a organisé une série d’expositions importantes au Musée d’Art Moderne (Oxford) sur Rodtchenko, Maïakovsky, Eisenstein et d’autres, toutes accompagnées de catalogues d’exposition signés par David King. L’exposition londonienne de 1979 (et le catalogue), organisée par John Tagg, Three Perspectives on Photography, contient une section dédiée à la « Photographie socialiste ». Bert Hogenkamp (Pays-Bas), Anne Tucker (États-Unis) et Terry Dennett (Royaume-Uni) ont beaucoup œuvré pour mettre au jour l’histoire cachée des Worker’s Film et des Photo Leagues. Une partie de ce travail a été rassemblée dans l’éminent ouvrage de 1979 Photography/Politics: One qui a été édité par Terry Dennett, David Evans, Sylvia Gohl et Jo Spence. Photography Politics: Two (1987) contient des traces du précédent projet, mais s’attache beaucoup plus aux identités politiques. En Grande-Bretagne, Terry Dennett et Jo Spence ont publié une lettre d’information intitulée Worker Photographer, dont plusieurs numéros sont sortis, et ils ont créé une exposition pour raconter l’histoire du mouvement. De nombreux documents importants ont été réédités dans Not Yet de Ribalta.

Deux revues en langue anglaise ont commencé à être publiées : Exposure, le magazine de la Society for Photographic Education américaine et Camerawork, une initiative née de la fusion de Photography Workshop (Dennett et Spence) et de Half Moon Gallery. Cependant, cette alliance s’est délitée en raison de la pression exercée par Dennett et Spence pour une radicalisation plus rapide. Jessica Evans a publié un recueil : The Camerawork Essays: Context and Meaning in Photography (1997). Bien que cet ouvrage rende accessible une grande partie de ce travail, il minimise le fond photographique documentaire du magazine. Four Corners Films et Photography Workshop (Londres) est actuellement en train de rendre accessible en ligne la totalité des archives de Camerawork. Le magazine Block a commencé à publier une histoire marxiste de l’art à partir de 1979 et inclut des contributions sur la photographie, dont un article important de Jo Spence sur le genre chez Heartfield. Légèrement plus tard dans les années 1980, le magazine Ten.8 a eu beaucoup d’importance.

Au cours de cette période en Grande-Bretagne, il y a un travail théorique et pratique de fait considérable. Stuart Hall, l’un des intellectuels les plus importants ayant travaillé en Grande-Bretagne après la guerre (il était originaire de Jamaïque), a écrit plusieurs articles sur la photographie, venant s’inscrire dans l’intérêt qu’il portait aux médias modernes. « The Social Eye of Picture Post » (1973), publié dans Working Papers in Cultural Studies n°2, était une recherche critique sur le documentaire social-démocrate, centrée sur le magazine Picture Post. « The Determinations of New Photographs » était une approche sémiotique barthésienne des médias, qui a également été publiée dans le Working Papers n° 3 en 1973. L’article de Hall « Reconstruction Work » (Ten.8, n°16, 1984), est une excellente réévaluation de sa précédente critique de Picture Post en lien avec des images d’immigrants caribéens arrivant au Royaume-Uni. Victor Burgin a joué un rôle central dans l’art conceptuel mais a produit de plus en plus d’œuvres photo-textuelles, explorant le genre et la classe. Burgin a également produit un corpus d’écrits décisifs, qui incluent le recueil Thinking Photography (1982). Cependant, Burgin était, au sein de ce groupe, la personnalité la plus influencée par le nouveau mélange5 d’Althusser, Lacan et de la sémiotique, et il a rapidement adopté une perspective postmoderniste s’intéressant au désir et à la représentation. L’historien et théoricien communiste anglais John Tagg a combiné Althusser et Foucault pour explorer le rôle de la photographie dans l’appareil moderne du pouvoir-savoir. Ses études, extrêmement marquantes, sont rassemblées dans The Burden of Representation: Essays on Photographies and Histories (1988). Ces articles comptent parmi les écrits les plus influents de l’époque et ils ont établi un programme de recherche. Le livre contient son article important, bien que problématique, sur le pouvoir et la photographie – une analyse de l’usage de la photographie dans les institutions pénales, caritatives et psychiatriques. Le texte sur la démolition des taudis à Leeds offre un cas d’étude détaillé de ces idées. Sont également inclus des articles qui sont en fait des recensions de Freund et Edelma. Les travaux ultérieurs de Tagg, bien qu’ils contiennent des réflexions importantes, ont été produits à distance de son marxisme d’autrefois.

Jo Spence était la plus brillante de ce groupe d’intellectuels et était engagée dans de multiples initiatives dont le but était de développer une politique marxiste-féministe de la photographie. La plupart de ses travaux relevaient d’une pédagogie radicale et d’une pratique d’atelier et ont souvent été mal perçus en termes d’« art ». On trouve, parmi ses publications : Photography/Politics: One et Photography/Politics: Two ; Putting Myself in the Picture: A Political, Personal and Photographic Autobiography (1986) et Cultural Sniping: The Art of Transgression (1995). Ce sont là des ressources importantes pour toute personne s’intéressant à la classe, au capitalisme et au genre. De nouveau, il y a eu une excellente exposition rétrospective de son travail organisée par Ribalta, accompagnées d’un catalogue : Jo Spence Beyond the Perfect Image: Photography, Subjectivity, Antagonism (MACBA, en espagnol et en anglais, 2006). Art Labour, Sex Politics de Siona Wilson (2015) est remarquable, mais je trouve sa lecture des années 1970 trop influencée par les débats ultérieurs des années 1980 et 1990. J’ai récemment écrit une série de billets pour Fotomuseum Witherthur, qui proposent un guide sur la politique de la photographie radicale anglaise dans les années 1970 : « The Fire Last Time: Documentary and Politics in 1970s Britain ».

Dans les années 1970, un groupe de photographes et théoriciens marxistes s’est rassemblé à l’Université de Californie, à San Diego. Désigné parfois comme l’école de San Diego, le groupe rassemblait Allan Sekula, Martha Rosler, Phil Steinmetz, Fred Lonidier et d’autres. Sekula et Rosler écrivaient aussi bien qu’ils créaient des œuvres. « In, Around and Afterthoughts on Documentary » de Rosler (inclus dans son livre 3 Works) a été l’une des premières et des plus importantes critiques du documentaire humaniste. Rosler a souligné que les photographes de la Farm Security Administration avaient fait carrière en photographiant les pauvres, mais que les sujets photographiés n’avaient rien obtenu de cet échange. Cet article insiste sur une éthique de la représentation qui aborde la question du rapport inégal entre le photographe et son sujet. Cet article et d’autres sont rassemblés dans Positions in the Life World (1999) et Decoys and Disruptions: Selected Writings, 1975-2001 (2004). D’une certaine manière, la performance/œuvre vidéo de Rosler : Vital Statistics of a Citizen Simply Obtained (1977) a constitué la première tentative de penser la photographie, les institutions d’État et le contrôle du corps, en mettant l’accent sur la domination des femmes. Elle a dit qu’à cette époque, elle n’avait pas lu Foucault et les ressources sur lesquelles elle s’était appuyée pour son travail étaient Marcuse et Lefebvre. Son entretien avec Buchloh dans Positions in the Life World est excellent. J’ai écrit un petit livre sur une œuvre de Rosler : Martha Rosler: The Bowery in two inadequate descriptive systems (2012). Cette étude analyse l’œuvre de Rosler, tout en prenant en considération le contexte intellectuel et politique de l’école de San Diego ainsi que les autres modernistes marxistes de cette période.

Allan Sekula a écrit un certain nombre d’études critiques et historiques marquantes entre 1974 et 1986. La plupart sont rassemblées dans Écrits sur la photographie (2013). Ces derniers incluent son article « Sur l’invention du sens dans la photographie », qui se penche sur l’instabilité sémantique de la photographie du fait que les images oscillent entre affect et objectivité ; « L’image instrumentalisée : Steichen s’en va en guerre » – une étude des images de reconnaissance aérienne de la Première Guerre mondiale qui ont été fétichisées et exposées comme des biens précieux du fait que le commandant de l’unité était Edward Steichen. « Trafics dans la photographie » est une vaste méditation sur la photographie dans l’exposition, qui emploie une homologie avec l’argent. « Défaire le modernisme » est de bien des manières un manifeste pour le groupe de San Diego et une vitrine de leur travail. C’est une critique puissante et militante du formalisme et une déclaration pionnière sur la biopolitique. Nombre de ces études sont rassemblées dans une édition française de ses écrits : Écrits sur la photographie (2103). Deux articles majeurs ne se trouvent pas dans ces recueils. L’un est le long article « Photography Between Labour and Capital », qui se concentre sur l’exploitation minière pour retracer le « langage pictural émergeant du capitalisme industriel » (dans Leslie Shedden, Mining Photographs and Other Pictures, édité par Benjamin HD Buchloh, 1983). Cette étude va des illustrations dans De Agricola aux études sur le temps et le mouvement en passant par les plaques de l’Encyclopédie et les photographies prises par Nadar des catacombes parisiennes. Même si certaines des recherches sont maintenant datées, l’association de Marx, Lukács, Sohn-Rethel et Braverman donne un résultat extraordinaire. L’introduction offre une description passionnante du rôle de l’archive comme une « chambre de compensation du sens » (« clearing house of meaning ») et a quelques fois été publiée de façon autonome. Son autre article « Le corps et l’archive6 » publié dans October en 1986 a été sa dernière étude historique, sans doute la plus décisive, avant qu’il ne fasse le choix de se concentrer sur la photographie et le cinéma. Son article très important, tout comme le travail de Tagg, s’appuie sur Foucault pour rendre compte des archives du pouvoir-savoir. Néanmoins, la recherche est plus vaste, les cas plus différenciés et Sekula était clair quant au fait que la caméra ne remplacerait pas les institutions carcérales actuelles. Il termine également avec un exemple de résistance, refusant la machine totalisante du pouvoir, ce que le travail de Foucault durant cette période semblait encourager. La notoriété ultérieure de Sekula comme artiste et sa mort prématurée en 2013 ont conduit à de nombreuses études de son travail. Je vais revenir sur certaines d’entre elles, mais ses entretiens contiennent plus de perspicacité et de critique percutante que certains pans de travaux. Iconologie : image, texte, idéologie de W.J.T. Mitchell (2009 [1986]) est une réflexion profonde sur la représentation et l’idéologie, avec un bon dialogue entre marxisme et photographie. L’artiste Jeff Wall a aussi produit des écrits importants sur la photographie et a donné des entretiens très instructifs. Pour une sélection de ceux-ci, voir Jeff Wall (Phaidon, 2e édition, 2006). J’ai édité un numéro spécial d’Oxford Art Journal sur Wall en 2007. Wall a ensuite découvert l’« Art ».

Nous avons besoin de sérieuses recherches sur les débats en Amérique latine et au Japon. Concernant les discussions en Amérique latine, les catalogues des « Expositions latino-américaines » et colloques organisés à Mexico en 1978 et 1981, dont les titres étaient « Hecho en Latinoamerica » N°1 (1978) et N°2 (1981) constituent de bonnes sources. Ceux-ci sont assez diversifiés idéologiquement parlant, mais le second en particulier comporte une section sur la photographie comme instrument de lutte, avec des contributions de Rosler, Gunther et d’autres. À Mexico, il y avait un cercle réuni autour du Conseil mexicain de la photographie, auquel participaient quelques marxistes importants tels que Raquel Tibol et le photographe Nacho Lopez. Les exercices de lecture photographique dans Le Théâtre de l’opprimé d’Augusto Boal (1977) valent leur pesant d’or. Il ne fait aucun doute qu’il y a eu bien plus de travaux à travers le continent. On peut en trouver un indice dans l’ouvrage dirigé par Cecilia Fajardo-Hill et Andrea Giunta, Radical Women: Latin American Art, 1960-1985 (2017). On sait qu’il y a eu une culture de la photographie radicale significative au Japon, mais peu de travaux ont été traduits. Franz Pritchard va prochainement publier un recueil d’articles en anglais de Takuma Nakahira. D’autres écrits japonais de cette période influencés par le marxisme s’inscrivent plus explicitement dans l’intermédialité (s’intéressant à eizo, ou à l’image). Okwui Enwezor donne une bonne idée de la pratique de la photographie en Afrique du sud dans The Rise and Fall of Apartheid: Photography and the Bureacracy of Everyday Life (2012). Le livre de Darren Newbury, Defiant Imaged. Photography and Apartheid South Africa (2009) est également utile. Cependant, ces références montrent à quel point on en sait peu sur ce qui se passait en dehors de l’Europe et des États-Unis.

Le droit saisi par la photographie (1973) de Bernard Edelman se situe dans une catégorie à part. Edelman était un théoricien du droit althussérien et il étudie, dans ce livre, la manière dont la catégorie singulière de la photographie a perturbé la loi sur le droit d’auteur au XIXe en France, révélant ses assises non déclarées dans une conception bourgeoise du sujet humain. L’ouvrage a été traduit en anglais sous le titre Ownership of the Image (1979). Ce livre culte d’Edelman, qui, étonnamment, parvient à combiner Althusser et Pashukanis (!), a eu un véritable impact au-delà des études photographiques. Cependant, comme nombre de sa génération, il a rapidement viré à droite.

Deux historiens marxistes ont écrit d’importants travaux sur l’histoire de la photographie au cours des années 1980. André Rouillé, qui a été un temps militant à la LCR, a produit plusieurs ouvrages : L’Empire de la Photographie 1839-1870 (1982) est une analyse de la photographie et du capitalisme au XIXe siècle en France. Le corps et son image : photographies du dix-neuvième siècle (1986), est un recueil d’images issues de la Bibliothèque Nationale qui porte sur le corps dans la photographie française. Rouillé étudie les images du corps au travail, l’imagerie policière et médicale et des photographies des Communards massacrés. Il a également édité un recueil de documents : La photographie en France. Textes & controverses : une anthologie 1816-1871 (1989). Il est devenu par la suite l’éditeur de la revue La recherche photographique (1986-1997), qui contient quelques travaux originaux, mais s’est de plus en plus préoccupé de photographie « créative » contemporaine. L’autre figure à retenir est l’historienne de l’art américaine Molly Nesbit, qui a produit une série d’études époustouflantes sur Eugène Atget. Son exposition Intérieurs parisiens au Musée Carnavelet (1982, avec un excellent catalogue) portait sur les études d’Atget d’intérieurs d’appartements parisiens comme analyse de la structure de classe. Parmi ses articles importants, on trouve : « The Use of History » (Art in America, 1986) et « In the absence of the parisienne » (Sexuality and Space, 1992). En 1992, Nesbit a publié Atget’s Seven Albums. Cette étude révèle qu’Atget a été un syndicaliste révolutionnaire opposé à la Première Guerre mondiale, qui a créé une série d’albums non publiés examinant la modernité de la classe ouvrière. Le livre apporte également la meilleure approche de la nature d’un document-photo, la marchandise photographique, l’auteur et bien d’autres choses encore. Il s’agit selon moi de l’œuvre historique la plus importante sur la photographie. J’en ai fait une recension en 1992 pour l’Oxford Art Journal. Un autre article de Nesbit devrait aussi être mentionné, à savoir « What was an Author ? » (Yale French Studies, 1987), qui constitue une réponse marxiste exceptionnelle aux célèbres articles de Barthes et Foucault sur l’auteur. En examinant les changements survenus dans la loi sur la propriété intellectuelle, Nesbit affirme que la loi a déterminé l’identité de l’auteur comme une défense de la propriété et, dans le processus, a transformé le champ culturel, diluant les distinctions entre haute culture et basse culture.

Hiatus (ii)

Le travail de Nesbit et Rouillé a représenté un point culminant avant un autre hiatus. Au cours des années 1980 et 1990, de nombreux marxistes travaillant dans la photographie et sur celle-ci, ont, comme dans beaucoup d’autres champs, opté pour des styles de réflexion postmodernes. À l’époque, s’affirmer marxiste était une position auto-marginalisante. Pendant cette période, quelques auteurs ont combattu une posture d’arrière-garde. J’ai écrit une critique de l’humeur qui régnait alors : « Snapshooters of History: Passages on the Postmodern Argument » (Ten.8, 1989, réédité plusieurs fois, notamment dans une version portugaise), qui, pour toute sa grossièreté juvénile, semble aujourd’hui presciente, comme une prise de conscience précoce de l’importance de la mondialisation. Plus substantiellement, j’ai publié « The Machine’s Dialogue » (Oxford Art Journal, 1990), qui élabore une réponse bakhtinienne-marxiste à ceux qui voyaient dans la photographie une machine totale de pouvoir. L’argumentaire traite le sujet photographié comme un sujet capable de « répondre » ou de façonner une image dialogique. Des variantes de cette affirmation sont maintenant à la mode, mais avec un détour par Agamben et Arendt. Le critique prolifique John Roberts s’est appuyé sur les théories philosophiques du réalisme (en particulier le travail de Roy Bhaskar) pour élaborer un programme de recherche marxiste-réaliste pour la photographie : voir The Art of Interruption (1998). Deux catalogues d’exposition réalisés par Roberts valent également la peine d’être consultés, à savoir : Renegotiations: Class, Modernity and Photography (1993) et The Impossible Document: Photography and Conceptual Art in Britain 1966-1976 (1997). Dans un article peu connu, « The Map is not the Territory » (Exposure, 22:1, 1984), James Huginin a proposé une bonne critique des hypothèses postmodernes. Un autre article largement méconnu issu de la même revue est : Linda Andre, « Dialectical Criticism and Photography », Exposure, 22:4, 1984. L’article de Jessica Evan, « Victor Burgin’s Polysemic Dreamcoat » propose l’étude d’une trajectoire individuelle (dans Roberts, Art Has no History, 1994). Il convient de noter qu’à cette époque, aucun de ces écrits, à l’exception sans doute du livre de Roberts, n’a eu beaucoup d’impact.

Néanmoins, tout au long de cette période, il y a eu de bonnes études du documentaire américain, certaines plus marxistes que d’autres, mais toutes solides : Pete Daniel et al, Official Images: New Deal Photography, 1987 ; Maren Stange, Symbols of Ideal Life: Social Documentary Photography in America, 1989 ; James Guimond, American Photography and the American Dream, 1991 ; Paula Rabinowitz, They Must be Represented: The Politics of Documentary, Verso 1994 ; et Anthony W Lee, Picturing Chinatown: Art and Orientalism in San Francisco, 2001. Monika Faber a écrit une série d’études sur la photographie du début du XXe à Vienne et Prague. Il y a eu trop peu de recherches portant sur les diverses aspects de la photographie commerciale et de la presse populaire. À cet égard, le travail de Sally Stein est indispensable : « The Graphic Ordering of Desire : The Modernization of a Middle-Class Women’s Magazine, 1914-1939 » (Bolton, 1992). Making the Modern: Industry, Art and Design in America de Terry Smith (1992) contient des chapitres importants sur la photographie, le fordisme et la publicité.

Un nouveau cycle commence

Le soulèvement contre la mondialisation capitaliste et le néolibéralisme a produit pléthore de jeunes théoriciens s’intéressant à tous les aspects du capitalisme dans l’histoire de l’art, ou plus largement, les études des images. Ces critiques se sont majoritairement occupés d’art contemporain, plutôt que de produire des études historiques. En photographie, le travail d’Allan Sekula a joué un rôle important. Fish Story (1995) – un livre d’articles et de photos – est l’une des œuvres majeures de l’époque de la mondialisation. Voir aussi : Constantin Meunier: A Dialogue with Allan Sekula (édité par Hilde Van Gelder, 2005) et Critical Realism in Contemporary Art: Around Allan Sekula’s Photography (dir. par Jan Baetens & Hilde Van Gelder, 2006). Dismal Science (1999) d’Allan Sekula contient un excellent entretien avec Debra Risberg. On peut trouver une sélection des travaux récents d’Allan Sekula dans Performance Under Working Conditions (2011), qui inclut un entretien avec Buchloh. Voir aussi : Pascal Beausse, « Allan Sekula, réalisme critique. Interview », Art Press n°240 (1998). Parmi d’autres exemples de textes sur Sekula on trouve : Zanny Begg, « Recasting Subjectivity: Globalisation in the Photography of Andreas Gursky and Allan Sekula » (Third Text, 19:6 2005) ; Steve Edwards, « Commons and Crowds: Figuring Photography from Above and Below » (Third Text, 23:4, 2009 ; version portugaise en 2017) ; Stephanie Schwartz, avec Terri Weissman et Larne Abse Gogarty, Waiting for Tear Gas 1999-2000 by Allan Sekula ; Steve Edwards, « Allan Sekula: Fish Story » (Kunst und Politik Jahrbuch der Guernica-Gesellschaft, 2017).

Le dernier projet de Sekula a paru sous le titre Ship of Fools/The Docker’s Museum, édité par Hilda Van Gelder (2015), ouvrage édité dans des versions anglaise, française et portugaise. Tous les écrits composant ce livre sont intéressants, dont les formidables mémoires de sa partenaire Sally Stein ; trois contributions sont explicitement marxistes – celles de Gail Day, Alberto Toscano et moi-même. Le travail sur le présent est, bien sûr, plus large que le seul focus sur Sekula. Par exemple, Julian Stallabrass a écrit un bon article sur Salgado : « Sebastião Salgado & Fine Art Photojournalism » (New Left Review, 1/223, 1997). Son article « What’s in a Face? Blankness in Contemporary Art Photography » (October, 2007) est également intéressant. Voir aussi son recueil : Documentary, 2003. Antigoni Memou a écrit un ouvrage sur Photography and Social Movements (2015). Cartographies of the Absolute de Toscano et Kinkle (2014), contient beaucoup d’éléments intéressants sur la cartographie (image-mapping) dans le capitalisme contemporain.

Blake Stimson a écrit une excellente étude de la photographie et de la transformation de la subjectivité au milieu du XXe siècle : The Pivot of the World: Photography & Its Nation (2006). Une lecture pertinente à faire en parallèle est celle de l’étude de Sarah E. James : Common Ground: German Photographic Cultures Across the Iron Curtain (2013). En 2006, j’ai publié The Making of English Photography, Allegories, un ouvrage sur la photographie, le capitalisme et l’idéologie au XIXe siècle, à la façon de Nesbit et Rouillé. Gen Doy a écrit une série de livres sur la culture visuelle noire, les femmes et la représentation, ainsi que d’autres sujets. Son ouvrage Claude Cahun: A Sensual Politics of Photography (2007) est particulièrement intéressant. Voir aussi son article antérieur sur la Commune, qui se trouve dans Photography/Politics: One. Stephanie Schwartz a récemment édité un numéro spécial de l’Oxford Art Journal (Vol.38, N°1, 2015) sur la photographie moderniste américaine, qui donne un excellent aperçu de l’état actuel de la recherche. Il contient des analyses marxistes admirables de Stimson, Ribalta, Barnaby Haran, Jason E. Hill, Andrew Hemingway et de Schwartz elle-même.

Ribalta a édité un recueil important (en anglais et espagnol) sur des expositions photographiques : Public Photographic Spaces. Propaganda Exhibitions from Pressa to the Family of Man, 1928-1955 (MACBA, 2008). Quoique certaines de ses analyses soient discutables, l’article de Christopher Phillips « The Judgement Seat of Photography » (Bolton, 1992) est une lecture essentielle sur l’ensemble de l’exposition photographique. Sur ce thème, voir également le travail de Jordana Mendelson, en particulier : Documenting Spain Artists, Exhibition Culture, and the Modern Nation, 1929–1939 (2007). « Trafics dans la photographie » de Sekula et « La grande famille des hommes » de Barthes constituent des études importantes de la photographie dans les musées.

Les analyses novatrices d’Erika Wolf concernant la propagande staliniste méritent qu’on leur prête attention : Koretsky: The Soviet Photo Poster: 1930-1984 (2012) et Aleksandr Zhitomirsky: Photomontage as a Weapon of World War II and the Cold War (2016). Voir également ses contributions à The Worker Photography Movement de Ribalta. Storia Culturale fotografia. Dal Neorealismo al Postmoderno d’Antonelle Russo (2011) est une histoire nationale qui a été saluée.  Voir aussi son livre Eye for the City: Italian Photography and the Image of the Contemporary City (2003). Les travaux de Margarida Medeiros incluent Fotografia e Narcisismo – O Auto-retrato Contemporâneo (2000) ; Fotografia e Verdade – Uma História de Fantasmas (2010) et Margarida Medeiros et Emília Tavares, Tesouros da Fotografia Porutguesa do séc. XIX. (Lisbonne, Musée du Chiado, 2015). Afterimage of Empire: Photography in Nineteenth-Century India de Zahid R. Chaudhary (2012) est l’analyse de la photographie et du colonialisme britannique qui dialogue le plus avec le marxisme. Pour ceux qui lisent l’allemand, le travail de Michael Ponstingl sur Vienne mérite d’être consulté : Wien im Bild. Fotobildbände des 20. Jahrhunderts (2008) et Die Explosion der Bilderwelt. Die Photographische Gesellschaft in Wien 1861–1945 (2011). Deux études majeures d’Hearfield, influencées par l’école October ont paru récemment : Andres Mario Zervigón, John Heartfield and the Agitated Vision (2012) et Sabine Tania Kriebel, Revolutionary Beauty (2014). La récente étude du photo-nationalisme allemand, Germany and Photography (2017), réalisée par Zervigón est elle aussi intéressante. À Buenos Aires, le groupe du magazine Ojos Crueles adopte une approche sociologique.

Il y a eu, récemment, beaucoup de discussions autour de l’éthique et du témoignage dans la photographie. Pour des contribution marxistes, voir John Roberts, Photography and Its Violations (2014). Il s’agit d’une réflexion sur la photographie, le réalisme, le temps et la violence, théoriquement sophistiquée et souvent brillante. La Biennale de photographie de Brighton, en 2013, organisée par Julian Stallabrass, était une exposition importante et a été accompagnée d’un bon catalogue : Memory of Fire: Images of War and the War of Images. Parmi les ouvrages s’intéressant aux guerres récentes au Moyen-Orient et à la culture de l’image dans le capitalisme, on trouve : Otto Karl Werkmeister, Der Medusa Effekt (2001) et Stephen F. Eisenman, The Abu Ghraib Effect (2012 ; existe aussi en espagnol).

En photographie, les expositions peuvent s’avérer aussi importantes que les livres. Le curateur, Duncan Forbes, a rassemblé plusieurs expositions de photo intéressantes, incluant une exposition sur la photographe marxiste autrichienne, en exile et agent du Comintern, Edith Tudor-Hart (2013) ; une exposition portant sur l’héritage historique de la photographie et la forme du manifeste, Manifeste: Eine andere Geschichte der Fotografie (2014) ; et, collaborativement, Provoke: Between Protest and Performance – Photography in Japan 1960/1975, qui comporte une première étude de l’important mouvement japonais des livres de protestation (Japanese protest book movement). Chacune est accompagnée d’un excellent catalogue. La récente exposition organisée par Matthew Witkovsky et Devin Fore à l’Art Institute of Chicago, Revoliutsiia! Demonstratsiia!: Soviet Art Put to the Test (2017), propose un récit saisissant de la culture de l’image des premières années de la Révolution russe. Kirsten Lloyd a été la conservatrice de plusieurs expositions plus petites mais notables à la Stills Gallery d’Edimbourg.

Concernant les cultures numériques, se reporter à Martin Lister, The Photographic Image in Digital Culture (1995; 2e édition 2013) et New Media: A Critical Introduction (2003 et 2e édition 2009) ; Sean Cubitt, Digital Aesthetics (2009) ; The Practice of Light: A Genealogy of Visual technologies From Print to Pixels (2014) ; Finite Media: Environmental Implications of Digital Technologies (2017) et, avec Daniel Palmer, Digital Light (2015). Il arrive parfois que les travaux de Lister et de Cubitt dérivent vers des conceptions culturalistes postmodernes, mais ceux-ci sont toujours intelligents. Digital Labour and Karl Marx (2015) de Christian Fuchs est pertinent – bien que Dave Beech en ait proposé une critique détaillée à HM en 20177. Jonathan Beller, un étudiant de Fredric Jameson, vient de publier The Message is Murder: Substrates of Computational Capital (2017). The Art of Interruption de John Roberts contient une double réponse aux techno-utopies/techno-dystopies numériques.

Bien que ce travail soit loin d’être hégémonique dans le débat actuel – la théorie de l’acteur-réseau de Bruno Latour et le « nouveau matérialisme » avec une anthropologie infléchie par ces idées semblent façonner l’approche dominante – il n’y a aujourd’hui aucune signe d’essoufflement des travaux marxistes. Stimson et Hemingway travaillent actuellement sur une étude de Paul Strand ; les recherches de Schwartz sur Walker Evans se poursuivent ; Forbes est en train d’organiser des expositions sur la photographie, l’empire et la décolonisation. Avec Gail Day, je vais bientôt publier un long article sur Sekula, le temps et le capitalisme inégal et combiné dans un tome de la collection Historical Materialism et j’écris actuellement un livre sur les débuts de la photographie, la propriété et la subjectivité bourgeoise. Sarah Tuck fait un excellent travail sur la « drone vision » et Lloyd mène des recherches pour un livre sur les documents dans l’art contemporain. Roberts est, à lui seul, une machine à publier (publishing machine). En France, l’Association de Recherche sur l’Image Photographique (ARIP) (https://arip.hypotheses.org), anime des événements importants, dont un symposium en 2017 sur « photographie et capitalisme ». À noter dans votre agenda, toute exposition organisée par Ribalta est un événement qui vaut la peine de faire le voyage !

Traduit de l’anglais pas Sophie Coudray

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  1. Je voudrais remercier Andrew Hemingway pour son aide avec la Kritische Berichte. Les contributions de Duncan Forbes et Jorge Ribalta à cette liste sont de l’ordre de la collaboration plus que de la simple aide. Je ne pourrais pas remercier suffisamment Jorge et Duncan. []
  2. Bertolt Brecht, « No insight Through Photography », in Marc Silberman (dir.), Brecht On Film & Radio, 2001 Bloomsbury, p. 144. []
  3. Bertolt Brecht, Essai sur la littérature et l’art 1, Sur le cinéma, Paris, L’Arche, 1970, p. 171. []
  4. Ndt. Pour la version française, voir Bertolt Brecht, Essai sur la littérature et l’art 1, Sur le cinéma, Paris, L’Arche, 1970. []
  5. En français dans le texte. []
  6. Ndt. Une traduction de cet article se trouve dans le recueil Écrits sur la photographie, 1974-1986, Paris, École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 2013. []
  7. Ndt. Dave Beech revient sur les critiques théoriques qu’il adresse à Christian Fuchs dans La Valeur de l’art. []
Steve Edwards