Le dialogue continu de Poulantzas avec Gramsci

À partir de 1965 jusqu’à la rédaction de L’État, le pouvoir, le socialisme, son dernier livre, le marxisme de Nicos Poulantzas porte l’empreinte d’Antonio Gramsci. D’abord influencé par Lucien Goldmann et Lukacs, c’est en lisant et en discutant non seulement les travaux d’Althusser, mais aussi l’œuvre du communiste italien que Poulantzas s’oriente peu à peu vers le sujet qui le préoccupera jusqu’à sa mort, et qui constitue son principal apport au matérialisme historique : une théorie de l’État capitaliste comme pouvoir de classe. Dans cette intervention, Panagiotis Sotiris souligne la richesse et la pertinence intactes du débat autour des concepts gramsciens d’hégémonie, d’État intégral et de guerre de positions, et invite à poursuivre une des discussions les plus stimulantes du marxisme contemporain.

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Dans l’évolution théorique de Poulantzas, on trouve l’influence de Gramsci en même temps que celle, profonde, d’Althusser1. Poulantzas n’a jamais fait partie du premier cercle althussérien, mais il fut un des premiers althussériens à s’intéresser à l’œuvre de Gramsci. Ses lectures conjointes d’Althusser et de Gramsci l’ont conduit à se distancier de l’influence de Sartre, Lukács et Goldmann. Militant de la gauche grecque, Poulantzas participait aux débats sur la stratégie de la gauche, avec un intérêt particulier pour la politique et la théorie du communisme italien. Comme il le soulignait dans une interview de 1979 :

Comme je m’intéressais au marxisme à travers Sartre, j’ai été fortement influencé par Lucien Goldmann et par Georg Lukács. J’ai entrepris une thèse de doctorat sur la philosophie du droit, dans laquelle j’essayais de développer une conception du droit inspirée de Lukács et de Goldmann. Elle a été publiée en 1964, mais dès ce moment-là j’ai commencé à ressentir les limites de cette orientation dans le marxisme. C’est alors que j’ai découvert l’œuvre de Gramsci grâce à Critica Marxista. […] J’ai aussi commencé à travailler avec Althusser alors que j’étais encore influencé (je le suis d’ailleurs toujours) par Gramsci, ce qui, d’emblée, fut simultanément un point d’accord et de désaccord avec Althusser2.

Le texte de Poulantzas sur l’hégémonie, publié en 1965 dans Les Temps Modernes3, est par conséquent important. Poulantzas commence par identifier les problèmes que posent les théorisations du marxisme vulgaire, dont le principal est l’oscillation entre économisme et volontarisme. Selon lui, « [l]a problématique marxiste d’un rapport objectif entre structures et pratiques objectives de la base et de la superstructure est escamotée au profit d’une scission radicale des statuts respectifs de la base – économisme – et de la superstructure – volontarisme – scission qui ne peut aboutir qu’à des monismes simplistes4 ». Poulantzas critique toute élévation d’une classe sociale « en sujet historique produisant des superstructures-objets5 ». À cette conception il oppose une théorie de l’État capitaliste et des modalités spécifiques de domination que l’on peut déduire de l’œuvre mature de Marx.

La structure de domination n’est plus celle d’une invariable « intérêts économico-sociaux des classes dominantes + État répression » mais correspond à une forme universalisante et médiatisée, que ses intérêts doivent revêtir par rapport à un État politique qui a parallèlement pour fonction réelle, tout en restant un État de classe, de représenter un « intérêt général » formel et abstrait de la société6.

Pour Poulantzas, cette forme spécifique du politique dans les formations sociales capitalistes peut nous aider à délimiter « le champ de constitution scientifique du concept d’hégémonie7 », lequel implique les structures politiques institutionnalisées, mais aussi les pratiques politiques des classes dominantes. La notion d’hégémonie nous permet de penser le développement des formes d’État et la transition de l’État libéral à l’ « État-fort » contemporain.

Quelles sont les fonctions hégémoniques de l’État contemporain ? A/ L’État contemporain, dans sa fonction hégémonique, « comporte cependant nécessairement, au niveau politique spécifique de la lutte des classes, une garantie de certains intérêts économico-corporatifs des classes dominées, garantie conforme à la constitution hégémonique de la classe au pouvoir dont l’État fait valoir les intérêts politiques8 ». B/ « Le concept d’hégémonie revêt une importance capitale en ce qui concerne l’étude de la fonction, de l’efficace particulière et du caractère politique des idéologies dans le cadre d’une exploitation hégémonique de classe9. » Poulantzas ajuste sa définition de la nature mystifiante des idéologies politiques, en combinant la conception de l’idéologie initialement proposée par Althusser dans Pour Marx, comme rapport vécu ou imaginaire à des conditions réelles10, et l’insistance de Marx sur une relation inverse entre la liberté et l’égalité formelles d’une part, et l’inégalité et l’oppression dans la vie réelle d’autre part.

Le rôle propre des idéologies consistera ici dans le fait de résoudre, par des nombreuses médiations, la scission réelle des hommes-producteurs en êtres privés et êtres publics, dans le fait de présenter – et c’est là que réside leur caractère « mystificateur » – leurs rapports réels dans la société civile comme une réplique de leurs rapports politiques, de les convaincre donc qu’ils sont globalement leurs rapports politiques à l’intérieur de l’État11.

Selon Poulantzas, ce rôle idéologique hégémonique pouvait expliquer les idéologies contemporaines de « masses», qui constituaient pour lui un exemple de la tension entre société civile et État dans le capitalisme monopoliste. Ainsi, le concept d’hégémonie et l’œuvre de Gramsci en général ouvraient « une nouvelle voie dans une conception marxiste du groupe des intellectuels12 », combinant leur rôle dans la reproduction des idéologies avec leur importance dans l’organisation de la production capitaliste.

Pour Poulantzas ce concept d’hégémonie permet de saisir les complexités et les particularités de l’exercice du pouvoir capitaliste, et la combinaison de force et de consentement dans le processus qui avait abouti à l’émergence du monopole de la violence par l’État capitaliste moderne et, en même temps, à la privatisation des ensembles socio-économiques constituant la société civile. L’hégémonie caractériserait donc l’évolution du pouvoir capitaliste dans les « États de droit » modernes.

[L]es rapports « politiques » actuels de domination se présentent ainsi, à tous les niveaux, comme des rapports de consentement et de direction « cuirassés » de la forme spécifique de violence qu’est la violence « constitutionalisée » de l’État de droit ; les rapports d’oppression directe évoluent vers des rapports politiques d’hégémonie. Dans un État qui correspond à la formation d’une classe hégémonique, les institutions objectives ne peuvent en effet fonctionner sans un certain « consentement », cuirassé lui-même de coercition, des « citoyens » ; ce consentement n’est que l’expression concrète, à l’égard des classes dominées, de l’exploitation par un État qui consiste en une représentation-populaire-de-classe13.

Cette relation nécessaire entre coercition et consentement est la base de la critique que Poulantzas fait de Gramsci. Selon lui, l’erreur de Gramsci tient dans sa distinction « entre pouvoir direct de domination – force et coercition – exercé par l’État et le gouvernement « juridique » […] et pouvoir indirect de direction intellectuelle et morale et d’organisation-hégémonie : celui-ci serait exercé par la classe hégémonique dans la société civile14 ». Poulantzas insistait pour sa part sur la spécificité du « politique » dans les sociétés capitalistes modernes, comme pouvoir politique institutionnalisé mais également comme pouvoir non institutionnalisé, comme articulation d’une fonction de direction-organisation-coercition-violence et d’une fonction de direction intellectuelle et morale. On observe en effet ces deux aspects dans le fonctionnement de l’État qui intervient comme force mais aussi comme légitimation des opérations des capitalistes, en tant que détenteurs d’un pouvoir non institutionnalisé : par exemple dans une entreprise, ou à travers le fonctionnement d’institutions « privées » qui combinent les deux aspects, de force et de direction intellectuelle et morale. Cela explique le caractère politique, en dernier instance, des « rapports « pédagogiques » enseignants-enseignés et des rapports de « ministère » prêtre-croyants15.

Ce commentaire de Poulantzas est en réalité très proche de la conception gramscienne de l’hégémonie, non comme simple « consentement » mais comme théorisation de la modalité complexe du pouvoir hégémonique bourgeois, et du fonctionnement de l’ « État intégral ». On peut donc y voir non pas une critique de Gramsci mais une critique gramscienne d’une certaine lecture de Gramsci.

Un élément important de la lecture que fait Poulantzas de Gramsci renvoie à la notion de « bloc au pouvoir ». Pour Poulantzas, l’hégémonie peut expliquer le rôle de l’État dans le mode de devenir hégémonique d’une fraction de la classe dominante. C’est l’émergence de fractions de classes ou fractions hégémoniques, par l’intervention de l’État, qui constitue le « bloc au pouvoir » comme unité contradictoire : « la fraction de classe qui accède au pouvoir institutionnalisé n’y arrive qu’en se constituant en fraction hégémonique. Autrement dit, en dépit des contradictions qui la séparent des autres fractions dominantes, elle parvient à les polariser « politiquement » en organisant ses intérêts spécifiques en intérêt général de ces fractions16. » On retrouve cette conception de l’hégémonie comme unité hiérarchisée des classes dominantes dans Pouvoir politique et classes sociales.

Cette conception permet à Poulantzas d’examiner le développement des formes de domination capitaliste et l’émergence, dans le processus de concentration monopoliste, de couches particulières comme les administrateurs ou les contrôleurs financiers : « [L]e pouvoir économique se concentre entre les mains de cette fraction particulière du capital financier qui constitue actuellement la fraction hégémonique de la société fondée sur le capitalisme monopoliste d’État17»

Il est évident que l’influence de Gramsci sur Poulantzas, sur sa conception de l’hégémonie et de l’État et sur sa recherche d’une théorie du pouvoir d’État comme pouvoir de classe, en rupture avec les conceptions traditionnelles marxistes instrumentalistes, était importante. Dans ces textes transitoires, l’hégémonie se réfère à la complexité de la domination de classe, à l’articulation force/direction/consentement, à la formation du « bloc au pouvoir » (comme hégémonie partagée entre les classes dominantes) et au rôle hégémonique de l’État.

Par rapport à ces textes ouvertement gramsciens, le ton de Pouvoir politique et classes sociales est différent. Véritable tour de force de rigueur théorique et de complexité dans la recherche d’une théorie du pouvoir politique comme pouvoir de classe, c’est le livre le plus « althussérien » de Poulantzas en termes épistémologiques. En même temps, Poulantzas donne l’impression qu’il veut se distancier de la problématique de Gramsci, même s’il se confronte aux problèmes d’une théorie de l’hégémonie de classe. Cette position contradictoire devient évidente quand il essaie de limiter la notion d’hégémonie aux seules relations entre les classes dominantes dans le bloc au pouvoir et aux pratiques politiques des classes dominantes.

Étant donné le rapport particulier de Gramsci à la problématique léniniste, il a toujours cru avoir trouvé ce concept chez Lénine, plus particulièrement dans ses textes concernant l’organisation idéologique de la classe ouvrière et son rôle de direction dans la lutte politique des classes dominées. En fait il s’agit d’un concept nouveau qui peut rendre compte des pratiques politiques des classes dominantes dans les formations capitalistes développées. C’est également dans ce cas que l’emploie Gramsci, tout en l’étendant abusivement en sorte qu’il recouvre les structures de l’État capitaliste. Pourtant, ses analyses à ce sujet, si l’on limite avec rigueur le champ d’application et de constitution du concept d’hégémonie sont très intéressantes18.

Poulantzas insiste sur le fait que le concept d’hégémonie ne doit s’utiliser qu’en rapport aux pratiques politiques des classes dominantes et non à celles des classes dominées : « on appliquera [le concept d’hégémonie] aux seules pratiques politiques des classes dominantes – et non pas à l’État – d’une formation capitaliste19. » D’un part, le concept d’hégémonie désigne, pour Poulantzas, la constitution des intérêts des classes dominantes comme représentatifs de l’« intérêt général » du peuple-nation, d’autre part, il renvoie à la formation d’un « bloc au pouvoir » et à la domination des classes ou fractions dominantes sur les autres classes ou fractions dominantes. Mais ce qui manque à cette analyse, c’est précisément le rapport de l’hégémonie à l’État et l’importance des appareils hégémoniques.

Bien sûr, on peut trouver chez Gramsci des passages justifiant cette conception étroite de l’hégémonie. Par exemple : « Un groupe social est dominant par rapport aux groupes adverses, qu’il tend à “liquider” ou à soumettre en employant même la force armée, et il est dirigeant des groupes proches et alliés20. » Mais, comme Peter Thomas l’a souligné, dans l’œuvre de Gramsci, direction-hégémonie et domination ne sont pas des formes de pouvoir de natures distinctes mais des formes stratégiquement différenciées d’un pouvoir politique unitaire21. Poulantzas s’opposait à la thèse de Gramsci selon laquelle une classe sociale pouvait être, en même temps, dominée politiquement et idéologiquement hégémonique, et soulignait l’insistance de Lénine sur le fait que même après la conquête du pouvoir par le prolétariat l’idéologie dominante resterait bourgeoise et petite-bourgeoise22. Le problème avec cette position est qu’elle ignore la distinction dialectique de Gramsci qui identifie deux moments de l’hégémonie : l’hégémonie comme condition pour une domination future et l’hégémonie comme perpétuation d’une domination établie23. C’est dans ce sens qu’on doit lire le fameux passage de Gramsci :

Un groupe social peut, et même doit, être dirigeant avant de conquérir le pouvoir de gouvernement (c’est là une des principales conditions pour la conquête même du pouvoir) ; ensuite, quand il exerce le pouvoir, et même s’il le tient fortement en main, il devient dominant mais il doit continuer à être en même temps « dirigeant »24.

Poulantzas reproche à Gramsci sa problématique historiciste. Pour lui les analyses de Gramsci « démontrent d’une façon particulièrement nette les impasses et les erreurs auxquelles conduit cette problématique de l’idéologie25 », et il en veut pour preuve la description que fait Gramsci du rôle de la classe hégémonique présentée – selon Poulantzas – comme « classe-sujet de l’histoire »26. Il critique aussi le concept de « bloc historique » comme unité d’idéologie, de science et de structure. Cette critique reprend celle d’Althusser envers toute conceptualisation d’une « totalité expressive » qui autorise une « coupe d’essence »27. Elle reprend également les impasses des textes d’Althusser de 1965, et particulièrement son affirmation selon laquelle différents instances du tout social (l’économie, la politique, l’idéologie, la science) ont des fonctions et des attributs particuliers, ce pourquoi nous ne pouvons travailler avec des concepts qui englobent plus qu’une instance du tout social. Comme Bob Jessop l’a souligné, pour Poulantzas, Gramsci ne pouvait pas localiser la spécificité des différentes instances de la société capitaliste ni sa matrice institutionnelle particulière28. Cependant, Poulantzas exaltait le concept d’idéologie comme « ciment » d’une société et postulait qu’une « lecture symptomatique » de Gramsci nous aiderait à voir les aspects originaux et scientifiques de son œuvre. Nous pouvons dire qu’une « lecture symptomatique » des références de Poulantzas à Gramsci dans Pouvoir politique et classes sociales révèle sa dette théorique envers Gramsci.

Dans Fascisme et dictature, Poulantzas reprend son dialogue avec Gramsci. Dans son analyse du fascisme et des positions de la IIIe Internationale, Poulantzas estime que les références de Gramsci à un « équilibre catastrophique » et à la crise d’hégémonie sont importantes, mais, comme celles de Thalheimer sur le cas allemand semblent être erronées « sur un point essentiel. Ni en Allemagne ni en Italie l’avènement du fascisme n’a correspondu à une crise politique d’équilibre, en n’importe quel sens du terme29. » Toutefois, il insiste sur le fait que la crise d’hégémonie fut un aspect important de la montée du fascisme, suivant une définition de l’hégémonie toujours limitée aux relations entre les classes dominantes. Il est d’ailleurs intéressant que Poulantzas se réfère à la conception gramscienne des appareils hégémoniques quand il discute la question des appareils idéologiques d’État. Selon Poulantzas, « Gramsci signalait à maintes reprises, et de façon circonstanciée et développée, que l’État ne doit pas être seulement conçu de la manière « traditionnelle » – appareil de « force » –, mais également comme « organisateur de l’hégémonie30 ». Fascisme et dictature est un tournant dans la relation de Poulantzas à Gramsci. Contrairement au ton plus critique de Pouvoir politique et classes sociales, on a ici un dialogue direct avec Gramsci et sa conception du rôle de l’État dans l’organisation de l’hégémonie.

Les classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui signale une autre étape importante dans l’œuvre de Poulantzas. Délaissant le ton abstrait et théoriciste de Pouvoir politique et classes sociales, Poulantzas y souligne l’importance des luttes de classes et des stratégies de classe particulières dans l’articulation et la reproduction de la domination politique et sociale. C’est là qu’il formule sa conception de l’État comme condensation d’un rapport de forces, marquant un tournant vers une conception des appareils d’État plus stratégique-relationnelle et moins abstraite-structurale : « L’État n’est pas une entité instrumentale intrinsèque, n’est pas une chose, mais la condensation d’un rapport de forces31. » De plus, Poulantzas insiste sur le rôle de l’État dans l’organisation de l’hégémonie, un aspect sous-estimé dans Pouvoir politique et classes sociales. C’est l’État bourgeois tout entier, et non seulement les partis politiques bourgeois, qui assume ce rôle d’organisateur d’hégémonie.

Selon une intuition profonde de Gramsci, l’État capitaliste, dans l’ensemble de ses appareils (et non seulement les partis politiques bourgeois), assume un rôle analogue de « parti », à l’égard du bloc au pouvoir, à celui de parti de la classe ouvrière, à l’égard de l’alliance populaire, du « peuple »32.

L’accent gramscien de ce passage ne se limite pas au rôle de l’État comme organisateur politique de l’hégémonie bourgeoise. Tout aussi gramscienne est la position de Poulantzas sur le parti de la classe ouvrière, lequel ne peut pas être conçu comme « expression » ou traduction politique de la conscience ouvrière, mais comme l’organisateur d’un bloc populaire ample, une orientation théorique proche de la conception gramscienne du parti ouvrier comme « Nouveau Prince » d’une unité populaire inédite et d’un laboratoire contre-hégémonique.

On trouve dans Les Classes sociales dans le capitalisme d’aujourd’hui une théorie de l’État plus complexe. Poulantzas rejette toute conception simplifiée de l’État comme combinaison entre coercition et justification idéologique, qui rend difficile la théorisation du rôle organisateur de l’État capitaliste. Il insiste sur le rôle de l’État dans la reproduction sociale mais aussi sur le rôle économique de l’État capitaliste. Celui-ci consiste en une indispensable garantie des conditions nécessaires à la production capitaliste, ce qui peut expliquer l’expansion du rôle de l’État. Sur la base d’une analyse des diverses fractions de la bourgeoisie, Poulantzas explique comment l’autonomie relative de l’État capitaliste assure l’hégémonie du capital monopoliste en même temps que la reproduction à long terme des intérêts de la bourgeoisie dans son ensemble par un processus complexe d’ajustements politiques.

C’est également dans ce contexte que s’inscrivent les limites actuelles de l’autonomie relative de l’État face au capital monopoliste et au bloc au pouvoir dans son ensemble : elle désigne ici le rôle propre de l’État et de ses divers appareils dans l’élaboration de la stratégie politique du capital monopoliste, l’organisation de son hégémonie dans le cadre de son « équilibre instable de compromis » (Gramsci) face au capital non monopoliste, et la cohésion politique de l’alliance de classe au pouvoir33.

Enfin, dans son analyse détaillée de la nouvelle petite bourgeoisie, Poulantzas choisit Gramsci comme interlocuteur théorique principal, en particulier eu égard de la question des intellectuels et de l’importance de la division travail manuel/travail intellectuel. Contrairement aux élaborations toujours schématiques d’Althusser et à l’absence chez ce dernier d’ « analyses concrètes de situations concrètes », Poulantzas nous offre une analyse riche et complexe des fractions de classes et des résultats stratégiques de leurs différentes positions de classe. Cette analyse est plus en ligne avec l’insistance de Gramsci sur les analyses historiques concrètes. On reconnait aussi l’influence de Gramsci dans la position de Poulantzas selon laquelle la politique et le rapport de forces politique sont toujours une question de formation (et aussi de création d’obstacles à la formation) d’alliances, et de relations d’hégémonie à l’intérieur de ces alliances. Le concept de « peuple » que Poulantzas utilise pour désigner l’alliance des classes subalternes, son insistance sur le fait que le pouvoir reste toujours dans les mains des blocs au pouvoir conçus comme alliances traversées par des relations d’hégémonie – contrairement à l’insistance du PCF sur une domination directe de la fraction monopoliste –, tout cela révèle l’influence de Gramsci sur Poulantzas.

Poulantzas, dans les années 1970, essayait de théoriser le rôle mais aussi la crise de l’État dans une période de crise capitaliste et de transformation du régime d’accumulation. Cette théorisation nécessitait une conception élargie de l’État et de son rôle dans l’organisation de l’hégémonie. Les questions de crise politique, de crise de représentation, de crise d’autorité, de crise d’État, étaient au centre de l’attention de Poulantzas, pour des raisons non seulement théoriques mais avant tout politiques. La crise structurelle capitaliste de 1973-1974, la chute des dictatures (Grèce, Espagne, Portugal), l’intensification des luttes de classes, l’avance électorale de la gauche, l’éventualité de gouvernements de gauche mais aussi le tournant vers l’ « étatisme autoritaire », tout indiquait une période de transition. Période pendant laquelle on pouvait observer deux tendances simultanées. D’un part, la crise de l’État et des stratégies qui se matérialisaient dans l’État, une crise qui ouvrait des possibilités sans précédent pour l’intervention politique de la gauche. D’autre part, une série de transformations qui allaient conduire à la recomposition du pouvoir bourgeois et au tournant néolibéral dès les années 1980. Poulantzas, en dialogue avec d’autres courants théoriques, comme l’école allemande de la « dérivation logique », et en opposition avec la théorie du PCF du « capitalisme monopoliste d’État », insistait sur le rôle complexe, politique, économique et idéologique de l’État34. Si on compare cette position avec les analyses d’Althusser dans les années 1970, et en particulier avec sa conception de l’État comme machine produisant du pouvoir politique, élaborée dans le manuscrit Marx dans ses limites35, il faut dire que les positions de Poulantzas étaient plus avancées, malgré l’importance des avertissements d’Althusser contre toute conception réformiste et électoraliste du processus révolutionnaire. On trouve la même contradiction dans le dialogue de Poulantzas avec Henri Weber en 1977, ou coexistent une riche analyse de l’État comme condensation des rapports de force, la reconnaissance des dangers d’une conception parlementariste de la transition au socialisme, la prise de distances avec l’aile droite de l’eurocommunisme et des silences et apories en ce qui concerne la stratégie et la tactique révolutionnaires36.

On peut trouver ici des analogies importantes avec l’entreprise théorique de Gramsci. Les lectures contemporaines de Gramsci, comme celle de Peter Thomas, ont souligné la centralité de la notion d’État intégral. Pour Gramsci « l’État est l’ensemble des activités pratiques et théoriques grâce auxquelles la classe dirigeante non seulement justifie et maintient sa domination mais réussit à obtenir le consensus actif des gouvernés37 ». Selon Peter Thomas :

Avec cette notion d’État intégral Gramsci essayait d’analyser le renforcement et l’interpénétration de la « société politique » et de la « société civile » dans une forme d’État unifiée et indivisible. Selon ce concept l’État (dans sa forme intégrale) ne devait pas être limité à l’appareil de gouvernement et aux institutions de droit […]. [L]e concept d’État intégral était conçu comme l’unité dialectique des instances de la société civile et de la société politique38.

La dernière phase de l’œuvre de Poulantzas présente un effort en direction d’une conception nouvelle et complexe de l’État. Son introduction à la collection « La crise de l’État »39, qu’il a dirigée, est importante. Contrairement à l’économisme de l’analyse marxiste traditionnelle de la crise capitaliste, mais aussi à l’économisme à l’œuvre dans l’idée d’un lien direct entre la crise économique et la crise politique, Poulantzas insiste sur l’importance de la lutte des classes. Il cherche à affranchir sa théorisation de la crise politique de la vision fataliste d’un capitalisme en perpétuelle crise économique et politique. Pour Poulantzas, la crise économique ne se transforme en « crise d’hégémonie (crise organique) selon le terme de Gramsci, ou “crise structurelle”, selon un terme actuel40 » que dans des conjonctures spécifiques de luttes politiques et sociales intenses.

Ceci signifie qu’il faut, dans ce sens, relativiser la notion même de crise structurelle : si la crise économique actuelle se distingue bien des simples crises économiques cycliques du capitalisme, elle ne constitue une crise structurelle ou une crise d’hégémonie que pour certains pays capitalistes où elle se traduit en crise politico-idéologique au sens propre du terme41.

Poulantzas s’oriente vers une conception gramscienne de la crise d’hégémonie. D’une part, son but était de tracer une ligne de démarcation avec toute identification de la crise économique et de la crise politique. D’autre part, il voulait souligner le fait qu’il existait des formations sociales capitalistes où l’on constatait non seulement les effets de la crise économique, mais aussi une intensification des luttes. L’importance que Poulantzas donnait à la lutte des classes, comme l’élément déterminant le basculement ou non dans une crise ouverte d’hégémonie, était aussi politiquement motivée. Contrairement à une conception gradualiste et réformiste de la « transition démocratique au socialisme », Poulantzas pensait qu’il était nécessaire de radicaliser les luttes, afin d’aggraver la crise politique et la crise de l’État, conformément à sa conception des appareils d’État comme condensations matérielles d’un rapport de force social.

Contrairement aux limitations de sa conception originelle du pouvoir et des stratégies bourgeoises en termes de « causalité structurelle », cette reconnaissance de l’importance des luttes de classes exigeait une conception beaucoup plus complexe et conjoncturelle de la détermination des stratégies politiques, articulées dans l’État, par les stratégies de classe. Selon Poulantzas,

Ce dont il s’agit bel et bien c’est d’un processus de sélectivité structurelle de la part d’un appareil de l’information donnée, et des mesures prises, par les autres ; d’un processus contradictoire de décisions mais aussi de « non-décisions » de la part des branches et appareils d’État, des priorités mais aussi de contre-priorités42.

On trouve ici une avancée importante concernant la théorisation de la relation entre la lutte des classes, l’État et l’hégémonie. Pour Poulantzas, il faut lier la crise et la restructuration de l’État à l’effort pour le rétablissement de l’hégémonie face à la hausse du militantisme des classes dominées, militantisme qui était en soi un aspect de la crise politique.

Revenons à la crise politique : du côté des classes dominées, celle-ci se manifeste […] par une intensification considérable de leur luttes ; une politisation de ces luttes et une modification du rapport de force entre bloc au pouvoir et classes dominées ; de fissures dans les rapports du bloc au pouvoir et des classes-appuis et l’émergence de celles-ci dans le champ politique comme effectives forces sociales ; une crise idéologique qui met en cause à la fois le « consentement » des classes dominées au pouvoir des classes dominantes et leur représentation-enrégimentation biaisée par les appareils d’État […]. Il s’agit là d’une série de contradictions qui s’expriment, de façon spécifique, au sein même de l’État (l’État est la condensation matériel d’un rapport) […]. Toutes choses qui témoignent des tentatives d’État pour restaurer à l’égard des classes dominées une hégémonie de classe chancelante43.

En même temps, Poulantzas souligne l’importance du rôle économique de l’État capitaliste et son intervention plus grande dans l’économie, particulièrement à l’égard de l’activation de contre-tendances à la baisse tendancielle du taux de profit : « déplacement de la dominante vers l’exploitation intensive du travail et la plus-value relative, innovations technologiques et restructurations industrielles, procès de qualification-déqualification de la force de travail, extension et modification de l’espace même de reproduction et de « gestion » de la force de travail44. ».

L’État, le pouvoir, le socialisme représente l’effort le plus avancé de Poulantzas pour se confronter à la question d’une théorie matérialiste de l’État. Aussi rencontre-t-on ici son dialogue le plus intense avec les questions posées par Gramsci, même si on trouve dans ce texte une critique de Gramsci. Les aspects importants de cette intervention de Poulantzas sont les suivants.

A/ Il critique la tendance qui consiste à penser l’État seulement en termes de répression et d’idéologie. Il insiste sur le rôle actif et élargi de l’État dans la constitution et la reproduction des rapports de production.

L’État balise d’ores et déjà le champ de luttes, y compris celui des rapports de production, organise le marché et les relations de propriété, institue la domination politique et instaure la classe politiquement dominante, marque et codifie toutes les formes de la division sociale de travail, tout réel social dans le cadre référentielle d’une société divisée en classes45.

B/ Poulantzas cherche à localiser la « matérialité institutionnelle46 » spécifique de l’État. Pour lui, l’État capitaliste est constitutif de la division entre travail manuel et travail intellectuel, et joue un rôle important dans la production de discours et de connaissances, un rôle d’autant plus profond que le contrôle politique des appareils idéologiques est grand. On voit ici que Poulantzas, en cela proche de Gramsci, cherche à élaborer une conception élargie du rôle de l’État dans la production de formes d’intellectualité socialement constituées.

C/ On trouve dans L’État, le pouvoir, le socialisme une théorie originale de l’État-nation comme matrice spatio-temporel conduisant à l’ « historicité d’un territoire et [à la] territorialisation d’une histoire47 ». L’insistance sur la « spatialité et l’historicité de chaque classe ouvrière48 » est analogue à l’attention que Gramsci porte aux histoires nationales spécifiques, et c’est sur la base de cette insistance qu’il avance qu’il existe seulement des voies nationales vers le socialisme :

Il ne peut y avoir que transition nationale au socialisme, non pas simplement au sens d’un modèle universel adapté aux singularités nationales, mais au sens d’une pluralité des voies originales au socialisme, dont les principes généraux tirés de la théorie et de l’expérience du mouvement ouvrier mondial ne peuvent être que de panneaux indicateurs49.

D/ L’évolution vers la conception poulantzassienne de l’État comme condensation matérielle d’un rapport de forces entre classes et fractions de classes, qu’on trouve ici dans sa forme la plus élaborée, représente un effort pour penser les appareils d’État non en termes de « fonctions » mais selon une conception relationnelle des stratégies et pratiques des classes. Celle-ci est très proche de la conception gramscienne de l’émergence des appareils hégémoniques en tant que base de l’État stricto sensu, même si, comme Peter Thomas l’a souligné, la conception gramscienne incorpore une définition plus large du pouvoir social et politique50. L’extrait suivant de Gramsci est dans ce sens exemplaire.

J’ai noté ailleurs que dans une société déterminée personne n’est désorganisé et sans parti, à condition d’entendre organisation et parti au sens large et non formel. Dans cette multiplicité de sociétés particulières qui ont un double caractère, naturel et contractuel ou volontaire, une ou plusieurs l’emportent de façon relative ou absolue et constituent l’appareil hégémonique d’un groupe social sur la reste de la population (ou société civile), base de l’État compris au sens étroit comme appareil de gouvernement et de coercition51.

E/ Les élaborations de Poulantzas sur le rôle économique de l’État dans l’activation de contre-tendances à la baisse tendancielle du taux de profit relèvent d’une théorisation du fonctionnement de l’hégémonie comme stratégie de classe. On peut les comparer avec l’extrait suivant de Gramsci : « Si l’hégémonie est d’ordre éthico-politique, elle ne peut pas ne pas être également économique, elle ne peut pas ne pas avoir pour fondement la fonction décisive que le groupe dirigeant exerce dans le noyau décisif de l’activité économique52. » On rencontre la même analogie avec les commentaires de Gramsci sur les aspects économiques de l’hégémonie, par exemple quand il présente la notion de « marché déterminé » comme « “rapport déterminé de forces sociales, au sein d’une structure déterminée de l’appareil de production”, garanti par une superstructure juridique déterminée53 ».

F/ L’influence de Gramsci est évidente dans les analyses de Poulantzas sur la crise politique et son insistance sur le fait que l’ « instabilité hégémonique larvée mais permanente des bourgeoisies des pays dominants54 » constitue la base du tournant vers l’étatisme autoritaire, ce qui semble évident dans le déplacement des centres de décisions du législatif vers l’exécutif, et dans la politisation de l’administration.

Mais L’État, le pouvoir, le socialisme, est aussi le livre où Poulantzas élabore sa conception d’une voie démocratique vers le socialisme, voie qu’il oppose au léninisme, mais aussi à la stratégie gramscienne d’une guerre de positions. Pour Poulantzas, dans l’approche léniniste « l’État doit être détruit en bloc par une lutte frontale dans une situation de double pouvoir, et remplacé-substitué par le deuxième pouvoir, les Soviets, pouvoir qui ne serait plus un État au sens propre car il serait déjà un État en dépérissement55. » Pour Poulantzas, cette conception sous-estime les difficultés de la période de transition mais peut aussi conduire, malgré l’évocation du dépérissement de l’État, à une nouvelle forme d’étatisme qui s’enracine dans cette conception du double pouvoir comme anti-État : glissement qui caractérise la déviation stalinienne mais aussi l’étatisme social-démocrate. Mais Poulantzas critiquait aussi Gramsci :

Ses fameuses analyses concernant les différences entre la guerre de mouvement (celles des bolcheviks en Russie) et la guerre de positions sont saisies pour l’essentiel comme application de la stratégie-modèle léniniste à des « situations concrètes différentes », celles de l’Occident. Ce qui conduit chez lui, malgré ses intuitions remarquables, à toute une série de blocages56.

Pour Poulantzas la conception gramscienne de la guerre de positions induit la même conception de l’État comme un château qu’on peut attaquer par un assaut frontal (guerre de mouvement) ou par un siège (guerre de positions). Voici ce qu’il dit dans son interview avec Henri Weber en 1977 :

Qu’est-ce que ça veut dire pour Gramsci la guerre de positions ? La guerre de positions, c’est l’encerclement du château fort qu’est l’État par son extérieur, qui sont les structures de pouvoir populaire. Mais au fond, c’est toujours la même histoire : c’est le château fort, […] : ou bien on l’attaque d’un coup – guerre de mouvement, ou bien on en fait le siège – guerre de positions. Mais enfin, il n’y a pas la conception chez Gramsci qu’une véritable rupture révolutionnaire peut, articulée à une lutte interne, se situer à tel ou tel point de l’appareil d’État lui-même. Ça, ça n’existe pas chez Gramsci57.

Ce livre, dans lequel Poulantzas affronte les mêmes questions que Gramsci – sur la complexité et l’effectivité particulière des appareils d’État, le rôle économique, politique et organisateur de l’État, l’élargissement et l’expansion de ce rôle –, est donc un livre où les seules références à Gramsci sont critiques. Malgré sa collaboration avec Christine Buci-Glucksmann et sa connaissance de son livre, Gramsci et l’État, il donne l’impression d’ignorer le concept d’État intégral que Gramsci avait élaboré et dont l’importance avait été soulignée par Buci-Glucksmann. Si l’on suit Peter Thomas, l’erreur de Poulantzas fut de penser que Gramsci présupposait un terrain extérieur à l’État. Pour Thomas, il est nécessaire d’avoir une conception plus dialectique de la guerre de positions, qui ne l’opposerait pas à l’idée léniniste de double pouvoir58.

Malgré ces problèmes, les réflexions de Poulantzas sur la « voie démocratique au socialisme » constituent une intervention politico-théorique importante dans les débats sur la stratégie de la gauche. Ce n’était pas la manifestation d’un tournant vers des positions plus réformistes, mais une analyse approfondie du caractère extensif, complexe, inégal et contradictoire du pouvoir d’État comme pouvoir de classe, comme condensation matérielle des stratégies et résistances de classe. Pour Poulantzas il existe une relation dialectique entre l’intervention élargie de l’État et la multitude des luttes et résistances, lesquelles sont, simultanément, internes et externes à la matérialité des appareils d’État. Et cette relation exige une conception plus dialectique de la pratique révolutionnaire : « L’État n’est ni une chose-instrument sur lequel on fait main-basse, ni une forteresse où l’on pénètre par des chevaux de bois, ni un coffre-fort que l’on perce par effraction : il est le centre d’exercice du pouvoir politique59. » Son appel à combiner institutions démocratiques représentatives, démocratie directe et initiatives autogestionnaires, n’est pas une négation du dépérissement de l’État, mais représente en réalité un effort pour penser une nouvelle pratique politique révolutionnaire dans les formations capitalistes avancées.

Une transformation de l’appareil d’État allant dans le sens du dépérissement de l’État ne peut que s’appuyer sur une intervention accrue des masses populaires dans l’État, par le biais certes de leurs représentations syndicales et politiques, mais aussi par le déploiement de leurs initiatives propres au sein même de l’État. Démarche ici aussi par étapes, mais qui ne saurait se limiter à une simple démocratisation de l’État […] Ceci doit être accompagné par le déploiement de nouvelles formes de démocratie directe à la base et l’essaimage de réseaux et des foyers autogestionnaires60.

Malgré l’écueil que présentent certaines positions politiques de Poulantzas, par exemple son optimisme concernant les gouvernements d’« union de la gauche », sa conception d’une « voie démocratique vers le socialisme » fut une tentative poussée de repenser la stratégie révolutionnaire en tenant compte de la matérialité complexe du pouvoir politique dans les formations capitalistes avancées. En dépit de sa critique de Gramsci, et de sa lecture de la guerre de positions comme une variante de la métaphore de l’État-forteresse, la théorie qu’il nous a laissée de l’articulation complexe et inégale des luttes, dans et en dehors de l’État, est ce qui s’approche le plus de l’entreprise gramscienne d’élaboration d’une stratégie révolutionnaire à l’âge de la « révolution passive » bourgeoise.

Les éléments que Poulantzas incorporait dans sa conception d’une « voie démocratique vers le socialisme » ne conduisent pas nécessairement à une issue réformiste. Son analyse de la complexité de l’État, de son rôle organisateur et « productif » (au sens d’une production de stratégies), laquelle est proche – malgré le ton polémique de Poulantzas – de celles de Foucault sur la biopolitique et les technologies de pouvoir, n’a rien de commun avec la vision réformiste fondée sur l’idée d’une réappropriation potentielle des appareils étatiques existants. Au contraire, Poulantzas démontre la nécessité des luttes pour révolutionner l’État. Son insistance sur la position des classes subalternes dans les appareils étatiques ne vient pas en défense de l’idée réformiste ou même « bernsteinienne » d’une « auto-transformation » graduelle de l’État capitaliste, mais reflète les difficultés (et les potentialités) ouvertes par l’expansion de l’« État intégral » bourgeois. Le fait qu’il ait envisagé la possibilité qu’un résultat électoral puisse être au commencement d’un processus révolutionnaire ne traduit pas une conception « parlementaire » de la transition socialiste, mais son appréhension des potentialités nouvelles dans les conditions d’une crise d’hégémonie. Dans ce sens, son approche s’apparente à une guerre de positions contemporaine, à la fois accélérée et prolongée, dans une période de crise hégémonique.

Aujourd’hui, dans une période historique où l’on constate, d’une part, la coexistence contradictoire d’une crise économique et sociale profonde, de la crise du « projet européen » et du développement de tendances insurrectionnelles (du printemps arabe aux mouvements des Indignés et d’Occupy à la révolte prolongée du peuple grec, ou aux récentes grandes vagues de protestation comme le mouvement contre la « loi travail » en France), et, d’autre part, l’effort des agents du capital pour restaurer une version agressive, post-démocratique et post-hégémonique du pouvoir bourgeois, il faut revenir à ces débats. C’est d’autant plus urgent aujourd’hui, en regard d’événements comme la capitulation de SYRIZA qui montre que la limite de l’empirisme, du pragmatisme et de l’abandon de toute conception stratégique de la politique au sein de la gauche, est le triomphe des politiques néolibérales.

Il faut également reconnecter les fulgurances – et les silences – de Poulantzas, avec les recherches de Foucault sur la biopolitique et les technologies de pouvoir mais aussi avec la théorie gramscienne de l’hégémonie comme modalité particulière du pouvoir bourgeois, et sa conception de l’État intégral. C’est un défi non seulement théorique mais politique : comment repenser une stratégie révolutionnaire dans des formations sociales traversées d’appareils hégémoniques multiples, une stratégie qui ne soit pensée ni dans les termes d’un assaut frontal ni dans ceux d’une approche graduelle et électoraliste, mais comme une combinaison entre l’intensification et la radicalisation des luttes, l’émergence de nouvelles formes d’auto-organisation et de double pouvoir, et la revendication du pouvoir gouvernemental non pas pour « gérer », mais pour initier un processus constituant de transformation sociale. Dans une période où les discussions au sein de la gauche oscillent entre pragmatisme électoraliste et verbalisme anticapitaliste, il nous faut revenir à ces débats. Les nouvelles lectures contemporaines de Gramsci, qui se concentrent sur la complexité et l’originalité de ses concepts et sur son effort de reformulation du matérialisme historique, nous offrent la possibilité de continuer le dialogue qui s’est interrompu avec la mort de Poulantzas.

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  1. Ce texte est basée sur une présentation faite au Colloque international La « Gramsci Renaissance » Regards croisés France-Italie sur la pensée d’Antonio Gramsci Paris, les 22 et 23 mars 2013. []
  2. N. Poulantzas, Repères. Hier et aujourd’hui. Textes sur l’État, Paris, Maspero, 1980, p. 12. []
  3. N. Poulantzas, « Préliminaires à l’étude de l’hégémonie dans l’État », Les Temps Modernes, n. 234, Nov. 1965 pp. 862-896 et n. 235, Déc. 1965, pp. 1048-1069. []
  4. Poulantzas, « Préliminaires… », op. cit., p. 867. []
  5. Ibid. p. 869. []
  6. Ibid., p. 877. []
  7. Ibid., p. 877. []
  8. Ibid., pp. 883-884. []
  9. Ibid. pp. 884-885. []
  10. L. Althusser, Pour Marx, Paris, La Découverte, [1965] 1996, p. 240. []
  11. Poulantzas, « Préliminaires… », op. cit. p. 888. []
  12. Ibid. p. 890. []
  13. Ibid. p. 892. []
  14. Ibid. p. 894. []
  15. Ibid. p. 896. []
  16. N. Poulantzas, « Préliminaires à l’étude de l’hégémonie dans l’État (fin) », Les Temps Modernes, 235, 1965, p. 1050. []
  17. Ibid. p. 1055. []
  18. N. Poulantzas, Pouvoir Politique et classes sociales, Paris, Maspero (2e éd.), 1982, p. 147. []
  19. Poulantzas, Pouvoir…, op. cit., p. 150. []
  20. A. Gramsci, Cahiers des Prisons, t. V, Paris, Gallimard, 1990, p. 59 (Cahier 19, § 24). []
  21. P. Thomas, The Gramscian moment. Philosophy, Hegemony and Marxism, Leiden, Brill, p. 163. []
  22. Poulantzas, Pouvoir…, op. cit p. 222. []
  23. P. Thomas, The Gramscian…, op. cit p. 162. []
  24. ramsci, Cahiers…, t. V, p. 59 (Cahier 19, § 24). []
  25. Poulantzas, Pouvoir…, op. cit., p. 211. []
  26. Ibid., p.215. Il faut aussi noter que Poulantzas reprend ici la critique des positions gramsciennes des marxistes britanniques, qu’on trouve dans son article de 1966 sur la théorie politique marxiste en Grande-Bretagne (N. Poulantzas, « La théorie politique marxiste en Grande-Bretagne », Les Temps Modernes, n. 238, 1966, pp. 1683-1707). []
  27. L. Althusser, « L’objet de Capital », dans Louis Althusser et al., Lire le Capital, Paris, PUF. []
  28. B. Jessop, Nicos Poulantzas. Marxist Theory and Political Strategy, Houndsmill, Macmillan, 1985, p. 193. []
  29. N. Poulantzas, Fascisme et dictature, Paris, Seuil/Maspero, 1974, pp. 68-69. []
  30. Poulantzas, Fascisme…, op. cit p. 329. []
  31. N. Poulantzas, Les classes sociales dans le capitalisme d’aujourd’hui, Paris, Seuil, 1974, p. 96. []
  32. Poulantzas, Les classes… op. cit., p. 96-97. []
  33. Poulantzas, Classesop.cit., p. 164. []
  34. N. Poulantzas, « Les transformations actuelles de l’État, la crise politique et la crise d’État », dans N. Poulantzas (dir.), La crise de l’État, Paris : PUF, 1976. []
  35. L. Althusser, Marx dans ses limites, dans Écrits philosophiques et politiques, t. 1., Paris, STOCK/IMEC, 1994. []
  36. N. Poulantzas, « L’État et la transition au socialisme », Interview par H. Weber, Critique Communise, n. 16, 1977, pp. 15-40. []
  37. A. Gramsci, Cahiers de Prison, t .IV, Paris, Gallimard, 1990, p. 120 (Q 15, § 10). []
  38. P. Thomas, Hegemony…, op. cit., p. 137. []
  39. N. Poulanzas (dir.), La Criseop. cit. []
  40. Poulantzas, « Les transformations… », op.cit., p. 26. []
  41. Ibid., p. 26. []
  42. Ibid., p. 40. []
  43. Ibid., pp. 44-45. []
  44. Ibid., p. 36. []
  45. N. Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, Paris, PUF, 1981, p. 44. []
  46. N. Poulantzas, L’Étatop.cit., p. 53. []
  47. Ibid., p. 126. []
  48. Ibid., p. 130. []
  49. Ibid., p.131. []
  50. Thomas, Hegemony…, op. cit. 226. []
  51. A. Gramsci, Cahiers de prison, t. IV, Paris, Gallimard, 1983, p. 116 (Q16, §136). []
  52. Gramsci, Cahiers…, t. III, p. 388 (Q 13, §18). []
  53. Gramsci, Cahiers…., t. II, p. 330 (Q 8, §128). []
  54. Poulantzas, L’État…, op. cit. 235. []
  55. Ibid., p. 278. []
  56. Ibid., pp. 283-284. []
  57. Poulantzas, “L’État et la transition…, op. cit., p. 22. []
  58. P. Thomas, “Conjuncture of the integral state? Poulantzas’s reading of Gramsci, in A. Gallas, L. Bretthauer, J. Kannankulam et I. Stützle (dir.), Reading Poulantzas, London, Merlin Press, 2011. []
  59. Poulantzas, L’État…, op. cit., p. 285. []
  60. Ibid, p. 290. []
Panagiotis Sotiris