Le militantisme cinéphilique, de la théorie à la pratique : entretien avec Jean-Louis Comolli

Le cinéma militant – ou l’usage militant du cinéma – procède souvent d’une méprise caractérisée : se servir d’un film comme prétexte pour initier une discussion ou pour défendre une idée politique. La forme passe alors au second plan. Dans cet entretien, Jean-Louis Comolli revient sur son expérience aux « Cahiers du cinéma » entre 1969 et 1973, à l’heure du tournant marxiste de la célèbre revue. Il raconte un travail théorique et critique, mené collectivement, pour défendre une approche militante du cinéma attentive aux formes – à la politique des formes. Revenant sur sa propre trajectoire, des « Cahiers du cinéma » à ses récents ouvrages en passant par sa pratique cinématographique, Comolli pose les jalons d’une cinéphilie politique, d’un amour du cinéma en tant qu’il est une machine à penser, une pratique impure, laissant libre cours à l’improvisation des spectateurs.

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Daniel Fairfax : Vous êtes arrivé à Paris en 1961, venu d’Alger.

Jean-Louis Comolli : À Paris, je suis allé deux ou trois fois à la Sorbonne. J’ai assisté à quelques cours, toujours très impressionnants. Mais en fait j’étais la plupart du temps à la Cinémathèque française. Fin 1961, j’ai entamé une fréquentation assidue de la cinémathèque ; nous formions un trio d’amis avec Jean-André Fieschi et Jean Eustache.

Et un beau jour un monsieur, Jean Douchet – qui nous avait repéré comme venant tout le temps à la cinémathèque – nous a proposé, à Jean-André et à moi, d’entrer aux Cahiers du cinéma pour écrire. Mon premier papier est paru en 1962, moins d’un an après mon arrivée à Paris. C’était un papier sur un film de Howard Hawks intitulé Sergeant York1. J’étais un peu émerveillé, enchanté, et très angoissé d’écrire un premier texte pour les Cahiers.

DF : Est-ce que vous aviez déjà écrit ailleurs ?

JLC : Non. De la poésie, oui. Mais pas de la critique. Les collaborateurs de la revue à l’époque étaient Jean Domarchi, Fereydoun Hoveyda, et encore quelques autres, en plus de Douchet et Rohmer.

DF : Rivette était toujours là, à l’époque ?

JLC : Rivette était toujours là, mais pas à la revue. Il écrivait assez rarement, mais il jouait encore un rôle dans l’organisation du travail. Ce qui a poussé Jean Douchet à nous repérer, c’était bien l’idée de ramener les jeunes au service. Et donc, Jean-André et moi, nous avons été assez vite promus par Rohmer au rôle de secrétaires de rédaction. On a dès lors joué un rôle plus actif dans la revue. Cette période d’apprentissage a duré quelques mois.

DF : La ligne de la revue était plutôt classique à l’époque.

JLC : Il y avait une divergence philosophique. Rohmer, dans ses grands textes (« Le celluloïd et le marbre2», et des textes comme ça), pensait que le travail des Cahiers avait donné au cinéma une force en soi. Le cinéma n’était pas que le septième art, mais un art qui à la fois contenait les autres, et les surplombait. Il était donc absurde de continuer de passer par la littérature ou la musique pour parler du cinéma. Il y avait là l’idée d’une sorte d’autarcie du cinéma, et que sa complexité, sa richesse n’étaient pas référable aux autres arts, qui avaient été accompli par le cinéma. Dans cette logique-là, Rohmer se trouvait proche des thèses de la revue Présence du cinéma dirigée par Michel Mourlet.

DF : C’était la revue des macmahoniens3.

JLC : Voilà. Donc, Rohmer s’était trouvé là, en compagnie de gens dont la position idéologique se situait à l’extrême droite, y compris le fascisme ouvert. Nous, Jean-André et moi, étions plutôt contre ça, surtout pour des raisons culturelles.

On a fini par comprendre que Rohmer allait être mis à la touche, et qu’un comité de rédaction dirigé par Rivette allait prendre sa place. Et il a fallu choisir : soit prendre le parti de Rohmer et partir avec lui, soit prendre le parti de Rivette – et c’est ce dernier qu’on a choisi. Il y avait infiniment plus de connivence culturelle et intellectuelle entre nous et Rivette. Nous étions plus ou moins du même camp. On a donc accompagné Rivette dans sa prise de possession des Cahiers et on est devenus, Jean-André et moi, les secrétaires de la rédaction quand il a repris la revue.

Une partie des anciens ont disparu et on a recruté des gens comme Jacques Bontemps et André Téchiné. En peu de temps, Jean Narboni aussi est arrivé. C’était alors la première grande crise, elle a forcé un choix : le choix de camp, le choix d’idéologie, le choix d’une pensée du cinéma. On se trouvait tout à fait en phase avec ce que Rivette avait en tête. On se sentait très proche de Rivette quand il a fait des entretiens avec Boulez, avec Barthes, avec Lévi-Strauss – plus ou moins décevants, tous les trois, mais néanmoins extrêmement symboliques d’une véritable ouverture de la revue vers la pensée contemporaine.

DF : L’entretien avec Barthes a mené à une longue collaboration entre vous.

JLC : Oui, ça a été le point de départ des relations qui ont suivies avec Barthes, plutôt qu’avec les autres. Rivette n’est pas resté très longtemps à la revue. Il avait fait la transition de sortir des mains de Rohmer et il nous a laissé la direction du bateau un an après, plus ou moins. C’était en 1965, et quand Rivette est parti, j’ai pris sa place. Comme vous le savez, cette période est très importante parce que c’est le plus riche sur le plan de la pensée, le travail textuel de Barthes, de Foucault, de Deleuze, d’Althusser et ses élèves – Rancière et Balibar. On lisait ces gens, bien sûr. Le premier qui a parlé de Deleuze, c’était Douchet – qui un jour m’a dit : « Je viens de lire un livre formidable qui s’appelle Proust et les signes d’un certain Deleuze4. »

Avec l’émergence du nouveau cinéma, les Cahiers ont trouvé un nouveau terrain de lutte. Il y avait l’interdiction de La Religieuse de Rivette, interdiction qui nous a scandalisés, et nous nous trouvions sur le front. Les Cahiers devenaient un organe de combat contre cette interdiction, on a fait des protestations diverses, on écrivait des éditos d’une grande violence, on a « milité » entre guillemets, on était très mobilisés sur cette affaire.

Et la première friction avec Filipacchi est arrivé à ce moment-là5, parce que l’interdiction de La Religieuse a amené Godard à écrire un éditorial (qu’il n’a pas fini, c’est moi qui l’ai terminé).

DF : C’est un texte fameux, qui vise Malraux, n’est-ce pas ?

JLC : Quand Filipacchi a reçu une copie de la revue, il a lu cet éditorial et le texte allait trop loin pour lui. Il a donc arrêté la diffusion de ce numéro et nous a demandé d’écrire un autre éditorial, moins violent – chose que j’ai accepté – et il a réimprimé un nouveau numéro assorti d’un éditorial atténué, beaucoup moins violent. C’était le premier accroc avec Filipacchi et là, on a vu qu’un grand patron de presse a les moyens d’imposer sa volonté.

On est alors en 1966, à l’époque des premiers festivals du jeune cinéma.

DF : Je crois qu’un des individus les plus importants pour vous à l’époque était Pasolini.

JLC : Avant même Pasolini, parmi les cinéastes, le premier qu’on a aimé, qu’on a soutenu dans les Cahiers, c’est Garrel, avec Marie pour mémoire et Anémone. Pasolini était important en tant que penseur, en tant que théoricien du cinéma. Au festival de Pesaro, il y a eu cette fameuse table ronde avec Pasolini, Christian Metz, Luc Moullet et quelques autres, où Pasolini a fait cette communication décisive sur « Le cinéma de la poésie6 », que moi j’ai toujours beaucoup de mal à comprendre. Et c’est vrai qu’on avait de très bonnes relations avec Pasolini. Mais parallèlement à ça, il y avait l’émergence d’un cinéma nouveau : Bertolucci, avec Prima della rivoluzione, et Bellochio avec Les poings dans les poches, ainsi que Skolimowski, Jancsò, Rocha, Straub, les canadiens.

En 1967, les forces des Cahiers sont extrêmement mobilisées en défense du jeune cinéma. Et je crois que la première « Semaine des Cahiers » a lieu en 1967. On a vécu avec beaucoup d’intensité cette éclosion, cette effervescence du nouveau cinéma, on l’a accompagnée en écrivant, en faisant des entretiens, sans perdre de vue le cinéma classique américain. Mais ce qui nous est apparu très important, c’est que les films dont nous parlions n’étaient pas distribués dans les salles. On a dès lors ressenti la nécessité de devenir un distributeur parallèle. Pendant quelques années, on était une sorte de commis voyageur du nouveau cinéma, parce qu’il s’agissait de films qui étaient totalement inconnus.

Déjà en 1967 se lisent toute une série de prises de position dans la revue, puisque la défense du nouveau cinéma nous a amené à nous interroger précisément sur la distribution, sur les conditions de production. On a élargi le champ de réflexion et on y a fait entrer l’économie du cinéma. Des traces embryonnaires apparaissent alors de l’idée que les formes cinématographiques portent en elles des dimensions politiques.

DF : S’il y a un lien qui vous connecte à vos prédécesseurs aux Cahiers, c’est l’idée qu’il y a une moralité de la forme, de la technique.

JLC : L’acte de foi principal de la revue est que les formes portent une grande coïncidence éthique. Esthétique et éthique vont ensemble. Il y a le fameux article de Rivette sur le travelling de Kapò7. On était très baziniens. Il faut dire que Bazin est plus complexe qu’on le croit. Il a écrit des choses sinon contradictoires, du moins tendanciellement ouvertes. Très vite, Bazin nous a intéressé davantage comme théoricien que comme critique. Il est un excellent critique, probablement le meilleur qu’il y ait jamais eu ; mais, en même temps, pour moi, l’intéressant c’est plutôt sa théorie que sa critique.

DF : Il y a plutôt une affinité entre vous et Bazin qu’une opposition. Vous n’êtes nullement « anti-bazinien ».

JLC : C’est une affinité qui vient d’une opposition, c’est ça qui est intéressant. En essayant de critiquer Bazin, j’ai été amené à être très proche de lui. Le mot « idéaliste », qui n’était pour nous qu’une sorte d’épouvantail, ce mot a ensuite pris le pouvoir. Quand on a dit : « Bazin idéaliste », c’était une manière trop simpliste de se séparer de sa pensée, évidemment. Là-dessus, je suis très critique.

DF : Son mode de pensée était aussi très dialectique.

JLC : Absolument. Il pense les choses négativement et positivement.

DF : Passons à 1968. Il y a eu l’affaire Langlois.

JLC : Il y a l’affaire Langlois qui éclate, et là aussi, les Cahiers sont devenus les quartiers généraux dans le combat pour empêcher la mise à l’écart d’Henri Langlois. On a mobilisé des centaines de cinéastes à travers le monde. Ça a pris beaucoup de temps, beaucoup d’énergie, et pas mal de dépenses en téléphone que Filipacchi a dû payer par la suite. Cette bataille a été très rude, parce qu’on s’est directement heurté au gouvernement, au pouvoir. Malraux étant le ministre de la culture, c’était une situation absurde. Il y avait des manifestations rudes, des heurts, des bagarres ; c’était une crise violente. Et les Cahiers ont joué un rôle central. C’était très dur pour l’État d’accepter la réintégration de Langlois.

Ça a contribué fortement à la politisation de la revue. On était dans le choc frontal qu’on a connu avec La Religieuse mais là, c’était toute une pratique de cinéma qui était mise en question. Langlois était pour nous un génie absolu. Les Histoire(s) du cinéma de Godard viennent directement de Langlois.

On s’est interrogé sur les intérêts du pouvoir et du commerce. On était très sensibilisés au caractère commerçant de la reprise en main de la Cinémathèque par l’État. Et puis, deux mois après, commencent les événements de Mai. Et là, je crois que parce qu’on avait été des activistes forcenés dans l’affaire Langlois, et qu’on a gagné, très vite on a compris la signification de ces événements. On a téléphoné à la fédération cégétiste du spectacle, qui regroupait la majorité des techniciens et des ouvriers du cinéma, et qui nous a proposé d’organiser avec eux les « États généraux du cinéma » à l’école Louis Lumière. Et là, toute l’équipe des Cahiers – y compris les anciens – s’est mobilisée. Le tournage s’est arrêté pendant quatre ou cinq semaines pour d’interminables débats, des confrontations qui se déroulaient tout au long de la journée. On a fait une demande à Cannes, qui se déroulait au même moment, d’arrêter le Festival, et cela s’est effectivement arrêté.

Les « États généraux » étaient un temps de discussion quasi permanente, et puis, quand il y avait une manifestation, on partait en cortège depuis l’école Louis Lumière.

DF : Vous avez donc participé directement aux manifestations ?

JLC : Oui ! Avec une banderole, et tout ça.

DF : Et la nuit, aux barricades ?

JLC : Oui, on a participé aux barricades, comme tous les autres. Dans les errances qui étaient les nôtres, j’étais allé à l’École normale supérieure, où dans un coin se trouvait le groupe des situationnistes. J’avais parlé avec eux, et on était très complices, mais en même temps très distincts parce que, en effet, on n’avait pas les mêmes positions que celles des situationnistes.

DF : C’est quelque chose qui était souterrain à l’époque, mais plus tard il est devenu très clair qu’il y avait une influence des situationnistes sur vos théories.

JLC : En fait, j’ai lu La Société du spectacle8 un peu plus tard, pas tout de suite. On était un peu figés par ce livre, dont le point principal est de liquider l’ensemble des artistes. Donc là-dessus, j’avais du mal. On ne peut pas devenir situationnistes. Au contraire, on a toujours tenté de prouver qu’à l’intérieur de l’aliénation même, il y avait la possibilité de prendre ses distances, de réfléchir, de rendre les choses plus dialectiques – tout ça a été jeté à la poubelle par Debord de façon très violente. Je crois que le texte sur Young Mr Lincoln répond à ça9. Du point de vue de Debord, ce film est inévitablement un exemple majeur de l’aliénation de l’idéologie, et on a tenté de montrer que c’était plus compliqué. Donc je pense que c’était une manière de lui répondre.

DF : Revenons aux « États généraux »

JLC : L’idée juste qu’il fallait transformer le fonctionnement du cinéma, et au fond, l’ordre cinématographique, était essentielle. Et beaucoup de techniciens se sont remis en question, dans leur pratique, leur manière de faire. L’idée apparaissait que, à l’intérieur même du spectacle comme aliénation, il y avait la possibilité de lutter, et de comprendre, de disposer des outils pour résister à l’emprise du spectacle le plus aliénant. On touche un point très important : la pratique du cinéma met en jeu des forces qui ne sont pas toutes convergentes avec l’idéologie ambiante. C’est une idée qu’on avait perdu de vue dans la suite idéologique des Cahiers, mais pour moi c’est quelque chose de tout à fait central. Ce que je retiens de cette période politisée – gauchiste – de la revue, c’est l’accent mis sur la pratique. Comment ça se passe ? C’est ça la question. On ne peut pas situer la critique idéologique sur les énoncés, sur le discours explicite d’un film, ni même sur l’histoire du cinéaste, mais au contraire il faut l’interroger à partir de la pratique. À l’époque, Serge Daney disait : « Quand je rencontre un cinéaste, je lui demande, qu’est-ce que tu fais, aujourd’hui ? Quel est ton emploi du temps ? Tu vois qui ? Tu vas où ? ». Cet aspect de la critique gauchiste des institutions s’est effacé. Quand on interroge chacun sur sa pratique réelle, on essaie de comprendre ce qu’il porte avec lui, dans ses pensées sur le cinéma. Même si on pense à gauche, on peut faire autrement, et du coup il y a une contradiction entre la manière de faire des films et la pensée du monde qu’on peut avoir.

L’amitié avec André S. Labarthe s’est fortement renouée à ce moment-là. Toute une série de facteurs faisait qu’on avait le sentiment qu’on tournait un peu dans le vide. On avait pris la décision collectivement de ne pas tourner en 1968 – c’était une décision à la fois absurde et logique, parce qu’on pensait que tout ce qui se passait là était trop important, qu’on le trahirait en le filmant. Là, je suis d’accord avec Blanchot, qui a dit justement qu’il ne voyait pas comment écrire là-dessus. Ce qui se passait là dépassait la capacité d’un écrivain d’en faire quelque chose sans sacrifier, sans perdre l’esprit de la chose, l’esprit d’improvisation, de lutte, etc. Alors, on allait, Labarthe et moi, tous les jours à l’École des Beaux-arts (à un certain moment on avait bien plus de relations avec les plasticiens faisant des affiches qu’avec les cinéastes !) et il apparaissait très clairement que des tensions fortes existaient.

Le cinéma français n’est pas une famille, ou si c’est une famille, c’est une famille qui se hait. La haine est le ferment de la cohésion, et ici la haine finit par apparaître. On discutait tous les jours avec des gens qu’on n’aimait pas et que même, parfois, on détestait, qu’on considérait comme des vrais ennemis. C’était un peu l’ambiguïté de ces « États généraux ». Le souffle révolutionnaire n’était pas capable de balayer toutes ces contradictions. Ce sentiment de se couper, d’être un peu à l’écart – pour le meilleur et pour le pire bien sûr – est apparu très fort.

C’est donc à la toute fin qu’on a décidé de tourner Les Deux Marseillaises.

DF : C’était après la fin de Mai ?

JLC : C’était juste après. Puisqu’une des premières séquences du film est le discours de De Gaulle qui met fin, d’une certaine manière, à Mai. On a tourné pendant quelques semaines mais, déjà, la décision de procéder aux élections avait été prise. Donc on était déjà dans la logique « élection = trahison ». Au fond, l’esprit libertaire qui était déjà très présent pour moi et pour d’autres dans les années précédentes s’est réveillé très sûrement. Paradoxalement, mon ami intime, Jean-André Fieschi, n’a pas accepté ce virage antiautoritaire. La rupture entre nous a eu lieu sur les dernières marches de Mai 1968. Dans la rue, il a dit : « Vous êtes des petits-bourgeois, il faut participer aux mouvements. » Alors que 1968 a été pour nous une expérience antiautoritaire. On a fait ces « États généraux » avec les syndicats du spectacle mais très vite, on s’est trouvé sur des positions anti-cégétistes et anti-communistes.

DF : C’est curieux parce que vous vous êtes alliés avec le PCF après.

JLC : La revue, globalement, s’est politisée, même radicalisée, dans cette épisode de Mai. Le numéro qui en parlait c’était le numéro 200. Le numéro 199 raconte les « États généraux », le numéro 200 raconte à la fois l’affaire Langlois et ce qui s’est passé en Mai et, dès ce moment-là, on a eu une ligne très divergente par rapport au groupe qui nous possédait et qui nous éditait. En 1968, la situation s’est fortement dégradée et le processus du rachat de la revue s’est engagé. Il a fallu racheter la revue à Filipacchi qui, il faut le dire, a été courtois – il n’a pas fixé un prix exorbitant. Un groupe d’anciens – Truffaut, Godard et quelques autres (Truffaut a impliqué un de ses amis, Pierre Cardin, qui avait une fortune immense) – racheta alors la revue.

DF : Cela s’est passé un peu plus tard, en 1969, après l’éditorial « Cinéma/Idéologie/Critique ».

JLC : Oui, voilà. Évidemment, on avait commencé à écrire des textes avec des références marxistes, Narboni et moi. Et donc tout ça a fait que le divorce a été inévitable et nécessaire. On a alors reconquis notre indépendance. Ce fut le moment où le groupe a été le plus fort, le plus lié, le plus noué, et a travaillé le plus, indéniablement. C’était la grande période du travail théorique aux Cahiers.

DF : Et votre adhésion au marxisme, comment ça s’est développé ?

JLC : Le rôle d’Althusser a été déterminant. On était des althussériens. Disons que dans les différents courants qui se sont affirmés dans le cours de Mai 68, nous nous sentions proches des althussériens. Pourquoi ? Parce que c’étaient des théoriciens. Alors, par la suite, on allait rester plutôt dans ce lien-là, et on ne s’est pas de tout dirigé vers la Gauche prolétarienne, les Maos-spontex10. On est finalement restés des néo-althussériens ou des post-althussériens. Je crois que c’était en 1969 aussi qu’est paru un article qui avait beaucoup d’importance pour nous : le texte d’Althusser intitulé « Des Appareils idéologiques d’État », paru dans la revue marxiste La Pensée11.

Althusser était membre du parti communiste, et l’influence d’Althusser à elle seule explique, donne une vraie raison à notre « rapprochement » – entre guillemets – avec le parti communiste, mais ce n’était pas avec le parti communiste. C’était avec La Nouvelle Critique, et ce n’est pas exactement la même chose. La Nouvelle Critique était une revue du comité central du PCF, donc une revue parfaitement dans la ligne la plus orthodoxe, sauf qu’elle avait été relancée précisément dans le but de rapprocher le PCF et les intellectuels, de reconstituer un pont, une passerelle. Le PCF avait conscience en 1968 d’avoir été lâché par la frange révolutionnaire de la gauche radicale. Le désir de reconstruire un peu une passerelle, c’est La Nouvelle Critique qui l’a porté. Jean-André Fieschi, notre ex-camarade, était entré dans La Nouvelle Critique. Bernard Eisenschitz allait un peu plus tard virer au PC mais écrivait déjà dans La Nouvelle Critique. Donc, la passerelle pour nous était déjà là. On a alors rencontré, à des nombreuses reprises, des gens de La Nouvelle Critique, on s’entendait plutôt très bien avec eux, dans la mesure où ils étaient extrêmement ouverts et sensibles à tous les courants du modernisme. La Nouvelle Critique a dirigé une table ronde sur Othon, par exemple, avec Narboni, Fieschi, etc. Et nous, on avait fait une table ronde sur Ice de Robert Kramer – là aussi, il y avait Fieschi, Eisenschitz et nous, et nous on voyait bien qu’il y avait une divergence entre Fieschi et nous, puisque Fieschi avait quand même – d’une certaine façon, avec beaucoup plus de subtilité et de nuance – épousé la thèse de la critique communiste instituée qui consistait à dire que c’était un film de gosses de riches qui jouaient à la révolution.

Ce rapprochement a donc eu lieu avant de se poser la question « Est-ce qu’on adhère, ou pas ? » On a décidé entre nous, comme ça, de ne pas adhérer – moi, je n’étais pas pour non plus – mais pendant un temps, on a fréquenté les communistes d’avant-garde, disons ces communistes de l’avant-garde intellectuelle. Le virage a été préparé par le travail qui a été fait autour d’Eisenstein, autour de Vertov, dans le numéro « Russie années 2012 ». La publication des textes d’Eisenstein dans les Cahiers, on était les premiers à le faire, il y avait donc une vraie possibilité de travailler ensemble.

Il peut sembler un peu contradictoire – parce que Mai 1968 a été une expérience antiautoritaire – de considérer un rapprochement avec le PCF, qui a été très mal à l’aise pendant cette période, et la CGT qui a été hostile au mouvement, aux soixante-huitards. Mais ça ne l’est pas dans la mesure où il y avait une tentative d’ouverture et, tout en critiquant la logique d’Althusser, on l’avait quand même intégrée, puisqu’Althusser avait écrit un texte dans Le Monde qui s’appelait « La Forteresse assiégée » où il décrivait sa propre situation par rapport au PCF. Et la thèse était : « Ne croyez pas que le PCF ait effectivement tourné le dos à la révolution. Si on y entre, si on fait de l’entrisme, on va le pousser à aller vers plus d’ouverture. » C’était cette logique-là : reformer le parti. Mais nous, on n’était pas tout à fait dupes, et on sentait bien que c’était de plus en plus autre chose – et de l’autre côté, La Nouvelle Critique n’était pas le parti. Voilà, donc, une sorte de demi-mesure où on pouvait faire comme si le parti n’était pas le parti, et La Nouvelle Critique était l’avant-garde d’un nouveau parti à venir, dans le cas où, on aurait eu évidemment notre place.

Il faut dire aussi que la fin de Mai – je ne veux pas dire l’échec de 1968, parce qu’il n’y avait pas d’échec, mais la fin objective de Mai 1968 – a laissé tout le monde dans un grand désarroi. Le parti communiste aussi, d’ailleurs. La question de savoir comment relancer, répondre, ne pas en finir avec l’esprit de Mai, cette question était vraiment à l’ordre du jour. La réponse la moins évidente c’était d’aller au parti communiste, parce que, évidemment, ça veut dire : on pense que les masses qui étaient présentes pendant Mai 1968, c’est avec elles que le lien doit être tissé. Certes, ces masses étaient très divisées par Mai 1968 : entre le parti des ouvriers et l’autre parti des ouvriers, entre le mouvement syndical et les masses ouvrières, il y avait des contradictions énormes, et ces contradictions sont apparues au grand jour. Et donc, pour nous, rejoindre les masses au niveau du parti n’était pas de tout évident, c’était une démarche qu’on ne pouvait pas accepter.

De l’autre côté, évidemment, il faut voir 1968 comme un mouvement de masse. Ce n’était pas une petite révolution limitée aux groupes d’intellectuels de la rue d’Ulm. C’était évidemment un mouvement de masse qui n’a pas débouché sur une perspective révolutionnaire concrète, mais qui portait en lui, bien sûr, l’annonce de la chose. Il y avait donc une possibilité de sortir de 1968 en passant vers l’extrême gauche et en critiquant le PCF, une possibilité qui a été freinée par La Nouvelle Critique.

Parallèlement à ça s’était déclenchée ce qu’on a appelé la Grande révolution culturelle prolétarienne en Chine. Nous n’avions de la Chine que les textes – comme Pékin-Information, qu’on voit dans La Chinoise – qu’on allait acheter à la librairie de François Maspero sur le boulevard de Sébastopol. On avait donc une connaissance livresque de la Grande révolution culturelle prolétarienne, et je n’ai aucune gêne à vous dire que les textes de Mao m’ont toujours fortement intéressé. Je pense tout particulièrement à un texte qui s’appelle De la contradiction et qui est pour moi un texte à la fois d’une grande richesse, d’une grande profondeur, et en même temps, comment dire, presque trop beau pour être vrai, c’est-à-dire qu’on arrive là à la perfection casuistique13. Il y a quelque chose dans Mao de la casuistique : analyser les contradictions très finement, et puis comprendre que chaque contradiction est composée d’une partie principale et d’une partie secondaire, et qu’ensuite, chaque partie est elle-même composée d’une partie principale et d’une partie secondaire, c’est bien là qu’on arrive à l’aspect principal de la contradiction secondaire, ou l’aspect secondaire de la contradiction principale. C’était fascinant pour la pensée, parce que, du coup, il avait le mérite de sortir des schématisations un peu pauvres du léninisme, disons du marxisme de combat. Marx a été infiniment plus subtil que ça. Le marxisme a subi une vraie réduction en catéchisme de combattant. Et Mao a renoué avec le déploiement d’une pensée et, en ce qui me concerne, ça m’a beaucoup servi. Il y avait donc déjà cet intérêt pour la Chine.

Bon, nous étions pendant toute cette période-là après 1968 proche de Tel Quel, on les voyait régulièrement, on a échangé des textes, et Tel Quel s’étaient, eux aussi, laissés approcher par La Nouvelle Critique. On était donc tout à fait sur la même ligne. Et puis, quand la question de la Chine est apparue comme une question véritablement importante, la contradiction a éclaté. C’est sur cette question que nous nous sommes séparés de toute possibilité de collaboration avec La Nouvelle Critique. C’est un moment particulier de l’histoire intellectuelle française où les derniers feux du communisme du PCF nous avaient un instant attiré, mais cette convergence se révélait sans avenir dans la mesure où, pour nous, ce qui paraissait important, c’était ce qui se passait en Chine. Or, ce qui se passait en Chine, on ne le savait pas vraiment. Ça, il faut le dire parce qu’on n’avait pas lu le livre de Simon Leys, Les Habits neufs du Président Mao, qui nous était apparu à l’époque comme un livre de propagande14.

DF : C’est toujours un mystère, la révolution culturelle.

JLC : Oui, or je pense au livre de Maria-Antonietta Macciochi, La Chine, qui était un livre enthousiasmant sur ce qui se passait en Chine15. Tout ce qu’on a pensé, a été tiré d’elle. Il a fallu un long temps pour se défaire de cette pensée-là. Ce qui m’intéresse toujours dans cette affaire, c’est les contradictions. Pourquoi ? Parce que, on se rapproche de La Nouvelle Critique, mais on continue à critiquer le parti communiste. Il y a donc là quelque chose d’une dualité qui est tout à fait manifeste. On s’éloigne de La Nouvelle Critique, et on adhère très vaguement au programme maoïste – ou en tout cas, aux mots d’ordre maoïstes – mais sans accepter ce que les autres groupes militants directement politiques du maoïsme à la française pensaient du cinéma. On entre alors dans un système de double contradiction, où idéologiquement on peut être d’accord avec Vive la révolution ! ou avec l’UJCM-L, les althussériens, mais où on ne cède pas sur le cinéma16 : c’est ainsi qu’on critique très férocement les films militants de l’époque qu’on n’aime pas du tout. Je les ai revus, entre parenthèses, récemment, dans le coffret DVD élaboré par les éditions Montparnasse, et ils sont malheureusement épouvantables17. Ces films comme Oser lutter, oser vaincre sont tous une catastrophe, ce sont de très mauvais films.

DF : Un film militant qui vous a beaucoup impressionné, c’était La Reprise du travail aux usines Wonder de Jacques Willemont.

JLC : Oui, on a toujours aimé ce film-là. C’est un film qui, sans l’avoir voulu et peut-être au-delà de tout ce que ses auteurs avaient en tête, a révélé la contradiction. Et chacun joue son rôle. Donc ça, c’était effectivement notre version du cinéma, où le cinéma intervient pour que chacun apparaisse dans sa vérité idéologique et sociale, jouant son rôle et, comme c’est souvent le cas, le jouant à perfection.

DF : Comme dans le gestus brechtien.

JLC : Oui, absolument. Là, quelque chose a eu lieu, et je pense que c’est parce que c’est filmé, parce que la présence de l’équipe joue un rôle, que la fille crie, hurle… Peut-être qu’elle ne l’aurait pas fait sans caméra, on ne le saura jamais, peu importe. En tout cas, c’est une scène qui se constitue, dans laquelle le cinéma est présent. Plutôt que « cinéma direct », il faudrait parler du « cinéma présent ». La présence du cinéma induit un champ d’attraction, un champ magnétique dans lequel les choses apparaissent comme elles sont. Et c’est terrible. La même scène jouée par des comédiens, je pense, deviendrait schématique, et très ennuyeuse. Est-ce que le cinéma met en place ce qu’on appelait l’inscription réelle ? Ici, on est bien dans une inscription réelle. C’est ça que le cinéma produit et que seul le cinéma peut produire, parce qu’aucune autre des formes d’expression ne peut arriver à ça. Alors que là, il est à nu, c’est le cinéma à nu, et à nu il y a un champ magnétique qui s’installe et qui fait que le corps vibre.

Je crois que si le cinéma direct produit une inscription vraie, alors, d’accord, mais justement ce n’est pas le direct qui le produit, c’est le fait que le cinéma est là. Pour moi, c’est une question de coprésence du corps filmant d’un côté et de corps filmés de l’autre, ensemble. Alors c’est vrai que ce type de situation cinématographique n’est pas seulement impossible à répéter mais, d’une certaine manière, il n’est pas prolongeable. Ça ne constitue pas non plus un corpus cinématographique entier, ça ne va pas faire un film, ça peut faire un fragment, c’est une autre logique. Je l’aime beaucoup, je suis plutôt dans cette autre logique. Ce qui m’intéresse c’est le moment où le cinéma est à l’intérieur du film, c’est-à-dire le moment soit d’une configuration particulière d’une inscription vraie, soit – au contraire – de la magie de la mise en scène qui crée quelque chose qui n’existait pas auparavant.

On était dans cette situation très difficile, très malaisée. On a politisé la revue et on l’a radicalisée avec une référence maoïste et, en même temps, on refusait les films bien-pensants du cinéma militant, y compris les films maoïstes. C’est le moment aussi où on élabore cette notion de « fiction de gauche ». On prend position dans le combat idéologique contre un cinéma qu’on peut qualifier de consensus de gauche. C’était dès lors une situation intenable, puisqu’on est alors critiqué sur notre gauche, notamment par Cinéthique, et en même temps on ne se réfugiait pas sur notre droite. Au contraire, on attaquait.

En 1970 se déployait à ce moment-là un combat avec Cinéthique – c’est littéralement un combat idéologique qui s’est engagé, puisque sur le plan de la théorie, on était évidemment extrêmement sensibles à ce qu’ils développaient, et notamment à « L’Appareil de base » (le texte de Jean-Louis Baudry), les écrits de Marcelin Pleynet, etc18. Tout ça nous touchait parce qu’on n’était pas allés assez loin dans notre réflexion.

DF : Le texte de Baudry est lui aussi assez éloigné de la ligne éditoriale de Cinéthique.

JLC : Oui, mais ils s’en sont quand même beaucoup servi, et on a dès lors été attaqués par les ultra-gauchistes : ils étaient plus à gauche que nous et ils considéraient que nous, on était plutôt à droite. Donc, ça nous énervait énormément. L’hypothèse de Bonitzer est que Tel Quel, agacé par la façon dont les Cahiers à la fois les suivaient et se radicalisaient, a tenté de nous envoyer littéralement un missile sous la forme de Cinéthique. Je ne pense pas que Cinéthique soit une création de Tel Quel, même si Tel Quel a joué un certain rôle dans l’apparition de cette revue – toujours est-il que Cinéthique nous encombrait beaucoup. Cette situation a donné lieu au grand texte, « D’une critique à son point critique »19 , où on discute avec eux, on analyse leur parti-pris politique, et on le démonte : il y avait bien une lutte entre les deux revues. Moi, j’ai écrit à ce moment-là « Technique et Idéologie »20 poussé par le même souci – le livre de Lebel était plutôt un prétexte. Disons que c’est à travers Lebel que j’ai attaqué, ou en tout cas contré, débordé Cinéthique. Le divorce avec Cinéthique était radical. À l’exception de Méditerranée de Jean-Daniel Pollet, on n’aimait pas le même cinéma.

DF : Dans Cinéthique, on peut discerner la même attitude vers le cinéma que dans Debord. Il y a une esthétique de la négation.

JLC : Oui, ils se distinguaient en rejetant radicalement pratiquement tout le cinéma. Moi, personnellement, j’ai toujours songé à sauver le cinéma, y compris les films les plus idéologiques. L’idée du texte sur Young Mr. Lincoln était de sauver Hollywood.

DF : La mission était de trouver le point critique de ces textes, de ces films, leurs failles idéologiques.

JLC : Ça procède de cette idée que si les formes ont un sens, il se peut – et c’est le cas avec les grands cinéastes hollywoodiens – que ce sens ne soit pas celui des personnages par exemple, ou de l’histoire qu’on raconte. Il se peut que ce sens, ce soit celui de la mise en scène et que là, du coup, les formes prennent du sens contre les énoncés du film. Avec Young Mr. Lincoln, c’est particulièrement frappant : c’est un film qui, si on le lit rapidement, nous raconte le mythe de Lincoln, l’Amérique marchande, bourgeoise. Tout y est, la justice, absolument tout. Et dès qu’on le démonte, dès qu’on le déconstruit, on s’aperçoit que c’est infiniment plus pervers que ça, et que le cinéaste parvient, par la force de son travail ou de son génie propre, à mettre en péril – et peut-être même carrément à faire basculer – les énoncés qui sont dans le film. Ça peut conduire à une lecture beaucoup plus subtile, et qui montre finalement que c’est un film qui critique follement la position de Lincoln. C’est ça qui est intéressant, que Lincoln soit là comme une statue, et en même temps comme quelque chose de très problématique, dont aucune faiblesse n’a été cachée.

Je suis très content de ce travail. En plus, c’est un travail collectif. Notamment pour la très mauvaise raison de vouloir se passer de signature, de dépasser la question de la signature. C’était épouvantablement naïf, mais on a cru – et je crois toujours – à l’intellectuel collectif. J’y crois toujours parce que c’est la discussion et la confrontation dans le travail commun qui laisse les idées se développer. Ce texte a été la mise en pratique de ça, l’expérience de ça : est-ce qu’on peut penser à plusieurs ? Mais oui ! Et nous le faisions tout le temps, puisque les Cahiers dans toute cette période, et même avant 1968, c’étaient des gens qui se voyaient tous les jours et qui discutaient ensemble tous les jours, qui voyaient les mêmes films. Il y avait comme ça une circulation de la réflexion ; au fond, celui qui disait les choses était entendu. Au milieu de celle-ci ou au milieu de celle-là, mais tout ça a été entendu et refondu dans ce collectif. C’est pour ça que moi je garde de cette période un sentiment très puissant.

DF : Ce n’est pas l’attitude commune de tous les gens vers cette époque. Je pense par exemple à Serge Daney, qui en parle d’une manière assez dure.

JLC : Oui, c’est vrai. Il y avait quelque chose de naïf, bien sûr, quelque chose d’utopique au sens bête du terme. De l’autre côté, la pratique était d’une grande richesse. Le seul problème c’était que c’était beaucoup de travail. Ces textes qui font une vingtaine de pages nous ont coûté un travail de fou, des semaines et des semaines de travail. Et la contradiction entre la forme revue et le travail en question est malheureusement flagrante. On ne peut pas travailler comme ça tout le temps dans une revue. À la toute fin, on était arrivé à un débat un peu apocalyptique : ou bien on cesse d’être mensuel, pour pouvoir travailler davantage sur les films, on devient trimestriel, comme Tel Quel ; ou bien, si on reste mensuel, on ne peut plus travailler comme ça.

Il y avait un écart important entre le format de la presse mensuelle et l’engagement d’un travail qui demande beaucoup de temps, et beaucoup de difficultés. C’est une souffrance, aussi. Il se trouve néanmoins qu’on avait choisi les films qu’il fallait choisir. Je ne sais pas si on aurait pu faire la même chose avec beaucoup d’autres films.

DF : Une marque de ce temps-là était la phrase « À suivre ».

JLC : Ça, c’est ma marque, ma signature à moi.

DF : Pas seulement à vous, parce que les textes d’Oudart ou de Bonitzer finissent eux aussi souvent avec la phrase « À suivre ».

JLC : On ne voulait pas finir un texte dans le délai, donc ils restaient « à suivre ». Ce « à suivre » m’apparaît évidemment à prendre à la lettre, mais peut-être aussi à prendre comme une sorte de métaphore de notre situation globale. « À suivre » : on ne peut pas s’arrêter, ce travail est en cours. D’une certaine manière, on pourrait dire que beaucoup de choses parues dans cette période pourraient constituer les fragments d’un même texte. Il y a une cohérence, il y a des références explicites ou implicites, il y a des citations. Ces textes se croisent et se recroisent et, d’une certaine façon, ils sont un seul « texte » dans son essence plurielle.

Pour revenir à cette histoire : on était d’extrême gauche mais on n’aimait pas le cinéma de gauche. Je me souviens que dans les années 1970, nous sommes allés, Serge Daney et moi, faire une semaine des Cahiers à Damas21. On a été reçus par un cinéaste syrien, Omar Amiralay, un grand lecteur des Cahiers, qui a eu l’idée totalement délirante d’organiser une semaine des Cahiers à Damas. Ce fut un énorme triomphe, mais il s’est passé exactement le contraire de ce qu’on aurait pu vouloir. Je pense notamment à la séance sur Z, qu’on a fait projeter comme contre-exemple. Daney et moi, on le critiquait et on s’est faits éjecter par la salle. Ils ne voulaient rien entendre : pour eux, c’était le vrai film progressiste, qui dénonce la dictature des colonels, avec l’homme juste au centre, etc. Malheureusement notre message n’a pas accroché avec la salle. C’est un test très intéressant parce que, sans qu’on l’ait cherché, les positions qu’on défendait étaient peu acceptées, voire inacceptables, pour la grande majorité du public, y compris les gens qui s’intéressaient au cinéma. Disons que la salle était Positif.

DF : Donc vous vous sentiez marginalisés et dans la politique et au cinéma.

JLC : On se sentait en lutte sur tout.

DF : Sur les deux fronts…

JLC : On menait le combat « juste ». Par exemple, nous avons montré Othon à des militants de je ne sais quel groupe révolutionnaire – et c’était une catastrophe totale ! C’est ça qui est intéressant à analyser, aussi bien par rapport à l’histoire des Cahiers que par rapport au problème en soi – encore pesant aujourd’hui. Il est évident qu’il y a une méprise fondamentale qui fait qu’on préfère l’idéologie qui nous flatte aux formes par lesquelles cette idéologie passe – et que au fond, peu importe le cinéma pourvu qu’on ait le sens. Alors que pour nous, c’est le contraire : c’est le cinéma qui est absolument central dans cette affaire-là. C’est une position qui, aujourd’hui encore, reste par définition plus que minoritaire.

DF: Dans le début des années 1970, la politisation de la revue atteint son point le plus culminant.

JLC: Le début des années 1970 ne fut pas seulement le moment de la radicalisation politique de la revue, mais aussi le moment crucial où nous tentions de brouillonner une théorie du cinéma. C’était une chose très ambitieuse, très fantasmatique, mais néanmoins on s’est mis au travail. Le petit groupe a donc fonctionné. Il y a eu l’entrée dans la revue de Serge Daney, qui avait une force de pensée considérable. Pascal Bonitzer aussi y est entré et a commencé à y écrire dès 1969. La revue n’a pas cessé la critique, mais Bonitzer l’a poussée jusqu’au point où elle rejoint la théorie.

C’est autour de ça qu’on a noué une complicité avec les gens de Tel Quel. On avait une position globale sur le cinéma, non pas une ligne – c’était plus ouvert qu’une ligne, mais en tout cas on avait le souci de penser le cinéma dans son entier : la forme, les structures, les dispositifs, les machines, jusqu’à la production et à la distribution et la place du spectateur. C’est la première fois, me semble-t-il, dans l’histoire de la pensée sur le cinéma, que cette ambition d’ouvrir le champ de ces questions se manifestait. On avait des références, bien sûr (Bazin, les écrits des années 1920), mais en même temps il a fallu construire toute une approche.

DF : Au niveau pratique, la quasi seule référence était celle des cinéastes de l’URSS des années 1920. C’était une combinaison du marxisme et d’une pratique cinématographique.

JLC : Évidemment, avec Dziga Vertov d’un côté, et Eisenstein de l’autre, il y avait une conjonction extraordinaire de cinéastes qui ont fait des films formidables, et en même temps des gens qui réfléchissaient sur le cinéma et qui ont écrit sur le cinéma, qui mettaient en pratique – je pense à Vertov – une conception planétaire du cinéma. Ce qui caractérise sa pensée, c’est cette idée que le cinéma peut nous faire découvrir les liens principaux entre les différentes régions d’un pays, ou entre les différents pays. Le cinéma comme ce qui unit la disparité, ou la variété, d’une situation. Cette pensée nous a fascinés. On avait vu, avec Vertov et Eisenstein, la possibilité d’unir la dimension esthétique et la pensée.

Il y avait aussi, au début des années 1970, la place majeure donnée à la pensée non cinématographique. Il y avait, à ce moment-là, Foucault et Deleuze, que nous discutions entre nous, mais aussi Lacan. On a transformé la pensée de Lacan en une pensée sur le cinéma. Je crois que c’est en 1970 que paraît le premier volume des Séminaires22, qui porte précisément sur le regard. Il y avait donc un certain nombre de notions que nous avons empruntées, dont nous nous sommes servi. La notion lacanienne de champ de l’autre, par exemple, est posée dans ce premier Séminaire. C’est ainsi que nous travaillions alors : développer une pensée des systèmes, des dispositifs avec les outils du cinéma à travers Lacan, à travers le marxisme d’Althusser, à travers Foucault, et puis l’émergence de Deleuze qui nous a beaucoup influencés.

Bref, il y avait beaucoup d’agitation, beaucoup de travail théorique et, cependant, on a continué notre travail de missionnaires, consistant à porter des films vers les spectateurs. Les « Semaines des Cahiers » ont non seulement continué, mais se sont généralisés, surtout dans les villes universitaires. Il y avait une nouvelle vague de cinéphilie qui, pour nous, avait remplacé, s’était substituée à l’ancienne cinéphilie, qui nous paraissait défaite par l’histoire.

Le problème qui était le nôtre, c’était comment articuler une réflexion sur la forme cinématographique avec les enjeux politiques. À mon avis, il y a un lien très fort entre la portée politique d’un film et la forme de ce même film. Ce n’est pas dire que cette forme doit être absolument à l’avant-garde, mais il faut que le film intervienne dans un champ culturel, un champ idéologique, et que cette intervention ait un sens politique. C’était notre problème, et ça s’est notamment traduit par une critique assez féroce d’un certain nombre de films se rattachant à « la fiction de gauche ». C’est à ce moment qu’on s’est séparé du Parti communiste, parce que nous avons critiqué très fortement des films « progressistes ». Je pense à Z de Costa-Gavras, et L’Aveu du même Costa-Gavras.

DF : Il y avait aussi le film de Karmitz, Coup pour coup.

JLC : Oui, il y a un numéro des Cahiers qui constitue en gros un choc hostile entre le film de Godard, Tout va bien, et Coup pour coup de Marin Karmitz. On avait fait une sorte de parallèle entre les films, en expliquant pourquoi Coup pour coup était un film non seulement pas bon, mais politiquement dangereux.

DF : Rétrospectivement, vous avez été peut-être trop dur avec Karmitz. Avec Costa-Gavras, les problèmes de ses films sont plus flagrants, parce qu’il y a le côté spectaculaire, le côté thriller, mais dans le cas de Karmitz, il y avait au moins un certain niveau d’authenticité.

JLC : Ce qui était visé à travers Karmitz, ce n’est pas forcément Karmitz en tant que tel, c’est une certaine logique du cinéma militant : la logique de l’enregistrement sur le vif, des actions, des grèves, des séquestrations de patrons. Je crois que nous avons toujours été convaincus de la notion brechtienne qui veut que pour penser les problèmes sociaux et politiques, il faut passer par l’abstraction – et il ne se passe rien de tel dans le cinéma direct. On pariait sur le fait que le cinéma militant pourrait retrouver l’essence de Vertov et d’Eisenstein, s’il sortait, précisément, de cette tradition de reportage journalistique, et s’il acceptait de faire passer la forme au premier plan, ce qui est pour la plupart des militants scandaleux, mais, à mon avis, nécessaire. Il est très important que la question de la forme – surtout dans le cinéma militant – revienne au premier plan.

DF : En contraste avec le cinéma direct, il y avait le travail de Godard à cette époque-là, qui a été un projet totalement différent. Je me demande si son trajet vers le maoïsme, qui s’est passé avant vous, a été une force catalytique pour vous, puisqu’il vous a attaqué et traité de révisionnistes.

JLC : Je me suis senti très proche, très solidaire, des idées de Godard – des idées qui sont très singulières – et je crois que les Cahiers sont la seule revue de cinéma – ou la seule revue tout court – qui a parlé des films de Godard de cette période, la période de 1968 à 1972, l’époque du Groupe Dziga Vertov.

DF : Il y avait Cinéthique, bien sûr, mais à part ça, c’est vrai.

JLC : Je continue à penser que Cinéthique ne s’intéressait pas au cinéma.

DF : À part Godard…

JLC : À part Godard, à part quelques autres.

Dans cette période, la radicalisation politique de la revue n’est pas allée sans problème. Un des problèmes, c’était que la critique de la fiction de gauche et du cinéma militant nous avait coupé de la base qui était la nôtre, la base de la gauche radicale, militante. Évidemment, quand on arrivait dans une salle de projection pour une séance organisée par les militants sociaux, culturels, entre eux et nous ça n’a pas pu marcher, c’était voué à l’échec. On a été attaqués et considérés comme des Don Quichotte se battant contre des moulins à vent. Notre vision du cinéma, de la place du cinéma dans la société et de la fonction du cinéma politique dans la société ne coïncidait pas avec celle de la majorité des militants – y compris les militants sur le front culturel.

C’était très problématique. La frange des militants intéressée par la culture, intéressée par le cinéma, à laquelle on s’est adressé, avait majoritairement une vision utilitariste du cinéma. Ils ont passé des films dont le sujet traité coïncidait avec tel ou tel problème. Et au fond, les films leur servaient à illustrer le problème et à lancer le débat. On a donc tenté de réagir contre ça, avec des succès variés. Cette manière de procéder nous a également attiré la sympathie de certains de ces animateurs culturels. Je pense à Alain Bergala par exemple, qui entra aux Cahiers à la fin de cette période, en 1972. Ils nous a contacté parce qu’il avait une action culturelle exemplaire dans une petite ville de la région parisienne, et qu’il était précisément un de ces animateurs culturels qui pour nous représentaient, incarnaient la possibilité d’un front culturel révolutionnaire.

L’autre personne qui entra dans la revue à ce moment-là fut Serge Toubiana. Toubiana travaillait dans un institut sociologique. On l’a fait entrer parce qu’on a trouvé en lui un militant social, engagé dans la réflexion sur la lutte sociale, et qui s’intéressait au cinéma. Pour nous, c’était alors une belle recrue, du fait qu’il ne venait pas de la cinéphilie, et on avait grand besoin de ce type de militant.

DF : Est-ce que vous pouvez parler de la dynamique du groupe au sein des Cahiers, de votre travail en collaboration ? Comment ça a fonctionné ? Comment étaient les rapports entre vous ?

JLC : C’est une question importante parce que s’est mis en place – sans qu’on le veuille, à notre insu – un véritable groupe, dans le sens moderne du terme : comme le groupe surréaliste, le groupe situationniste. Un groupe qui ne s’est pas fondé sur une personnalité charismatique – nous n’avions pas parmi nous un André Breton ! C’est donc un groupe qui s’est autoformé, si j’ose dire, qui s’est constitué dans la pratique. On avait les mêmes intérêts, réfractés à travers une série de sujets plus singuliers. Nous étions très différents les uns des autres, on n’avait pas la même histoire, les seuls à s’être connus auparavant étaient Narboni et moi. Les autres se sont connus aux Cahiers. Et tout ça a une conséquence assez importante. D’abord, ce qui nous liait était l’émergence d’une pensée, qui a eu lieu collectivement, parce qu’il y avait un travail commun, même si ce n’était pas un travail très organisé. Moi, je crois profondément à la collectivisation des idées. C’est l’expérience la plus importante que j’ai pu faire dans ma vie. Cela m’a définitivement marqué. La mise en commun des questions, c’est une chose qui m’a énormément touché, jusqu’à ma façon de vivre.

Et la disparition de ce groupe à la fin de 1973 a été pour moi une chose quasi irréelle. Je l’ai constaté, je l’ai vécu, je l’ai subi, et d’une certaine manière je continue à me référer à ce groupe. Après l’effondrement de ce groupe en 1973, moi j’ai quasiment perdu la capacité d’écrire. La possibilité d’écrire sur le cinéma m’est revenue lentement – heureusement – et chaque fois que j’ai repris la plume pour écrire ces dernières années, j’écris en référence, si je puis dire, presque de l’intérieur de ce groupe, dont plusieurs des membres sont maintenant morts.

DF : Est-ce que vous pouvez parler un peu plus des contradictions, des tensions qui ont été présentes dans le travail théorique de la revue ?

Évidemment, ce groupe des Cahiers avait un caractère extrêmement élitiste. C’était pour nous se distinguer littéralement de la critique. Ce côté élitiste se traduisait de deux façons : d’une part, nous aimions les films qui n’étaient pas aimés par les autres. Beaucoup des films que nous avons défendus sont passés inaperçus, et d’autres ont été vraiment critiqués. L’autre chose qui nous mettait à part, c’est le fait que nous voulions des textes écrits. Cette demande d’écriture était pour nous essentielle, surtout pour nous distinguer radicalement de Positif. Ils avaient toujours une manière d’écrire qu’on n’aimait pas. Les grands penseurs que j’ai cités (Foucault, Deleuze, Lacan, Barthes) avaient un souci de l’écriture, une pensée de l’écriture. On était très travaillés par ça, et il a donc fallu que les textes soient écrits. « Écrits », ça veut dire qu’on tient à prendre en charge la possibilité qu’ils soient lus, que le lecteur soit éveillé par le travail d’écriture.

Dans la période de la fin de l’année 1972 et l’année 1973 – ponctuée par trois ou quatre numéros de la revue – il n’y avait pas beaucoup de travail sur les films. Il y a eu en revanche un plaidoyer en faveur de ce « Front culturel révolutionnaire » que nous avons baptisé nous-mêmes le « Groupe Lou Sin d’intervention idéologique ». Et quelque chose se fracassa à ce moment-là entre nos propres ambitions et nos propres singularités. Il y a eu un renoncement de ce qui avait été notre histoire et notre action pendant des années. Nous l’avons, d’une certaine manière, sacrifié en jetant sur le bûcher notre grande aventure collective.

DF : Est-ce que vous diriez que cette évolution pendant les années 1972-1973, en vous éloignant du travail sur le cinéma, était le reflet d’une certaine frustration avec votre milieu, avec le milieu politique en France ? Il y avait un certain décalage entre votre évolution politique à vous, et celle du pays, de la classe ouvrière, et de leur niveau de radicalité.

JLC : Indéniablement. L’aventure des Cahiers après 1968 et jusqu’à 1973 a répété un certain nombre des tentatives qui avaient historiquement lieu. Je pense à l’efflorescence théorique qui se manifestait autour de la révolution d’Octobre. C’était un moment où, pendant quelques mois, peut-être deux ans, il y avait une jonction entre la pensée d’avant-garde et le virage révolutionnaire du pays. Cette jonction n’a pas duré. Très vite, les formalistes se trouvaient en prison. Il a donc fallu accepter cette idée terrible que la révolution dans les Arts et la révolution dans le peuple ne marchaient pas du même pas, et que parfois elles marchaient l’une contre l’autre. Ça, c’était une chose que nous répudiions.

Oui, nous étions des utopistes ; d’une certaine manière, je le suis toujours. Utopiste : c’est croire à une interdépendance entre les recherches sur la forme, sur le langage, sur le style, et l’action révolutionnaire. Il y a, très souvent, une interpénétration entre les deux, des conjonctions diverses, des influences diverses, et c’est extrêmement important que ça se maintienne.

Moi, je suis plutôt convaincu que c’est à travers le travail des formes, la mise en jeu des formes, la mise en travail des formes, qu’on peut faire avancer les visées révolutionnaires, et que ce qui de manière cyclique étouffe ces idées révolutionnaires, c’est le fait qu’on les fait passer par des formes anciennes, trop familières et, d’une certaine manière, trop dépendantes de l’adversaire. Je pense qu’il est aujourd’hui absurde de parler de la destruction du capital dans des formes qui sont celles de la télévision privée mondiale. Là, il y a une contradiction énorme. Je pense que le travail sur le langage est un travail en soi porteur de sens révolutionnaire, et qu’il faut réviser sans cesse, retravailler sans cesse le langage de la révolution.

DF : Votre sortie de la revue, ça s’est passé comment ?

JLC : C’était un échec sanglant. On s’est retrouvés un soir dans un bistrot, on se regardait, et sans avoir besoin de dire grande chose, on a tous compris que la volonté de cette tentative était brisée.

DF : Ce n’était pas une rupture violente, acrimonieuse ?

JLC : Non, pas du tout. L’effondrement du groupe a eu lieu en 1973, et nous, Jean Narboni et moi, avons pensé que, même si nous n’étions plus les rédacteurs en chef, même si le rôle a été partagé avec les autres, c’était nous qui étions les responsables moraux et politiques de la situation, et donc, Narboni et moi, nous nous sommes retirés de la revue. Ce retrait a alors consisté pour Narboni à partir à je ne sais où ; quant à moi, j’ai mis en route mon premier film. Août 1973, c’est l’effondrement du groupe, et un an plus tard, je tournais pour La Cecilia. Je me suis radicalement éloigné de la revue, et je suis revenu presque dix ans plus tard, quand Serge Daney était le rédacteur en chef, pour écrire sur deux ou trois choses qui m’intéressaient tout particulièrement. Je me suis retenu de participer aux discussions collectives. Narboni y était revenu, mais moi je ne suis pas revenu. D’une certaine façon, cette histoire s’est terminée pour moi à ce moment-là, mais comme je l’ai dit toute à l’heure, elle s’est terminée sans jamais finir.

 

*          *          *

DF : Après les Cahiers, vous avez commencé votre carrière en tant que cinéaste. Vous aviez déjà fait Les Deux Marseillaises avec André S. Labarthe en 1968, mais La Cecilia est votre première expérience de cinéma de fiction, de cinéma d’auteur. Vous avez suivi le parcours de vos prédécesseurs illustres aux Cahiers – Godard, Truffaut, Rivette.

JLC : En fait, j’avais écrit un papier dans les années antérieures qui s’appelait « Le détour par le direct »23 et je pourrais résumer cette phase comme « Le détour par la fiction », parce que La Cecilia est un faux film historique. Non pas que les expériences de La Cecilia n’aient pas existé – évidemment elles ont existé. Non pas que les preuves aient manqué – la documentation était là. En vérité le sujet, ou plutôt le motif du film est caché, puisque c’est un film qui tourne autour de la question du groupe des Cahiers dans les mois précédents. Le groupe a explosé à l’été 1973, et j’ai tourné La Cecilia en décembre 1974, à peu près un an plus tard. J’ai quitté Paris – la production de ce film n’a pas été simple à faire, il a fallu trouver un coproducteur – et je me suis installé à Rome pendant six ou sept mois pour finir de travailler sur le scénario et, ceci fait, pour rencontrer les comédiens, faire le repérage et commencer à préparer le tournage du film.

J’étais très loin de Paris, de ce que j’avais vécu aux Cahiers, je ne savais pas du tout ce qui se passait alors dans la revue, j’avais vraiment brisé les fils qui m’attachaient à cette revue et, d’autre part, j’en étais proche, puisque j’articulais le scénario qui, tout en ne s’éloignant pas des expériences historiques de Giovanni Rossi, s’infléchissait vers les questions que Giovanni Rossi pose à ses compagnons d’aventure et que, aux Cahiers, on s’était posé durant tout ça, dans toute sa dureté, sa cruauté : la question du leadership. Au contraire du groupe de La Cecilia, nous n’étions pas un groupe d’anarchistes. Chez les anarchistes la question du leader se pose toujours, puisqu’il ne faut pas en avoir, alors que bien sûr dans la réalité de tout groupe émerge un pôle d’autorité. Dans le cadre de La Cecilia, évidemment Giovanni Rossi était le promoteur, le père, le concepteur, le fondateur, donc il avait beaucoup des titres du dirigeant. Mais, par un admirable excès de conscience historique, il a refusé ce rôle de dirigeant, puisqu’il s’est réclamé de l’idéologie anarchiste qui récuse l’idée du chef.

La question que j’ai agité dans ce film était : qu’est-ce qu’un groupe qui ne veut pas de chef devient pour ne pas en avoir ? C’est une question au-delà de l’épisode de La Cecilia, et au-delà même de notre épisode historique de référence, le passé du groupe dans lequel j’appartenais, les Cahiers du cinéma. Cette question concerne l’extrême gauche toute entière. C’est une question concernant l’organisation politique en tant que telle – et c’est paradoxal parce que quand il y a cette nécessité en chacun qu’une organisation est nécessaire, il y a le soupçon et le refus d’avoir un dirigeant, d’avoir des dirigeants. Ce paradoxe est très dur, dans tout mouvement révolutionnaire, chez les anarchistes bien sûr, mais aussi chez les maoïstes, et même chez les communistes orthodoxes.

Donc cette question s’est posée, et j’ai fait de Giovanni Rossi le personnage principal du film, un personnage qui ne veut pas prendre le pouvoir. C’est au fond l’horreur du pouvoir. Ce film nous a caractérisé, Jean Narboni et moi aux Cahiers, tant nous avions aboli la rédaction de chef, et que nous avions passé notre temps à partager tout le pouvoir – un pouvoir tout relatif, dérisoire, mais pouvoir quand même. Nous nous sommes trouvés directement articulés, sans le penser, à cette question de prendre en charge les responsabilités, les aléas, les expositions du pouvoir, à assumer ce que nous pensions avoir rejeté. Je pense que ce refus est à la fois juste – sur le plan théorique, et sur le plan de la politique pure – et en même temps totalement catastrophique. Sur le plan pratique, même s’il n’y a pas de directeur, il faut une direction. Il n’est pas sûr que la petite communauté des membres du comité de rédaction puisse fournir une telle direction. C’était la difficulté des Cahiers. Pour moi, il y a une continuité presque directe entre l’expérience aux Cahiers et la nouvelle expérience de tourner un film à partir d’un motif lié à l’expérience la plus récente.

DF : En même temps qu’il y a une continuité entre votre temps aux Cahiers et votre expérience avec La Cecilia, il y a aussi une rupture. L’expérience des Cahiers était sous le signe du maoïsme, et puis vous allez faire un film sur un groupe d’anarchistes. Est-ce que cette décision – qui pourrait sembler provocatrice pour quelques-uns – reflétait une évolution dans vos idées politiques ?

JLC : Je ne savais pas très bien analyser les choses. Ce que je sais, c’est que, du côté des anarchistes, j’ai trouvé la contrepartie du marxisme dogmatique. Évidemment, j’ai lu les textes et la presse des uns et des autres. Entre Marx et Bakounine, je commençais à dire qu’il fallait les deux à la fois. Ce n’est pas l’un ou l’autre, c’est absolument complexe. La question de la liberté, y compris la liberté individuelle, ne peut pas ne pas se poser dans une lutte révolutionnaire. Je pense que Marx aurait été d’accord là-dessus. La question de la tension entre le groupe et l’individu se pose donc. Ça m’a intéressé en tant qu’objet d’expérience, objet pratique, objet d’histoire. Déjà à l’époque, j’avais beaucoup lu sur la Commune de Paris et j’avais déjà été atteint par les émanations de la pensée anarchiste.

D’une certaine manière, j’ai trouvé dans la révolution culturelle la route vers cette pensée. Il faut bien entendre ici : la révolution culturelle chinoise, telle que nous l’avons vécue et pensée à Paris. Il était évident que nous n’avions aucune idée de ce qui s’est passé en Chine pendant la GRCP : les textes, les documents étaient soit rares, soit entièrement filtrés par l’idéologie dominante maoïste. Comme l’a fait remarquer très justement Jean-Claude Milner dans son très beau livre intitulé L’Arrogance du présent24: non seulement était-il impossible de savoir, mais il y avait un désir de ne pas savoir, qui était à la mesure même de notre investissement fantasmatique dans la révolution culturelle chinoise. C’était notre révolution, ce n’était pas celle des Chinois. Nous avons capté cette notion, nous l’avons fait nôtre, nous l’avons fait être la référence pour nous. Ce sont les livres de Mao qui nous avaient fortement inspiré, fait réfléchir, comme De la contradiction ; il ne nous est pas arrivé de nous demander ce qui pourrait être la contradiction à l’intérieur de l’ensemble de la politique maoïste. C’est une contradiction. Le maoïsme était extrêmement fragmenté, contradictoire lui-même. Tout ça pour dire que la référence au maoïsme a été l’idéal – pas seulement pour nous aux Cahiers, mais aussi pour la Gauche prolétarienne, pour les althussériens, et ainsi de suite. L’idéal révolutionnaire du maoïsme nous permettait de mettre à distance le stalinisme, et il nous permettait de renouer avec une ferveur révolutionnaire qui nous paraissait de ne plus être la marque des partis communistes européens. Bref, la référence à la Chine a été un peu romantique. Mais nous ne sommes jamais considérés comme des Gardes rouges, parce que notre réalité était tout le contraire des Gardes rouges, et parce qu’il y avait une approche disons intellectuelle du maoïsme infiniment plus complexe que celle des Gardes rouges. Le résidu de la pensée de Mao était infiniment plus riche, plus complexe, plus savoureux que ça.

Par rapport au mouvement anarchiste, moi, je n’avais pas de liens particuliers. Évidemment, nous étions très loin l’un de l’autre : dans notre château imaginaire du maoïsme, la pratique et la lutte révolutionnaire étaient très loin. La référence à l’anarchisme était plus livresque dans mon cas. J’avais lu Fourier avant La Cecilia, et j’avais été, comme tous les lecteurs de Fourier, absolument émerveillé, à la fois par son formidable système et puis en même temps, par son excès de liberté, sa singularité.

Fourier m’avait effectivement enchanté, et cet enchantement a été redoublé par la lecture de Barthes. Il y a ce livre qui m’a très fortement marqué : Sade Fourier Loyola25. Il se trouve que j’étais lecteur de Sade avant d’être lecteur de Fourier. La liaison entre Sade et Fourier était impressionnante. J’étais relativement imprégné par ça. Je suis soumis à une influence très forte de la littérature, et aussi de la peinture, du milieu surréaliste. Tout ça pour dire que tout porte sur le groupe, soit communiste, soit anarchiste, soit surréaliste.

Pendant longtemps, quand je travaillais encore aux Cahiers, je cherchais un film à faire. Rien ne s’imposait véritablement, et j’ai cherché pendant deux ans, trois ans, le projet implicite, et en partie explicite après avoir quitté les Cahiers. Je m’étais astreint à ne pas tourner tout de suite, parce qu’il y avait la revue, et j’étais dans une démarche collectiviste. J’étais dans cette logique, je ne me suis pas donné la liberté de rompre avec cette logique pour faire un film. De toute façon, je n’avais pas trouvé le film à faire. Puis, ça s’est fait tout à fait par hasard : j’étais beaucoup en Italie, pour les Cahiers, et pendant un de ces séjours italiens, j’ai acheté une collection de disques qui s’appelait « Les Disques du Soleil », une collection de chansons révolutionnaires et politiques, un corpus immense de chants populaires, anarchistes, communistes, socialistes – toute une galaxie de chants de lutte et de travail. Parmi eux, il y avait une chanson anarchiste qui s’appelait « La colonia della Cecilia », un hommage à cette expérience. Bref, j’ai écrit un scénario sur Giovanni Rossi à travers cette chanson, et à travers la recherche que j’ai entretenu. Il était fouriériste, et critique de Malatesta, le grand leader des anarchistes à l’époque. C’était une des grandes expériences de la vie en communes du siècle, et c’était la naissance de l’anarcho-syndicalisme.

Mon temps aux Cahiers fut une forme de militantisme cinéphilique. Si nous avons été militants, c’est uniquement à ce titre. Nous n’avons jamais milité dans aucune organisation, ni dans aucun syndicat, nous étions donc parfaitement non-engagés. Néanmoins, nous étions engagés dans ces Semaines des Cahiers, dans ces voyages, dans ces manifestations. Nous étions militants de la cinéphilie, dans la diffusion du cinéma. Notre référence majeure, avant même Mao Tsé-toung, était Althusser, qui avait élaboré la notion de pratique théorique.

Je trouvais cette notion assez juste, parce qu’elle autorisait à mettre fin à une des nombreuses ruptures qui nous étaient insupportables : celle entre le travail manuel et le travail intellectuel. Je ne crois pas que l’ouvrier manuel ne pense pas ; il pense avec ses mains, avec ses yeux, ses oreilles, ses pieds. La distance entre l’ouvrier et l’intellectuel n’est pas véritablement considérable, même si leur emploi du temps diverge radicalement. Il y a la notion de pratique, la notion d’un engagement dans une pratique, et puis il y a la notion de la passion – la pratique et la passion, me semble-t-il, vont ensemble. Il faut que cette pratique soit liée à la passion. J’étais pris dans cette logique de la pratique théorique, et quand je suis allé tourner un film, je me suis trouvé dans une tout autre pratique, qui n’aurait pu être encore théorique puisque, au fond, pour penser le cinéma, il faut une pratique, et les questions se posent là : qu’est-ce que ce film ? Je veux monter ma caméra où ? J’utilise des objectifs de gros plans ou pas ? C’est la pratique, mais c’est aussi la théorie. J’ai voulu montrer que c’est la même chose.

Mais quand je suis arrivé dans les préparatifs du tournage de La Cecilia, un abîme s’était creusé entre la théorie que je pouvais développer dans les derniers numéros des Cahiers, d’un côté, et la pratique de l’autre côté. Il y a eu un processus de refoulement : refouler la dernière année des Cahiers, l’année de crise, l’année désagréable, l’année invivable, l’année pénible, l’année de l’échec. Il y avait, dans le passage à une pratique cinématographique, un refoulement de ce qui s’est passé avant, dans cette période mal vécue, et puis je me suis trouvé tout seul, à faire un film. C’est quelque chose de violent, on a fini concrètement avec le groupe. J’ai oublié ou refoulé toutes les considérations théorico-pratiques ou pratico-théoriques que j’avais formulées dans les années précédentes. À mes propres yeux, quand j’ai eu à faire un film, je ne me suis plus du tout trouvé dans cette position de surplomb, de maîtrise. Au contraire, j’étais dans une position de grand affaiblissement. Le Comolli qui est sorti des Cahiers en 1973 et qui a commencé à travailler sur ce film était inévitablement un être affaibli. Il avait perdu la bataille. Il avait perdu une partie de ses convictions, il avait perdu la possibilité de se raccrocher à cette fameuse pratique théorique sur le terrain de tournage – et cet affaiblissement a été très bénéfique. Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est que j’ai accepté cette faiblesse, qui me surprenait, puisque c’était à l’inverse de la supposée maîtrise que j’ai voulu exercer quand j’étais aux Cahiers du cinéma. Je me suis trouvé dans une situation de non-maîtrise absolue où j’avais perdu la force du groupe. Simplement, pour des raisons que j’ignore, j’ai accepté cette situation de faiblesse – parce que ça correspond, peut-être, à l’enfance ; mais je n’en sais rien, je ne suis pas psychanalyste.

Je me suis trouvé dans la position d’ouvrir les portes un peu spontanément, sans calcul particulier. Je me suis retrouvé à ne précisément pas jouer le rôle de metteur en scène, maîtrisant, en contrôle. Évidemment, c’était une forme d’autoreprésentation, parce que si quelque chose s’est passé de plus fort que ce que j’avais vécu aux Cahiers, c’était précisément parce que je n’étais pas en mesure d’assurer le pouvoir sur les éléments divers de ce film à faire.

Cette sorte de bêtise, d’innocence bête qui m’a révélé, m’a fait une figure fort éloignée de celle qu’on pourrait croire être la mienne. J’étais le petit débutant, à presque 40 ans quand même, dans un film auquel je ne comprenais rien, avec des acteurs auxquels je ne comprenais rien (c’est eux qui m’ont dirigé, ce n’était pas moi qui les ai dirigés). C’était une aventure très gaie, très joyeuse. Quand l’autorité ne s’exerce pas sur un plateau, les gens s’amusent, et ils ont raison. Plus tard, je comparais le tournage à une cérémonie funèbre. Il y a bien quelque chose de funèbre dans un tournage, inévitablement. Au fond, qu’est-ce qu’on tourne ? On tourne la mort de quelque chose, la mort d’une idée, la mort des corps, qui sont passés du réel au virtuel. Cocteau l’avait dit : chaque minute de film que tourne la caméra est la mort au travail. C’était aussi le cas de La Cecilia, mais pas trop, car la faiblesse de celui qui était censé le diriger était tellement évidente que la troupe a commencé à faire la fête autant que faire un film. C’était parfait ! Donc, j’étais très content dans ce système-là.

DF : Est-ce que vous avez été content avec le film fini, avec le résultat de votre travail ?

JLC : C’est très difficile de dire des choses là-dessus puisque, dans ce cas précis, la puissance de ce qui s’est passé pendant le tournage a recouvert l’ensemble de l’expérience. Je ne peux pas m’en défaire, même 40 ans plus tard. C’est toujours ça que je vois. J’ai revu le film, puisqu’on l’a édité en DVD, et je dois confesser que la place du critique n’est pas la mienne devant ce film, puisque ce que je revois, c’est, au contraire, les réminiscences du tournage. Il faut dire que c’était aussi la découverte pour moi de ce que plus tard j’ai appelé l’improvisation. J’étais débordé par ce qui s’est passé autour de moi, les choses ne sont pas arrivées comme je les avais prévues.

Si on peut parler de jouissance dans un sens psychanalytique, c’est-à-dire à la fois quelque chose de pervers et quelque chose de terrible, alors cette jouissance, je l’ai retrouvée absolument sur ce tournage. J’avais brusquement la perception que tout était possible en principe. On pouvait changer l’histoire, on pouvait réécrire le scénario. Tout était à faire. J’ai fait la découverte pratique que, théoriquement, j’avais déjà faite dans mes écrits sur le cinéma direct, sur le documentaire : j’avais écrit sur Rouch, sur Renoir, sur les grands improvisateurs du cinéma contemporain. Bref, en tournant La Cecilia quelque chose de grande importance s’est inscrite profondément en moi. C’est pourquoi j’ai été relativement malheureux quand je suis passé dans la fiction « lourde » avec L’Ombre rouge quelques années plus tard, parce que là je me suis trouvé dans l’impossibilité de pratiquer l’improvisation, puisque les comédiens, leurs absences et leurs présences étaient déjà réglés comme une partition d’orchestre. Tous ces comédiens – excellents d’ailleurs – avaient d’autres activités, ils jouaient au théâtre, ils participaient à je ne sais quoi ailleurs. Depuis La Cecilia, je pensais que mettre en scène, c’est trafiquer le tournage : ne pas tourner aujourd’hui ce qui était prévu aujourd’hui, tourner autre chose que ce qui était prévu. Dans un documentaire, ça se fait.

DF : Quelles autres leçons avez-vous tirées en réalisant La Cecilia ?

JLC : Je suis partisan radical d’un cinéma tout réduit, plein d’austérité, plein d’imperfections, mais où, au moins, il se passe quelque chose. C’est précisément la résistance de la matière à l’idée, pour citer Bazin. C’est ça qui compte. Un cinéaste qui veut que son film soit l’exact équivalent de ce qu’il avait dans sa tête – pour moi, cela n’a aucun intérêt. Ce qui compte pour moi au cinéma, c’est la possibilité – soit de manière calculée, soit de manière non calculée, les deux – aux spectateurs d’investir leur place. La place du spectateur est centrale. Est-ce que cette place du spectateur est aménagée, ou est-ce que, au contraire, le film se déroule sans que le spectateur retrouve sa place ? Dans ce cas, c’est du spectacle. Le spectateur du cinéma est beaucoup plus intéressant et beaucoup plus complexe que le spectateur du spectacle. Et je dirai qu’aller voir un film au cinéma est un geste plus fort que de regarder les feux d’artifice, de la part de la subjectivité, le sujet, etc. Il me semble que ce n’est ni à partir du récit, ni à partir de l’histoire, ni à partir de la fiction, ni même à partir des comédiens, mais que c’est à partir des formes, à partir des corps mis en œuvre, que le spectateur trouve sa place.

DF : Ce qui me frappe en regardant La Cecilia, c’est que cette joie, cette aventure, cet esprit du tournage, on les voit dans le film. Il y a quelque chose qui passe des conditions de la production du film au film fini, au film qu’on voit. Par contre, dans L’Ombre rouge, votre second film de fiction, fait en 1982, il faut avouer qu’on ne les voit pas.

JLC : Pour L’Ombre rouge, c’était une expérience pédagogique ou didactique pour moi, parce que je me suis retrouvé dans une structure de type industriel. Sans être trop cher, le film l’était beaucoup plus que La Cecilia, et donc beaucoup plus organisé – avec un plan de travail, de dates précises, etc. Il n’était pas question de faire bouger un comédien, de lui faire jouer le rôle d’un autre, pas question de changer le programme, et ainsi de suite. J’ai mis de toute manière mes collaborateurs à rude épreuve, notamment le régisseur, qui était celui qui organisait matériellement le tournage.

Ce film a été pour moi la découverte du travail avec les comédiens, ce qui était important, c’est clair. En même temps, ce n’était pas très joyeux, il n’y avait pas de liberté. Dans le film suivant, Balles perdues (qui a disparu malheureusement), j’avais pu garder ce principe. Le scénario de Balles perdues comptait 50 pages blanches. Le tournage s’est passé très agréablement, mais malheureusement le film a été un échec commercial. En même temps c’était important pour moi de comprendre que, entre L’Ombre rouge et Balles perdues, j’étais plutôt du côté de l’aventure que du côté de la maîtrise des temps, des durées ou des formes. C’était la nature pédagogique. Je n’ai pas renoncé à faire de la fiction, j’en ai encore fait une ou deux.

DF: Oui, mais à l’exception de ces un ou deux films, notamment Le Bal d’Irène, vous ne faites que des films documentaires. Pourquoi ne pas revenir sur l’expérience de La Cecilia pour faire un film de fiction ?

JLC : Le temps passant, j’ai été conduit à m’interroger, et j’ai élaboré une conception du cinéma où j’associe documentaire et fiction. D’abord, je pars de la proposition de Christian Metz : « Tout film est un film de fiction », et puis je pars de la proposition corollaire, qui est plutôt celle de Godard, « Tout film est un film documentaire ». Godard a dit du Mépris qu’il s’agissait d’un film documentaire sur le corps de Brigitte Bardot. Donc, tous les films de fiction sont des documentaires sur les corps des acteurs, et aucun cinéaste dans l’histoire du cinéma n’est parvenu à ne pas faire des documentaires.

Au fond, c’est une question de croyance. Je pense que la question de la croyance du spectateur est absolument centrale. S’il n’y a pas de croyance, il n’y a pas de leurre. Le leurre ne fonctionne que parce qu’il y a de la croyance. La croyance et le leurre sont absolument liés, sinon même identiques. Et la question de la croyance se pose très fortement. Je ne le dis pas d’une manière abstraite ou générale, mais en le fondant sur mon propre fonctionnement au cinéma. J’ai du mal à croire dans la fiction d’aujourd’hui. Je crois beaucoup plus en celles antérieures. Je crois à La Règle du jeu : je crois aux personnages, je crois aux situations. Je l’ai revu récemment, et c’est un film magnifique – et en plus, j’y crois. Je crois à tout ce qui se joue dans ce film. Je crois à tout ce qui se joue dans un film encore plus invraisemblable comme To Be Or Not To Be de Lubitsch, où l’artifice éclate à chaque seconde – et pourtant j’y crois.

En revanche, les fictions d’aujourd’hui, ce n’est pas ce qui me passionne en général. Elles ne partagent plus le langage des fortes fictions, des puissantes narrations, d’autrefois. Plus ça a été élaboré et réélaboré, plus c’est devenu banalisé. Alors que je crois au film de Rossellini qui s’appelle La Prise de Pouvoir de Louis XIV. Je sais que ce n’est pas Louis XIV, je sais que le cinéma n’existait pas à l’époque de Louis XIV, mais tout ça ne m’empêche pas d’y croire. C’est dans la logique contradictoire que je crois, je crois après avoir élaboré la dénégation qui veut que : « Je sais bien, mais quand même… » Je sais bien que le cinéma n’existe pas au temps de Louis XIV, mais quand même, j’ai une impression de regarder un reportage sur la cour de Louis XIV. À partir du moment où le cinéma existe, il prend cette importance de reportage.

D’une part, il y a l’apparition d’un cinéma qui me fait moins croire à des fictions contemporaines, et puis il y a autre chose : au fond – et ce n’est pas banal – l’histoire du cinéma est entrecroisée avec l’histoire tout court. Et évidemment ce qui a une place majeure, c’est la guerre de 1945, et l’extermination des Juifs d’Europe. Si les nazis avaient désiré filmer dans les chambres de gaz, ils ont été retenus de le faire par la peur tout simplement du passé. Ils voulaient bien être des bourreaux à condition que ça ne se voie pas trop, que ça ne se voie pas complètement. Alors, ils ont interdit de filmer. Ils ont interdit d’être globalement suivis. Même si Godard dit que quelque part il y a un film de ce qui s’est passé dans les chambres de gaz, et que ce film n’a pas été retrouvé, je suis sûr qu’il n’existe pas, parce que la peur était très grande, de la part des nazis eux-mêmes – ils étaient paralysés par l’horreur, l’horreur d’être montré.

DF : Bien entendu, alors que Godard et Lanzmann sont actuellement les avatars des deux côtés de ce débat, cette controverse revient à Adorno.

JLC : Il y a la célèbre formule d’Adorno – sur laquelle il est revenu, quelques années plus tard – « Il n’y aura pas de poésie possible après Auschwitz ». Dire de tels propos au sujet de la poésie était idiot, mais pour le cinéma il l’est moins, parce qu’il y a la question du corps, le corps matériel, le corps physique, le corps charnel, le corps de surface et de profondeur – ce corps-là est conservé à Auschwitz. Bien sûr que cela vaut pour la poésie aussi, la parole, même la peinture. Mais la question du statut du corps dans la représentation est critique au cinéma, dans la mesure où cette question a été une des questions posées par Auschwitz, dans la mesure où la prohibition nazie de la représentation de ce qui se passe à l’intérieur des chambres de gaz a précisément mis l’accent sur le déni de la possibilité de la représentation du corps souffrant. Je ne peux pas ne pas théoriquement tenir compte de ça, et faire du cinéma sans en tenir compte vous affaiblit.

Faire des films est devenu encore plus grave. La force de présence du corps, l’inscription vraie du corps filmé dans le système cinématographique a quelque chose d’essentiel aujourd’hui, infiniment plus aujourd’hui que ça n’a été le cas hier. Et il y a un enjeu à ça. Il y a un enjeu à faire exister ceux qui sont menacés, ceux qui sont opprimés, ceux qui sont affaiblis, de les faire exister cinématographiquement. C’est un enjeu considérable, un enjeu moral, philosophique, et anthropologique.

Quand on filme un documentaire, on filme tout – tout ce que le sujet est : son corps, ses pensées, sa parole, ses idées. Quand c’est un acteur qui joue, une partie de ça se perd. Dès que vous avez des comédiens qui jouent autre chose qu’eux mêmes, par définition, ça n’a pas la même force. Je crois toujours dans la fiction ; néanmoins, il me semble que quelque chose se passe dans le documentaire, qui renvoie au statut à la fois du cinéma et du corps, qui ne se passe pas dans la fiction.

Après avoir distillé la distinction entre fiction et documentaire, je me rappelle être arrivé à quelques conclusions très simples. Dans le film de fiction, le comédien fait comme s’il n’y avait pas de caméra. Dans le film documentaire, la personne qui joue son propre rôle ne peut pas faire comme s’il n’y avait pas de caméra. Pourquoi ? Pour deux raisons. La première raison c’est qu’il n’a pas appris à refouler l’ici et le maintenant du tournage, comme le font les comédiens ; et la deuxième raison, c’est qu’elle doit être filmée en tant que telle, en tant qu’elle-même. Il y a un désir de la caméra chez les gens qui participeront à un documentaire. Or, c’est cette chose qui est refoulée dans la fiction. Pour moi, en définitive. Au bout du compte, au bout des destinations successives, c’est ce qui reste. D’un autre côté, on ne peut pas le refouler, même si on le veut. Il y a un ici et maintenant qui ne peut pas être perdu, et ça, c’est un enregistrement considérable, et de la fiction, racontée dans le documentaire, et du cinéma lui-même. Le cinéma est le seul qui enregistre, et qui donc produit, sa propre fiction. C’est ça le cinéma : ce qui entre en jeu, c’est l’autoréflexivité. C’est que la caméra enregistre sa manière de fonctionnement. Donc, annuler imaginairement cette trace de la caméra, je trouve que c’est plutôt bête, ce n’est plus possible aujourd’hui.

C’est bien ça qui me fait aujourd’hui croire davantage aux fictions que nous racontent des personnages documentaires qu’aux fictions que nous racontent des personnages joués par les comédiens.

DF : Je crois que cette discussion nous amène à parler de ce que je considère comme votre chef-d’œuvre, la grande série sur la politique marseillaise que vous avez filmé, avec Michel Samson, pendant 15 ans, entre 1987 et 2001, et qui désormais disponible en coffret DVD : Marseille contre Marseille. Peut-être qu’on peut commencer avec la genèse de la série ?

JLC : En l’occurrence, la ville de Marseille occupe une place particulière pour moi, pour une raison très simple, liée à l’enfance. J’habitais de l’autre côté de la Méditerranée, en Algérie, et aller en France c’était prendre le bateau pour Marseille. Donc, d’une manière presque automatique, il y avait une sorte de synecdoque dans ma tête entre Marseille et la France. Ça c’est le premier point. Le deuxième point, c’est que j’avais un oncle maternel qui était boulanger à Marseille, et une fois j’ai passé des vacances d’été en partie chez lui, dans sa maison Marseillaise, et ça m’a beaucoup marqué ! Et puis, le dernier épisode de cette relation avec Marseille qui s’est construit dans mon enfance, dans mon adolescence, c’était quand, à l’âge de 13-14 ans, j’ai fait un voyage seul pour la première fois. J’avais un correspondant allemand et la proposition est vite arrivée qu’il y ait une sorte d’échange : mon correspondant viendrait chez mes parents en Algérie, et moi je passerais chez lui, au sud de la Bavière. C’était la première fois que je voyageais sans mes parents, et sur le bateau j’avais des angoisses. Mon père m’avait donné des suppositoires contre le mal de mer et dans une sorte de délire alcoolisé, j’ai forcé la dose de ces suppositoires. Mon père a été contacté par radio et il a pris un avion pour arriver à Marseille quelques heures avant le bateau pour me recevoir à mon arrivée. J’ai passé la semaine avec lui à Marseille, dans un hôtel. J’ai gardé de cet épisode une impression très forte. Ça a beaucoup compté, et Marseille est resté une ville frontière entre le reste du monde et la France, et une frontière aussi entre un âge et un autre.

Lorsque j’ai fait mon deuxième long-métrage de fiction, j’ai décidé de situer une partie de l’histoire à Marseille, puisqu’il s’agissait de trafic d’armes organisé par les communistes français à destination des groupes de lutte espagnole. Une partie de L’Ombre rouge a donc été tournée sur le port de Marseille.

Pour moi, c’était un moment fort, j’ai beaucoup aimé tourner à Marseille, si bien que quelques années plus tard, j’ai eu le projet de faire un film documentaire sur Marseille : j’ai commencé à faire des repérages, j’y suis retourné, j’ai rencontré beaucoup de gens. Le point de départ de ce film consistait en un film sur les communautés religieuses de Marseille : catholiques, musulmanes, juives, orthodoxes, toute la gamme des religions présentes à Marseille. C’était le premier projet, j’ai obtenu un concours de La Sept (le prédécesseur d’Arte) et c’est alors que mon producteur a commencé à prendre en charge le tournage : j’ai tourné pendant un mois, filmant ces communautés religieuses. J’ai filmé des chercheurs, des sociologues, des ethnologues. Et j’ai tourné pas mal de choses. Mais le film n’était pas .

Parallèlement au tournage, s’était déclenchée la lutte fratricide entre les successeurs de Gaston Deferre. Deferre était un homme politique français, socialiste, qui a été maire de Marseille dés la Libération jusqu’en 1988. Il est mort en 1988 et s’est tout de suite enclenchée une guerre de succession extrêmement violente à l’intérieur du Parti socialiste. Des alliances de clans se sont manifestées, et le dauphin de Deferre, Michel Pezet (qui était dirigeant de la Fédération socialiste des Bouches-du-Rhône, et qui avait réduit l’influence de Deferre dans le parti) a été dénoncé par Edmonde Charles-Roux, la veuve de Gaston Deferre, pour avoir contribué à provoquer sa mort. Une certaine suspicion a donc pesé sur la tête de Michel Pezet, et la lutte pour la succession est devenue une lutte tragique qui, avec ses intrigues, ses conspirations, ses vendettas, était pratiquement shakespearienne.

Quelque chose, et c’est ça qui est intéressant, a résonné dans les médias français, justement comme une mythologie (avec la figure du père, la veuve noire, etc.), et l’affaire a occupé beaucoup de place, tant et si bien que moi et mon producteur, puisque nous étions en train de tourner à Marseille, nous nous sommes dits que nous étions beaucoup plus intéressés par cette histoire que par celle que nous étions en train de tourner. Nous avons donc pris la décision – c’est un peu la puissance du documentaire – de changer de cap et de commencer un nouveau film.

J’ai tout de suite compris que pour faire ce nouveau film sur la bataille politique à Marseille, il fallait l’appui d’un connaisseur de la politique marseillaise. Or, j’avais lu dans Libération les articles de Michel Samson, que j’ai considéré comme étant un journaliste intéressant : je suis allé à Paris et lui ai demandé un rendez-vous. On s’est donc rencontrés et, tout de suite, à la première seconde, comme ça se passe toujours, je savais que c’était lui. Je me suis tout de suite dit, moi, ça m’intéresse de travailler avec un journaliste, parce qu’il porte une connaissance et des contacts, tout un réseau que je ne peux pas avoir, mais il m’intéresse aussi de travailler avec un journaliste à la seule condition qu’il devienne un vrai personnage du film, parce que je n’ai pas envie d’avoir simplement un expert dans l’ombre. Je lui ai expliqué que j’avais besoin que son corps soit filmé. Il fallait que le corps du journaliste devienne le corps d’un personnage, qu’il s’expose et, éventuellement, qu’il manifeste aussi sa fragilité, ses faiblesses.

Bref, Samson était d’accord, il a demandé à voir un de mes films. Je venais de terminer mon deuxième documentaire après Les Deux Marseillaises vingt ans plus tôt. En 1988 j’ai fait un film qui s’appelait Tous pour un !, un film de 2h qui décrit la présidentielle de 1988 de Mitterrand-Chirac, mais ce vu depuis les permanences politiques de chacun des deux camps, là où se trouvaient les militants. Il est venu sur le tournage, et évidemment le film a pris un tournant radical.

On a commencé à façonner ce film, qui comprenait deux volets d’une heure chacun, pour deux chaînes, ce qui était exceptionnel à cette époque pour la télévision. Il y en avait un pour La Sept, et un autre pour FR3.

Il se trouve que ça aussi été la première fois depuis quelques années que, à l’occasion d’élections régionales, le Front national décidait d’investir leurs forces dans la région de la Côte d’Azur. J’avais déjà filmé le Front national dans Tous pour un – j’avais filmé des jeunes militants, quelques défilés, etc. Du coup, quand on a appris que Le Pen descendait à Marseille, on a proposé ce deuxième film aux producteurs de FR3. Ce deuxième film s’intitule La Campagne de Provence : c’est précisément sur le partage du lexique du Front national par tous les partis politiques à Nice à l’occasion de ces élections régionales. Ces films se sont très logiquement centrés sur la période électorale. Marseille de père en fils, c’était les municipales de 1989, La Campagne de Provence les régionales de 1992, Marseille en Mars les législatives de 1993.

DF : Le moment le plus étonnant de cette série se produit dans Marseille en mars quand Jean-Marie Le Pen se promène dans un marché et que, tout d’un coup, il dit très violemment « Ne me touchez pas, bordel ! » à son assistant. À ce moment-là, la réalité du Front national, de Le Pen, est percée. Ce moment me rappelle beaucoup l’analyse que vous avez faite aux Cahiers du film La Reprise du travail aux usines Wonder.

JLC : Marseille en mars a été construit sur de longues promenades avec les figures importantes de la campagne, avec des travellings de longue durée alternant entre des hommes politiques et le journaliste. L’idée était fondée sur le modèle de la fonction philosophique de la marche.

DF : Comme Aristote.

JLC : Voilà. Donc on allait de cette manière-là, et puis on arrêtait, à un moment où il y avait ce que j’appelle une fracture. Là c’est à peu près ce qui se passe dans cette scène abominable où Le Pen joue son propre personnage : il sourit, il dit un mot gentil à quelqu’un qui passe, et puis à un certain moment tout se glace, ça tourne mal.

Là, en effet c’est le retour du réel. Quelque chose qui est effacé, refoulé, déguisé, dissimulé, revient en force, et on comprend que le corps de Le Pen est un corps vivant. Il y a du contact et de l’horreur : « Ne me touche pas ! » Il le toucha, et ça veut dire qu’il y a quelque chose qui l’écarte d’une situation politique. Le corps politique a une ontologie qui permet de pouvoir le toucher. Ce n’est pas encore inaccessible. Au fond, c’est la télévision qui a donné l’illusion que les hommes politiques devenaient inaccessibles. Les hommes politiques sont devenus des fantômes, et leur existence audiovisuelle (la télévision, disons) les assure que leur corps est devenu abstrait. L’homme politique n’est pas un fantôme, il est un être corporel. C’est ce qu’on appelle dans la théorie la dimension « haptique » du corps : toucher et être touché. C’est là où Le Pen s’exprime : « J’ai peur ».

Le succès du Front national à partir de 1992 est dû en grande partie à la manière dont la politique est traitée par la télévision. Pour quoi ? Parce que Le Pen est un champion de la petite phrase, un champion du slogan. Et c’est ça qui marche, c’est ça que les médias reprennent, parce que c’est court, c’est bref, c’est incisif, c’est relativement violent, relativement spectaculaire – bref, c’est très efficace. Or, cette efficacité du discours public du Front national a eu l’effet de simplifier la politique, de sortir des débats interminables, de sortir de la complexité de toute question politique, et donc d’arriver à une version publicitaire de la politique. Nous avons tenté de faire le contraire : complexifier les questions, donner à l’homme politique la possibilité de parler au-delà des petites phrases, et donc jouer sur quelques heures d’entretiens.

Quand nous étions en train de filmer, nous écoutions la parole de l’autre. Les plans d’écoute dans la série sont très nombreux. Elles montrent que l’écoute sélective est importante, c’est essentiel de filmer la caméra comme une oreille. La caméra est là pour écouter, pas seulement pour filmer. Le sens actif, dans l’acte de filmer, c’est l’écoute, ce n’est pas le regard.

DF : Cette position est un peu bressoniene, n’est-ce pas ?

JLC : Oui, bien sûr. Je pense que c’est le cinéma qui a élaboré cette question. Puisque pour ce qui est des données visuelles et de l’audio, le cinéma les met dans une relation qui ne peut pas être tranquille. Évidemment le visuel prend place sur l’audio. Voir domine, et écouter est dominé.

DF : Si je peux me permettre de résumer votre position, et votre projet, on peut dire que vous pratiquez une résistance aux normes formelles de la télévision. Pour moi, cette résistance a surtout lieu au niveau temporel, et ce de deux manières. La première, c’est la longue durée de la série. Vous filmez Marseille pendant 15 ans et vous répétez le geste de filmer les élections locales – soit présidentielles, soit régionales, soit municipales. Deuxièmement, vous donnez aux hommes politiques amplement le temps de s’exprimer, ce que la télévision ne fait pas. Vous rejetez la pratique des petites phrases, comme vous le disiez.

JLC : Je cherche à donner aux corps politiques une extension dans le temps, dans la durée. Cette durée se décompose en deux volets. Il y a la durée du tournage et la durée du montage, la durée pour le spectateur. La durée du tournage a d’abord comme effet d’ouvrir le temps, le temps de poser des questions, d’y toucher et d’y revenir, et un des effets de cette longue durée, c’est le fait que la fatigue s’installe. Cette fatigue est précieuse, non pas pour ridiculiser nos sujets – au contraire. Il y a autant de fatigue d’un côté que de l’autre, et après deux heures, moi et Samson sommes aussi fatigués, sinon plus fatigués, que l’homme politique. Il y a fatigue des deux côtés. Personne n’est plus fort que l’autre. Mais ce que ça ouvre, c’est un changement de temps : brusquement la parole ne s’organise plus de la même manière. Parler pour une durée de deux heures, par exemple, même si on n’en prend que deux minutes, ces deux minutes relevées sur ces deux heures ne sont pas les mêmes que deux minutes relevées sur vingt minutes, ou deux minutes relevées sur deux minutes. Il s’agit de la forme de la parole.

On a découvert que le cinéma ouvrait la possibilité d’accéder à des formes de paroles enregistrées. Dans la communication verbale, où la relation est encore subjective, ces formes existent et elles sont peu perceptibles parce que l’accent n’est pas mis sur la relation de formes. Il faut observer que la parole est une forme. C’est une forme mélodique, musicale. Toute une dynamique de la parole est totalement dépendante de la durée dans laquelle elle se déploie. C’est comme la musique : forcément, ce ne peut pas être la même forme de musique si on joue depuis vingt minutes. Donc, cette idée de la relation entre la durée et la forme me parait très importante, et elle explique beaucoup de choses. Évidemment, plus la durée est longue, moins il y a de contrôle. Les formes brèves permettent une forme beaucoup plus certaine que les formes longues.

Donc, en ouvrant de longues durées, on ouvre la relation du spectateur, qui est aussi celle de ce que j’appelle « association libre ». Pourquoi ? Parce que la parole représentée, si elle est relevée dans une longue durée, est une parole qui a des formes, dans cette durée d’origine, mais pas dans la durée du montage. Le spectateur éprouve le sentiment qu’il a affaire à une parole en train de s’inventer, une parole vivante. C’est dans ce sens-là que la question de la parole au cinéma est très importante, parce que filmer la parole c’est filmer une présence mise en mouvement. Ce n’est pas filmer du déjà là. C’est filmer du pas encore là.

D’une certaine façon, il y a une proximité, et même une relation très, très forte, entre le fonctionnement du film et le fonctionnement de la parole. Les films se présentent toujours au regard du spectateur. La parole aussi. La parole du passé est une parole qu’on n’écoute pas. Toute écoute de la parole la ramène au présent, exactement comme toute vision d’une image la ramène au présent. Le spectateur joue son rôle d’être l’instance du présent dans la représentation, et donc de transformer au présent tout ce qui se présente à lui. La séance se déroule toujours au présent. Nous avons le sentiment extrêmement précieux, sans savoir pourquoi, que nous sommes contemporains de ce qui est en train de se passer. Et les choses ne sont déjà pas là. Nous, les spectateurs, sommes au fond des opérateurs.

De ce côté-là, le fonctionnement de la parole est exactement homologue au fonctionnement du cinéma. Surtout dans ces tournages de longue durée, de deux heures, trois heures, où la fatigue s’installe, les mots ne sonnent plus de la même manière au début qu’à la fin. Je pense aux séances de psychanalyse où pendant quarante minutes, le sujet, l’analysant, est censé parler et cette parole est censée être libre. Le sujet est amené à construire et à élaborer lui-même sa parole, c’est-à-dire, comment passer d’une phrase à une autre, qu’est-ce que passer d’une phrase à une autre, qu’est-ce qu’associer deux propositions, deux phrases, deux mots ? Ceci est « l’association libre ». Cette liberté du sujet dans la séance analytique est semblable, d’une certaine façon, aux effets expérimentés par le spectateur. Évidemment, le spectateur n’est pas dans la position de l’analyste – on est d’accord – mais néanmoins quelque chose se présente à la limite comme non déjà fixé, comme en train de l’être.

Connaissance – j’emploie-là un jeux de mots – est aussi une forme de co-naissance. Le film naît avec le spectateur. Ceci est très important parce que la place du spectateur est la place du présent. Et si ce qui est fabriqué, ce qui est représenté, joue un autre jeu que ce présent, un certain malaise, une certaine difficulté va apparaître. Je pense par exemple aux manières de jouer des comédiens, à certains types de dialogue. Là, le spectateur se sent peu participant, parce que la chose est déjà là, elle est arrivée sans moi, qui n’étais pas là quand elle est arrivée. Je la reçois comme un objet – il y a du dehors mais il n’y a pas du dedans. C’est toute une question du cinéma : il y a des choses à l’intérieur du spectateur, alors que tout se passe à l’extérieur de lui. Cela est un élément à mon avis très important.

Au fond tout ça se rattache au fait de l’improvisation. Évidemment le film est déjà fini au moment où il arrive sur l’écran ; néanmoins, nous devons éprouver la sensation qu’il est en train de s’improviser. Autrement dit : que chaque séquence qui succède à une autre n’est pas déjà impliquée par la précédente, même si elle l’est en réalité. Même si elle l’est, il reste un flottement, il reste une ouverture. C’est évidemment que le hors champ est essentiel parce qu’il ramène à la coexistence de l’invisible et du monde visible. D’ailleurs il y a une constitution logique entre un champ et l’autre. Quand on passe d’un gros plan à un plan large, il y a une logique. Le hors champ défait cette logique, et laisse flotter les choses qui sont pourtant liées. C’est ça qui me paraît très important, parce que là aussi c’est l’expérience d’une certaine liberté de la part du spectateur, comme si tout n’était pas déjà écrit, esquissé, figé, et comme si on pouvait encore jouer avec les plans.

La puissance de l’art est que le spectateur – ou l’auditeur quand on parle de la musique – puisse toujours éprouver le sentiment de jouer avec les formes, et que les formes ne sont pas déjà là, même s’il sait très bien qu’elles sont déjà là. Mais quand même je crois qu’elles sont en train de se transformer avec moi, et que je peux donc relativement jouer avec elles. Les grandes œuvres – au cinéma, en peinture, ou en musique – sont celles qui ne sont pas épuisées, chacun le sait, par une nouvelle confrontation. On pourrait dire qu’elles sont celles qui sont inépuisables, et qu’à chaque représentation, chaque audition, elles se transforment, elles relancent les dés. Cette image de relancer le coup de dés de Mallarmé, c’est ça. À chaque fois, le chiffre est différent, il n’y a pas de répétition. Le geste est le même, et le chiffre est différent.

Je crois beaucoup à cette relation. L’événement n’est pas vraiment extérieur au spectateur. L’œuvre existe à travers le spectateur (ou l’auditeur), et n’est pas extérieure à lui. L’art est précisément ce qui se transforme par cette expérience, non pas ce qui est sous le contrôle de l’artiste. Il faut sortir de cette logique-là pour entrer dans une logique de la transformation, où je me transforme, et l’œuvre se transforme aussi. En gros : il s’agit de ramener le sujet dans l’œuvre, et peut être que le cinéma, avec la musique, est l’art qui permet le plus le passage de l’extérieur à l’intérieur. Le principe du cinéma est que le spectateur passe à l’intérieur du film.

DF : Cette discussion théorique nous mène à votre livre, Cinéma contre spectacle. Qu’est-ce qui vous a incité à revenir sur l’article « Technique et idéologie » pour en parler dans le nouveau livre ? Il y a un écart de presque 40 ans entre les deux publications.

JLC : Il se trouve que ce texte a marqué l’époque. Il a été souvent cité, beaucoup traduit. Ce texte me revient de l’extérieur : pour une partie des amateurs du cinéma, je suis celui qui a écrit « Technique et idéologie ». Donc, c’est comme un fardeau que je porte avec moi.

DF : Surtout dans le monde anglophone, votre renommée s’est faite grâce à « Technique et idéologie ».

JLC : Bien sûr. Il se trouve en vérité que, après avoir cessé d’écrire sur le cinéma, après l’épisode des Cahiers dont nous avons parlé, et après avoir commencé à travailler sur La Cecilia, d’une certaine manière, je me suis mis en retrait par rapport à la réflexion théorique ou à la pensée sur le cinéma, et en retrait par rapport à l’écriture sur le cinéma. Je n’en ai écrit que rarement. Il y a donc eu un besoin d’arrêter, un besoin de me séparer de tout ça, un besoin de refouler une partie des choses, l’échec du gauchisme en France, les années 1974-75. Donc, pendant un certain temps, faire des films a remplacé le fait d’écrire sur les films. Et puis, j’ai repris ça. Après ce silence de quelques années, il y a eu un temps transitoire où j’ai repris l’écriture en écrivant sur le jazz (et notamment sur l’improvisation dans le jazz). Et puis à partir de là, j’ai pu recommencer à écrire sur le cinéma.

J’ai tout de suite pris conscience du fait que j’avais retrouvé et prolongé les termes et les questions qui étaient ouvertes dans « Technique et idéologie ». Et je crois que tout ce que j’ai écrit après 1988 est lié à « Technique et idéologie » : des critiques de cinéma, des interventions diverses, des entretiens, des textes théoriques – tout ça représente une sorte d’extension et prolifération des termes à la base de « Technique et idéologie ». Je rappelle que la série « Technique et idéologie » s’est terminée comme beaucoup des textes de l’époque sur un « À suivre ». Et je dirais que je suis maintenant en train de réaliser ce « À suivre ». Évidemment, c’est arrivé à travers la pratique d’un cinéma dit documentaire parce que, en pratiquant ce cinéma, j’ai pris conscience de manière très puissante que, au fond, la question était très simple. La théorie du cinéma est extrêmement simple.

DF : Parlons, donc, de la manière dont votre travail en tant que réalisateur de films documentaires a recoupé vos tentatives plus récentes d’engager le cinéma théoriquement.

JLC : La simplicité de la théorie du cinéma est illuminée par la pratique du cinéma documentaire, dans la mesure où le cinéma documentaire est de la débrouille par rapport à la fiction. On a moins de moyens, on n’a pas toujours un travelling, l’équipe est réduite (on est quatre ou cinq, au lieu d’être 40), il n’y a pas des projecteurs la plupart du temps. Donc, quand on a ce très peu, on peut s’en servir de façon très limitée, parce qu’on ne peut pas rééclairer le port de Marseille pour tourner une séquence de nuit. Toute une série d’éléments, c’est assez facile à comprendre, font que la pratique du cinéma documentaire est une pratique simplifiée par rapport à la pratique du cinéma de fiction. Simplifiée ne veut pas dire bête ou naïve ; on doit comprendre que ce peu de moyens, cette simplification, demande un travail mental plus grand. Mais c’est une pratique simplifiée. Et le fait que cette pratique soit simplifiée m’a amené à penser que les paramètres de la théorie du cinéma étaient fondés précisément sur cette pratique simplifiée. Pour récrire sur le cinéma, j’ai commencé à penser à la manière dont les films des Lumières ont été faits. Et j’ai compris qu’un certain nombre des éléments ont changé, mais que la majorité d’entre eux n’avait pas changé. Il y a toujours une caméra qui tourne, on enregistre de la pellicule (ou une bande magnétique) et donc, l’appareil de base, pour reprendre le terme théorique de Baudry, est resté en gros le même.

Ce qui a changé est arrivé sous la pression des forces économiques, des forces idéologiques. On a, comme j’ai dit de manière assez simple, naturalisé l’image cinématographique. Or, l’image cinématographique ne ressemble pas à ce que je vois dans la vie. Elle est cadrée, et la vie n’est pas cadrée. C’est en ce sens-là que je distingue cinéma et spectacle. Parce que le cinéma se distingue radicalement de ce qui est mis en œuvre dans la vie réelle, où il n’y a pas de champs visuels, où il n’y a pas de cadres, etc. C’est une contradiction principale entre le cinéma et le spectacle. Bien entendu, dans le cinéma il y a du spectacle, et dans le spectacle il y a du cinéma. Néanmoins, ce sont des lignes qui divergent. Elles divergent par rapport au spectateur : dans le spectacle, le spectateur est placé devant ses attentes et ses désirs, ses satisfactions et, littéralement, il n’a pas la peine de penser à quoi que ce soit.

Il y a au fond deux conceptions du monde – désolé, mais il faut le dire comme ça. Dans l’une, rien n’est déjà là, et tout est à faire, tout est à construire, à élaborer, et dans l’autre conception tout est déjà là, il n’y aurait qu’à relire et suivre le travail des dieux. C’est exactement la parabole de la chute du paradis. Au paradis, on n’a aucune préoccupation, il n’y a rien à faire, et puis il y a la chute. Alors, moi je considère que le cinéma est après la chute – ce n’est pas avant la chute, c’est après.

Propos recueillis par Daniel Fairfax

Bien que réalisé en français, cet entretien est d’abord paru en anglais dans la revue Senses of Cinema, en deux parties ; l’une dans le n°62 (http://sensesofcinema.com/2012/feature-articles/yes-we-were-utopians-in-a-way-i-still-am-an-interview-with-jean-louis-comolli-part-1/), l’autre dans le n°64 (http://sensesofcinema.com/2012/feature-articles/yes-we-were-utopians-in-a-way-i-still-am-interview-with-jean-louis-comolli-part-2/)

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  1. Jean-Louis Comolli, « La grandeur du simple (Sergeant York) », Cahiers du cinéma no 135 (septembre 1962), pp. 54-58. []
  2. La série d’articles nommée « Le Celluloïd et le marbre » d’Éric Rohmer est parue dans Les Cahiers du cinéma en cinq volets: « Le Bandit philosophe », Cahiers du cinéma no 44 (février 1955), pp. 32-37; « Le Siècle des peintres », Cahiers du cinéma no 49 (juillet 1955), pp. 10-15; « De la Métaphore », Cahiers du cinéma no 51 (octobre 1955), pp. 2-9; « Beau comme la musique », Cahiers du cinéma no 52 (novembre 1955), pp. 4-12; et « Architecture d’apocalypse », Cahiers du cinéma no 53 (décembre 1955), pp. 22-30. []
  3. Les macmahoniens empruntaient leur nom au Cinéma MacMahon à Paris, qui projetait régulièrement les films des réalisateurs préférés de cette tendance critique, et tout particulièrement le dit « carré d’as » : Raoul Walsh, Joseph Losey, Fritz Lang et Otto Preminger. []
  4. Gilles Deleuze, Proust et les signes (Paris : PUF, 1964). []
  5. Daniel Filipacchi était propriétaire des Cahiers entre 1964 et 1970. []
  6. Pier Paolo Pasolini, « Le cinéma de poésie », Cahiers du cinéma no 171 (octobre 1965), pp. 55-64. []
  7. Jacques Rivette, « De l’abjection (Kapò) », Cahiers du cinéma no 120 (juin 1961), pp. 54-55. []
  8. Guy Debord, La Société du spectacle (Paris: Buchet/Chastel, 1967). []
  9. [texte collectif] « « Young Mister Lincoln” de John Ford », Cahiers du cinéma no 223 (août 1970), pp. 29-47. []
  10. La Gauche prolétarienne était un groupuscule maoïste au début des années 1970, qui épousait une version spontanéiste du marxisme-léninisme, critique des formes plus strictement hiérarchiques d’organisation politique. []
  11. Louis Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », La Pensée no 151 (juin 1970), p. 3-38. []
  12. Cf. Cahiers du cinéma no 220-221 (mai-juin 1970), numéro spécial : « Russie années 20 ». []
  13. Mao Tse-toung, De la pratique et de la contradiction, ed. Slavoj Zizek (Paris : La Fabrique, 2011). []
  14. Simon Leys, Les Habits neufs du Président Mao (Paris : Éditions Champ Libre, 1971). []
  15. Maria-Antonia Macciochi, La Chine (Paris : Maspero, 1970). []
  16. Vive la révolution ! et l’UJCM-L (Union de la jeunesse communiste marxiste-léniniste) étaient des groupes maoïstes sous influence althussérienne. []
  17. Le cinéma de Mai 68 : une histoire, vol. I (DVD, Éditions Montparnasse, 2008). []
  18. Jean-Louis Baudry, “Cinéma : effets idéologiques produits par l’appareil de base,” Cinéthique no 7-8 (1970), pp. 1-8. []
  19. Jean-Louis Comolli et Jean Narboni, « D’une critique à son point critique », Cahiers du cinéma 217 (novembre 1969), p. 7-13. []
  20. Cf. Jean-Louis Comolli, « Technique et idéologie », paru dans Les Cahiers du cinéma en six volets: Part I, Cahiers du cinéma no 229 (mai-juin 1971), pp. 4-21 ; Part II, Cahiers du cinéma no 230 (juillet 1971), pp. 51-57 ; Part III, Cahiers du cinéma no 231 (août-septembre 1971), pp. 42-49 ; Part IV, Cahiers du cinéma no 233 (novembre 1971), pp. 39-45 ; Part V, Cahiers du cinéma no 234-235 (décembre 1971-janvier-février 1972), pp. 94-100 ; Part VI, Cahiers du cinéma no 241 (septembre-octobre 1972), pp. 20-24. Réédité in Jean-Louis Comolli, Cinéma contre spectacle (Paris : Éditions Verdier, 2009). []
  21. Cf. Serge Daney, « Les Journées de Damas », Cahiers du cinéma no 290-291 (juillet-août 1978), pp. 73-78. []
  22. Jacques Lacan, Séminaires, t. XI « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse » (Paris : Seuil, 1973). Ce tome était numéroté XI, mais il fut le premier des séminaires de Lacan à être édité, et constitue une introduction générale à sa pensée, surtout en ce qui concerne son concept du regard. []
  23. Jean-Louis Comolli, « Le Détour par le direct (I) », Cahiers du cinéma no 209 (février 1969), pp. 48-53; et « Le Détour par le direct (II) », Cahiers du cinéma no 211 (avril 1969), pp. 40-45. []
  24. Jean-Claude Milner, L’Arrogance du présent : regards sur une décennie 1965-1975 (Paris : Grasset & Fasquelle, 2009). []
  25. Roland Barthes, Sade Fourier Loyola (Paris : Éditions du Seuil, 1971). []
Daniel Fairfax