Le paradoxe de la social-démocratie : l’exemple des États-Unis

Qui n’a jamais entendu un camarade défendre la nécessité de « travailler de l’intérieur » dans la social-démocratie ? Aux États-Unis, le débat autour de Bernie Sanders a vu se déployer une nouvelle fois cette antienne d’une partie du mouvement radical : pousser la social-démocratie sur sa gauche pour renforcer les luttes. Dans cet article devenu classique, Robert Brenner expose dans le menu détail l’impossibilité de mener une telle politique. Il dégage ainsi des dynamique structurelles du réformisme, qui le rendent particulièrement résistant aux tentatives de « gauchisation », mais aussi les épisodes historiques de radicalisation à gauche et de canalisation social-démocrate aux États-Unis. Brenner singularise avec une extrême précision les traits dominants du réformisme : une attitude spontanée du prolétariat, des dirigeants syndicaux et une classe moyenne noire dont la priorité n’est pas l’action de masse mais la poursuite de la prospérité. En définitive, le réformisme bute toujours sur une question simple : refusant de se mesurer au pouvoir du capital, la réforme doit toujours se subordonner à la bonne santé des capitalistes. L’alternative réforme/révolution se réduit en fait à celle-ci : ou bien imposer les besoins radicaux du prolétariat, ou bien s’accommoder des caprices du taux de profit.

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I. Une nouvelle social-démocratie ?

Il y a bien longtemps – à l’ère paléolithique de la Nouvelle gauche, à la fin des années 1960 –, quelques vigoureux radicaux auraient préféré mourir plutôt qu’appartenir au Parti démocrate. C’était l’époque des mouvements étudiants et anti-impérialistes, des SDS1 ; des mouvements activistes noirs, du SNCC2, du Black Panther Party et de la Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires3 ; des mouvements émergents d’ouvriers de l’industrie et des services publics. À cette époque, cette politique se pratiquait exclusivement dans les rues et par l’action directe de masse. « Le pouvoir au peuple » signifiait tout sauf : « un bout de chemin avec RFK [Robert Francis Kennedy] ». Le Parti démocrate était considéré comme fortement lié à l’impérialisme américain, ainsi qu’en témoignait la guerre de LBJ [Lyndon Baines Johnson] au Vietnam, sans parler de la bombe A d’Harry Truman sur Hiroshima ou de sa Guerre froide, ni de la Baie des cochons de Kennedy. En outre, même si la majorité des travailleurs, des Noirs et des pauvres votaient réellement pour le Parti démocrate, celui-ci était considéré comme clairement pro-capitaliste, anti-ouvriers et anti-Noirs. Ni les travailleurs ni les Noirs ne contrôlaient le Parti démocrate, pas plus qu’ils n’y participaient. Ainsi, les radicaux des années 1960 ne trouvaient pas surprenant que le Parti n’ait jamais cherché à abroger la loi Taft-Hartley, cruellement anti-ouvrière4, qu’il ait refusé d’accueillir le Parti démocrate du Mississippi pour la liberté5 à sa convention de 1964 à la place de la délégation officielle, tout à fait ségrégationniste, et que la présidence Kennedy n’ait pas réalisé le moindre progrès en termes de législation sociale.

De fait, une des leçons assimilées par la Nouvelle gauche, fût-ce de manière superficielle, à travers les idées assez imprécises de libéralisme d’entreprise et de démocratie participative, était qu’on ne pouvait jamais compter sur la bureaucratie ouvrière, sur les politiciens de parti, sur les employés qualifiés des services et sur la petite-bourgeoisie noire, qui formaient le noyau dur du réformisme officiel, pour mettre en œuvre ne serait-ce que leurs propres programmes. Livrés à eux-mêmes, ils trouveraient le moyen de parvenir à un compromis avec « le pouvoir en place ». La première génération de la Nouvelle gauche a grandi avec ce slogan assez direct : « ne faites jamais confiance à un libéral », et ses successeurs n’ont jamais renoncé à ce credo. Par conséquent, la Nouvelle gauche ne pouvait être efficace, à leurs yeux, qu’en restant indépendante, en termes organisationnels et politiques, des forces du réformisme officiel, en s’appuyant sur l’action militante directe pour imposer des réformes de l’extérieur, et en encourageant une forme de démocratie directe au sein des mouvements, laquelle était un anathème pour les forces bureaucratiques, ouvrières et noires dominant le Parti démocrate et les institutions officielles du libéralisme.

Rien d’essentiel n’a changé dans le Parti démocrate depuis les années 1960. Or, sur la plupart des autres aspects, nous vivons dans un monde politique différent. Avant tout, les mouvements d’action directe de masse qui ont rendu des réformes possibles et ont fourni, pour ainsi dire, la base matérielle au développement d’organisations et d’idées radicales, ont subi depuis plus de dix ans un terrible déclin. Avec l’approfondissement de la crise de l’économie internationale, le déclin durable de l’industrie américaine et l’offensive de plus en plus violente des employeurs contre tous les secteurs de la classe ouvrière et les pauvres, le déclin des mouvements constitue le facteur décisif pour déterminer l’univers politique de la gauche. Les mouvements militants de masse qui, dans les années 1960 et 1970, ont poussé des centaines de milliers de personnes à faire grève, à manifester, à occuper les usines, étaient les seules sources réelles de pouvoir pour la gauche, et elles le sont toujours. Ces mouvements fournissent la condition nécessaire pour obtenir de réelles réformes et pour imposer des mesures politiques au gouvernement – surtout dans une période de contraction économique comme celle que nous traversons. Ils forment ainsi la condition déterminante pour rendre réalistes les perspectives de gauche et, de la sorte, le fondement nécessaire pour gagner la population à une conception de gauche. Il est vrai qu’en général les individus ne s’attachent pas à une perspective politique – quelle que soit sa rigueur empirique ou logique – tant qu’ils ne peuvent pas concevoir une possibilité plus ou moins immédiate de la mettre en pratique. Ainsi, le déclin des mouvements d’action directe de masse depuis de longues années, et l’effondrement des organisations ouvrières de masse en particulier, est la raison primordiale du désarroi de la gauche, tout autant que du libéralisme, et il favorise une grande confusion.

Incapable de remettre les mouvements de masse à l’ordre du jour, la majorité des militants de gauche aux États-Unis ont, depuis plus de dix ans, recherché sans relâche des substituts, de nouvelles formes d’action sociale et de nouvelles stratégies politiques. À la fin des années 1970 et au début des années 1980, s’est manifesté dans la gauche – et nulle part ailleurs dans la société – un vaste engagement en faveur d’une évolution vers une « nouvelle social-démocratie ». Fin 1978, Doug Fraser, président de l’UAW [United Auto Workers], un socialiste autodidacte, révéla qu’une « guerre de classe unilatérale » était en cours contre la classe ouvrière américaine. Il se retira par la suite du Groupe de conseil en gestion du travail [Labor Management Advisory Board] (dont la fonction explicite était en effet la gestion du travail) de John T. Dunlop, Secrétaire au travail, et il convoqua l’« Alliance progressiste », une nouvelle organisation regroupant plusieurs acteurs et ouvertement appelée à « faire revivre l’esprit de Selma6 et des grèves spontanées » pour soutenir les efforts d’organisation à la base et pour regrouper les mouvements disparates. L’« Alliance progressiste » attira à sa première réunion un nombre important de responsables libéraux et sociaux-démocrates issus de groupes de femmes, de Noirs, de défenseurs de l’environnement et de consommateurs, ainsi que des syndicats7. Peu après, le Nouveau mouvement américain [New American Movement] (NAM), dernier rescapé de la Nouvelle gauche, fusionnait avec le Comité organisationnel socialiste démocrate [Democratic Socialist Organizing Committee] (DSOC), l’organisation sociale-démocrate officielle des États-Unis, membre de la Deuxième Internationale, pour former les Socialistes démocrates d’Amérique [Democratic Socialists of America] (DSA). Entre-temps, depuis les années 1970, l’immense majorité de ceux qui avaient survécu aux mouvements noirs des années 1960 s’étaient réfugiés dans un électoralisme déterminé, dans l’objectif d’obtenir des fonctions-clés dans les villes, à la fois au nord et au sud. En 1984, Manning Marable, célèbre écrivain noir et cadre national des DSA, célébrait cette évolution qu’il concevait, elle aussi, comme une nouvelle « social-démocratie » (noire)8. De fait, en 1984, comme on pouvait le prévoir, toutes les branches de cette nouvelle social-démocratie avaient trouvé refuge dans le Parti démocrate. La quasi-totalité de la gauche américaine, quelle que soit la manière dont elle se présentait, participa à l’élection de 1984 en soutien aux candidats du Parti démocrate. Tout au long de l’année électorale, les efforts des organisations de gauche furent quasi-exclusivement concentrés sur la campagne de Jesse Jackson pour la présidence.

Sans surprise, les partisans de cette stratégie de la nouvelle social-démocratie justifièrent leur approche par un retour au réalisme. « Nous étions d’ultragauche », affirment les anciens maoïstes qui, ayant renoncé au « Nouveau mouvement communiste », se sont emparés des campagnes d’Harold Washington et de Jesse Jackson. « Nous devons quitter le bac à sable pour le monde réel », affirment les anciens partisans de la realpolitik au PC qui ont rejoint les DSA afin de réaliser plus efficacement la vieille ligne de front populaire dans le Parti démocrate. En résumé, tout ce que cela signifie est que si vous voulez être pragmatique vous devez être lié au Parti démocrate, puisque c’est là qu’a se déroule l’action.

Les partisans d’un travail au sein et en faveur du Parti démocrate affirment alors que, dans la mesure où le Parti est historiquement le parti des mouvements de masse et le parti de la réforme – et il l’est aujourd’hui –, il doit être le principal vecteur du combat de gauche. Ces progressistes soulignent qu’en général une majorité des travailleurs, des Noirs et des autres groupes opprimés votent encore démocrate aujourd’hui, mais ils sont incapables de distinguer la démarche passive, privée et individualiste du vote, de la démarche active, collective et vivifiante consistant à s’organiser pour se confronter aux employeurs ou au gouvernement. Les progressistes qui sont partisans du Parti démocrate remarquent également, à juste titre, que les syndicats, les organisations noires officielles et les organisations officielles de femmes constituent l’épine dorsale du Parti démocrate. En revanche, ils ne parviennent pas à faire la distinction entre, d’une part, les intérêts des éléments bureaucratiques et de la classe moyenne, qui dominent ces organisations et les représentent au sein du Parti démocrate, et, d’autre part, les intérêts bien différents des éléments ouvriers de la base, qui constituent l’essentiel des membres de ces organisations, mais ne jouent fondamentalement aucun rôle actif dans le Parti démocrate. En outre, les nouveaux sociaux-démocrates soulignent que les objectifs des programmes des dirigeants de « gauche » du Parti démocrate, des politiciens noirs et des dirigeants des syndicats se situent en général aujourd’hui à l’extrême gauche du paysage politique américain, et que ces programmes, s’ils étaient mis en œuvre, constitueraient un immense progrès pour le peuple américain. Or, ils sont incapables de distinguer le discours de l’action, ce qui est sur le papier de ce qui est mis en œuvre. Ils ignorent tout simplement la profonde incapacité à imposer des réformes au capital dont ont fait preuve non seulement les majorités démocrates au Congrès, mais aussi les gouvernements authentiquement sociaux-démocrates de par le monde tout au long de la période de crise qui a démarré au début des années 1970. Ils ne voient pas non plus à quel point ces partis, lorsqu’ils étaient au pouvoir, étaient entièrement acquis à l’austérité et favorables aux attaques contre la classe ouvrière. Enfin, ceux qui souhaitent reconstruire la social-démocratie aux États-Unis soulignent que la social-démocratie en général, et le Parti démocrate en particulier, s’est présentée comme le « moteur » des grandes vagues de réforme qui ont périodiquement secoué les pays capitalistes avancés. Mais ils ne parviennent pas à distinguer les législateurs immédiats et les organisateurs des offensives politiques de masse qui ont effectivement rendu possible une mise en œuvre législative de ces réformes. Typiquement, et c’est un désastre, ils négligent les mouvements de masse tumultueux qui ont transformé bon gré mal gré en agents du changement politique et social ceux qui étaient jusqu’alors des politiciens réformistes paresseux.

II. Le paradoxe de la social-démocratie

Le fait est que la majeure partie de la gauche américaine, comme de la gauche dans le monde entier, reste paralysée par la passivité de la base de masse de la social-démocratie, par ses plateformes de gauche et par son association historique avec la réforme. C’est pourquoi elle refuse de prendre la démocratie sociale au sérieux, comme un phénomène social et historique spécifique, qui représente des forces sociales spécifiques et qui, par conséquent, propose des théories et stratégies politiques spécifiques et manifeste ainsi au sein du capitalisme une dynamique politique reconnaissable. Depuis la fin du dix-neuvième siècle, l’évolution de la social-démocratie se distingue par un paradoxe typique. D’une part, son développement a toujours dépendu des bouillonnantes luttes de masse de la classe ouvrière, celles-là mêmes qui ont fourni la force qui a permis de conquérir des réformes majeures, et ont constitué la source de l’émergence d’organisations et d’une idéologie d’extrême-gauche. Le développement de l’auto-organisation, du pouvoir et de la conscience politique de la classe ouvrière, qui en retour dépend de l’action de masse de cette classe, fournit la condition nécessaire du succès du réformisme tout comme de l’extrême-gauche. D’autre part, dans la mesure où la social-démocratie est parvenue à se consolider en termes organisationnels, ses principaux représentants – issus des rangs des cadres syndicaux, des politiciens parlementaires et des directions petites-bourgeoises des organisations de masse des opprimés – ont inévitablement cherché à mettre en œuvre des politiques reflétant leurs propres intérêts et leurs positions sociales spécifiques – des positions qui sont séparées de celles de la classe ouvrières et des intérêts qui sont fondamentalement opposés à ceux de la classe ouvrière. Ils cherchent en particulier à occuper et à conserver, à la fois pour eux et pour leurs organisations, une place sûre dans la société capitaliste. Pour obtenir cette sécurité, il a fallu que les représentants officiels des organisations sociales-démocrates et réformistes cherchent, au minimum, la tolérance implicite du capital et, idéalement, sa reconnaissance explicite. Ils ont ainsi été amenés, toujours et partout, non seulement à renoncer au socialisme comme fin et à la révolution comme moyen, mais, au-delà de cela, à contenir, et parfois à écraser réellement les soulèvements ouvriers de masse dont la dynamique menait à de plus larges formes d’organisation et de solidarité ouvrières, à des attaques plus profondes contre le capital et contre l’État capitaliste, à la constitution du peuple travailleur en tant que classe consciente, et parfois à l’adoption massive de perspectives socialistes et révolutionnaires à grande échelle. Ils ont agi ainsi, bien que ce soient précisément ces mouvements qui leur ont permis d’émerger, ont assuré leur pouvoir, et qui constituent la seule garantie possible de leur existence dans un capitalisme divisé en classes et porteur de crise. La conséquence paradoxale est que, là où les représentants officiels du réformisme en général, et des partis sociaux-démocrates en particulier, sont libres de mettre en œuvre leurs perspectives, stratégies et tactiques particulières, ils ont systématiquement sapé le fondement de leur survie, jetant les bases de leur propre dissolution.

Pour ces raisons, même les plus résolus à promouvoir l’émergence d’un nouveau réformisme sont confrontés à une situation pour le moins ironique. Dans la mesure où ils souhaitent créer une social-démocratie solide, ils devront maintenir leur indépendance politique et organisationnelle face à ceux qui représentent réellement la social-démocratie et, en fait, s’opposer systématiquement à eux. Par ailleurs, dans la mesure où ils en viendront, comme ils l’ont fait jusqu’à présent, à fusionner avec les forces officielles du réformisme, ils seront privés des moyens de réaliser ce qui est clairement la tâche principale (et extrêmement imposante) de ceux qui souhaitent mettre en œuvre une perspective de gauche : reconstruire la capacité de lutte, l’organisation et la conscience politique de gauche de la classe ouvrière et des peuples opprimés. En fait, là où les promoteurs d’une nouvelle social-démocratie se limiteront au réformisme préexistant – ses organisations, directions, stratégies et idées spécifiques –, ils contribueront, peut-être à leur insu, à un nouvel affaiblissement des formes collectives de classe destinées à défendre les intérêts des travailleurs ; et, ainsi, ils encourageront, pour satisfaire les intérêts des travailleurs, l’adoption de modes individualistes et de collaboration de classe, ce qui ouvre très clairement la voie à la droite.

Rien de tout cela n’est de la simple logique, ni de l’histoire ancienne. Il est remarquable que ce soit au lendemain immédiat d’une longue succession d’expériences de social-démocratie en Europe, qui se sont avérées catastrophiques pour toute la gauche, que la gauche américaine concrétise sa propre tendance vers des politiques sociales-démocrates. Vers le milieu des années 1970, dans la majorité des pays d’Europe, les partis sociaux-démocrates et communistes sont parvenus à détourner les énergies des mouvements ouvriers et étudiants de masse de la décennie précédente vers l’arène parlementaire-électorale ; à partir de là, ils ont réussi à obtenir pour eux-mêmes des positions de pouvoir politique pratiquement sans précédent. Durant la même période, la quasi-totalité de ces militants de gauche qui, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, avaient construit, à partir de ces mouvements de masse, une gauche extra-parlementaire petite mais significative, sont entrés en masse dans les partis eurocommunistes et eurosocialistes revitalisés et reconstruits. Quelle fut leur justification pour ce tournant ? Précisément la même que celle invoquée par les nouveaux sociaux-démocrates américains : intégrer ces organisations semble pour eux le meilleur moyen de s’associer avec les travailleurs, de lutter efficacement pour des réformes et de reconstruire des mouvements de masse.

Les résultats sont à présent évidents aux yeux de tous. À part en Italie, les partis communistes ont connu un lourd déclin, probablement irréversible, les classes ouvrières ne voyant pas la nécessité d’avoir deux partis réformistes et préférant soutenir l’officiel. De manière bien plus importante encore, au Portugal, en Espagne, et surtout en France, des partis travaillistes et socialistes ont obtenu des victoires électorales-parlementaires fracassantes et ont accédé au « pouvoir ». Dans chaque cas, ces campagnes et victoires électorales ont eu lieu dans un contexte de déclin inquiétant de l’organisation de la classe ouvrière – toutefois, faisant figure de substituts plus ou moins explicites à l’action de la classe ouvrière, la majeure partie de la gauche tenait en effet à les interpréter comme des mouvements de masse en soi et, par conséquent comme des triomphes de la classe ouvrière. Quel fut le résultat ? À chaque fois, faute de mouvement de masse indépendant pour « s’assurer de leur honnêteté », les gouvernements travaillistes et socialistes ont fait usage de leur autorité fraîchement acquise pour « restructurer » leurs capitalismes nationaux afin de favoriser la compétitivité internationale. Ils ont ainsi imposé à la classe ouvrière des politiques d’austérité bien plus brutales et plus profondes que celles de leurs prédécesseurs conservateurs, et ont affaibli un peu plus encore les principales organisations de défense des travailleurs, en particulier les syndicats. L’hégémonie sociale-démocrate n’a pas eu pour conséquence une nouvelle période de réformes, ni une ouverture à gauche. Au contraire, la restructuration capitaliste sous la social-démocratie a généré la plus vaste démoralisation politique de la classe ouvrière et le discrédit le plus dévastateur des idées socialistes et marxistes dont on puisse se souvenir. Sans surprise, la conséquence à moyen terme a été d’insuffler une nouvelle dynamique, éclatante, aux perspectives politiques de droite, depuis longtemps discréditées ; de préparer non seulement la renaissance des formes les plus agressives de l’idéologie de la libre entreprise, mais aussi l’émergence d’un crypto-fascisme dynamique – surtout, et ce n’est pas un hasard, dans la France socialiste. Ainsi, une fois de plus, cette dynamique paradoxale mais prévisible : en l’absence de mouvements de masse pour dégager une force matérielle indépendante en faveur de la réforme et du développement des idées de gauche, les victoires les plus déterminantes de la social-démocratie ont en définitive conduit à l’affaiblissement le plus décisif des perspectives, des organisations et des mouvements sociaux-démocrates en Europe depuis les années 1950, et ce malgré l’approfondissement d’une crise économique capitaliste durable, responsable des niveaux de chômage les plus élevés et des souffrances les plus terribles de la classe ouvrière depuis les années 1930.

III. La dynamique du réformisme

Activité, pouvoir, conscience

Il est assurément assez courant à gauche d’affirmer que la condition nécessaire pour engager la reconstruction de l’organisation, du pouvoir et de la conscience politique de la classe ouvrière est le développement d’une action directe massive des travailleurs contre les employeurs et contre le gouvernement, dans les usines et dans les bureaux, aussi bien que dans la rue. C’est la raison pour laquelle, en règle générale, ce n’est que lorsque les travailleurs ont de fait rompu avec leur propre passivité, créé de nouvelles formes de solidarité et, sur cette base, ont accumulé la puissance nécessaire pour affronter le capital, que les objectifs de réforme et de révolution, fondés sur une action collective, de classe, peuvent apparaître comme réellement pertinents et pragmatiques. En l’absence de solidarité de classe et de pouvoir collectif, les travailleurs sont réduits à l’« autre versant » de « ce qu’ils sont réellement dans le capitalisme », à savoir des vendeurs de marchandises, en particulier leur force de travail. Si les individus ne peuvent pas, de fait, lutter pour défendre leurs intérêts à travers des organisations et des stratégies de classe, ils jugeront qu’il n’y a pas de sens à traiter le monde social, ses institutions et ses équilibres de pouvoir, autrement que comme étant donnés, et ils défendront leurs intérêts en élaborant des stratégies individualistes et de collaboration de classe qui leur permettront de s’inscrire au mieux dans la lutte concurrentielle entre vendeurs de marchandises.

En raison de la profonde interdépendance entre l’action collective, le pouvoir social, l’efficacité politique et la conscience politique, il apparaît que des changements brusques et importants dans la lutte de la classe ouvrière ont tendu à être la condition pour des transformations politiques significatives – le début d’importantes vagues de réforme, la transition du syndicalisme artisanal au syndicalisme industriel, le développement de partis sociaux-démocrates de masse, etc. En même temps, parce que les stratégies de classe tendent à dépendre de la mobilisation collective du pouvoir social, les travailleurs et les groupes opprimés sont normalement confrontés à un dilemme classique : sans une organisation et un pouvoir significatifs, il paraît suicidaire d’engager une action collective ; cependant, sans un niveau important d’action collective, il n’est pas possible d’accumuler de l’organisation et du pouvoir, ni de développer une conscience. On comprend que l’intervention idéologique et organisationnelle de socialistes elle-même est souvent inutile pour dépasser véritablement ce dilemme. Rosa Luxembourg a bien compris qu’à l’échelle historique, « l’inconscient précède le conscient ». Son analyse classique du phénomène des grèves de masse saisit la dynamique psychologique des mouvements de masse de la classe ouvrière : « Mais cette première lutte générale et directe des classes déclencha une réaction […] [qui] éveillait pour la première fois […] le sentiment et la conscience de classe […]. Cet éveil de la conscience de classe se manifeste immédiatement de la manière suivante : une masse composée de millions de prolétaires découvre tout à coup, avec un sentiment d’acuité insupportable, le caractère intolérable de son existence sociale et économique, dont elle subissait l’esclavage depuis des décennies. » Ainsi, « au moment où commence une période de grèves de masse de grande envergure, toutes les prévisions et tous les calculs de “coûts” [qui ont précédemment découragé les initiatives de la classe ouvrière] sont aussi vains que la prétention de vider l’Océan avec un verre d’eau9 ». Rosa Luxembourg explique ensuite que le résultat potentiel est non seulement l’émergence de formes d’organisation sans précédent, impliquant des couches précédemment inorganisées et dotées de nouvelles revendications, mais aussi des confrontations conscientes des travailleurs avec le capital et avec l’État et, une fois encore, la mise à l’ordre du jour du socialisme.

Une fois en lutte, le peuple peut donner du sens à des stratégies, jusqu’à présent inappropriées, qui nécessitent l’action collective de la classe ouvrière, ainsi qu’à des objectifs, jusqu’alors utopiques, qui nécessitent la puissance de la classe ouvrière. La victoire est concevable, il est raisonnable de faire le nécessaire pour gagner : violer la loi et affronter l’État, et développer de nouvelles formes de liens sociaux avec « des forces sociales extérieures – entre organisés et non organisés, entre employés et chômeurs, entre Noirs et Blancs. Parallèlement, lorsque l’action collective conduit au pouvoir collectif, il y a du sens à envisager de vastes programmes de réforme qui étaient jusqu’à présent incapables d’inciter à l’action. En d’autres termes, c’est avec le processus par lequel ils se constituent réellement en classe à des fins de lutte que les travailleurs parviennent à concevoir les notions interdépendantes de société divisée en classes, de stratégie de lutte de classes, et à envisager l’objectif du socialisme comme une perspective raisonnable.

Le réformisme, une idéologie de la classe ouvrière

Naturellement, les périodes d’activité de masse sont limitées dans le temps. Même si les syndicats, les partis sociaux-démocrates, les groupes révolutionnaires et les organisations de masse des populations opprimées, tendent à se construire lors des moments forts de la lutte, ils doivent poursuivre leur activité durant de longues périodes dans un environnement où les niveaux d’activité de la classe ouvrière sont relativement faibles. Il est vrai que la nature de l’activité de la classe ouvrière pendant les périodes « normales » est contraire à son activité lors des périodes de soulèvement de masse. De par sa propre nature, elle est d’une portée très limitée : les partis politiques de masse modèrent leur rhétorique de classe ; les syndicats organisent les ouvriers d’une entreprise, d’une branche artisanale ou d’une industrie en particulier ; les militants de terrain ne peuvent attirer qu’une faible proportion de leurs collègues. En règle générale, les tentatives pour élargir les luttes au-delà d’un champ étroit ne rencontrent pas de grand succès. Durant ces périodes de recul, l’aspect minoritaire et restreint de l’activité de la classe ouvrière se présente comme son caractère naturel et permanent. Il tend ainsi à constituer la base matérielle, le point de départ, pour la formation de la conscience politique de la classe ouvrière. Les offensives de classe contre le pouvoir des capitalistes, sans parler de la transition au socialisme, ne sont pas à l’ordre du jour. Par conséquent, une majorité des travailleurs en viennent à la conclusion qu’ils doivent accepter comme données les règles fondamentales du système capitaliste – en particulier l’exigence de profitabilité capitaliste comme socle du fonctionnement du système. C’est le caractère apparemment incontestable de la propriété capitaliste et de l’État capitaliste qui constitue la condition nécessaire, même si elle est insuffisante, de la large acceptation du réformisme au sein de la classe ouvrière – à savoir la vision du monde et la stratégie d’action qui non seulement prend le système capitaliste de propriété comme étant donné, mais affirme également que la classe ouvrière y a un intérêt particulier, essentiellement le « droit » de s’approprier une « part équitable » du produit total. Réciproquement, parce qu’elle tend à se renforcer dans des périodes où l’organisation de la classe ouvrière est relativement faible, la perspective réformiste est presque inévitablement associée à des stratégies de réforme qui exigent une mobilisation minimale de la classe ouvrière – des actions de grève routinières (souvent symboliques), des négociations collectives institutionnalisées et, avant tout, la voie électorale. Incapables de mener la lutte de classes jusqu’au bout, les travailleurs cherchent des méthodes alternatives pour défendre leurs intérêts.

Cependant, le réformisme, comme toute autre vision du monde, ne peut faire l’objet d’une acceptation générale qu’à condition de fournir le socle pour une action réussie. Même avec un minimum d’organisation de la classe ouvrière, le réformisme tend donc à être très attractif pendant les périodes de prospérité, car alors la menace d’une résistance, même limitée, de la classe ouvrière – symbolisée par la détermination à faire grève ou par une victoire dans les urnes – peut réellement donner lieu à des concessions de la part du capital. Dans la mesure où remplir les carnets de commandes et développer la production sont leurs principales priorités pendant l’expansion, les capitalistes tendront à considérer qu’il est dans leur intérêt de maintenir et d’accroître la production, même quand cela implique d’accorder des concessions aux ouvriers, si l’alternative est d’avoir à faire face à une grève ou à d’autres formes de dislocation sociale. De fait, lorsque l’économie est en expansion, la concurrence pousse presque toujours le prix du travail vers le haut, quel que soit le travail, et cela donne une apparence d’efficacité aux organisations ouvrières, ainsi qu’à la perspective réformiste, même si en réalité elles sont assez faibles. En revanche, pendant les périodes de contraction économique et de chute des profits, la première priorité des capitalistes est d’augmenter la compétitivité dans un contexte de stagnation des marchés. Puisque l’accroissement de la compétitivité dépend de la réduction des coûts, les employeurs préféreront souvent devoir affronter une longue grève ou un mouvement social, s’ils pensent pouvoir obtenir des réductions significatives du coût du travail. De plus, le fait même que les profits capitalistes se réduisent offre au capital une arme redoutable dans des périodes de récession économique. Dans la mesure où les profits sont la seule catégorie de revenu dont on peut supposer qu’ils permettront le retour à un accroissement de la production et à une hausse de l’emploi, il sera difficile, même aux ouvriers, de nier que la part des capitalistes, bien plus que toutes les autres, doit être protégée au moment où le potentiel économique se réduit (par la logique implacable de l’arithmétique), et que la classe ouvrière doit se préparer à faire des sacrifices. Toutes choses égales par ailleurs, les baisses de la profitabilité et des perspectives commerciales générales tendent en soi à accroître le pouvoir du capital sur le travail. Ainsi, dans des conditions de crise économique, et à moins qu’une effervescence des luttes ouvrières ne transforme radicalement leur degré d’organisation, de pouvoir et de conscience, les travailleurs jugeront les idées réformistes de moins en moins pertinentes et de moins en moins attirantes. Dans la mesure où les stratégies nécessitant une action de classe contre le capital semblent impossibles à mettre en œuvre, il apparaîtra de plus en plus raisonnable pour les travailleurs de se tourner vers des stratégies individualistes, des stratégies de collaboration de classe, et ils défendront les théories pro-capitalistes, de droite, qui donnent sens à ces stratégies.

Le réformisme, idéologie d’une couche sociale spécifique distincte de la classe ouvrière

Lorsque l’intensité des luttes est faible ou se réduit, et où l’activité de la classe ouvrière est minoritaire, toute organisation ouvrière et sa direction – syndicat, parti politique ou quoi que ce soit – seront contraintes à un certain nombre de compromis avec le capital, et elles devront renoncer, pour le moment, à certains objectifs programmatiques et à certaines options stratégiques. Agir autrement reviendrait à ignorer l’équilibre réel des forces et impliquerait une défaite suicidaire. Reconnaître cette réalité – qui dans certaines périodes est la réalité dominante – représente le point de départ décisif pour ceux qui militent en faveur de la construction d’une nouvelle social-démocratie intégrant les organisations réformistes et fusionnant avec les forces réformistes. Les nouveaux sociaux-démocrates considèrent que les perspectives et les stratégies conservatrices des organisations réformistes officielles et de leurs directions ne font que refléter l’équilibre provisoire des forces de classe et la conscience politique dominante à un moment donné. Leur conclusion logique est qu’ils doivent intégrer ces organisations afin de les construire puisque, selon leur hypothèse, lorsque l’activité de la classe ouvrière se renforcera de nouveau et que de nouvelles stratégies et de nouvelles idées deviendront plus appropriées, ces organisations et leurs directions orienteront plus ou moins naturellement leurs perspectives dans une direction plus radicale.

Toutefois, la position selon laquelle les limites politiques des organisations réformistes actuelles et de leurs directions ne sont qu’un reflet des limites politiques des militants de base de ces organisations est partielle et profondément trompeuse. Il se trouve en effet qu’elle ne tient pas suffisamment compte des forces sociales modernes décisives constituant la base sociale permanente des institutions et des idées réformistes, qui donnent au réformisme son aspect rigoureux, et qui lui fournissent ses principales sources de créativité – i.e. les cadres syndicaux, les politiciens parlementaires et les directions petites-bourgeoises des organisations d’opprimés. Toute stratégie politique visant à revitaliser la démocratie sociale de l’intérieur doit tenir compte de ces éléments. Reste que, de toute évidence, les représentants officiels des organisations réformistes dépendent réellement, pour leur existence même, de la création de ces organisations, qui ont presque toujours puisé leurs origines dans les luttes militantes de masse. De plus, lorsque la lutte de classes perd de son intensité, les directions réformistes tendent à adopter des alternatives politiques et stratégiques qui paraissent assez proches de celles adoptées, compte tenu des circonstances par la majorité de la classe ouvrière. Toutefois le point de vue réformiste n’a pas les mêmes causes ni la même signification pour la bureaucratie réformiste que pour les travailleurs de la base. La majorité des travailleurs adhèrent de manière temporaire aux perspectives réformistes, dans des conditions où les luttes sont affaiblies et où l’organisation est minoritaire ; ils croient que ces perspectives sont la meilleure façon d’agir en étant réalistes. En revanche, c’est de manière permanente que les représentants officiels des organisations réformistes tendent à adhérer à un point de vue politique réformiste. L’adhésion au réformisme de ces éléments, constituant une couche sociale distincte, ayant des intérêts spécifiques très différents de ceux de la masse de la classe ouvrière, est précisément une expression de leur effort pour se libérer de leur dépendance à l’égard de la base ouvrière et pour s’assurer d’être durablement acceptés par le capital. Cette différence fondamentale devient évidente lorsque le niveau d’activité de la classe ouvrière commence à se renforcer. Lorsque la lutte s’intensifie, la transformation de l’auto-activité des travailleurs crée le potentiel nécessaire pour donner un contenu plus radical à la conscience ouvrière. Ceci n’est pas vrai en revanche des responsables réformistes. Lorsque la lutte des classes s’intensifie, ces éléments ne disparaissent pas, ni ne modifient leur approche politique. Au contraire, ils cherchent à canaliser la lutte et à l’orienter vers la forme classique d’activité réformiste – qu’ils espèrent acceptable pour le capital.

La bureaucratie ouvrière, les politiciens parlementaires et la direction petite-bourgeoise noire

En bref, la bureaucratie ouvrière, les politiciens parlementaires et les dirigeants petits-bourgeois des organisations de Noirs défendent en permanence un point de vue réformiste car celui-ci leur fournisse la théorie, la stratégie et la tactique qui leur permettent d’assurer au mieux leur propre reproduction. Les bureaucrates ouvriers, les politiciens parlementaires et les représentants des Noirs ne travaillent plus aux côtés de ceux qu’ils représentent, ils ne partagent plus leurs conditions de vie. Ceci est fondamental, puisque les exigences pour leur survie ne sont plus les mêmes que celles des travailleurs de base ou des membres de la communauté. Ils ne sont pas directement affectés par la pression que les employeurs exercent sur les salaires et sur les conditions de travail, ou par celle qu’exerce le gouvernement sur les dépenses sociales pour la communauté. Leur capacité à défendre leurs propres conditions d’existence, ne dépend pas non plus immédiatement, comme c’est le cas pour les travailleurs de base, de leur capacité à construire un contrepoids en organisant leurs collègues en vue la lutte. Au contraire, le fondement matériel de la situation des bureaucrates syndicaux, des politiciens de parti et des responsables noirs devient l’organisation pour laquelle ils travaillent et, en retour, les groupes de plus en plus conscients de cadres qui gèrent le syndicat, le parti ou l’organisation noire. L’organisation – ainsi que le groupe bureaucratique qui repose sur elle – ne se contente pas de fournir aux cadres leurs moyens d’existence, les délivrant ainsi de la pénibilité du travail manuel et de l’atelier, elle constitue pour eux tout un mode de vie – leur fonctionnement quotidien, leurs rapports sociaux formateurs avec les pairs et avec leurs supérieurs dans l’échelle organisationnelle, une carrière potentielle et, très souvent, un sens social, une raison d’être 10. Pour se maintenir ainsi, toute la couche de cadres doit avant tout conserver ses organisations. Il est donc simple de comprendre comment est apparue cette tendance irrésistible des cadres syndicaux, des politiciens de parti et des directions noires à traiter leurs organisations comme des fins en soi, plutôt que comme le moyen de défendre leurs membres – et même à confondre les intérêts des organisations desquelles ils dépendent avec les intérêts de ceux qu’ils prétendent représenter.

En tant que représentants des secteurs organisés de la classe ouvrière, les cadres syndicaux ont historiquement constitué la couche sociale attachée de manière décisive – et archétypique – au réformisme. Les cadres syndicaux comprennent naturellement que la menace fondamentale, non seulement pour les travailleurs qu’ils représentent mais aussi pour les organisations desquelles ils dépendent, est la classe capitaliste – une classe « en permanence » auto-organisée et « en permanence » dominante. La condition indispensable pour la survie des syndicats, et donc pour leur propre existence en tant que bureaucrates, est leur acceptation par le capital – en particulier la reconnaissance des syndicats par les capitalistes et l’acceptation par ces derniers des règles de la démocratie parlementaire. En dernière analyse, l’acceptation des syndicats et de la démocratie parlementaire par les capitalistes ne peut être garantie que par le pouvoir organisé des travailleurs. Néanmoins, les dirigeants syndicats sont extrêmement sensibles à la force fluctuante et à la faiblesse potentielle des travailleurs organisés : ils comprennent que, même au paroxysme de la lutte de classes, et en fait particulièrement à ce moment, il existe un immense risque de défaite, et donc de destruction de leurs organisations. Dans la mesure où ils en ont la capacité, ils cherchent de plus en plus à protéger leurs organisations – et, dans leur esprit, leurs membres – en renonçant à toutes les formes de lutte plus étendues qui ouvrent la voie à l’organisation de vastes offensives contre le capital et, ainsi, à l’idéologie socialiste – non seulement l’action militante directe, mais aussi l’organisation, qui va au-delà du lieu de travail immédiat ou de l’industrie spécifique pour mettre en relation les travailleurs organisés et les travailleurs inorganisés, les employés et les chômeurs, le lieu de travail et la communauté, etc. Cependant, alors même qu’ils affaiblissent l’activisme et l’auto-organisation des travailleurs, les bureaucrates doivent toujours donner l’impression qu’ils défendent leurs électeurs, dans les limites exigées par la défense de la profitabilité capitaliste. Au bout du compte, c’est un tour difficile à réaliser. Cependant, le mouvement ouvrier officiel s’est historiquement appuyé sur deux stratégies comme substituts consciemment élaborés à l’action directe : (1) la constitution, avec l’aide de l’État, d’institutions permanentes visant à réguler le conflit travailleur-employeur ; (2) la voie électorale-parlementaire.

La négociation collective

Typiquement, l’établissement d’institutions régulières pour la coexistence (temporaire) entre le capital et la bureaucratie ouvrière – la forme traditionnelle de la négociation collective – dépend de la conclusion d’un « accord » entre les représentants ouvriers et le capital. D’une part, les bureaucrates doivent s’engager à réduire les conflits au travail et à assurer une discipline ouvrière. D’autre part, les capitalistes doivent être prêts en retour à faire des concessions régulières aux travailleurs, dont les cadres peuvent s’attribuer le mérite, puisqu’il s’agit de la condition pour obtenir l’approbation de la majorité des travailleurs et isoler les militants. Cet accord n’est pas sans coût pour les capitalistes ni sans avantage pour les travailleurs, et par conséquent les capitalistes ne l’accepteront que dans la mesure où ils sont contraints de le faire, et où il est dans leur intérêt de mieux payer pour assurer la paix sociale en échange d’une production sans heurt. L’expansion capitaliste et la profitabilité élevée sont presque toujours les conditions nécessaires pour un accord.

Dans le cadre de cette négociation, les bureaucrates syndicaux sont libres de développer leur « organisation dans l’organisation » et de définir leur propre rôle. Ils négocient un contrat ; un accord existe pour ne pas faire grève tout au long de cette période ; en contrepartie, les bureaucrates règlent les conflits via la procédure de règlement des différends et, en fin de compte, par un arbitrage obligatoire. Les bureaucrates « rendent service » à la base, en renforçant le contrat par la procédure de règlement des différends. En contrepartie, parce qu’il y a aussi un autre contractant, ils doivent contraindre leurs militants à adhérer au contrat et à limiter toute forme de résistance au travail. À cette fin, ils doivent s’efforcer d’empêcher toute organisation indépendante d’agir, et limiter tout contrôle de la base sur le syndicat lui-même, entravant ainsi la démocratie syndicale.

Comme les pratiques réformistes en général, la négociation collective dans le cadre de l’accord possède une double signification. D’une part, elle reflète vraiment les intérêts temporaires de la classe ouvrière en période d’organisation déclinante et minoritaire : dans ces circonstances, la plupart des travailleurs n’envisagent rien d’autre que de l’accepter comme étant ce qu’ils peuvent obtenir de mieux. D’autre part, les bureaucrates ouvriers voient dans le réseau d’institutions de négociation collective non seulement une raison d’être, mais un socle important pour leur existence matérielle et un fondement décisif de leur modus vivendi avec le capital. Entre les mains des bureaucrates, le fonctionnement de la négociation collective ne consiste pas simplement à refléter l’équilibre (momentanément défavorable) des forces de classe entre le capital et le travail ; il sert à dissoudre l’auto-organisation et la puissance des travailleurs, et de la sorte à faire pencher plus encore la balance en faveur du capital. Se produit ainsi, une fois de plus, le paradoxe classique du réformisme : même si la bureaucratie syndicale peut réaliser de grandes choses pendant l’expansion, grâce à sa capacité à assurer la paix sociale et l’apparent bien-être des travailleurs, elle le fait au détriment de l’auto-organisation des travailleurs, et donc de sa propre puissance et de sa propre position à long terme. Lorsque l’expansion économique cède la place à la contraction, les bureaucrates sont de moins en moins en capacité d’assurer que la négociation collective penche en faveur de leurs électeurs ou d’eux-mêmes : les employeurs rompent l’accord et déclenchent leur offensive ; les travailleurs voient moins de raisons de soutenir les bureaucrates ou leurs stratégies réformistes ; ces derniers voient leurs organisations s’affaiblir et toute leur perspective perdre en crédibilité.

Électoralisme-parlementarisme

La voie électorale-parlementaire constitue la stratégie décisive de tous les éléments sociaux particuliers qui sont spécifiquement liés au réformisme, dans la mesure où elle semble être la clé pour résoudre le dilemme central auquel ils sont confrontés : conserver leur base ouvrière de masse sans avoir besoin d’organiser leurs électeurs pour une action directe contre le capital. Pour des campagnes électorales, des individus isolés peuvent être mobilisés pour se rendre aux urnes de façon confidentielle et individuelle, en faveur de candidats favorables à la classe ouvrière, autour d’un programme de réforme. De cette manière, il semble possible d’accumuler du pouvoir et d’obtenir des réformes sans courir le risque de luttes de masse comme des grèves ou des confrontations de rue.

Néanmoins, adopter une stratégie avant tout parlementaire revient à se rendre victime de l’illusion sociale-démocrate classique, selon laquelle il est possible, par des moyens électoraux-parlementaires, indépendants du renforcement massif des travailleurs contre les capitalistes dans les ateliers et dans les rues, de construire au sein de l’État un équilibre de forces entre les classes qui soit favorable à la classe ouvrière. Contrairement à ce que laissent penser les apparences, l’approche électorale est illusoire, la norme de l’exercice du pouvoir dans la société capitaliste ne passe pas par le contrôle de l’État et par la force. Tant que subsistent les rapports de propriété capitalistes, la classe capitaliste, par son contrôle sur les moyens de production, garde la mainmise sur la fonction d’investissement, et ainsi détient la clé du développement de la productivité du travail, de la croissance économique et de la prospérité économique – et, à partir de là, de l’emploi, de la stabilité sociale et des recettes publiques. Puisque l’investissement capitaliste dépend de la capacité des capitalistes à réaliser un profit, toutes les composantes de la société jugent tôt ou tard que, faute de révolution, il est dans leur propre intérêt d’assurer la profitabilité capitaliste. La formule : « Ce qui est bon pour General Motors est bon pour le pays » rend compte d’un important aspect de la réalité sous le capitalisme.

Dans ce contexte, la raison est claire pour laquelle ceux qui occupent des postes au niveau étatique, y compris ceux qui sont élus sur des programmes représentant les intérêts des travailleurs, subissent une énorme pression pour « être responsables » et soutenir des politiques qui protégeront les profits. Agir autrement risquerait de générer des dysfonctionnements économiques, avec tout ce que cela implique. Les politiciens sont conscients que, faute de remettre en cause la propriété capitaliste elle-même – prendre le contrôle de la production au détriment des capitalistes –, il est impossible de mettre en œuvre, sur une longue période, un programme anticapitaliste sans provoquer le retrait des fonds d’investissement et au bout du compte le chaos économique.

Il est toutefois nécessaire d’insister sur le fait que, comme la négociation collective, la voie électorale-parlementaire revêt un double sens. D’une part, dans un contexte de mobilisation limitée de la classe ouvrière, il est probable que la majorité des travailleurs soient favorables à la voie électorale : l’électoralisme semble constituer une alternative à l’action, un moyen pour les travailleurs de lutter pour leurs intérêts sans avoir à courir le risque considérable d’affronter les capitalistes. De plus, tout comme la négociation collective, la voie électorale peut, sous certaines conditions, sembler très efficace pour la classe ouvrière. Dans des périodes de prospérité, en particulier dans le sillage de mobilisations assez importantes de la classe ouvrière, il est souvent dans les intérêts du capital d’accepter des réformes plutôt que de prendre le risque de l’agitation sociale.

Par ailleurs, parce que le fossé qui sépare la bureaucratie des partis sociaux-démocrates de la classe ouvrière dans son ensemble est plus important encore que celui qui sépare les représentants des organisations ouvrières de leurs membres, les politiciens des partis sociaux-démocrates sont disposés à répondre aux besoins du capital de manière bien plus sensible et immédiate que les bureaucrates syndicaux. Les dirigeants syndicaux doivent à maintes occasions répondre aux intérêts organisés des groupes (en général localisés) de militants de base rassemblés par la production et qui ont fait l’expérience de la lutte et de l’auto-organisation collectives dans leur syndicat et au niveau de l’atelier. En revanche, le parti prétend représenter la « classe dans son ensemble », mais dans la mesure où les travailleurs, en pratique, ne sont que rarement capables de s’organiser en classe, le parti officiel et son appareil subissent en général peu de pression ou de contrôle de la part de leur base électorale atomisée. En outre, la base du parti, périodiquement radicalisée et agitée, ne peut (en l’absence d’action directe de masse de la classe ouvrière) exercer davantage qu’une pression très partielle et temporaire sur la délégation parlementaire et sur les apparatchiks qui dirigent le parti. Cela est notamment dû au fait qu’en général les politiciens professionnels gèrent un appareil institutionnalisé explicitement désigné pour garantir leur contrôle sur l’organisation et les isoler de la pression des membres du parti. Mais la raison est aussi que, dans la plupart des cas, ils peuvent affirmer, avec une certaine vraisemblance, qu’ils représentent la base réelle du parti – à savoir l’électorat plus large, qui est en général bien plus conservateur que les membres de base du parti et qui trancheront la question du moment pour l’ensemble du parti : va-t-il gagner les élections ? Libres d’accepter les règles du jeu, les politiciens professionnels réformistes peuvent revendiquer pour les travailleurs une part équitable du gâteau, qui grossit pendant les périodes de prospérité ; mais lorsque la prospérité cède la place à la crise, ils auront peu d’autre choix que de traduire, à destination de leurs électeurs ouvriers, « part équitable » par « austérité ». Cependant, dans la mesure où les politiciens réformistes jouent un rôle de plus en plus important dans le rétablissement de la profitabilité capitaliste, la classe ouvrière a moins de raisons de les préférer aux authentiques représentants du capital, ou même de distinguer leurs perspectives de celles du capital lui-même. Encore une fois, un réformisme cohérent conduit à sa propre dissolution.

Rationalisation du capitalisme par le corporatisme

Incapables de se confronter au capitalisme, et tout à fait conscients que cette situation les rend dépendants de la santé du système, les forces officielles du réformisme ont toujours été tout particulièrement intéressées par la compréhension du fonctionnement du capitalisme et par l’élaboration de plans afin qu’il fonctionne mieux. Peut-être plus que tout autre groupe, la bureaucratie ouvrière, les politiciens réformistes, et les représentants officiels des organisations établies des populations opprimées sont les principaux promoteurs de tentatives conscientes, à l’échelle de la société, de régulation des dislocations économiques dont ils remarquent qu’elles sont causées par l’anarchie du capitalisme et par la distribution inégale du revenu. Il n’est pas nécessaire d’attribuer aux cadres réformistes un cynisme particulier pour expliquer les politiques qu’ils mènent. Au contraire, ils envisagent leurs intérêts comme coïncidant avec ceux de la société (capitaliste) dans son ensemble, et leur idéologie comme exprimant l’intérêt général. En effet compte tenu des intérêts particuliers des capitalistes pris individuellement et de la nécessaire concurrence qu’ils se livrent, il est possible que la classe capitaliste dans son ensemble soit bien moins capable que les dirigeants réformistes d’élaborer et de promouvoir des politiques allant dans l’intérêt de l’accumulation du capital en général. Il est bien connu que les dirigeants syndicaux, les politiciens réformistes et les directions officielles noires sont les partisans les plus acharnés d’une intervention du gouvernement visant à réguler l’économie. Ils ont été les principaux zélateurs des efforts keynésiens pour amortir les cycles par la régulation de la demande. Ils sont aujourd’hui les principaux partisans de la politique industrielle dans l’objectif de rendre leurs propres capitalismes nationaux plus compétitifs à l’échelle de l’économie internationale. Avec de telles approches, les directions réformistes s’efforcent de garantir et de restaurer la profitabilité capitaliste et la croissance économique, car celles-ci constituent, de leur point de vue, la condition indispensable de l’amélioration de la condition de la classe ouvrière, tout autant que de leur propre survie. Compte tenu de leur croyance en la permanence du système capitaliste de propriété, ils n’ont pas d’autre choix.

Néanmoins, afin que leurs politiques soient réellement mises en œuvre, les directions réformistes officielles savent qu’elles doivent s’assurer la coopération des employeurs, car elles n’ont absolument aucune intention de les leur imposer (puisque cela nécessiterait la mobilisation de la classe ouvrière). C’est pour cette raison que lorsque l’économie entre en crise, les directions réformistes officielles cherchent, avec toujours plus de détermination, à éviter toutes les formes de résistance et à imposer des arrangements corporatistes ou collaboratifs avec les employeurs, au niveau de l’atelier, de l’entreprise et de l’ensemble de l’économie, à travers lesquels ils peuvent mettre en œuvre leurs programmes de rationalisation. En revanche, lorsque la crise économique apparaît toujours plus inexorable et lorsque leur propre auto-neutralisation les affaiblit plus encore, leurs programmes de réforme du capital apparaissent encore plus vains et leur capacité à influencer les employeurs se réduit. Alors qu’ils promeuvent toujours plus désespérément leurs plans de collaboration, ils sont confrontés à une offensive capitaliste de plus en plus impitoyable. À moins qu’un mouvement ouvrier revivifié ne les dissuade ou que la reprise miraculeuse de l’économie ne leur accorde un sursis, la direction réformiste poursuivra jusqu’à son terme son cours inexorable vers l’autodestruction.

IV. Deux cycles de réforme et de déclin

Toute l’histoire des relations qu’au cours du demi-siècle passé les directions officielles des partis réformistes, le Parti démocrate, a nouées avec les mouvements pour la réforme illustre la dynamique qui a été présentée jusqu’ici. Depuis la fin des années 1920, nous avons été témoins de deux grands cycles de réforme et de déclin, le premier ayant eu lieu des années 1930 au début des années 1950, le second de la fin des années 1950 à aujourd’hui. Au cours de chacun de ces cycles, les travailleurs et les populations opprimées ont obtenu des réformes majeures grâce à une action directe déchaînée contre les employeurs et contre l’État – sur les lieux de travail, dans les communautés, dans la rue. À travers ces luttes, la classe ouvrière et les groupes opprimés ont imposé des réformes de l’extérieur à l’administration jusqu’alors inactive du Parti démocrate. Dans chacun de ces cycles, le Parti démocrate a bénéficié des réformes, des mouvements de masse, ainsi que de la radicalisation et de la libéralisation des consciences qui les accompagnaient, élargissant ainsi sensiblement son socle électoral. Néanmoins, c’est presque entièrement à l’extérieur du Parti démocrate et des organisations réformistes avec leurs nouvelles directions, et dans une large mesure contre eux, que les mouvements ont dû se développer, car les directions établies, officielles, s’opposaient à eux. Alors que les mouvements se développaient, de faibles sections des directions traditionnelles ont véritablement « basculé ». Toutefois, dans le même temps, leur action consistait d’une manière générale à domestiquer ces mouvements, en les détournant en particulier de l’action directe de masse et en les rendant dépendants de l’électoralisme et du Parti démocrate. Dans chaque cycle, lorsque le mouvement faiblissait – en partie du fait des actes des dirigeants, en partie pour des raisons indépendantes – la direction parvenait à rediriger sa base vers le Parti démocrate, les travailleurs et les groupes opprimés étant contraints de dépendre de ce parti. Mais, alors que l’activité populaire faiblissait, le Parti démocrate, en dépit de sa majorité électorale, était de moins en moins apte à obtenir des réformes. En fin de compte, l’échec lamentable du Parti démocrate à répondre aux attentes a ouvert la voie à une nouvelle période de renouveau du Parti républicain.

Les mouvements des années 1930

Franklin Roosevelt accéda à la présidence en 1933 en se présentant comme pragmatique, modéré, sans programme de réforme clair. Peu de temps après son investiture, une vague de luttes ouvrières de plus en plus puissantes secoua le pays ; parties de l’industrie automobile à Détroit, elles se développèrent vers les usines de textiles au sud, les mines de charbon à l’est et les aciéries dans le Midwest. Or, alors que les entreprises et les forces de répression locales écrasaient les grèves les unes après les autres, Roosevelt ne fit absolument rien. Dans le même temps, les organes de médiation mis en place avec la Loi de redressement industriel [National Recovery Act] ont, presque à chaque fois, simplement tenté de remettre les ouvriers au travail pour leurs employeurs, sans même discuter des questions en jeu. Pourtant, la vague de grèves continua à s’amplifier et, en 1934, les travailleurs obtinrent des victoires stupéfiantes dans trois grèves générales à Toledo, Minneapolis et San Francisco – chacune d’entre elles ayant été marquée par les confrontations les plus importantes et les plus violentes entre les travailleurs et les autorités. En 1935-1936, un mouvement de base massif d’ouvriers de l’automobile aboutit à la création de United Auto Workers et parvint à vaincre General Motors dans la grève historique avec occupation de décembre 1936-janvier 193711.

La forte poussée de la classe ouvrière et la transformation de la conscience politique qu’elle impliqua profita au Parti démocrate. Ce fut mis en évidence par une victoire électorale écrasante et décisive, tout autant qu’inattendue, en novembre 1934. Dans le même temps, des forces plus radicales progressaient, le Parti communiste traversait une période de croissance fulgurante et son influence s’élargissait, et les socialistes s’intégraient avec succès dans certaines zones électorales locales. En conséquence du renforcement considérable du niveau de lutte et de la radicalisation des tendances politiques qui en résulta, Roosevelt modifia subitement sa politique. En 1935, il fit adopter la Loi Wagner et la loi sur la Sécurité sociale, les deux principales réformes du New Deal12, jusqu’alors négligées.

Les mouvements ouvriers massifs des années 1930 se développèrent entièrement à l’extérieur de la vieille bureaucratie de l’AFL et en opposition à elle. À la fin des années 1920, alors que les employeurs menaient une offensive tous azimuts contre les syndicats, dont témoigne le Plan américain de démantèlement syndical, ses responsables restèrent passifs. Même lorsque leur base de cotisation diminua, puis se contracta jusqu’à devenir insignifiante après 1929, les bureaucrates furent incapables de lancer la moindre contre-offensive, même symbolique. Lorsque le nouveau mouvement ouvrier fit irruption sur la scène en 1933, l’AFL chercha à se l’approprier et à le domestiquer en essayant, grève après grève, de remettre les ouvriers au travail et de s’appuyer sur les décisions des tribunaux et des commissions fédérales de médiation. Avec l’aide des dirigeants de l’AFL, les employeurs écrasèrent la grève des Ouvriers unis du textile [United Textile Workers] en 193413. Pendant ce temps, à l’automne 1933, John L. Lewis joua un rôle important pour contenir les luttes militantes des mineurs du charbon (qui s’étaient étendues jusqu’aux mines captives détenues par les entreprises sidérurgiques) ; peu de temps après, début 1934, Lewis contribua à l’échec d’une triple alliance naissante entre les mineurs, les métallurgistes et les cheminots. Pour créer l’UAW, les ouvriers de l’automobile durent rompre avec l’AFL et construire un mouvement puissant et indépendant, parti de la base, avec un refus programmatique explicite de dépendre des bureaucrates, des tribunaux et des commissions de médiation, et en s’appuyant inversement sur l’action militante directe14.

En fin de compte, alors que le mouvement menaçait d’échapper à tout contrôle, une petite fraction de la vieille direction de l’AFL, conduite par John L. Lewis, sentit le vent tourner et rompit avec l’AFL pour fonder le CIO. Cependant, au même moment, ces dirigeants luttèrent de toutes leurs forces pour contenir l’activisme émergent et concentrèrent leur énergie sur le Parti démocrate. Lewis devint un héros en se tenant résolument aux côtés des grévistes de General Motors en janvier 1937. Pourtant, immédiatement après, il fit arrêter la grève avec occupation de Chrysler qui menaçait de produire des gains encore plus importants que ceux de la grève de General Motors. Tout au long du printemps et de l’été 1937, Lewis et ses acolytes s’acharnèrent à briser la vague d’occupations et de grèves sauvages qui continuaient à secouer l’industrie automobile. En même temps, Lewis fit en sorte que la campagne décisive d’organisation des travailleurs de la sidérurgie conduise à une terrible défaite, en adoptant explicitement des méthodes d’organisation hiérarchiques, conservatrices, et en organisant la grève derrière la banderole « Faites confiance à Roosevelt ». La défaite de la grève de Little Steel15 à l’été 1937, qui fit suite au tristement célèbre massacre de la commémoration16 et à la trahison des ouvriers par les maires et gouverneurs démocrates les uns après les autres, de concert avec la répression par les bureaucrates de la lutte dans le secteur automobile, marqua un tournant. Avec le déclenchement d’une nouvelle dépression, à partir de mi-1937, le dynamisme de la poussée ouvrière se dissipa rapidement et un long processus d’érosion s’engagea17.

En même temps qu’ils étouffaient le mouvement d’action directe, Lewis & co. tentèrent de rediriger le CIO vers une dépendance électorale à l’égard du Parti démocrate. Lorsque l’UAW vota, lors de sa première convention en avril 1936, contre le soutien à Roosevelt, Lewis intervint personnellement pour faire en sorte que la décision soit inversée. Les dirigeants du CIO étaient désormais de plus en plus liés à une stratégie d’intervention électorale, dans l’objectif d’accroître leur influence sur le Parti démocrate. C’est à cette fin que le syndicat établit en 1943 ledit Comité d’action politique [Political Action Committee], en tant que partie d’une tactique générale de construction d’appareils locaux visant à prévenir les votes pour les candidats pro-ouvriers et, en fin de compte, à renforcer leur propre position dans le parti. Or, s’il était impossible pour le mouvement ouvrier, même lors des périodes de soulèvement de masse des travailleurs, avec les réformes qui l’accompagnent, d’être mis sur un pied d’égalité dans le parti avec les Dixiecrats 18 et les patrons des grandes villes, il était irréaliste de s’attendre à ce que leur situation soit plus favorable pendant une période de déclin à la fois du mouvement et de la force réelle de la classe ouvrière. Pendant les années 1940, malgré l’écrasante supériorité électorale-parlementaire des démocrates, les forces de la réforme devinrent progressivement de plus en plus faibles. Dès 1943, le Congrès votait la loi Smith-Connally, qui restreignait l’usage de certaines des principales armes de lutte des chefs du mouvement ouvrier (établissement de « délais de réflexion avant les grèves, d’injonctions dans l’intérêt public », etc.)19. À la fin de la guerre, le mouvement ouvrier fut incapable d’empêcher l’adoption de la loi Taft-Hartley, violemment anti-ouvrière, qui d’un trait réduisait à néant tout ce qui avait été conquis dans les années 1930. Au début des années 1950, les forces officielles de la réforme avaient conduit à la décadence totale du mouvement ouvrier des années 1930, à la dissolution conjointe des principales forces à la fois de la réforme et de l’hégémonie démocrate, à la dispersion concomitante du sentiment libéral et radical, et à l’inévitable retour au pouvoir du Parti républicain.

Les mouvements des années 1960

Le développement d’un mouvement militant noir de masse, qui puise son origine dans les bus et les cantines du Sud profond, a inauguré une nouvelle période de réforme. Le mouvement noir, qui s’est développé puis a décru entre la fin des années 1950 et le début des années 1970, a suivi une trajectoire similaire à celle du mouvement ouvrier de masse des années 1930 et 1940. Ainsi le mouvement historique des droits civiques, provoqué par le boycott des bus de Montgomery en 1955 et 195620 et, plus encore, le mouvement tempétueux du Black Power, qui émergea dans les ghettos des villes du nord à l’été 1964, s’appuyaient dès leur origine sur un engagement puissant en faveur de l’action directe et d’une confrontation avec la structure du pouvoir blanc. Dans les luttes pour les droits civiques de la fin des années 1950 aux années 1960, des dizaines de milliers de personnes se confrontèrent directement aux autorités, avec des occupations illégales, des manifestations offensives pour la liberté et des luttes non autorisées pour le droit de vote. Des communautés entières s’auto-organisèrent pour résister, en particulier dans le Sud. Lors des soulèvements urbains qui eurent lieu entre 1964 et 1967, des centaines de milliers de Noirs, ouvriers et pauvres, participèrent activement à la lutte. Lorsque Martin Luther King fut assassiné début 1969, le mouvement noir avait déjà secoué les fondements de la société blanche, alimenté l’activisme et les mouvements anti-impérialistes naissants, et commencé à déclencher des campagnes dynamiques de recrutement au sein même du mouvement ouvrier. King fut assassiné au cours d’une campagne de recrutement des ouvriers urbains, principalement noirs, de Memphis, dans le Tennessee. Peu de temps après fut fondée la Ligue des ouvriers noirs révolutionnaires [League of Revolutionary Black Workers] dans les usines automobiles du centre-ville de Détroit.

Tout comme Franklin Roosevelt, John F. Kennedy accéda au pouvoir en tant que démocrate modéré et pragmatique. Il est intéressant de remarquer que son étroite victoire électorale contre Richard Nixon fut acquise grâce au vote massif des Noirs qui s’étaient récemment mobilisés et lui permirent de gagner quelques États décisifs. Il n’en reste pas moins qu’en trois ans de présidence, Kennedy n’a réussi à mettre en place aucune législation sociale significative, et son mandat fut assombri par l’engagement croissant, même s’il était alors largement méconnu, de l’Amérique au Vietnam. La profonde radicalisation de la lutte des Noirs, marquée par l’opposition croissante du mouvement des droits civiques à la guerre du Vietnam, et plus encore les rébellions urbaines, notamment à Détroit, Watts, Harlem et Newark, furent indubitablement les éléments qui concentrèrent le plus l’attention de Lyndon Johnson, avec sa vision de la « Grande société », et lui permirent d’inaugurer une nouvelle ère de réforme. En 1964, Johnson rapporta une victoire écrasante sur fond d’important développement du sentiment libéral et radical, lequel puisait sa racine dans le mouvement noir et dans le mouvement naissant contre la guerre du Vietnam. Peu de temps après, un Congrès soudain acquis à la réforme adopta la Loi sur les droits civiques, les Programmes de lutte contre la pauvreté, ainsi que d’autres éléments importants de réforme législative. Là encore, un mouvement de masse indépendant avait forcé les démocrates à devenir des réformateurs.

Tout comme le mouvement ouvrier des années 1930, le mouvement noir s’est développé presque entièrement avec une nouvelle direction et de nouvelles organisations. Le SNCC et le CORE21, plutôt que la NAACP22 ou la Ligue urbaine, furent les principaux porteurs de la dynamique qui structura les luttes pour la liberté. C’est largement hors des vieilles directions officielles que les nouveaux militants noirs avaient dû construire leur mouvement. La NAACP posa pour conditions à sa participation à la Marche sur Washington en 1963 qu’elle soit entièrement légale et pacifique ; elle insista pour que le mouvement noir soutienne Johnson et sa guerre au Vietnam ; et elle s’en prit violemment au Black Power. Ce faisant, elle précipita la formation d’une profonde scission entre le nouveau mouvement et la vieille garde. La rupture devint irréversible lorsque la rébellion urbaine provoqua une lutte de masse en faveur du Black Power qui, en définitive, conduisit à la formation du Black Panther Party et de la Ligue des ouvriers noirs révolutionnaires23.

Empruntant les sentiers battus suivis par la bureaucratie syndicale dans les années 1930, les dirigeants officiels noirs tentèrent tant bien que mal de canaliser le bouillonnant mouvement noir et de le diriger vers le Parti démocrate. En 1964, pour la première fois de son histoire, la NAACP soutint officiellement le candidat démocrate et organisa une campagne d’inscription des électeurs dans le but de détourner vers la campagne présidentielle de Lyndon Johnson les énergies nouvellement libérées de la lutte noire. Cependant, les nouvelles organisations de droits civiques continuèrent à rejeter l’électoralisme et restèrent, de façon presque obsessionnelle, attachées à l’action militante directe. Si le mouvement des droits civiques chercha à utiliser le bulletin de vote, il le fit, en principe, pour revendiquer le droit de vote, pas pour participer à une élection. La meilleure illustration est ce qui fut peut-être l’intervention électorale la plus importante du mouvement des droits civiques : la lutte du Parti démocrate pour la liberté dans le Mississippi en 1964. À cette occasion, face à la violente résistance de la structure blanche du pouvoir, les organisateurs du SNCC, du CORE, et d’autres groupes, essayèrent d’abord de contraindre les autorités à permettre aux Noirs de s’inscrire pour voter au sein du Parti démocrate. Lorsqu’une vague de répression les empêcha de le faire, ils décidèrent d’organiser une campagne autonome d’inscription des électeurs pour leur propre, et officiel, Parti démocrate du Mississippi pour la liberté (MFDP), afin de défier la délégation du Parti démocrate officiel qui, bien sûr, était profondément ségrégationniste et réactionnaire. Lyndon Johnson refusa de recevoir le MFDP à la convention nationale, malgré le rejet par la délégation officielle du Mississipi de la majorité du programme de Johnson et le soutien global qu’elle apporta au républicain de droite Barry Goldwater pour l’élection présidentielle. Il n’en reste pas moins que, pendant et après la convention, la direction noire officielle appela le MFDP à accepter un compromis. Plus généralement, ils réclamèrent que le mouvement noir passe « de la protestation à la politique », pour reprendre l’expression éloquente de Bayard Rustin, de la politique de la rue à la politique du bulletin de vote. Cela n’empêcha pas le mouvement des droits civiques de rejeter l’électoralisme. Les historiens du CORE, Meier et Rudwick, résument la position du CORE et du SNCC lors de cet épisode crucial de la manière suivante : « Le changement social ne pouvait advenir que par un mouvement indépendant “demeurant une menace pour le pouvoir” »24.

Comme à l’occasion des luttes ouvrières des années 1930, le Parti démocrate bénéficia largement du mouvement noir, mais aussi du mouvement étudiant, du mouvement anti-guerre, ainsi que du mouvement, faible mais non négligeable, de la base militante – tous ont émergé au milieu des années 1960 sur fond de vague montante de l’activisme noir. Le parti profita également de la tendance générale à la radicalisation et à la libéralisation politiques qui a accompagné ces mouvements. De fait, malgré la victoire de Nixon sur Humphrey en 1968, certains considéraient que le Parti démocrate était à ce moment là sur le point d’obtenir une majorité électorale permanente. Ceci était largement dû aux développements démographiques qui affaiblissaient considérablement les bastions ruraux du Parti républicain et nourrissaient la base électorale ouvrière et noire, qui semblait définitivement réformiste. À l’abri du capital en raison d’une prospérité sans précédent et sous la pression de la réforme du fait de mouvements de masse croissants, les démocrates apparaissaient, plus ou moins indéfiniment, capables de répondre aux attentes.

Au milieu des années 1970, les mouvements de masse des années 1960 avaient subi un important déclin, et il en alla de même de la dynamique de la réforme. D’une manière significative pour l’argument de cet essai, la vigueur maintenue de ces mouvements, ainsi que des idéologies libérales et radicales qu’ils ont générées, impulsa une importante prolongation de la vague générale de réformes, même pendant la première administration Nixon. La période allant de 1968 à 1972 fut le moment de la création de l’Administration de la santé et de la sécurité au travail [Occupational Safety and Health Administration] (OSHA) et de l’Agence de protection de l’environnement [Environmental Protection Agency] (EPA), ainsi que d’une augmentation massive des moyens accordés au financement de la Sécurité sociale et des bons alimentaires. Cependant, à la fin des années 1960, le mouvement noir atteignait son apogée et, incapable de trouver des alliés puissants dans un mouvement ouvrier quant à lui largement en veilleuse, il se retrouva isolé, sans perspective politique et victime d’une violente répression policière, que ce soit au niveau local ou au niveau national. Lorsque Nixon commença à retirer les troupes du Vietnam, le mouvement pacifiste autrefois puissant déclina rapidement. Pendant une courte période, des luttes militantes de base éclatèrent dans l’industrie et provoquèrent des combats acharnées contre les employeurs ; mais, en définitive, elles ne furent pas en mesure d’exercer un impact durable sur le paysage politique.

C’est ainsi qu’au milieu des années 1970 les démocrates eurent une nouvelle fois l’occasion de prouver qu’en l’absence de luttes de masse, des majorités électorales réformistes confèrent bien peu de pouvoir aux forces de la réforme. Tout récemment, en 1976, le Parti démocrate contrôlait à la fois la Maison blanche et de solides majorités parlementaires. Nombre de ses dirigeants s’étaient engagés à mettre en œuvre de vastes programmes de réforme sociale. Pourtant, jusqu’à la fin des années 1970, les démocrates furent incapables d’adopter le moindre élément significatif de législation sociale. Avant de voter le projet de loi Humphrey-Hawkins pour le « plein emploi », le Congrès l’avait vidé de sa substance, comme pour ridiculiser les efforts de ses promoteurs. Le projet de loi sur les piquets de grève sur un site partagé fut sèchement écarté. La revendication d’un régime national d’assurance-maladie, cri de ralliement de la gauche démocrate, ne fut même pas entendue. De manière peut-être encore plus humiliante, ledit projet de loi de Réforme du droit du travail, débarrassé de tous ses passages anti-employeurs sérieux, fut largement battu. Dans le même temps, le président Jimmy Carter mit fin à une longue période de hausse des dépenses pour les pauvres des zones urbaines et, après un mandat, fut remplacé par Ronald Reagan. Encore une fois, le Parti démocrate et les directions réformistes en place réussirent à surmonter la vague de luttes massives en se privant de leur propre base et en ouvrant la voie aux républicains et à la droite.

V. Les réformistes de gauche et la crise économique

Les tendances conservatrices des dirigeants syndicaux, de la direction noire petite-bourgeoise et des politiciens du Parti démocrate sont souvent reconnues. Il est néanmoins largement admis, en particulier par les nouveaux sociaux-démocrates que, face à la pression des capitalistes, et à l’aide d’un soutien suffisant d’une base militante active et politisée, la gauche, au moins, des réformistes officiels prendra l’initiative de relancer les mouvements de masse. Selon un point de vue largement partagé, il est évident que les « gauches » syndicales, politiciennes et du Parti démocrate ne peuvent pas ne pas comprendre que le capitalisme traverse une crise économique durable et qu’une vaste offensive patronale est en cours pour restaurer le profit. En outre, ces dirigeants sont parfaitement conscients que l’offensive patronale constitue une menace majeure pour les institutions de base qui les font vivre – à savoir les syndicats, les organisations noires établies et l’aile libérale du Parti démocrate. En étant à l’offensive, les employeurs, s’ils n’écrasent pas purement et simplement les syndicats, discréditent la direction auprès de la base, et ainsi influent sur les cotisations de la base tant désirées par les dirigeants. Pendant ce temps, à travers leurs Comités d’action politique (PACs), les capitalistes isolent les syndicats et les directions noires, même au sein du Parti démocrate. Dans cette optique, donc, les ailes « gauches » des syndicats, des politiciens noirs et du Parti démocrate n’ont pas d’autre choix que de résister, par intérêt individuel, pour protéger leurs propres positions. Tôt ou tard, ils devront prendre des initiatives, mettre les masses en mouvement ou, du moins, créer les conditions pour ce faire.

Hélas, cette analyse est conceptuellement fausse, et elle a récemment été très largement réfutée, de manière empirique. Il se trouve que les directions disposent d’un large éventail de possibilités pour répondre à l’offensive patronale. D’abord, ce qui arrive souvent, elles peuvent longtemps continuer sur la même voie avec un certain succès, même lorsque leurs adhérents subissent de lourdes pertes. Du reste, même quand les patrons les attaquent directement, il est peu probable que les directions réformistes ripostent. Dans des périodes de crise de plus en plus grave comme aujourd’hui, une riposte réelle contre les patrons exige d’organiser la mobilisation la plus massive et la plus active des syndicats et des autres organisations de masse en vue d’un affrontement direct avec les employeurs. Or, les dirigeants réformistes ont conscience que pour mener à bien cette mobilisation et cette confrontation, ils doivent prendre le risque d’une destruction totale de leurs organisations et de la stabilité de leurs positions. Par conséquent, en règle générale, les « gauches » syndicales, noires officielles et du Parti démocrate préféreront accepter des pertes, mêmes importantes, si l’alternative est de résister et de se confronter aux patrons, et ainsi de risquer un anéantissement total. Il leur semble plus courageux de conserver intactes, au moins en partie, leurs propres organisations et postes jusqu’à ce qu’une nouvelle période d’expansion économique leur permette de reprendre leurs anciennes positions de conciliateur entre le capital et la classe ouvrière. Bien sûr, si la crise se prolonge et si l’offensive patronale s’intensifie, la stratégie des directions réformistes se révèle progressivement de moins en moins efficace ; ainsi, à long terme, les dirigeants risquent de voir s’effondrer le socle de leur propre existence. Pourtant, à un moment donné, il est trop risqué pour les dirigeants de prendre position, de telle sorte qu’ils sont bien peu susceptibles de prendre la moindre initiative afin de renverser la tendance. Même sous les attaques des employeurs dans les années 1920, les dirigeants de la vieille AFL n’ont jamais offert la moindre résistance sérieuse, alors que tout le mouvement ouvrier se désintégrait et avec lui leurs propres organisations et leurs postes. Les choses ne sont pas sensiblement différentes avec les dirigeants actuels, malgré les sources lointaines de leurs organisations dans le soulèvement de masse du CIO. Lorsqu’en 1978 Doug Fraser, président de l’UAW, quitta, de façon spectaculaire, le Groupe de conseil en gestion du travail pour former l’Alliance progressiste, le signal qu’il envoyait était que les patrons n’avaient pas respecté leur part du contrat et qu’ils pouvaient s’attendre à des représailles rapides, au moins de la part de l’aile gauche de la bureaucratie réformiste. Toutefois, il n’est pas du tout certain que la posture de défiance de Fraser ait réellement fait peur aux employeurs. En fait la « guerre de classe unilatérale » à laquelle Fraser faisait référence était en cours depuis au moins une décennie, et elle ne provoquait guère qu’un murmure de protestation de la part de la bureaucratie ouvrière, notamment de sa prétendue « gauche » ou de son aile sociale-démocrate.

La révolte de la base

L’imposition par Nixon de la « Nouvelle politique économique » (NEP) à la suite de la récession de 1970-1971 fut le signe définitif que l’économie était entrée dans une phase de crise prolongée et que l’offensive patronale était bien en cours. La NEP fut présentée de manière on ne peut plus claire comme une redistribution du revenu de la classe ouvrière aux capitalistes. Les salaires furent gelés sous le contrôle du comité salaire-prix (assisté par des centaines de milliers de capitalistes). L’augmentation des prix fut autorisée (dans la mesure où aucun mécanisme efficace ne permit d’assurer le chimérique gel des prix). Dans le même temps, dans quasiment tous les secteurs, les employeurs intensifièrent leur offensive, à laquelle répondit une importante vague de rébellions ouvrières. Néanmoins, presque partout où les travailleurs luttaient contre les employeurs, ils devaient le faire au mépris de leurs propres dirigeants – et en s’opposant directement à eux. En mars 1970, plus de 250 000 postiers défièrent la loi et la garde nationale – ainsi que leurs propres dirigeants – en fermant la poste dans plus de 200 villes ; ils obtinrent d’importantes victoires. Environ deux mois plus tard, des dizaines de milliers de camionneurs relevant de la Convention nationale des transports entreprirent la première grève (réellement) nationale de routiers de l’histoire. Ce n’est pas un hasard si cette action sans précédent a été strictement officieuse – et dirigée non seulement contre les employeurs, mais aussi contre la bureaucratie des camionneurs. De nombreuses batailles de ce type eurent lieu pendant les deux années qui suivirent – notamment la grève sauvage du téléphone à New York en 1971. Mais la lutte la plus spectaculaire de la base, celle dont la portée fut la plus considérable, fut celle des mineurs de charbon. Pendant plus d’une décennie, entre 1965 et 1978, les mineurs de la base déclenchèrent successivement plusieurs vagues de grève de masse officieuses, d’une part contre les patrons des mines, d’autre part contre une succession de directions traîtres. Dans le contexte actuel, l’élément le plus significatif à propos des mouvements de la base des mineurs est qu’à la fin de cette période, la base de l’UMW (Union des ouvriers des mines) [United Mine Workers] n’affûtait plus ses armes sur le régime de gangsters du corrompu Tony Bole, mais devait à présent affronter un nouveau groupe ascendant de prétendus réformateurs officiels, conduit par Arnold Miller, dont l’accession au pouvoir était largement liée aux rapports qu’il entretenait avec des éléments clés de l’aile libérale du Parti démocrate, notamment Joseph Rauh, l’avocat de l’ADA (Accord anti-dumping). Entièrement dévouée à des méthodes électoralistes et légalistes, tout comme le reste de la bureaucratie réformiste, cette nouvelle direction, « Mineurs pour la démocratie » (MFD), ne fit pas plus d’efforts que ses prédécesseurs pour mobiliser les rangs afin de tenir tête aux violentes attaques des sociétés minières contre les conditions de sécurité dans les mines. Tout comme ses prédécesseurs, la direction Miller-MFD devait se cacher derrière une nouvelle vague de résistance entièrement menée par la base, qui réussit réellement à entraver les entreprises pendant la grève des mineurs en 1977-197825. La question revient toujours à se demander si les choses étaient différentes dans les réels bastions de la « gauche » ouvrière, en particulier l’UAW et les syndicats du secteur public, longtemps associés non seulement à l’activisme et au syndicalisme social, mais aussi à la social-démocratie.

L’UAW

Au début des années 1970, en lien étroit avec la NEP de Nixon, General Motors introduisit dans ses opérations d’assemblage automobile son célèbre système d’accélération du GMAD26. Cet événement fit la une dans le monde entier et contribua à mettre la question du travail au cœur de la discussion nationale. Il provoqua également une nouvelle vague de révoltes ouvrières dans le secteur automobile. Encore plus marquante peut-être fut la lutte de six mois à Lordstown, dans l’Ohio, où General Motors testa sa ligne de montage à cent voitures par heure. Une autre grève tout aussi dure et tout aussi longue – 26 semaines – eut lieu à Norwood, dans l’Ohio. Vers la fin de l’année 1972, la pression de la base força les représentants du syndicat Local 25 de Saint-Louis à appeler à une grève nationale de toutes les usines de GMAD. Lors de la rencontre du conseil GMAD de l’UAW, les présidents locaux allèrent jusqu’à ratifier ce plan.

La réponse de Leonard Woodcock, président de l’UAW, et de l’appareil de l’UAW n’aurait pas pu être plus nocive. Au lieu d’organiser les grèves nationales exigées par leurs militants, ils instituèrent ladite « stratégie Apache ». Celle-ci consistait à appeler à des grèves locales, de deux à trois jours, annoncées à l’avance, pendant plusieurs semaines successives dans plusieurs usines GMAD. Compte tenu de l’avertissement préalable et de la brièveté des grèves, il fut facile pour General Motors d’ajuster ses opérations pour s’assurer qu’elles ne soient pas perturbées. Il était également difficile de trouver une meilleure tactique pour désorganiser et démoraliser l’activité militante. Elle réussit à briser la dynamique embryonnaire qui se manifestait en faveur de l’unité, força les travailleurs à affronter individuellement les employeurs, et fut presque calculée pour empêcher tout victoire. Elle montra précisément aux travailleurs de quel côté étaient leurs dirigeants, et atteignit son objectif, briser le mouvement.

Si, d’une manière ou d’une autre, les ouvriers de l’automobile n’avaient pas encore compris que leur direction libérale-socialiste était sensible aux problèmes de l’entreprise, cela devint parfaitement clair dans les quelques années qui suivirent, lorsque Doug Fraser lui-même occupa le devant de la scène. Au cours de l’été 1973, des travailleurs noirs prirent, de façon spectaculaire, le contrôle d’une usine Chrysler à Detroit pour protester contre la dégradation des conditions de travail, contre des températures intenables et contre des contremaîtres racistes. À la surprise générale ils obtinrent une première victoire. En revanche, lorsqu’ils essayèrent une seconde fois (à mauvais escient) la même tactique d’occupation, les directions syndicales étaient prêtes. Fraser conduisit 1 000 membres de l’UAW pour écraser physiquement le piquet de grève à l’extérieur de l’usine occupée et disperser le mouvement.

Le processus de trahison sociale syndicaliste a bien sûr atteint son apogée avec la récente série de contrats de concession. Ceux-ci débutèrent en 1978-1979 avec le célèbre contrat pour sauver Chrysler ; il fut négocié par Doug Fraser en tant qu’élément du plan de sauvetage conçu par le gouvernement Carter. Cet accord fut suivi à General Motors et à Ford d’un ensemble d’accords de compensation, censés être temporaires, pour aider les entreprises à affronter la grave récession de 1979-1982. Or, malgré le retour à la prospérité et à des profits records dans le secteur automobile, les dirigeants syndicaux ne modifièrent pas leur pratique. Au contraire, dans le contrat négocié en septembre 1984, l’UAW donnait à General Motors le feu vert pour poursuivre ses ambitieux projets, qui consistaient à la fois à déplacer une partie significative de leur production au Japon et en Corée et à moderniser radicalement les opérations qui restaient aux États-Unis, même si de telles politiques allaient anéantir la force de travail dans le secteur automobile. Encore une fois, l’entière dépendance des bureaucrates ouvriers, de gauche et de droite, à la profitabilité de « leurs » entreprises n’aurait pas pu être exprimée de manière plus claire27.

Les syndicats du secteur public

La trajectoire des syndicats du secteur public a coïncidé avec celle des syndicats de l’automobile. Une direction explicitement « sociale-démocrate » y a pris la tête du mouvement à une échelle probablement jamais vue nulle part ailleurs dans le mouvement ouvrier. Jarry Wurf, président de l’AFSCME28, et Victor Gotbaum, dirigeant de l’immense District 37 de New York, étaient tous deux membres du DSOC, et District 37 comptait dans ses rangs de nombreux partisans des DSA, dont le président local et une bonne partie de la bureaucratie. Il n’empêche que ces militants de gauche constituaient le noyau dur de l’aile conservatrice du syndicalisme dans le secteur public. L’ironie veut que ce soient les « apolitiques » locaux qui ont été les plus responsables de la pression exercée par la base dans l’AFSCME pendant les années 1970. Les grèves combatives menées par les employés municipaux en réponse aux variantes gouvernementales (ville et État) de l’offensive patronale du milieu et de la fin des années 1970 ont eu lieu indépendamment de la direction « plus avancée » et plus « radicale ».

Ce fut particulièrement le cas à New York qui, dans les années 1970, était le bastion national du syndicalisme dans le secteur public. Lorsque la crise éclata en 1975, la base répondit de façon énergique, et elle ne fut écrasée que par ses dirigeants « de gauche ». Cette même année, les travailleurs de la santé débrayèrent et menèrent une grève sauvage quasi-unanime. Toutefois, la direction refusa de transiger et permit à la grève d’être écrasée. Les membres du syndicat enseignant votèrent pour une grève officielle, mais les dirigeants, conduits cette fois-ci par le « socialiste » conservateur Albert Shanker, les forcèrent à reprendre le travail au bout d’une semaine.

Dans le sillage de ces défaites, parmi d’autres, les dirigeants sociaux-démocrates furent libres de mettre la ville au service de la direction des banques et des entreprises via l’Aide municipale aux entreprises [Municipal Assistance Corporation] (MAC). Ils coopérèrent au dépècement des services municipaux qui venaient en aide aux ouvriers pauvres, en émettant à peine une complainte rhétorique. Des dizaines de milliers d’emplois furent supprimés, ceux qui restaient furent taylorisés. Il est commun de trouver dans les écoles de New York des classes de plus de quarante élèves. Une grande partie des lits des hôpitaux publics furent supprimés. Dans le même temps, pour les remercier de leur coopération dans le sauvetage de la ville de la ruine financière, les travailleurs syndiqués furent obligés d’accepter un nombre croissant de contrats de concession, tout en voyant leur syndicat se réduire à peau de chagrin.

Winpisinger, PATCO 29 et le Jour de la solidarité

Même si l’image des directions syndicales des mineurs, du secteur automobile et du service public a été ternie par leur comportement tout au long de l’offensive patronale, le président de l’Association internationale des machinistes [International Association of Machinists] (IAM), William Winpisinger, est resté un héros pour la gauche sociale-démocrate. Membre des DSA, il appellera, au pied levé, à n’importe quelle mesure en faveur d’une réforme progressiste et (entre les élections) exigera même que la classe ouvrière rompe avec le Parti démocrate. Il est toujours l’un des orateurs les plus en vue lors des conférences des DSA et des tables rondes de l’intelligentsia.

Pourtant « Wimpy » n’a jamais cherché à dissimuler son mépris pour l’organisation de la base, passée, présente ou future : « La direction d’un syndicat donne presque toujours un reflet assez précis de ce que pensent les adhérents », disait-il récemment dans un entretien accordé au journal The Guardian. On lui demanda ce qu’il pensait des Teamsters, certainement un cas différent. « Peut-être pas », répondit-il. « C’est aux militants de faire évoluer la situation ». Ainsi, concrètement, peut-on affirmer que Winpisinger soutient le mouvement de la base dans ce syndicat ? Non, dans ses propres termes, les Camionneurs pour un syndicat démocratique [Teamsters for a Democratic Union] (TDU) se composent de « forces extérieures ». « Ils m’ont demandé de les soutenir », affirma-t-il. « Alors je me suis demandé, mince, à quoi rime de résoudre ce problème en venant ici et en faisant la même chose ? ». De plus, Winpisinger dénonçait Ed Sadlowski, le réformateur modéré du syndicat des sidérurgistes, et affirmait soutenir la direction syndicale notoirement réactionnaire. Il n’attribuait aucun mérite, disait-il, à l’accusation de Sadlowski selon laquelle l’appareil d’USW30 s’est mobilisé de façon non démocratique pour l’arrêter ; au contraire il s’interrogeait : « quel problème cela pose-t-il ? Le personnel n’a-t-il pas non plus des droits démocratiques ? ». Winpisinger ajouta que Sadlowski avait « coupé les ponts » en se présentant à la présidence d’USW sur une « plateforme de gestion d’escroc ». « À mes yeux, c’était un populisme irresponsable », affirma Winpisinger31.

Bien plus significatifs que ses mots furent les actes de Winpisinger. Il a récemment montré, lorsqu’il s’est agi de couper court à un mouvement tendant vers une lutte militante de masse contre les entreprises, qu’il ne fait qu’un avec le reste de la bureaucratie ouvrière, qu’elle soit de gauche ou de droite. Durant l’été 1981, Reagan donnait le coup d’envoi de sa guerre renforcée contre le mouvement ouvrier en décidant de l’abolition pure et simple de l’Organisation professionnelle des contrôleurs aériens [Professional Air Controllers Organization] (PATCO) qui avait osé se mettre en grève. Comme par hasard, à peu près au même moment, l’AFL-CIO prévoyait des manifestations pour sa dite Journée de la solidarité, afin d’initier le traditionnel effort électoral-législatif contre Reagan. À la surprise générale, environ 750 000 personnes révélèrent leur force potentielle en participant à la marche à Washington, alors que des dizaines de milliers d’autres défilaient à la plus importante manifestation de la journée du travail depuis des décennies. PATCO avait une délégation importante et active à chacune de ces manifestations.

C’était une bonne occasion pour la direction ouvrière de saisir l’opportunité de rallier derrière PATCO le mouvement ouvrier, qui s’était spontanément soulevé, et de lancer une contre-offensive face aux employeurs et à Reagan. Sans surprise, néanmoins, les responsables de l’AFL-CIO, à tous les niveaux, ne firent absolument rien. Winpisinger, en particulier, refusa d’appeler ses militants à soutenir les piquets de grève de PATCO. La puissante IAM des machinistes de l’aéronautique aurait certainement pu fermer les aéroports et, si Winpisinger avait souhaité agir, appeler le reste du mouvement ouvrier à se ranger derrière elle en soutien à PATCO et contre Reagan. Quelle fut l’excuse de Winpisinger pour ne pas être aux côtés des pilotes ? Avec la mentalité de commerçant typique de la bureaucratie ouvrière, Winpisinger expliqua que soutenir PATCO aurait été illégal et risqué pour le syndicat, que cela aurait été dangereux pour son appareil, en particulier parce que les hauts dirigeants de l’AFL-CIO avaient décidé de ne pas intervenir (comme s’ils l’avaient déjà fait ou comme s’ils le feraient). La conséquence fut que le mouvement ouvrier dans son ensemble fut, encore une fois, réexpédié vers la voie électorale, initiant la campagne de triste mémoire qui atteignit son dénouement 32 prévisible et désastreux dans le récent fiasco Mondale33.

Une double stratégie ?

Dans la mesure où les partisans d’une nouvelle social-démocratie s’appuient, comme il se doit, sur les forces sociales-démocrates et réformistes existantes, en particulier sur toutes les ailes de la bureaucratie syndicale, ils se trouvent confrontés à un dilemme. Historiquement, la bureaucratie syndicale a fourni une base ouvrière toute prête aux promoteurs politiques d’une orientation sociale-démocrate. Pourtant, depuis le tournant du XXe siècle, aux États-Unis comme partout ailleurs dans le monde, les mêmes bureaucrates ont fait valoir leur droit exclusif de parler au nom de cette base et de la contrôler dans le parti, tout en s’opposant systématiquement aux soulèvements militants de la base qui ont périodiquement offert à la social-démocratie, en particulier, et à la gauche en général, les meilleurs opportunités d’apporter plus de radicalité à la conscience ouvrière34. Michael Harrington, dirigeant des DSA, reconnut le dilemme dans un entretien voici quelques années : « Si vous me demandez s’il est possible pour quelqu’un dans le mouvement syndical qui est actuellement membre du DSOC d’être si figée et enracinée dans la bureaucratie qu’il sera effrayé par le mouvement de la base et cherchera à le réprimer, je dirai que c’est déjà arrivé par le passé et je suppose que cela arrivera dans le futur. Que ferons-nous alors ? J’espère que nous rejoindrons la base […], mais je ne garantis pas que tous le fassent. Il est impossible de le prévoir ».

Moins désireux que Harrington de ne dépendre que des bonnes intentions – et peut-être plus préoccupés que lui par les intérêts des bureaucraties syndicales au sein des partis sociaux-démocrates –, certains des partisans actuels de la nouvelle social-démocratie ont élaboré une stratégie plus nuancée face au problème – une stratégie double : ils suggèrent de s’allier avec les éléments « progressistes » des dirigeants du parti et en même temps d’organiser la base, indépendamment et par le bas, sur le lieu de travail et à l’échelle de l’industrie. Cette tactique mériterait d’être prise en considération s’il existait déjà un fort mouvement indépendant de la base qui soit en capacité d’agir pour lui-même et d’influencer les organisations politiques. Or, aujourd’hui, un tel mouvement n’existe pas. Par conséquent, la question qui se pose à l’heure actuelle, lorsque l’enjeu décisif est précisément de donner vie à un tel mouvement, est de savoir s’il sera possible à la fois de travailler avec les « gauches » syndicales en construisant la social-démocratie et de s’en prendre à ces mêmes gauches en construisant le mouvement à la base. Peut-on affirmer sérieusement à ce stade que les Fraser, Wurf, Winpisinger et leurs semblables s’allieront avec le peuple autour d’un projet politique, tout en sachant parfaitement que dans le même temps ils s’opposent à lui dans « leurs propres syndicats » ? Poser cette question revient à y répondre. Cela explique pourquoi le mouvement social-démocrate embryonnaire aux États-Unis n’est absolument pas parvenu à tenir tête aux dirigeants syndicaux hégémoniques sur leur propre terrain, malgré la liste déjà longue des dissuasions bureaucratiques que les dirigeants ont exercées contre l’initiative et l’activisme de la base indépendante. En d’autres termes, les nouveaux sociaux-démocrates ont déjà validé la structure juridique séparée « en deux pôles » qui a marqué les partis sociaux-démocrates dès l’origine et qui les a largement aidés à perpétrer leur dynamique autodestructrice.

VI. La lutte électorale, un mode de construction du mouvement ? La campagne de Jesse Jackson

Dans le sillage du rapide déclin des mouvements à la fin des années 1970 et au début des années 1980, les directions réformistes officielles – la bureaucratie syndicale, la direction noire officielle, l’aile libérale du Parti démocrate – se sont plus encore limitées à la voie électorale. Dans ce contexte, ceux qui voulaient faire revivre la démocratie n’avaient d’autre choix que de faire de nécessité vertu. Eux-mêmes se concentrèrent encore plus étroitement sur les campagnes électorales, et ils justifièrent cette tactique soit en affirmant qu’ils se servaient de ces campagnes pour organiser des luttes de masse, soit tout simplement en construisant les campagnes elles-mêmes comme des mouvements de masse. En l’absence de mouvement de masse existant, de telles perspectives sont trompeuses. Bien sûr, on ne peut pas exclure qu’il existe une opportunité de transformer le pouvoir accumulé dans les luttes de masse en victoires électorales et en réforme législative ; en revanche, l’inverse est rarement concevable, voire jamais. Ceux qui envisagent cette stratégie ne peuvent le faire que parce qu’ils confondent la signification que revêt la lutte électorale pour la direction du Parti démocrate et pour sa base, et parce qu’ils ne parviennent pas à tenir compte de ce qui est nécessaire pour mener des campagnes électorales avec succès.

Gagner les élections et organiser des mouvements de masse

J’ai déjà mis l’accent sur le fait que l’utilisation de la lutte électorale pour organiser les masses est très problématique, car les forces réformistes officielles, qui constituent une large partie des troupes dans les campagnes du Parti démocrate, conçoivent explicitement la voie électorale comme une alternative à l’organisation de masse. Utiliser les campagnes électorales du Parti démocrate pour construire le mouvement devrait être fait, pour ainsi dire, à leur corps défendant. Les directions bureaucratiques ne constituent pas la seule force qui, dans le Parti démocrate, s’oppose à l’utilisation des campagnes électorales pour l’organisation des masses ou pour des manœuvres politiciennes à gauche. En l’absence durable de lutte de classes majeure, la base du Parti démocrate et ses recrues potentielles ne sont probablement pas plus à même que la direction d’assumer ces efforts. Le fait le plus évident, et certainement le plus important, est que les personnes favorables à la réforme qui choisissent de militer dans le Parti démocrate ou qui sont attirées par les campagnes de candidats « progressistes » du Parti démocrate croient que le processus électoral fournit un outil efficace pour obtenir des réformes. S’ils sentaient, comme certains militants de gauche qui soutiennent le nouveau mouvement social-démocrate, que la voie électorale ne peut pas en soi dégager le pouvoir nécessaire pour obtenir des réformes, ils ne dépenseraient pas une telle quantité d’énergie dans le travail électoral. En revanche, parce qu’ils prennent au sérieux la voie électorale, ils souhaitent gagner, et parce qu’ils souhaitent gagner, ils refuseront d’être associés aux perspectives de gauche visant à utiliser les campagnes électorales pour l’organisation de masse ou pour la propagande de gauche. C’est d’autant plus vrai qu’ils croient, avec raison, que de tels programmes seront contre-productifs si l’objectif est de gagner les élections.

Gagner des élections obéit à une logique implacable, très différente de la logique consistant à gagner des grèves ou à réussir à organiser des actions militantes de masse quelles qu’elles soient. L’élément décisif dans les grèves et les formes similaires de protestation, dont l’objectif est d’obtenir des gains concrets de la part des propriétaires ou du gouvernement, n’est pas seulement le nombre de personnes impliquées mais la nature de ce qu’elles font. Pour gagner, en particulier lorsque la crise économique s’approfondit, les individus devront construire un pouvoir nouveau et prodigieux, dans la mesure où ils devront arracher les concessions désirées ; car ce n’est qu’en exerçant une forte pression qu’elles seront obtenues des employeurs ou de l’État. Pour gagner, ils doivent donc développer la plus grande solidarité, ils doivent prendre des risques, ils doivent faire des sacrifices, ils doivent être prêts à mener des actions illégales et à faire usage de la force, et, au final, il leur faut développer l’argumentaire qui explique et justifie leurs actions, à la fois pour eux-mêmes et pour les autres. Tout ceci est nécessaire pour gagner, car ce qui est engagé est une épreuve de pouvoir directe avec les employeurs et/ou avec l’État. Sans de telles confrontations directes, peu de choses peuvent être gagnées, en particulier pendant les périodes de contraction économique comme celle que nous vivons. Pour cette raison, les militants de gauche ont beaucoup à apporter dans les grèves et dans les luttes de même nature – avant tout une compréhension de ce qui est nécessaire, en termes à la fois organisationnels et théoriques, pour réussir à construire un mouvement de masse, ainsi qu’une volonté d’agir sur la base de cette compréhension.

Gagner une élection est tout à ait différent ; cela exige deux choses élémentaires : 1) attirer 50 % des électeurs, plus un ; 2) amener les soutiens potentiels aux urnes. Le reste importe peu. De l’argent et des personnes, c’est à peu près tout ce qui est nécessaire. Il en résulte que pour gagner il faut adapter son programme au niveau de conscience des électeurs. La gauche doit se déplacer à droite, la droite doit se déplacer à gauche. L’enjeu de la bataille porte sur les voix du centre35. Cela ne revient pas à nier que les luttes de masse et les transformations associées de la conscience politique soient utiles, en théorie, pour un candidat libéral ou de gauche. Il s’agit simplement de signaler que, pendant une campagne électorale, qui est courte, il est, en pratique, presque toujours impossible ne serait-ce que de tenter de donner vie à un tel mouvement. Cela peut rarement être fait, et il serait absurde de faire reposer une campagne là-dessus. Fondamentalement, pour gagner une élection, il faut accepter la conscience telle qu’elle est et chercher à s’adapter.

Il existe naturellement des limites que les candidats ne peuvent pas franchir sans faire fuir le noyau de leurs soutiens ; mais ces partisans sont souvent assez flexibles. D’abord, où pourraient-ils aller ? Ils ne vont pas soutenir l’opposition (à droite) car ce serait contre-productif. En même temps, et c’est tout aussi important dans ce contexte, les partisans du candidat de la réforme acceptent presque toujours librement la nécessité pour lui de modérer son image et son programme, car ils comprennent eux aussi que c’est nécessaire pour gagner. D’ailleurs, tout ce qui compte c’est de gagner car absolument rien ne peut être obtenu sans qu’un candidat accède au pouvoir. Pour l’écrasante majorité des dirigeants et des partisans de la campagne des démocrates progressistes, il n’existe aucune autre récompense.

C’est à cause d’une telle logique que les militants démocrates de base, partisans de la réforme, n’ont qu’une sympathie limitée pour les radicaux qui veulent utiliser la campagne « non seulement » pour gagner, mais aussi pour construire l’organisation et faire évoluer les consciences. En premier lieu, ils comprennent que si le/la candidat/e était associé/e à des idées radicales (comme il/elle le serait si ses partisans émettaient des idées de gauche dans la campagne), il serait bien plus difficile de rallier le vote modéré. Ils comprennent également que c’est tout aussi vrai, à plus forte raison même, de toute forme d’organisation d’action militante directe de masse, car de toute évidence cela effraiera les électeurs modérés potentiels. C’est à partir de ce type de raisonnement que certaines des nouvelles forces sociales-démocrates « ont compris » le déplacement à droite de Mondale lors de la dernière campagne présidentielle. Compte tenu de l’évolution politique de l’électorat vers la droite, se demandent-ils, aurait-il pu faire autrement ? Bien sûr, c’est précisément parce que la perspective électoraliste doit accepter comme donné le degré des mouvements de masse et de la conscience politique des masses qu’en fin de compte, elle est, comme les autres stratégies réformistes, vaine et contre-productive.

Du mouvement noir à la classe moyenne noire 36

C’est sans surprise que les partisans de la récente campagne de Jesse Jackson pour l’investiture présidentielle ont prétendu que sa campagne avait quelque chose de différent. Certains ont soutenu qu’elle représentait de facto l’extension et l’aboutissement logique du mouvement noir des années 1960. D’autres ont affirmé que, quelles que soient les intentions de Jackson lui-même, sa campagne électorale a eu pour effet objectif la construction d’une « Coalition arc-en-ciel » dont le but est non seulement le renouveau du mouvement des droits civiques, mais aussi l’unification des mouvements populaires de la classe ouvrière, des femmes, des homosexuels, des Latinos, tout autant que des Noirs. D’autres encore, comme Manning Marable, ont défendu les deux positions, allant jusqu’à affirmer que le mouvement Jackson représentait véritablement à la fois une « social-démocratie » noire déjà solide et l’avant-garde de la gauche.

Pourtant, que ce soit au tout début de la campagne de Jackson ou après, le mouvement noir reste à son niveau le plus bas, de loin, depuis des décennies ; on observe très peu de luttes, quelle que soit leur ampleur, dans la communauté noire – pas de grèves ni de luttes pour le logement, pour les services ou d’autres campagnes de ce genre. Bien plus que toute autre chose, c’est l’échec du mouvement noir qui a déterminé la nature de la politique noire dans la période récente. Dans les années 1960, le mouvement noir était dans une dynamique favorable, et pour obtenir des réformes importantes « de l’extérieur », s’appuyait sur l’action militante de masse directe, pas sur le bulletin de vote. Ce faisant, des organisations noires radicales comme le SNCC, le CORE et le Black Panther Party sont parvenues à desserrer, de façon partielle et temporaire, l’emprise politique longtemps exercée sur la communauté noire par des organisations représentant, de façon plus ou moins explicite, la classe moyenne noire – la NAACP, la Ligue urbaine et d’autres. Même dans les années 1960, ces organisations traditionnelles préconisaient de modérer l’action directe et insistaient surtout sur la tactique et les pressions législatives-électorales ; mais elles ont vu leur influence politique décliner dans la communauté noire, du moins au cours des années 1960.

Pourtant, avec la répression politique des années 1960 et avec la crise économique qui a suivi, les organisations militantes noires et leurs options politiques subirent un affaiblissement majeur et entrèrent dans une période de profond déclin. Même à son apogée, le mouvement noir n’a absolument pas été capable, pour des raisons évidentes, d’accumuler du pouvoir ou de consolider une position à certains égards comparable à celle du mouvement ouvrier des années 1930 ; parallèlement, il n’a pas non plus été capable de maintenir son influence au moment où il commençait à s’essouffler. Cette évolution fut particulièrement marquée dans la mesure où le déclin du mouvement noir eut lieu à une période caractérisée à la fois par un approfondissement de la contraction économique et par un renforcement de l’offensive patronale, tandis que le le déclin du mouvement ouvrier eut lieu – et fut occulté par – la spectaculaire expansion d’après-guerre. Le fait que la crise et le déclin économiques ont affecté de façon disproportionnée les industries lourdes (automobile, sidérurgie, etc.) précisément, dans lesquelles les ouvriers noirs ont le plus massivement intégré la force de travail – et où les Noirs avaient joué un rôle déterminant dans l’activisme éphémère du début des années 1970 –, a naturellement aggravé les choses, renforçant l’insécurité économique des travailleurs noirs et réduisant la possibilité déjà assez limitée d’unir les aspirations noires aux luttes du mouvement ouvrier organisé. Il se trouve que l’explosion du chômage des Noirs – le double de la moyenne nationale, et même jusqu’à 50 % pour les jeunes Noirs – a constitué un autre facteur décisif de démoralisation, rendant encore plus ténue la possibilité pour la communauté noire de déclencher une riposte.

En même temps que le mouvement noir se désintégrait, la classe moyenne fut petit à petit en mesure de réaffirmer sa domination sur le paysage politique noir. Il s’est avéré que les travailleurs qualifiés, les dirigeants de petites entreprises, les fonctionnaires et les politiciens noirs furent les essentiels bénéficiaires, sur le plan matériel, du mouvement noir ; ils furent également ses principaux héritiers politiques – même s’ils n’avaient pas été ses initiateurs. Ils pourvurent en personnel les nouveaux programmes de lutte contre la pauvreté. Ils tirèrent le plus grand bénéfice du développement des postes de supervision dans les gouvernements d’État et dans les gouvernements locaux. Ils se taillèrent, avec leurs enfants, la part du lion dans les positions ouvertes par les programmes de discrimination positive dans les universités et dans les emplois qualifiés. Eux aussi souffrirent de l’affaiblissement du mouvement militant noir, tout autant que de l’approfondissement de la crise économique des années 1970. Toutefois, la classe moyenne noire fut capable de s’adapter et de tirer le meilleur profit de la nouvelle situation, alors que, dans les années 1970, l’écart de revenu avec les Noirs ouvriers et pauvres augmentait nettement. La classe moyenne noire fut, par-dessus tout, en mesure d’imposer de nouveau sa vieille ligne politique.

L’emprise croissante de la classe moyenne noire sur la sphère politique noire se manifestait dans le fait que, au moment où la communauté noire s’écartait de la tactique de l’action militante de masse, elle adopta intégralement la stratégie privilégiée de la classe moyenne noire : faire élire des progressistes noirs. Le tournant vers l’électoralisme fut symbolisé de manière spectaculaire par l’abandon par les Black Panthers, très affaiblies par la répression policière et politiquement isolées, de leur tactique auparavant militante au profit d’objectifs purement électoraux. Lorsque Bobby Seale et Elaine Brown se portèrent candidats à la mairie et au conseil municipal d’Oakland en 1972-1973, ils posèrent des jalons pour les rescapés du mouvement noir. Les perspectives politiques de la classe moyenne noire ne se limitaient pas à un électoralisme pur et simple ; cela impliquait également l’établissement de liens avec les organisations noires officielles et avec de grandes entreprises en vue d’obtenir des aides financières pour le développement économique de la communauté noire. On pouvait s’attendre à ce que des hommes d’affaires et des employés qualifiés noirs jouent un rôle bénéfique, même subordonné. Des organisations noires établirent parfois ces alliances de leur propre initiative – comme ce fut le cas pour l’accord entre la NAACP et Exxon, ou les accords signés par PUSH37, l’organisation de Jesse Jackson, avec Coca-Cola et d’autres entreprises. Or, naturellement, ces alliances pouvaient être consolidés par l’accession de Noirs à la tête d’importants bureaux urbains ; l’électoralisme et l’alliance avec le grand capital étaient en général étroitement liés.

Des années 1970 au début des années 1980, la politique noire fut entièrement dominée par l’effort électoral38. Quatre des six plus grandes villes du pays – Chicago, Los Angeles, Philadelphie et Détroit – et vingt villes de plus de 100 000 habitants sont aujourd’hui administrées par un maire noir. En 1973, on ne comptait que 48 maires noirs dans le pays ; aujourd’hui, ils sont 229. Les nouveaux maires noirs ont presque tous poursuivi la même stratégie : une alliance de plus en plus étroite avec les entreprises. Les maires noirs s’attachent à ce que les gouvernements accordent des réductions d’impôts, augmentent les taxes de vente39 (régressives), accordent des subventions (notamment des allègements fiscaux, des prêts avantageux, etc.) aux entreprises afin de créer les conditions pour que celles-ci investissent. Des maires noirs comme Maynard Jackson, Coleman Young et Kenneth Gibson ont depuis au moins une décennie fait de l’investissement des entreprises la pierre angulaire de leurs stratégies de développement urbain. Andrew Young, récemment élu, n’a pas non plus attendu longtemps avant d’insister sur le besoin de capital privé pour alimenter l’économie de sa ville, et comme signe de ses intentions, il a rapidement fait adopter une hausse de 1 % de la taxe de vente. Des politiciens tenant un discours plus à gauche, comme Richard Hatcher, à Gary, ont pour l’essentiel mis en œuvre pendant les années 1970 les mêmes politiques, seule la rhétorique les distinguant. L’espoir, bien sûr, repose sur le fait que, si les entreprises sont encouragées, elles investiront, et les bénéfices « rejailliront » sur la communauté noire. Malheureusement, les données statistiques ne manquent pas pour démontrer qu’aucun maire noir n’a pu ralentir, ne serait-ce que légèrement, la courbe déclinante du développement économique pour les travailleurs et les Noirs pauvres pendant les années 1970 et au début des années 1980. Il n’en reste pas moins que la classe moyenne noire a bénéficié de cette pratique. Les personnels qualifiés ont obtenu des postes de supervision et de gestion, et les chefs de petites entreprises des contrats de sous-traitance avec les grandes sociétés.

Les politiciens noirs démocrates les plus candides et les plus mesurés n’affichent pas ostensiblement leur stratégie. Ils font état de l’importante contrainte qui pèse sur leurs possibilités d’action du fait de la coupe des fonds fédéraux et de la détérioration de la base fiscale urbaine liées à l’évasion des capitaux et à la crise économique. Ils ont certainement raison sur ce point. Il est vrai qu’en l’absence de lutte de classes massive, qui puisse arracher des concessions au gouvernement et aux entreprises au niveau national comme au niveau local, les villes sont à la merci des entreprises et de leurs exigences de profit. En attendant, les maires noirs peuvent toujours adopter le discours des mouvements noirs des années 1960, mais pas leurs actes. Ils présentent avant tout leur tendance purement légaliste en faveur de l’enregistrement des électeurs et la pression qu’ils exercent pour que soient élus des démocrates noirs comme une extension des anciens mouvements des droits civiques – en oubliant de mentionner les mobilisations de masse, l’illégalité, et les tactiques de confrontation qui donnaient leur force à ces mouvements (ainsi que le fait qu’il s’agissait de luttes pour les droits, pas de compétitions électorales). Comme le fit remarquer Joseph Madison, responsable de l’enregistrement des électeurs pour la NAACP, à l’occasion de la rencontre du « Black Leadership Family » en 1982, à laquelle assistèrent plus de 1 000 personnes, principalement des employés qualifiés, des politiciens et des représentants du gouvernement : « L’activisme du bon vieux temps, c’est du passé. C’est à partir ces Noirs aisés des classes moyennes, qui ont reçu une bonne éducation, qui ont participé à la vie économique, que nous devons former des militants spécialisés40 ».

La campagne de Jesse Jackson pour l’investiture démocrate à l’élection présidentielle a constitué l’apogée de la stratégie électoraliste que la classe moyenne noire met en œuvre depuis plus d’une décennie. Nombre des principaux partisans de Jackson sont des conseillers, comme Richard Hatcher, à Gary, ou Harold Washington, à Chicago ; ce sont des maires noirs acquis à la réforme, qui tiennent un discours de gauche. De fait, la spectaculaire campagne de Washington pour la mairie de Chicago fut le précédent immédiat et, à bien des égards, le modèle de l’effort de Jackson lui-même.

La campagne de Washington

Comme elles le firent avec le travail de Jackson, de nombreux militants de gauche considérèrent avec insistance la campagne de Washington comme un mouvement social de masse. Les manifestations étaient immenses, l’enthousiasme était sans limite, la rhétorique était exaltante, mais il n’en reste pas moins que la campagne de Washington n’était pas plus que cela. Elle n’a pas émergé ni n’a été accompagnée de luttes d’opposition de quelque nature que ce soit dans la communauté noire. Les responsables du Comité du logement de Chicago n’organisèrent aucune manifestation (ni ne formulèrent aucune revendication) pour l’amélioration des conditions. Aucune grève ouvrière n’eut lieu pour l’augmentation des salaires, l’amélioration des conditions de vie ou des allocations ; aucune usine ne fut fermée. Les conditions d’existence de la communauté noire de Chicago se détériorèrent rapidement, mais le niveau d’activisme et d’organisation politique des Noirs déclina au même rythme. En aucun cas Washington ne fut porté au pouvoir par une vague de mouvements préexistants de Noirs s’organisant contre les employeurs et contre le gouvernement. La campagne de Washington – qui, comme toute autre campagne électorale, restait exclusivement axée sur l’élection du candidat – n’a pas non plus cherché à donner vie à un tel mouvement. Au contraire, comme le fit remarquer un observateur, « tout demeura clairement dans les limites de la politique traditionnelle – même si ce fut un type particulièrement bruyant et chahuteur de politique traditionnelle. Les espoirs de tous se concentraient sur Harold Washington – ils n’avaient pas d’espoir ou d’attente en eux-mêmes41 ».

Que s’est-il passé depuis l’élection ? Même si elle a porté un puissant coup à la vieille machine et permis à de nombreux Noirs et Latinos d’accéder à des postes officiels importants, la municipalité de Washington a, dans une large mesure, fonctionné comme d’autres régimes libéraux en période de crise. Dès sa prise de fonction, Washington prôna explicitement « l’austérité » et fit adopter une mesure de réduction du personnel de la municipalité. Il défendit un projet en faveur de la négociation collective pour les travailleurs municipaux, mais uniquement après avoir cherché à faire adopter un texte qui aurait privé les syndicats du droit de grève. Peu de temps après, Washington contraignait le Syndicat uni du transport [Amalgamated Transit Union] à accepter un dispositif consistant à différer le paiement de 26 millions de dollars à leur fonds de retraite, les menaçant de 1 500 licenciements en cas de refus. De manière plus importante peut-être, Washington n’accorda aucun soutien au syndicat des enseignants – majoritairement noirs – dans leur grève de trois semaines en octobre 1984, qui fut rude et se solda par un échec. En réalité, le procureur de Washington chargé des litiges au travail, Richard Laner, aida le conseil scolaire à concevoir le dispositif final et à vaincre le syndicat. Washington ne protesta même pas lorsque l’US Steel ferma son usine de Southside Southworks (qui employait entre 5000 et 7000 ouvriers il y a quelques années seulement) malgré des concessions majeures du Syndicat des sidérurgistes unis. Pendant ce temps, Washington, comme tous les maires noirs du pays, déploya de nombreux efforts en vue de construire un groupe de travail pour le développement économique, rassemblant la fine fleur du milieu des affaires à Chicago – avec les plus hauts responsables des principales banques, de toutes les entreprises de fabrication et de toutes les sociétés de construction. Il faut reconnaître que Washington a été durement touché par la tactique d’obstruction orchestrée par ce qui reste du vieil appareil blanc. Cela dit, il n’a lui-même pas levé le petit doigt en faveur de la communauté noire ou des travailleurs en général, afin de les aider à s’organiser dans leur lutte pour l’amélioration de leurs conditions d’existence. Comme un politicien libéral traditionnel, Washington ne mena aucun mouvement social de masse pendant sa campagne ; il fut, pendant son mandat, lié au mouvement social ; il ne fit rien pour en construire un.

La campagne de Jackson

Les agissements de ses partisans comme de ses opposants montrèrent clairement que, tout au long de sa campagne, Jesse Jackson mettait en œuvre, de façon à la fois intentionnelle et explicite, la stratégie de la classe moyenne noire et des politiciens noirs consistant à renforcer leur influence dans le Parti démocrate en particulier, et dans la société américaine en général. Le principal objectif de Jackson était d’obtenir l’enregistrement des millions de Noirs non-inscrits. À l’aide de cette base électorale nouvellement créée, Jackson espérait pouvoir utiliser les primaires afin d’accumuler suffisamment de pouvoir pour influencer le Parti démocrate : Jackson et les politiciens noirs apporteraient au Parti démocrate un vote noir de plus en plus important pour les démocrates, si en retour ceux-ci accordaient aux politiciens noirs un rôle accru dans le parti et, de manière plus générale, faisaient quelques concessions programmatiques. C’est précisément cette stratégie que suivirent les organisations ouvrières au cours des quarante dernières années, avec une efficacité progressivement décroissante.

Alors que cela aurait dû paraître évident à ceux qui espéraient que la campagne de Jackson soit la base d’un mouvement de masse permanent, la stratégie de Jackson n’exigeait pas la construction de luttes de masse, ni même la création d’une importante organisation électorale. L’alpha et l’oméga consistaient à faire en sorte que les Noirs soient inscrits et votent pour Jackson aux primaires. C’est pourquoi personne n’aurait dû être surpris en constatant que l’organisation de Jackson, dans la mesure où elle existait, était totalement verticale. Elle était dirigée par des élites depuis longtemps inscrites dans le monde des affaires et dans le paysage politique noir, dont le but était d’accomplir un certain nombre de tâches électorales très précises. Elle ne jugeait pas nécessaire d’engager un processus de retours et de suggestions, sans parler d’encourager l’auto-activité de masse nécessaire aux luttes sociales réelles. Bien sûr, Jackson organisait des manifestations et des marches massives, il prononçait des centaines de discours dans des églises communautaires locales. Sa personnalité était magnétique et il fit naître énormément d’enthousiasme. Pourtant, malgré sa fougue rhétorique, il ne fit pratiquement rien pour renforcer les organisations de base de la communauté ; au contraire, il s’assura que les organisations déjà constituées dans la communauté, ainsi que leurs ressources, soient subordonnées à l’effort électoral.

Les militants de gauche qui affluèrent dans les Coalitions arc-en-ciel locales, comme ils avaient afflué lors de la campagne de Washington, ne purent pas non plus inverser la tendance. Dans la plupart de cas, il est peu probable qu’ils aient seulement essayé de le faire. La difficulté ne consistait pas dans le fait que les politiciens officiels exerçaient une mainmise sur l’organisation et la tactique de la campagne – même si ce fut un problème dans certains endroits, comme à Los Angeles42 –, mais dans le fait que la plupart des membres de la communauté noire qui se sont impliqués dans la construction de la campagne le faisaient naturellement avec un unique objectif à l’esprit – inciter à voter et à gagner les primaires. Il n’est pas très surprenant que, quelques mois après les élections, la plupart des Coalitions arc-en-ciel locales s’étaient réduites à des coquilles vides, tenues par des militants de gauche et des libéraux. Pas plus qu’avant la campagne elles ne constituaient des rampes de lancement pour de nouvelles luttes sociales, et la plupart cherchaient à survivre en s’immergeant dans de nouvelles campagnes électorales.

L’influence de Jackson

Précisément parce qu’il n’a pas construit un mouvement qui soit en mesure d’exercer le pouvoir hors du Parti démocrate et en dehors des élections, Jackson échoua lamentablement, même dans ses propres termes. Lorsque le Parti démocrate, dans une arrogante démonstration de realpolitik, refusa d’intégrer le moindre élément programmatique décisif de Jackson, ce dernier fut pourtant contraint, de façon honteuse, à appeler à l’unité à l’occasion de la convention nationale et à soutenir Mondale. Certaines militants de gauche jugèrent que c’était une trahison, mais en fait Jackson n’avait pas le choix, puisqu’il ne disposait d’aucune base pour rompre avec le Parti et partir seul. Tout d’abord, Jackson lui-même n’avait pas pour intention de faire scission et il n’avait pas préparé ses partisans à le faire. Mais il est tout aussi important de remarquer que la campagne de Jackson avait émergé dans le contexte du déclin des luttes de masse de la communauté noire, et elle ne contribua en rien à provoquer un mouvement qui soit, d’une manière ou d’une autre, indépendant de l’effort électoral de Jackson, ni même, en réalité, de la personnalité de Jackson. C’est la raison pour laquelle les partisans les plus radicaux et les plus indépendants de Jackson furent contraints de rester passifs quand il capitula lors de la convention. Eux-mêmes dépourvus d’une base massive, ils ne disposaient d’aucun moyen de faire pression sur le candidat. En l’absence de mouvements de masse préexistants, une source décisive du pouvoir d’attraction de Jackson, non seulement auprès de ses soutiens parmi les politiciens et dans la bourgeoisie, mais aussi auprès de l’ensemble de la communauté noire, était son apparente capacité à proposer une stratégie de réforme réaliste. Que ce soit consciemment ou non, la majorité des partisans de Jackson envisageaient son intention d’utiliser les primaires pour influencer le Parti démocrate comme une alternative crédible à l’auto-organisation qui, à ce moment, ne semblait pas être au programme.

Si Jackson avait cherché, à un moment ou à un autre, à construire un mouvement électoral affichant son indépendance par rapport au Parti démocrate – avec pour objectif un processus durable de reconstruction de la gauche –, il aurait certainement perdu le soutien de la classe moyenne noire, et sans doute aussi des masses noires. La plupart des Américains sont conscients que les partis dissidents n’ont aucune chance, compte tenu du système électoral majoritaire, d’obtenir des gains réels, à moins d’être très gros – c’est-à-dire plus gros que tous ceux qui sont apparus dans le paysage politique depuis plus d’un demi-siècle. La prémisse pour une campagne efficace d’un troisième parti devrait être une transformation radicale et massive de la conscience politique nationale. Cela dépendrait réciproquement de changements historiques majeurs, l’émergence de luttes de masse d’une ampleur qui n’a plus été observée depuis le soulèvement ouvrier des années 1930 n’étant pas le moindre. En l’absence d’une telle transformation, tous les efforts d’un troisième parti seront nécessairement limités à des objectifs de propagande – ce qui ne signifie pas qu’ils seraient sans valeur.

Parce que le point central de sa campagne était sa prétention à être pragmatique, Jackson et ses alliés ne purent refuser de se mobiliser contre Reagan après la convention, malgré le refus persistant des démocrates de leur accorder la moindre concession. Les fidèles du Parti démocrate ont bien compris que la communauté noire, que ce soit la direction ou les masses noires, souhaitaient plus que toute autre groupe dans la société américaine vaincre Reagan. Refuser cet effort afin de punir le Parti démocrate serait revenu à scier la branche sur laquelle ils étaient assis. Ceci, bien sûr, a été le dilemme caractéristique de la direction officielle du mouvement ouvrier qui, depuis des années, a passivement soutenu les candidats du Parti démocrate, aussi anti-ouvriers soient-ils. C’est la stricte conséquence logique de la stratégie électoraliste.

Une social-démocratie noire dans le Parti démocrate ?

Manning Marable, célèbre écrivain et dirigeant national des DSA, a soutenu dans plusieurs essais récents que les représentants noirs et la force qu’ils constituent forment réellement, malgré le déclin durable des mouvements noirs, une « version américaine de la social-démocratie » dans le Parti démocrate et dans la société en général. Ce que veut dire Marable avec de tels propos est que les programmes sociaux et les idées que portent aujourd’hui les politiciens noirs sont beaucoup plus à gauche que ceux défendus dans la classe politique dominante blanche43. C’est certainement vrai en soi. Il ne fait aucun doute que les sensibilités politiques de la communauté noire en général sont bien plus à gauche que celles qui sont communes au reste de la société américaine. Il est vrai qu’une des raisons pour lesquelles Jesse Jackson a pu adopter un programme au ton radical tenait à ce que sa stratégie électorale impliquait que l’accent soit porté, de façon presque exclusive, sur la communauté noire, et qu’il ne lui était pas nécessaire de s’adresser à l’électorat blanc bien plus conservateur.

Mais il est trompeur d’en conclure, comme le fait Marable, que le mouvement électoral noir sous la direction de la classe moyenne constitue une force puissante en faveur des réformes. Même si le Parti démocrate avait adopté des éléments importants du programme radical de Jackson lors de sa convention, cela n’aurait fait aucune différence : on ne compte plus les plateformes vraiment radicales que le parti a adoptées par le passé, mais qui, faute de mouvements de masse agissant efficacement pour « s’assurer de l’honnêteté du parti », sont restées lettre morte. De fait, pendant les années 1970, les majorités du Parti démocrate, avec leurs promesses de réformes, ont conservé le contrôle du Congrès sans effet perceptible. Pour que ceci soit parfaitement clair, il suffit de se référer au fait évident que ce que Manning Marable considère comme une social-démocratie noire – les politiciens noirs avec leur programme de gauche et des « mouvements » électoraux de masse – ont occupé pendant au moins une décennie plusieurs positions de pouvoir, mais n’ont pas fait grand-chose pour défier le pouvoir en place ou aider les masses noires. En témoignent toutes les villes dirigées par des maires noirs, y compris ceux qui portaient un discours de gauche, comme Richard Hatcher et Harold Washington. Des partis sociaux-démocrates ont bien été au pouvoir dans un certain nombre de pays un peu partout dans le monde entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, mais tout ce qu’ils ont offert à leurs classes ouvrières fut une réduction des services publics et une hausse du chômage. En confondant l’électoralisme et la recherche d’un programme avec la construction du mouvement, Marable perpétue le mythe qu’être élu signifie prendre le pouvoir, et qu’il existe un raccourci à la tâche longue, ardue et redoutable de reconstruire les mouvements.

VII. De la part équitable à l’austérité : l’échec du corporatisme et l’ouverture à droite

Pendant les années 1970 et au début des années 1980, les forces officielles du réformisme sont devenues progressivement de plus en plus réticentes à combattre le capital. Elles savent très bien que le ralentissement de l’économie est en dernière analyse une crise de profitabilité, et que cela n’est pas sans conséquences sur leurs propres perspectives stratégiques. De 1965 à 1973, le taux de rentabilité de l’investissement a chuté de 16 % à 9 %, et il a encore diminué depuis44. En premier lieu, la crise de profitabilité est l’expression de la crise durable de l’économie internationale – une crise qui a touché toutes les nations capitalistes. Mais il est également vrai qu’à long terme la crise internationale s’accompagne d’un déclin relatif du rythme de croissance des forces productives et de l’accumulation du capital aux États-Unis, ce qui a des conséquences majeures sur la politique de la classe ouvrière. Il suffit de remarquer que sur une longue période, entre 1950 et 1976, le taux de croissance de la productivité aux États-Unis fut en moyenne de 2,8 %, contre 5,4 % en Allemagne, 5 % en France et 8,3 % au Japon. De même, toujours sur cette période, les États-Unis consacraient 17,8 % de leur PIB à l’équipement industriel, contre 24,3 % pour l’Allemagne, 23,2 % pour la France et 33 % pour le Japon45. Les chiffres sont peut-être encore plus défavorables aux États-Unis dans la période récente.

Les forces officielles du réformisme sont parfaitement conscientes que ces chiffres illustrent un recul considérable de la compétitivité de l’économie américaine et correspondent précisément à un recul de son attractivité pour l’investissement. La diminution de l’efficacité relative du système productif américain signifie que les coûts de production relatifs, en particulier dans l’industrie, ont continué à augmenter. La conséquence, comme beaucoup le savent, est un désinvestissement accru, une fuite massive de capitaux, en particulier sous forme de prêts, et une préférence pour la finance sur l’industrie. Cette tendance a connu son apogée ces dernières années, puisque de larges sections de ce qui fut le cœur industriel de l’économie américaine – sidérurgie, automobile, textile, électronique grand public, machines-outils, etc. – sont entrées dans une crise grave

Dans un contexte de crise internationale, ces tendances ont contraint les forces réformistes officielles à réévaluer radicalement l’économie politique keynésienne qui constituait leur religion officielle tout au long de l’expansion d’après-guerre. Vers la fin du gouvernement Carter, le déficit budgétaire était perçu non seulement comme inflationniste, mais aussi comme moins apte à générer des créations d’emploi. De manière tout aussi importante, les programmes gouvernementaux qui proposaient de redistribuer le revenu du capital apparurent de plus en plus contre-productifs. Même les directions « de gauche » des syndicats, les organisations noires et l’aile libérale du Parti démocrate en sont venues à penser que forcer le capital à offrir des salaires plus élevés, de meilleures conditions de travail ou davantage de services publics est susceptible d’aggraver les choses, de nuire à la compétitivité et d’engendrer des réticences à l’investissement. Attachées à une idéologie de la « part équitable » dans le capitalisme, les forces du réformisme, à la fois de gauche et de droite, ont accepté l’austérité en phase de déclin économique, tout comme en période de croissance ils revendiquaient une plus large part du gâteau.

Les conséquences politiques durables de ce changement de perspective sont inquiétantes. Ne souhaitant pas déclencher une offensive contre le capital, les forces officielles de la réforme se sont rapidement converties, dans le but de sauvegarder leurs positions et celles de leurs membres, à l’élaboration de stratégies visant à aider « leurs propres » capitalistes à protéger leurs profits. Ils ont cherché à nouer des partenariats tripartites avec les entreprises et avec les gouvernements afin de déclencher de vastes efforts de coopération pour protéger l’économie américaine et pour la restructurer du sommet à la base. Conformément à cette stratégie, les directions ouvrières prirent position, de façon de plus en plus consensuelle, en faveur du protectionnisme pour l’industrie américaine. De plus, en coopération avec certains représentants minoritaires du capital – comme par exemple le banquier d’affaires Felix Rohatyn ,– ils furent les apôtres de ce qui est maintenant connu sous le nom de « politique industrielle »,  fourre-tout de programmes encourageant la planification et l’investissement dans de nouvelles industries. Ils placèrent les dirigeants ouvriers aux conseils d’administration des entreprises, tout en commençant à accepter de plus en plus fréquemment les propositions patronales de partage du profit. Enfin, dans les usines, ils devinrent partisans des programmes dit de Qualité de la vie au travail [Quality of Worklife] (QWL), qui visaient à accroître la participation ouvrière à l’accroissement de la productivité.

Dans le même temps, les politiciens libéraux – de moins en moins nombreux avec l’approfondissement de la crise –  qui continuaient à demander au gouvernement une amélioration des programmes sociaux, échouèrent systématiquement à démontrer de quelle manière les capitalistes pourraient supporter des coûts naturellement élevés. Ce faisant, ils contribuèrent à discréditer à l’avance toute nouvelle offensive en faveur de réformes. Au cours des vingt dernières années, aucune section de l’appareil réformiste ne leva le petit doigt pour s’opposer à la diminution spectaculaire et durable de l’impôt sur les sociétés46. En outre, depuis le début des années 1970, la classe ouvrière a dû accepter une baisse considérable de son revenu disponible : aujourd’hui, les travailleurs perçoivent un revenu horaire (salaires moins impôts) environ 20 % inférieur à celui qu’ils percevaient en 1972-1973, et à peu près le même montant qu’en 196147. La grande majorité des travailleurs en sont venus à supposer qu’ils devraient payer eux-mêmes pour toute amélioration des services sociaux gagnée au Congrès, si bien que beaucoup d’entre eux ont renoncé à se défendre en luttant pour des réformes et ont cherché à améliorer leur condition en essayant de réduire les impôts. À cet égard, les propositions 13 en Californie et 21/2 au Massachussetts48 étaient typiques.

Le tournant de plus en plus désespéré des dirigeants réformistes vers des solutions patronales, au cours des années 1970 et au début des années 1980, est compréhensible si l’on tient compte de leur refus absolu d’affronter le capital. Il s’est pourtant révélé totalement autodestructeur. En insistant à la fois sur l’impossibilité de résister avec succès aux employeurs et sur le caractère contre-productif de toute résistance efficace, les forces officielles de la réforme n’ont fait que confirmer les conclusions tirées par les travailleurs eux-mêmes, à partir d’une expérience longue de dix ans, faite à la fois de défaites face aux employeurs et de compétitivité déclinante de l’industrie américaine. À partir de là, en défendant des politiques qui conduisent objectivement les travailleurs à se conformer au capital et, de fait, à entrer en conflit avec d’autres groupes de travailleurs, elles ont démontré l’inadéquation croissante de stratégies fondées sur l’organisation collective de la classe ouvrière et, en retour, l’utilité décroissante de leurs propres organisations. Il est ironique de constater que, dans la mesure où les directions syndicales ont transformé leurs propres organisations d’armes de la lutte de classes en instruments de collaboration dans la production, elles ont, à cet égard, été moins en capacité d’affirmer leur propre rôle dans les arrangements corporatistes avec lesquels elles avaient espéré gérer la crise aux côtés des employeurs. N’étant nullement pressés d’accepter les syndicats comme partenaires, les employeurs n’ont vu aucune raison de les contourner ou de les détruire – et c’est ce qu’ils font, avec un succès croissant, depuis l’accession de Reagan à la présidence.

En fin de compte, dans la mesure où les stratégies d’auto-défense de classe sont devenues difficilement envisageables et où les alternatives collaborationnistes sont apparues toujours plus inévitables, les travailleurs ont naturellement adopté les conceptions idéologiques qui donnent du sens à ce qu’ils font effectivement49. Dans la mesure où les travailleurs ont défendu le protectionnisme, ils se sont alliés à leurs propres capitalistes contre les travailleurs du monde entier. En outre, dans la mesure où ils ont participé – à l’échelle de l’État, de l’entreprise ou de l’usine – à des arrangements coopératifs pour améliorer la productivité, ils aident en fait leurs propres employeurs à battre les travailleurs en d’autres lieux. Dans la mesure où les travailleurs se sont rangés en faveur des baisses d’impôt, ils s’associent inévitablement aux attaques contre les conditions de vie de ceux qui dépendent des allocations et autres services sociaux, principalement les Noirs et les femmes. Dans la mesure où les travailleurs défendent leurs propres positions – d’une manière « indifférente à la couleur » et « indifférente au sexe » – en défendant la liste d’ancienneté contre la discrimination positive, ils s’en prennent encore aux Noirs et aux femmes, d’une autre manière. Nombreux parmi les travailleurs sont ceux qui tentent de défendre leurs positions avec ces méthodes, sans avoir pour autant l’intention d’en faire bénéficier leurs employeurs, ni de faire des gains au détriment d’autres travailleurs. Pourtant, c’est, de fait, ce qu’ils font. Leurs actions sont en effet chauvines, racistes et sexistes. Il est donc inévitable qu’ils soient ouverts à des conceptions du monde réactionnaires qui rationaliseront leurs pratiques.

Au bout du compte, ces travailleurs, ne voyant plus de fondement pratique pour la défense collective de leur propre existence, ne peuvent pas s’empêcher de percevoir le monde comme une lutte concurrentielle soumise à la loi de la jungle et, par conséquent, en viennent à juger plus attirantes les idéologies religieuses pro-famille et fondamentalistes qui font de cette perception leur point de départ. Quelle que soit l’oppression générée par la famille patriarcale, elle peut toujours, avec un peu de conviction, être le lieu des seules relations non-marchandes et non fondées sur la concurrence qui demeurer intactes – c’est-à-dire entre mari et femme et entre parents et enfants. Par conséquent, elle peut, avec une certaine légitimité, offrir la réalité d’un « paradis (non capitaliste) dans un monde (concurrentiel) sans cœur ». Il va sans dire que dans la mesure où une telle vision du monde – comme inévitablement composé de familles se livrant une concurrence acharnée – peut convaincre, cette promesse de communauté portée par les sectes chrétiennes fondamentalistes se révélera d’autant plus séduisante.

De Mitterrand à Le Pen à…

L’évolution allant du réformisme à l’essor de la droite, en passant par la restructuration du capitalisme d’entreprise, n’est malheureusement pas une simple prédiction. De la fin des années 1970 au début des années 1980, elle s’est incarnée – et elle s’incarne à présent – de plusieurs manières dans l’Occident capitaliste, en particulier dans certaines des régions qui ont fait l’expérience de la social-démocratie la plus aboutie lors de la première étape de la crise économique mondiale. En juin 1981, le Parti socialiste de François Mitterrand accédait au pouvoir avec une victoire électorale retentissante qui lui accordait une majorité parlementaire massive et un contrôle absolu sur le pouvoir exécutif pendant sept ans. Dès le début, les socialistes s’engagèrent dans une version assez radicale du programme social-démocrate traditionnel : relance keynésienne, légères augmentations des aides sociales et plans ambitieux de modernisation économique avec intervention de l’État et nationalisation. Quelques mois après leur accession au pouvoir, la tentative des socialistes de mettre en œuvre leur programme avait conduit à une inflation galopante, à une fuite massive des capitaux, à une hausse en flèche des importations, à l’effondrement de la balance des paiements et à la stagnation de l’investissement et de la croissance. Le résultat fut qu’en moins d’un an, les socialistes avaient abandonné leur programme de réforme, dévalué le franc à deux reprises, et engagé un programme d’austérité violent marqué par une rigueur fiscale sévère et de lourdes coupes dans les services publics. Aujourd’hui, les travailleurs de France connaissent les niveaux de chômage les plus élevés depuis la Grande dépression, fait aggravé par l’effondrement des programmes sociaux du gouvernement. Dans le même temps, dans le but de neutraliser les effets désastreux de ses propres politiques sur ses électeurs ouvriers, le gouvernement chercha à faire porter autant que possible le poids de la crise sur les travailleurs immigrés invités, tout en tentant de distraire la population avec des polémiques sur la Guerre froide et avec des aventures impérialistes.

Leurs partis politiques et leurs syndicats étant impliqués dans ce qui fut effectivement une expérience totale de modernisation capitaliste, les travailleurs furent sans surprise obligés de repenser leurs perspectives politiques. Leurs partis traditionnels et leurs syndicats ayant tourné en dérision les stratégies de classe, collectives, d’auto-défense, il n’est guère surprenant qu’ils soient de plus en plus nombreux à se tourner vers les forces politiques qui fourniront des rationalisations idéologiques cohérentes aux stratégies collaborationnistes de classe et individualistes auxquelles ils ont été forcés de croire. Est-il vraiment surprenant que Le Pen et son fascisme à peine dissimulé ait émergé des décombres de l’expérience Mitterrand de transformation capitaliste sous le socialisme ? Les partisans américains d’une social-démocratie revitalisée à partir de la social-démocratie elle-même croient-ils qu’avec les faibles homologues américains de Mitterrand et leurs perspectives réformistes encore plus faibles, ils obtiendront de meilleurs résultats que ceux auxquels sont parvenus les socialistes français  ?

Notes : Je tiens à remercier le comité de rédaction de Against the Current pour ses suggestions et ses critiques de versions antérieures de cet article. Je dédie cet article à la mémoire de Steve Zeluck (1922-1985)

Traduit de l’anglais par Fabien Tarrit.

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  1. Étudiants pour une société démocratique [Students for a Democratic Society] [NdT]. []
  2. Comité de coordination étudiant non-violent [Student Nonviolent Coordinating Committee] [NdT]. []
  3. Formé à la fin des années 1960, ce groupe associait marxisme et lutte d’émancipation des Noirs [NdT]. []
  4. Outre qu’elle obligeait les dirigeants syndicaux à prêter serment de non-communisme, elle limitait drastiquement le droit de grève. Elle fut déclarée anticonstitutionnelle en 1965 [NdT]. []
  5. Créé en 1964 dans le cadre du mouvement pour les droits civiques, ce parti comprenait des Noirs et des Blancs et contestait la légitimité du Parti démocrate, notamment pour des raisons de discrimination raciale. [NdT]. []
  6. Selma, Alabama, fut le théâtre d’un épisode majeur du mouvement des droits civiques [NdT]. []
  7. Stan Weir « Doug Fraser’s Middle Class Coalition », Radical America, janvier-février 1989, pp. 19-29. []
  8. Voir « The Paradox of Reform: Black Politics and the Democratic Party », Southern Exposure, 12, février 1984, pp. 23-24 ; « The Left in the 80s », Changes, mars-avril 1984. []
  9. « Grève de masses, parti et syndicat », 1906 []
  10. En français dans le texte [NdT]. []
  11. Sur la vague de grèves de masse des années 1930 et la réponse des employeurs et du gouvernement, voir Art Preis, Labor’s Giant Step (1972) ; Irving Bernstein, The Turbulent Years (1969). []
  12. Au sujet du nouvel activisme de Roosevelt, en réponse aux mouvements de masse et à la radicalisation de 1934, voir W.E. Leuchtenberg, Franklin D. Roosevelt and the New Deal (1963). []
  13. À propos de la passivité des cadres syndicaux face à l’offensive des employeurs à la fin des années 1920 et au-delà, voir Irving Bernstein, The Lean Years (1961), ou encore The Turbulent Years. []
  14. Staughton Lynd, « The Possibility of Radicalism in the Early 1930s: The Case of Steel », Radical America, novembre 1972 ; Roger Keeran, « Communists and the Auto Workers. The Struggle for a Union, 1919-1949 », Université du Wisconsin, thèse de doctorat, 1974, chapitre IV. []
  15. La grève était organisée par le CIO contre Little Steel – ce nom désigne le regroupement – qui refusait de signer un accord favorable aux salariés obtenu dans d’autres branches. Trois entreprises de sidérurgie. Dix-huit grévistes furent tués, trois cent furent blessés, des milliers furent arrêtés [NdT]. []
  16. Le 30 mai 1937, la police de Chicago tua dix manifestants désarmés qui défilaient dans le cadre de la grève Little Steel [NdT]. []
  17. Keeran, « Communists and the Auto Workers », pp. 292 et s. ; Preis, Labor’s Giant Step ; R.R. Brooks, As Steel Goes… (1940). []
  18. Autrefois associé au Parti démocrate pour les droits des États aujourd’hui disparu, ce terme désigne les élus démocratiques conservateurs du sud [NdT]. []
  19. Keeran, « Communists and the Auto Workers », p. 215 ; Bert Cochrane, Labor and Communism (1977), pp. 107 et s.  ; Mike Davis, « The Barren Marriage of American Labor and the Democratic Party », New Left Review, n° 124 (novembre-décembre 1980). []
  20. À la suite de l’arrestation de Rosa Parks, qui avait refusé de céder sa place à un Blanc dans un bus, le boycott, qui dura de décembre 1955 à décembre 1956, aboutit à une décision de la Cour suprême mettant fin à la ségrégation raciale dans les bus [NdT]. []
  21. Congrès pour l’égalité raciale [Congress of Racial Equality] [NdT]. []
  22. Association nationale pour la promotion des gens de couleur [National Association for the Advancement of Colored People] [NdT]. []
  23. August Meier et Elliott Rudwick, Core. A Study in the Civil Rights Movement 1942-1968 (1975), parties II et IV ; Clayborne Carson, In Struggle. SNCC and the Black Awakening (1981), en part. pp. 83-95 et 218-220. []
  24. Meier and Rudwick, Core, pp. 282, 272-281 ; Carson, In Struggle, pp. 111–129. []
  25. Pour un excellent compte-rendu des grèves de mineurs dans les années 1960 et 1970, voir Paul Nyden, « Miners for Democracy: Struggle in the Coal Fields », Thèse de doctorat, Université de Columbia, 1974. []
  26. Département de montage de General Motors [General Motors Assembly Division] []
  27. Pour une intéressante présentation du tout dernier et très important accord dans l’automobile, voir Eric Mann, « Send in the Robots: How UAW sold out its membership 1984 », L.A. Weekly, 4-10 janvier 1985. []
  28. Fédération américaine des employés fédéraux, des employés d’État et des employés municipaux [American Federation of State, County and Municipal Employees] [NdT]. []
  29. Organisation professionnelle des contrôleurs aériens [Professional Air Traffic Controllers Organization] [NdT]. []
  30. Sidérurgistes unis [United Steelworkers] [NdT]. []
  31. Ben Bedell, « Winpisinger’s Wimpy Socialism », The Guardian, 20 février 1980. []
  32. En français dans le texte [NdT]. []
  33. Walter Mondale fut le candidat du Parti démocrate à l’élection présidentielle en 1984. Il fut très largement battu par Ronald Reagan [NdT]. []
  34. Pour une présentation classique de ces développements, voir Carl E. Schorske, German Social Democracy 1905–1917 (1955). []
  35. Bien sûr la pression de cette logique électorale est encore plus importante lorsque le scrutin est majoritaire, comme aux États-Unis, en comparaison avec un scrutin proportionnel. []
  36. Pour cette section et les suivantes à propos de la campagne de Jackson, voir en particulier Anthony Thigpenn « Jesse Jackson and the Black Movement », Against the Current, n°3, automne 1984. []
  37. Peuples unis pour sauver l’humanité [People United to Save Humanity] [NdT] []
  38. Pour une analyse détaillée de la pratique récente de l’électoralisme noir, sur lequel se fonde ce paragraphe, voir Monte Pilawski, « The Limits of Power », Southern Exposure, 12, février 1984. []
  39. L’équivalent de la TVA [NdT]. []
  40. Cité dans Thigpenn, « Jesse Jackson », p. 16. []
  41. Dan Labotz, « Harold Washington: The Hopes and the Realities », Against the Current, n°3, automne 1984, p. 40. Ma discussion de la campagne de Washington et de son aboutissement s’appuie très largement sur l’excellent article de Labotz, duquel je me suis approprié certains passages. []
  42. Thigpenn, « Jesse Jackson », p. 16. []
  43. Marable, « Paradox of Reform », pp. 24-25. []
  44. Dale N. Allman, « The Decline in Business Profitability », Federal Reserve Bank of Kansas City Economic Review, janvier 1983. []
  45. Riccardo Parboni, The Dollar and its Rivals, 1981, p. 93 ; Ira C. Magaziner et Robert B. Reich, Minding America’s Business, 1982, p. 45. []
  46. Voir Joseph A. Pechman, Who Paid the Taxes, 1966-1985?, 1985, en part. chapitre 5. []
  47. Samuel Bowles ed., Beyond the Wasteland, 1983, p. 25. Les salaires horaires (avant impôts) sont aujourd’hui environ 10 % inférieurs à ce qu’ils étaient en 1972. []
  48. Ces deux propositions ont réduit les impôts fonciers. []
  49. Pour l’analyse qui suit, voir Johanna Brenner et Robert Brenner, « Reagan, the Right and the Working Class », Against the Current, n°1, hiver 1981 ; « The Right Wing and the Working Class », Against the Current, n°1, été 1981. []
Robert Brenner