Le théâtre de Jean Genet : entretien avec Olivier Neveux

Il y a dix ans, Olivier Neveux publiait Théâtres en luttes : le théâtre militant en France des années 1960 à aujourd’hui. Depuis lors, il n’a eu cesse de scruter les rapports intimes qu’entretiennent théâtre et politique, sans jamais subordonner l’analyse de l’un aux impératifs présupposés de l’autre. Son dernier ouvrage, Le Théâtre de Jean Genet (2016) est en est la preuve par excellence. Pour Neveux, Genet est l’ « autre » du théâtre militant, celui qui n’établit de liens entre les champs artistique et politique qu’en creusant continuellement leur écart, celui qui se serait profondément moqué de toutes nos injonctions bienséantes, d’autant plus inoffensives qu’elles sont ostentatoires, à la critique, au réalisme, à l’engagement dans l’art. De Les Bonnes à Les Paravents en passant par Les Nègres, le Genet dramaturge ne s’est jamais battu pour des causes – qu’il pouvait soutenir par ailleurs –, pour émanciper qui que ce soit, il a lutté contre les formes du pouvoir et ses représentants, contre les patrons, les Blancs, les impérialistes, contre la France même, qui faisaient l’objet de sa détestation plutôt que de dénonciations, certainement pas d’indignation. Poète de l’infamie, Genet nous invite à redécouvrir la puissance politique d’un imaginaire libéré de toute entrave.

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1°) Comment en es-tu venu à t’intéresser à Genet en tant que dramaturge ? Quelle place occupe cet ouvrage dans ta réflexion plus globale sur les rapports entre théâtre et politique ?

À l’adolescence, j’ai été bouleversé et transformé par le hasard de la lecture de Miracle de la rose, du Journal du Voleur, du Condamné à mort. Puis j’ai découvert, à la suite de ce choc, ses autres œuvres : politiques (« Quatre heures à Sabra et Chatila », Un Captif amoureux) – nouveau choc – et théâtrales. Les Bonnes, tout d’abord ou Haute Surveillance et, bien vite, le reste sans bien saisir d’ailleurs le lien qui pouvait unir l’œuvre dramatique aux autres textes.

Je n’ai jamais vraiment cessé dès lors de le lire, de m’y référer. J’ai fait quelques cours, plus tard, à la fac sur lui, « à la table ». On lisait Le Balcon ou Les Paravents, on essayait de comprendre, avec pour boussoles les travaux impeccables de Corvin et Dichy, mais cela ne cessait de résister. Je me souviens surtout des Paravents. Était-il possible d’écrire une pièce pareille ? Elle ne ressemble à rien – rien de ce qui existe. Genet est vraiment malcommode, c’est bien.

Et puis il y a quelque temps Hélène Mauler et René Zahnd m’ont contacté. Ils inauguraient une nouvelle collection chez Ides et Calendes. L’idée : un auteur, une œuvre, au choix (et il y a pour le seul théâtre occidental, plus de deux millénaires de choix…). J’ai répondu « Genet », sans trop réfléchir, pour m’y mettre enfin – écrire c’est toujours une autre aventure – et essayer de comprendre la drôle de politique à l’œuvre dans cette œuvre1. Cette façon exemplaire – au sens où « on se trouve en face d’un seul exemplaire, d’un exemplaire unique, qui ne servira pas d’exemples2 » – de faire de la politique. C’était un peu logique : la fin de Politiques du spectateur mobilisait son théâtre3.

Je trouvais aussi possiblement pertinent, au cœur d’un travail principalement dédié, depuis quelques années, au théâtre contemporain, d’aller regarder par là-bas, ce qu’il pouvait nous apprendre sur le théâtre, sur la politique, sur ce que l’on ne sait plus regarder ou percevoir, ou qui n’est même plus imaginable. Il révèle, en effet, par opposition, ce qu’une partie majeure du théâtre politique contemporain n’est pas : il est méchant, injuste, cruel, rusé, incertain, égoïste, indéfendable.

Autre point qui est, peut-être, lié. Je crois que le théâtre, parmi d’autres choses, est menacé. Je ne joue pas les Cassandre, je me méfie des discours catastrophistes, des proclamations échauffées, boursouflées et finalement confortables qui veulent que notre époque soit à ce point extraordinaire qu’elle inaugure la fin de tout. Mais je fais l’hypothèse que l’expérience théâtrale est menacée – pas que le théâtre manque de public, au contraire, mais la vie sensible dominante, y compris dans les milieux radicaux, me semble être rétive à ce qu’il charrie, impose, suppose. Cependant, avant de pleurer, par réflexe, sur sa perte possible, il me paraît nécessaire de réfléchir. Après tout, un monde sans théâtre serait-il pire ? Cela nécessite de mesurer ce qu’il est, ce qu’il apporte en propre. Genet pose la question, en 1967 : « Que perdrait-on si l’on perdait le théâtre ? » C’est cette question qui m’a servi de guide. Et je crois, après étude, que son théâtre apporte quelques robustes et discutables réponses à cette interrogation.

2°) Quelle place occupe le théâtre dans l’œuvre globale de Genet ainsi que dans sa réception ?

L’œuvre de Genet prend des formes multiples : le poème, l’essai, le théâtre, le scénario, la tribune, le récit et le roman…

Le théâtre occupe une place un peu à part dans tout cela. Dans sa biographie d’abord : il y vient par à-coups en deux temps, l’un pendant et dans l’immédiat après-guerre (Haute surveillance, Les Bonnes), l’autre dans les années 1950, en quelques mois (Les Nègres, Le Balcon, Les Paravents). Puis plus rien ou presque. En un mot, il n’est qu’épisodiquement dramaturge. Il ne fait pas partie de cet univers, il se tient à distance de ses mondanités, de ses « Premières » et, même d’une certaine façon, de ses enjeux. Son théâtre naît d’une intense solitude, jalousement entretenue. Son écriture est « à part », sans ancêtres ni héritiers ni même contemporains – lors même qu’elle s’invente à l’époque du « brechtisme français » (et il déteste Brecht), du très abusivement nommé « théâtre de l’absurde » (sinon qu’il parle de Beckett comme d’un « grain de sable monumental »), etc. Elle se déploie à distance de cela, indifférente et inaltérable. À cette poignée de textes qui compose son théâtre s’ajoutent quelques autres, décisifs, qui le réfléchissent. Ce sont, principalement, des lettres (à J.-J. Pauvert, à R. Blin) ou des adresses (je pense ici à la déclaration d’amour à son amant Abdallah Bentaga, Le Funambule, mais il y a aussi toutes les indications, les préfaces et autres qui accompagnent les pièces).

Pourquoi faire du théâtre si l’on peut faire autre chose ? Genet ne s’en remet pas à ce qui est, ce qui fait loi ou coutume, il édifie une poétique à la mesure de ce que le théâtre, et lui seul, peut accomplir. Elle n’a d’autre échelle que le rêve de théâtre de Genet. La tâche est totale : faire advenir une promesse, en répondre et construire la possibilité qu’elle soit tenue. Il a dessiné comme une « utopie de théâtre » – si l’on accepte de donner aux mots d’autres sens que ce que la domination et l’usure en ont fait : une chimère, un inatteignable. Comme d’autres ont rêvé, obsessionnellement, des organisations sociales aux dimensions déraisonnables de leurs esprits ; comme d’autres ont, maniaquement, machiné des scénarios érotiques à la mesure immense des caprices de leurs désirs. Une utopie serait ici une chose patiemment élaborée, systématiquement, une fin qui exige que lui soient rapportés tous les moyens.

Qu’y a-t-il dans le théâtre, dans l’écriture pour le théâtre qui le mobilise tant ? On ne peut faire que des hypothèses – sauf à basculer dans quelque dégoûtante psychologie – déduites des œuvres. Miser sur le théâtre, c’est parier sur le fictif et l’imagination singulière qu’il permet, sur la nécessité des corps et des voix, des volumes et de l’espace, sur la qualité d’une certaine médiation pour entrapercevoir l’infini.

Sur sa réception actuelle, Albert Dichy dans un entretien au « Hors-série » du Monde sur Genet, il y a quelques mois, disait :

Laurent Boyer, qui suivait ses affaires chez Gallimard, affirmait, il y a quelques années, qu’il n’y avait pas un soir où Les Bonnes n’étaient pas jouées quelque part dans le monde. C’est sans doute toujours vrai. Récemment encore, la pièce était présentée à Sidney puis à New York, dans un spectacle-événement très chic avec Isabelle Huppert et Cate Blanchett. Bob Wilson a monté Les Nègres l’année dernière au théâtre de l’Odéon et la mise en scène de Splendid’s par Arthur Nauzyciel est en pleine tournée. Malgré tout, j’ai le sentiment que ce n’est plus par le théâtre, qui l’a tant fait connaître, que Genet est aujourd’hui le plus vivant, mais plutôt par ses textes sur l’art ou le cirque et par son extraordinaire livre-testament, Un Captif amoureux4.

On pourrait actualiser la liste (pour n’en rester qu’aux événements du théâtre public : Les Bonnes par Katie Mitchell lors de la dernière édition du festival d’Avignon, la création de Haute Surveillance par Cédric Gourmelon au Studio de la Comédie Française, ce mois de septembre, etc). Mais le fait est là : je crois effectivement que le théâtre de Genet n’occupe plus la même centralité qu’auparavant – je rajouterai qu’il me semble qu’on arrive aussi à Genet par ses textes directement politiques, ceux de L’Ennemi déclaré.

Un moment, le théâtre a servi à racheter l’œuvre, malséante, insupportable même, et plus tard à faire écran à la politique : son soutien à la RAF, aux travailleurs immigrés, aux Black Panthers et aux Palestiniens. Genet paraissait intégralement indéfendable, mais, en se tordant le nez, on pouvait s’extasier sur son « style », quelques poèmes et, parfois, son théâtre – publié dans La Pléiade. Un certain théâtre : peu Les Paravents, Le Balcon et beaucoup Les Bonnes ces dernières décennies. Et sous toutes ses formes. C’est un « tube » avec ce que cela signifie d’« idées géniales » élimées, de « parti pris » illustratifs, de « déconstructions radicales », mais aussi de force et de beauté.

Cela dit, même là, il y a quelque chose qui ne passe pas. Il ne ressemble pas trop à ce qui se fait et qui doit se faire. Il n’épouse pas le débraillé que l’on imagine indissociable de la révolte, il n’est pas dans l’ostentation de la provocation et la beauté de l’écriture est quand même dédiée à autre chose qu’à magnifier « l’habituelle saloperie sociale5 », l’ordre des choses tout autant que nos singularités autorisées. Je crois qu’on ne sait pas trop bien quoi en faire… Il n’a pas sa place. On le mentionne, on le cite, on ne s’y affronte que peu. Dans les « études théâtrales » à l’exception notable de Bernard Dort, à l’issue de son brechtisme militant, et de Michel Corvin, toujours attiré en terres marginales, il y a peu de textes et de travaux majeurs sur cette œuvre. Et pourtant, la liste des metteurs en scène qui, au XXe siècle, se sont emparés de son théâtre est impressionnante…

Il faut aussi remarquer, et tout cela n’est pas anodin, que ses pièces des années 1950 exigent des distributions pléthoriques et certains moyens peu disponibles en ces temps de disette des budgets culturels. Et ceux qui y ont accès sont, pour l’heure, comment dire, relativement intégrés et visiblement peu embarrassés de l’être… La mise en scène mondaine des Nègres de Bob Wilson fut à cet égard désolante. Elle permettait, cependant, de se rappeler combien, par bêtise, paresse, conformisme ou intérêt, tout peut être ramené à rien. Pour autant, je suis assez certain – et j’en ai quelques preuves – que cette solitude, cette blessure, ce goût de la poésie, cette érotique, sa particularité politique animent encore quelques vifs désirs de jeu.

3°) Le théâtre de Genet est en marge d’une certaine tradition du théâtre politique. Non assimilable à un théâtre à thèse, refusant le modèle du théâtre didactique, on ne peut pas parler non plus à son propos d’un théâtre contestataire, car il entretient des rapports complexes et ambigus avec les questions qu’il aborde. Il est l’auteur d’un théâtre critique, mais se montre méfiant vis à vis des œuvres qui se prétendent révolutionnaires. Comment, dès lors, aborder alors la dimension politique du théâtre de Jean Genet ?

Après avoir travaillé sur un théâtre explicite, frontal, militant6, j’avais envie de m’intéresser à des formes d’articulation du théâtre et de la politique un peu moins évidentes. Il faut préciser : le théâtre qui prend en charge, directement, les luttes, n’est pas et de loin, comme le souhaiterait la doxa, nul et non avenu. Quelles dramaturgies, pour en rester à l’histoire partielle, problématique et discutable de ses seuls « grands noms » du siècle dernier – très masculine en l’occurrence –, que celles de Maïakovski, Weiss, Gatti, Césaire, Prévert, Kateb Yacine…, et de tant d’autres qui aujourd’hui encore tentent – et nous avançons toutes et tous, là où nous sommes, plus ou moins à tâtons – de résister vigoureusement à l’air du temps et de tracer quelques autres perspectives… Disons donc que dans ce travail Genet a toujours été présent. Il était « l’autre » du théâtre militant, celui qui ne collait pas, qui jurait dans le paysage. Assurément, il initiait son théâtre dans la rage, la colère, le refus, la provocation. Assurément, il était possible de faire usage politique de ces œuvres. Et pourtant, elles ne se laissent pas saisir, réduire ou border, dans des qualifications comme « militant », voire politique… Bref, j’avais Genet en tête, comme un problème (ou un obstacle) joyeux.

Il est important de soutenir qu’il n’y a pas une seule manière de lier la politique au théâtre – une fois que l’on refuse le discours lénifiant sur « tout théâtre est politique » qui permet de n’interroger ni le théâtre ni la politique. Le rapport qui peut se nouer entre l’une et l’autre appelle une création. C’est bien cela l’enjeu : réfléchir à la façon dont tout cela s’invente plutôt que de jouer au taxinomiste et les regrouper, petit tas par petit tas, pour que cela rentre bien – et cela ne rentre jamais ! sauf à les apparier grossièrement – dans le cadastre ordonné du « théâtre politique ». Il me semble plus intéressant de regarder combien l’œuvre se distingue, ce qu’elle modifie, apporte, transforme et les façons dont elle s’excepte des mécaniques dominantes – c’est un révélateur : elles sont tristes et pauvres les œuvres qui ne sont les exceptions de rien.

Pour répondre à la question, peut-être faut-il fonctionner par la négative, et tenter de dire ce qu’il n’est pas : les façons dont il n’est pas politique. Ce théâtre n’édifie ni n’alerte, ne défend ni ne documente, ne dénonce ni ne promeut. Il ne tient pas dans les thèmes qu’il paraît agiter. Il ne porte aucune thèse. Il est équivoque. Il ne pioche pas dans les formes repérées du « répertoire d’action théâtrale militant », patiemment élaboré tout au long du XXe siècle. Il ne conçoit pas – ou très peu – les effets de son activité en termes politiques. Arrivé à ce terme, il pourrait sembler vain (ou spécieux) de pousser plus avant l’étude. Le risque est grand, en effet, à vouloir à tout prix rapporter les œuvres à la politique, de souscrire à ce grand jeu vaseux qui la repère partout, dans le plus infime et dérisoire, dans n’importe quel petit essai formaliste, dans je ne sais quelle habileté, au point de la noyer dans les eaux propres et plaisantes de la politique sans politique. La difficulté est réelle : parfois la politique réside, effectivement, dans une virgule, une certaine manière de faire parler les êtres, une association de mots, la beauté d’une étoffe, une intonation ; parfois, non ; et puis, parfois, elle est bel et bien là, mais c’est nul, grotesque ou insignifiant.

Donc Genet ne rentre pas dans les clous de la « tradition théâtrale politique ». Qui plus est, il se défie grandement de la politique. Je fais une hypothèse : la dimension politique du théâtre de Genet réside précisément dans l’écart qu’il creuse avec la politique. Un écart béant, visible : une manière de se tenir à distance, d’empêcher toute collusion ou toute confusion. Et sa force est de célébrer ce non-rapport. Ce serait cela : souligner combien politique et art sont distincts et pour autant liés, qu’ils ont à se surveiller l’un et l’autre. La haine que Genet a pu ressentir contre la vanité de la littérature est indissociable du soin obsessionnel qu’il apporte à ses textes. Cela ne peut être moyen. L’art est, dès lors, politique à la condition de n’avoir pas la même fonction que la politique, ni ses rythmes, ni son vocabulaire, ni ses justifications. La chose est d’autant plus forte que Genet ne déconsidère pas la politique, ses alliances, ses organisations. Il ne rejoue pas l’affrontement débile d’un art libre contre une politique inféodée, le premier pur, la seconde corrompue, le premier intense, la seconde terne.

Singularité, irréductibilité ou plutôt altérité de l’art qui témoigne, à sa façon, qu’il y a encore un individu, qu’il en reste un – que tout n’a pas été absorbé par le conformisme carnassier, la statistique et les singularités interchangeables. Celui qui naît à l’endroit d’une solitude radicale, sans aucune pitié, sans aucune tendresse – sinon pour quelques garçons croisés et aimés, sinon pour les proscrits le temps que dure la stigmatisation. Quelqu’un qui porte sur le monde un regard scandaleux, éprouvant, luxuriant, qui n’est pas le même que le mien, que le vôtre. Qui tranche. Ce n’est pas un regard juste, équitable, argumenté. Il n’est rien de cela. Il n’a même pas la pureté des visions tranchées : il est insidieux, pervers. Seulement voilà, c’est le regard d’un seul, à nul autre pareil. Genet crée les formes qui rendent compte de ce regard – cette façon d’habiter la vie, le monde – tout autant qu’elle le constitue. Avec une particularité « vicieuse » et majestueuse, en l’occurrence, qui est de ramener le théâtre (cet art, par définition, suppose d’être au moins deux) à la mesure vertigineuse de cette solitude.

4°) La question du pouvoir traverse l’œuvre théâtrale de Jean Genet, tant dans les thématiques traitées que dans les personnages convoqués. Or le pouvoir est intimement lié à la théâtralité. Tu écris notamment à propos de la pièce Le Balcon que celle-ci « expose précisément le pouvoir de la théâtralité du théâtre à représenter le théâtre d’un pouvoir qui ne vit que de théâtralité ». En quoi, pour Genet, le théâtre est-il le lieu par excellence du dévoilement du pouvoir et, partant, de sa contestation ?

« Par excellence » : je ne sais pas. Et qu’il le conteste, je ne le sais pas non plus. Je crois que l’œuvre est autrement plus ambiguë. Le discours sur la « critique » est devenu quasi instinctif, cela fait partie du pack : une œuvre se doit d’être critique, c’est presque dans son cahier des charges, c’est même le seul endroit « critique » obligatoire dans une société en marche. On imagine dès lors si peu qu’une œuvre puisse ne pas avoir de vocation critique que celle-ci, lorsqu’elle s’échappe de ce carcan, se trouve comme plaquée, rapportée de force à la « critique ». Ce qui est certain, c’est que le théâtre de Genet n’est pas critique de la façon dont tout l’est, à cette heure. Cette critique inoffensive qui liste et constate l’inique, s’en lamente et la pourfend, à l’endroit même du consensus le plus achevé.

Il importe de préserver son ambiguïté, ne pas rabattre ce théâtre sur de l’explicite ou sur les lieux communs de nos exécrations. La poésie n’est pas là pour nous confirmer. Je vois bien que l’ambiguïté est devenue insupportable. Il faut l’empêcher, tout mettre en ordre. Une chose doit être ce qu’elle est et rien d’autre – que l’on sache si l’on est pour ou contre. Et pourtant, cela peut être une belle expérience de lecteur ou de spectateur, cette façon qu’a l’œuvre d’être indécidable, de jauger nos façons de la suivre, de ne pas se résoudre à nous donner tort ou raison. On ne saura pas.

Je ne parle pas ici des ambiguïtés faisandées types Houellebecq (ou quiconque parmi ses nombreux substituts). Pas de trace d’ambiguïté en l’occurrence : juste la pensée de la domination, un peu plus habile, pas moins éprouvante, qui réussit, et c’est cela seul qui est admirable, le tour de force de se parer des attributs du martyr et du dissident. Chez lui et chez d’autres : on sait. Chez Genet : non. Ou plutôt, on sait qu’il ne traînerait pas avec eux, qu’il a tout fait pour n’être jamais des leurs, pour leur être insupportable. Pour autant, ce savoir-là est insuffisant. Il démarque l’œuvre, il ne l’épuise pas.

Je ne sais donc vraiment pas si Genet critique le pouvoir. J’ai lu beaucoup de choses là-dessus, des discours bien assurés (Goldmann, Lacan, Badiou). Je n’arrive pas à me résoudre à ces lectures qui, pour être très brillantes, instrumentalisent l’œuvre. Elle devient bien vite le support illustratif, l’allégorie, le modèle exemplaire d’une théorie ou d’une programmatique qui lui préexiste. Je crois qu’elles la simplifient. Bien sûr, il y a dans le pouvoir des choses qui font rire Genet – le ridicule achevé de ceux qui le convoitent, qui s’y croient, leurs sales gueules, leurs intensités d’opérette, leurs amusements nuls. Bien sûr, il est sans pitié pour la pauvre mise en scène de leurs vies, leur mauvais théâtre, les fastes pompiers, l’imaginaire atrophié – et encore n’avait-il pas vécu, lui, la bouffonnerie de la pyramide du Louvre. Bien sûr il y a de l’aversion pour le pouvoir, son arrogance, ses parvenus, la brutalité qu’il exerce. Et, pas un instant, il ne saurait frayer avec la bourgeoisie.

Mais cela permet-il d’en déduire qu’il existe de la dénonciation ? De la détestation, assurément, mais aussi : de l’intérêt pour ce monde d’illusions, de jeux, de simulacres – peut-être même parfois de l’admiration ou de la fascination pour l’arbitraire et son panache. Il y a des pages incroyables, dans d’autres textes, sur les petits chefs à la colonie pénitentiaire et la puissance érotique de leur souveraineté… Genet n’est pas anarchiste ni même démocrate. Il ne milite pas pour détruire le pouvoir ni même pour le partager plus équitablement, à l’horizontale. D. Eddé a raison d’écrire que s’il « s’engagera certes aux côtés des opprimés, des faibles, des démunis, […] sa lutte ne fut pas tant une lutte pour la justice que contre l’injustice. Une certaine injustice. La justice, en tant que telle, la solidarité, il s’en fichait7 ».

5°) Pourrais-tu revenir sur la notion d’adresse, essentielle pour comprendre la portée politique du théâtre de Genet ? Il est troublant de constater, en te lisant, que Genet semble s’adresser aux oppresseurs, tout en les défiant. Ainsi, Genet écrit à la fois pour les bourgeois et contre eux. Tu mentionnes également la pièce Les Nègres, dans laquelle Genet s’est trouvé tiraillé entre le refus de s’adresser en tant que Blanc, aux Noirs, mais aussi de s’adresser aux Blancs de telle façon qu’ils se trouvent confortés par la pièce ni même divertie par celle-ci.

Je ne sais pas s’il est tiraillé. À vrai dire, je crois que la chose est, pour le coup, assez simple. Il s’adresse à des Blancs pour leur signifier qu’il les déteste et il se comprend dedans – ce qui est tout de même la moindre des choses pour un esprit conséquent. Ce n’est pas une pièce fraternelle, contre le racisme, pour l’amitié entre les êtres ni même anticolonialiste. Pas plus qu’une déclaration de solidarité avec le mouvement noir – qui interviendra plus tard et de façon politique, par sa présence et des tribunes. Cela beaucoup ne l’ont pas compris. Adamov, par exemple, lui reprochait de ne pas avoir proposé une œuvre claire :

Les Nègres auraient pu s’arrêter d’un seul coup de donner l’image que l’on attend d’eux et sortir de leur « négritude » comme ils en sortent réellement quand il s’agit de la question des salaires. Un cortège, des pancartes réclamant une augmentation, la réalité simple serait là, et le théâtre y gagnerait aussi, car il y aurait alors un point de rupture8.

Les Nègres est une pièce contre les Blancs. Genet n’entend pas se substituer à celles et ceux qui se battent pour leur dire quoi et comment faire, pas plus que de venir témoigner à leur place, pas plus que d’édifier sur la violence subie. Tout cela conduit à se donner le beau rôle et ce n’est pas, loin de là, son projet. Que peut-il faire ? Non pas s’adresser aux oppresseurs pour les conduire vers une pensée critique ou progressiste, les amener à prendre conscience de la situation, de leurs fonctions. Non : il s’agit de mettre à mal le monde blanc, de perturber ses représentations, de lui faire peur, de l’inquiéter. Et en ne s’exemptant pas : « il se pourrait que j’aie écrit ces pièces contre moi-même. Il se pourrait que je sois les Blancs, le Patron, la France dans Les Paravents et que j’essaie de découvrir ce qu’il y a d’imbécile dans ces qualités9 ».

Plus globalement, sur l’adresse, oui Genet l’a pensée par à-coups. Il projette des représentations imaginaires, parfaites. Il veut un Blanc au minimum dans la salle pour Les Nègres – il savait bien écrivant cela que la salle serait, à la création, massivement composée de Blancs. Au-delà de sa signification politique – il suffirait de nommer, aujourd’hui, cette exigence pour mettre en transe les tenants de l’universalité (blanche) de la culture et de l’art –, au-delà de son amusement – car il y a une évidente jubilation dans tout cela –, cette pensée du spectateur est ici moins une tentative de maîtriser les effets que l’œuvre doit produire sur lui qu’une façon d’organiser la séance théâtrale – de ne pas réduire le théâtre à du texte, de penser le spectacle dans la totalité de ces paramètres. Il dira aussi que la représentation de Les Paravents devra être si forte « qu’elle illumine par ses prolongements le monde des morts » – il souhaiterait déplacer le théâtre dans un cimetière. C’est une façon de garder la main sur le moment théâtral, de faire prédominer son rêve sur les interventions des metteurs en scène, de créer un dispositif et d’envisager le théâtre dans son entièreté. Les Nègres sans un blanc dans la salle, le spectacle n’est pas le même… Un seul, y compris symbolique, est nécessaire pour qu’advienne le malaise escompté.

6°) Tu écris que Genet est « un auteur qui déteste la France, qui hait la blancheur et l’Occident, l’armée et son ordre », mais aussi que son théâtre se donne pour mission de « combattre son propre impérialisme sensible et imaginaire ». De quelle façon la question raciale peut-elle apparaître structurante pour penser l’écriture théâtrale de Jean Genet ?

Je ne sais pas si elle l’est pour tout son théâtre. Assurément, oui, pour Les Nègres – qui est, il faut le rappeler une « clownerie » – et Les Paravents. Mais elle ne l’est pas de façon positive. Elle est négative. C’est-à-dire : bien plutôt animé par la haine de la blancheur, de la France, de ce qui domine et a vaincu que soucieux d’égalité, de justice, d’avenir. Autrement dit : Genet habite le négatif. C’est son seul domicile. « Je voudrais que le monde, mais faites bien attention à la façon dont je le dis, je voudrais que le monde ne change pas pour me permettre d’être contre le monde10 », a-t-il déclaré. Cela détonne en regard des injonctions à la positivité actuelle ou au chantage à la solution et à l’alternative par lequel nous sommes bien souvent piégés – incontestablement, nous n’avons pas de programme, nous ne connaissons pas le monde ni le futur qu’il nous faut inventer, mais pour celui-ci, ce qui nous est exposé et imposé, c’est non.

Chez Genet, il ne s’agit toutefois pas d’un « négatif » utile, un « négatif » moral, une indignation légitime. Il radicalise tout cela. C’est non, toujours et en toute circonstance, comme cela sera « non » à celles et ceux qu’il défend pour l’heure s’ils venaient, demain, à être vainqueurs. On ne construira pas une société sur Genet (et c’est sûrement bienheureux). Cette œuvre invite à une aventure tout à fait étonnante : parcourir le monde social du point de vue du refus le plus intraitable d’y consentir. Mais ce refus n’est pas statique, immobile sans quoi il serait bien vite digéré et intégré. Il est aussi refus d’être identifié, tenu en place… En quelque sorte, il persévère dans le négatif.

J’y reviens : l’œuvre de Genet n’est pas politique au sens où elle déclinerait un agenda spécifique et un quelconque programme. Bensaïd parlait de la possibilité de déterminer des « passages secrets » entre l’art et la politique, « sans abattre les cloisons ». Le goût du négatif, sa puissance d’incendie – l’expression est de Marcuse – en est un, je crois.

7°) Concernant la question de l’impérialisme, il se trouve qu’une pièce de Genet en particulier a marqué l’histoire en raison notamment du scandale qu’elle a suscité, à savoir Les Paravents, qui a été mise en scène par Roger Blin en 1966 à l’Odéon. Pourrais-tu revenir sur les raisons de ce scandale ?

Le texte est écrit à la fin des années 1950, remanié, publié en 1961 aux Éditions de l’Arbalète et encore remanié. Il ne sera créé en France que le 16 avril 1966 au Théâtre National de l’Odéon-Théâtre de France (bien après Berlin, Vienne, Stockholm) dans une mise en scène de Roger Blin – un grand nom de la scène théâtrale ! quel scandale, d’ailleurs, qu’il soit aussi peu étudié, travaillé, ses entretiens sont formidables11, son œuvre colossale.

Les répétitions donneront naissance à un des très grands livres de Genet : Lettres à Roger Blin, qui dessine une poétique du théâtre, tout à fait unique. Paule Thévenin se souvient de l’ouverture du spectacle : « Un personnage vêtu de vert, de rouge, de jaune, de blanc, de mauve coiffé de rose, entre en scène et crie ce mot : « Rose ! ». Il le répète deux fois. C’est la couleur du ciel. Et pourtant la lumière est bleue12 ». Tout est là, en quelque sorte : cette façon qu’a la parole de s’approprier le monde, de le colorier à sa guise, crédule ou consciente, et les couleurs de se déployer, le corps d’être là magnifique, orné, étincelant.

Les premières représentations se passent bien. Et puis les papiers critiques sortent qui alertent les nostalgiques de l’Algérie française et les fascistes d’Occident. Jean-Jacques Gautier du Figaro – une magnifique boussole inversée : ce qu’il a détesté a eu quelque importance par la suite, ce qu’il a défendu a massivement sombré dans un bienheureux oubli – se déchaîne :

Si vous voulez être joués, représentés, connus, célébrés, honorez, imitez Jean Genêt : servez-vous pendant quatre heures d’horloge du vocabulaire le plus triste, le plus ignoble, accumulez les mots les plus crus, usez d’une langue excrémentielle et faites agir vos personnages de la façon la plus dégoûtante. Vous aurez semé l’ignominie et vous récolterez le triomphe. […] Je n’ai point « la tripe spécialement tricolore », mais j’aimerais tout de même que l’on me dise si le fait de nous montrer une section de légionnaires venant lâcher à tour de rôle ses flatulences au-dessus du visage d’un officier mort « pour qu’il respire une dernière fois l’air du pays » (il faut l’écrire puisqu’on nous le montre et qu’on nous l’explique sur la scène de l’Odéon, qui porte aussi le nom de la France) si ce fait, dis-je, est compatible avec la mission de l’établissement et le sens de notre grandeur. […] Une œuvre eût-elle les plus belles intentions et traitât-elle des questions les plus propres à émouvoir un homme de bonne foi, n’a pas le droit au titre d’œuvre d’art lorsqu’elle est coulée dans une forme si incivile et si fétide.

L’extrême-droite va, dès lors, s’exciter. Lors de la représentation du 30 avril 1966, écrit E. White dans sa biographie de Genet :

un commando lança des bouteilles et une chaise du balcon avant d’envahir la scène tandis qu’un autre groupe d’une vingtaine d’hommes descendait l’allée centrale en allumant des bombes fumigènes. Ils assaillirent les acteurs et en blessèrent un ainsi qu’un machiniste. Le lendemain soir, un nouveau commando, constitué pour l’essentiel d’élèves officiers, occupa de nouveau la scène pendant la « scène des vents » ; seize furent arrêtés. Ensuite, et jusqu’à ce que la pièce fît relâche pour l’été, une semaine après, de semblables interruptions se produisirent tous les soirs13.

Dehors, on trouve Holeindre, Madelin et leurs copains. L’extrême gauche se mobilise à son tour. Quand je pense qu’en proie à une intense confusion (ou à une rare malhonnêteté), on a pu comparer les manifestations de protestation de militant.es racisé.es et antiracistes contre Exhibit B. avec les actions des fascistes de 1966… Rien n’est comparable, jusqu’à l’attitude même des artistes. Genet n’a pas crié au scandale. Il aimait le désordre. Il « ne venait pas tous les soirs, confiait Blin, mais il passait souvent, ça l’amusait beaucoup14 ».

À la reprise, à la rentrée, le débat se déplace à l’Assemblée. Le 26 octobre, le ministre Malraux en vient à défendre la pièce contre une partie de sa majorité :

Si nous étions vraiment en face d’une pièce anti-française, un problème assez sérieux se poserait. Or, quiconque a lu cette pièce sait très bien qu’elle n’est pas anti-française. Elle est anti-tout. Genet n’est pas plus antifrançais que Goya anti-espagnol. […] En fait, nous n’autorisons pas Les Paravents pour ce que vous leur reprochez et qui peut être légitime ; nous les autorisons malgré ce que vous leur reprochez, comme nous admirons Baudelaire pour la fin d’Une Charogne et non pour la description du mort15.

On le crédite souvent de ce geste, effectivement important. Mais quelques rappels, en passant : une poignée de semaines plus tard, il vire Langlois de la Cinémathèque, il avait soutenu la censure de La Religieuse de Rivette et il sera, au mieux, d’une couardise misérable en décembre 68 lors de l’interdiction de La Passion du général Franco de Gatti, au TNP. Mais il est vrai, aucune représentation ne sera finalement annulée des Paravents.

8°) Comment envisager les liens que cette pièce-ci entretient avec la guerre d’Algérie, puisque Genet est resté relativement évasif à ce sujet. En effet, s’il n’affirme pas à l’époque que la pièce – écrite en 1961 – soit directement liée à la question de la guerre d’Algérie, celle-ci est rattrapée par la séquence historique et l’Algérie a finalement constitué le prisme à travers lequel s’est effectuée la réception du spectacle.

Je crois qu’il y a plusieurs niveaux. On doit cette polémique à la bêtise de la réaction tout autant, dans le même temps, qu’à sa clairvoyance.

Genet s’est toujours défié de la possible « politisation » de son texte. Il craignait, d’ailleurs, sur ce point, Roger Blin. Ce dernier a signé, en septembre 1960, la « Déclaration du droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie » (qui lui vaudra, de longues années, des représailles professionnelles étatiques). Genet non. Il a refusé pour ne pas, explique-t-il, « pédéraste et voleur », discréditer l’initiative. Bref, il craint que Blin fasse de la politique immédiate avec l’œuvre et, à ce titre, ne l’anecdotise. Pour autant, parfois, il laisse échapper que sa pièce a effectivement trait à la guerre d’Algérie – mais cela n’est jamais littéral, jusque dans les lieux de l’action, comme le relevait M. Corvin : « Aïn-Sifar ou Aïn-Targ n’existent pas », Tardoudant est une ville marocaine…

Cela dit, l’extrême droite, et la droite ont hurlé : ils ont détesté que l’on ridiculise l’armée française, le colonialisme et, plus largement, la France. Ils ont en partie bien vu. Mais leur vision reste myope. La pièce, hier comme aujourd’hui, tranche, en effet, dans sa façon raffinée de malmener son lecteur et son spectateur, de déjouer le scénario rodé des provocations et des subversions finalement très consensuelles puisqu’il nous permet, chaque fois, de tenir notre place (de prof, de militant.e, de conscience indignée). Genet écrit dans un de ses nombreux commentaires :

Le lecteur de cette pièce – Les Paravents – s’apercevra vite que j’écris n’importe quoi. À propos des roses, par exemple. Plutôt que la fleur, M. Blankensee chante les épines. Or, les horticulteurs savent tout cela : trop d’épines, et trop importantes, privent la fleur de sève ou d’autres choses nécessaires à la robusté, à la beauté de la corolle. Trop d’épines nuisent, et M. Blankensee ne paraît pas s’en douter. […] Mais c’est moi qui ai inventé ce colon et sa roseraie. Mon erreur peut – doit – être une indication.

Il fait du théâtre ici, pas de la politique. Ce n’est pas une façon de se défaire de sa responsabilité. C’est au contraire, je crois, une façon tout à fait radicale de l’assumer. Sa responsabilité, ce sont les mots et les images. C’est de cela dont il doit répondre et c’est sur cela qu’il agit. La représentation, ici, n’est pas représentative, au sens où elle ne s’organise pas sur des effets de reconnaissance, de ressemblance, de référence. Elle est moins de citation que de création. Pour schématiser, l’alternative pourrait être : soit rapporter la représentation à la réalité qui en serait alors le mètre-étalon – et c’est un peu le « jeu des sept erreurs », on relève ce qui distingue l’une de l’autre, ce qui (ne) coïncide (pas) avec notre perception, notre savoir, nos perspectives – soit, plutôt, s’intéresser à la qualité et à la singularité de l’écart qui est proposé.

Pour autant, cette autonomie acquise ne suppose pas que Genet se réfugie dans je ne sais quel monde éthéré. S’il fallait, avec ce que cela suppose inéluctablement de réduction et de simplification, désigner l’acuité politique des Paravents – son scandale –, je dirais qu’elle est de prendre parti en faveur de l’existence du « petit tas d’ordures ». C’est un avertissement : quelque chose d’infiniment « nocturne » doit persister, de la boue ou de l’ordure. Les sociétés « solaires », celles que nous connaissons hygiénistes, comportementalistes, positives ou les post-révolutionnaires s’acharnent à faire disparaître ce petit tas, à faire place nette, propre. Genet célèbre l’existence de ces « maudits » : qui d’autre se soucie ainsi, pour la chérir en tant que telle, de l’infamie ?

Et par analogie, je crois que cette pièce peut être lue comme ce « petit tas de boue » qui salit à son tour, le « répertoire », le lyrisme et le théâtre. « Si mon théâtre pue, c’est parce que l’autre sent bon16, écrira-t-il quelques années après.

9°) Tu écris que « [l]e théâtre de Genet propose d’exposer le spectateur, certes, à une fiction, mais aussi à la conscience et à la présence du fictif ». L’insistance sur la dissociation du fictif, du théâtral, du semblant d’un côté et de la réalité de l’autre constitue un enjeu majeur de l’écriture de Jean Genet. Le fait de mettre à nu la théâtralité est un motif dramaturgique très présent. En quoi cette préoccupation a-t-elle partie liée au fait d’« [é]manciper le théâtre de la tutelle de la réalité » et en quoi ce geste-là permet-il de penser la dimension politique du théâtre ?

La « réalité » est devenue le signifiant joker de tout un théâtre politique : son origine, son enjeu et son débouché. On a tendance dans les milieux marxistes ou radicaux à considérer que le « réalisme » (dans l’étendue de ces déclinaisons) est la forme achevée de l’art « émancipant ». Le théâtre se prévaut de la réalité, de l’authenticité de ce qu’il rapporte, expose. Il vient opposer à la réalité propagée par la domination une autre, plus « réelle », dégrisée et factualisée, édifiante ou concurrente. C’est là une fonction massive du théâtre politique contemporain : faire savoir que la réalité n’est pas ce qu’elle paraît être et qu’elle est inacceptable. On peut appeler cela, pour parer au plus pressé, le réalisme – car le terme possède une histoire autrement plus complexe, torturée, fine et nuancée que cela.

Genet s’inscrit dans une généalogie de pensées et d’œuvres anti-réalistes et me semble-t-il nuisible à l’ordre existant – je n’écrirais pas émancipateur, car je ne crois vraiment pas que cela soit l’enjeu de Genet d’émanciper qui et quoi que ce soit, à commencer par lui-même. Il fait primer son désir sur le monde. Il le regarde avec son érotique propre, ses gamineries, ses flamboyances, sa révolte. Il construit son théâtre, dans une grande rigueur, à la manière d’un artificier, presque pour son seul plaisir. Il assume le socle d’arbitraire nécessaire à son écriture. Dans « Comment jouer Les Bonnes », il note : « il ne s’agit pas d’un plaidoyer sur le sort des domestiques. Je suppose qu’il existe un syndicat des gens de maison – cela ne nous regarde pas. Lors de la création de cette pièce, un critique théâtral faisait la remarque que les bonnes véritables ne parlent pas comme celles de ma pièce : qu’en savez-vous ? Je prétends le contraire, car si j’étais bonne je parlerais comme elles. Certains soirs ».

Son théâtre serait la tentative de rendre à l’imaginaire ses plein-droits, sa puissance d’initiative, le vertige de ses démons, la précision de ses obsessions, l’asocialité de ses divagations ; un imaginaire, à cet égard, confronté aux limites de la scène, en bagarre, contraint de ruser avec elles, de les surmonter, les apprivoiser, les soumettre.

Genet ne rapporte pas le monde sur scène. Pas plus, à vrai dire, qu’il n’en crée un. Plutôt : il le représente, c’est-à-dire qu’il découpe le monde (et le monde, c’est aussi son imaginaire), il l’organise, le constitue, l’invite dans les contraintes d’un cadre et d’un espace. Il le conçoit dans le « langage » archaïque du théâtre : le fictif. Le théâtre est possiblement un lieu de trompe-l’œil – lorsque l’œil prend plaisir à être trompé, lorsqu’il sait qu’il y a jeu, que ce n’est pas pour de vrai et que « quand même » on y croit – à mille lieues des ricanements contemporains de ceux à « qui on ne la fait pas ». Genet n’entend pas nous faire sortir de la caverne, mais au contraire continuer à y projeter d’étranges (et, pourquoi pas, d’obscènes) ombres. Il ne mise pas, en effet, sur la raréfaction des apparences, mais bientôt plutôt sur leur multiplication. Plus encore, plus fondamentalement : nous ne souffrons pas d’être dans un monde d’apparences, mais, bien au contraire, d’être dans un monde qui s’en défie et les raréfie. Balibar notait justement : « Supprimer l’apparence, c’est abolir le rapport social17 ». Genet ne veut pas l’abolir, mais, en quelque sorte, le radicaliser, le vicier, l’épuiser à force d’en jouer. C’est une façon d’attenter à sa gravité, à sa solennité et à sa fixité que de rendre réversibles, immanentes, intermittentes ses représentations. Et simultanément, ne pas aller voir derrière les apparences – il n’y a rien –, ne pas chercher à les détruire, c’est jouer, encore, et assumer ce qui d’elles enivrent : leurs sortilèges, leurs enchantements et leurs égarements. Desserrer l’étreinte sociale, lui en substituer d’autres. À défaut de transformer le monde, le théâtre peut changer un monde : celui de chacun. C’est à la fois dérisoire et incommensurable.

Entretien réalisé par Sophie Coudray et Selim Nadi

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  1. Olivier Neveux, Le Théâtre de Jean Genet, Lausanne, Ides et Calende, 2016 []
  2. J. Genet, Un Captif amoureux, Paris, Editions Gallimard (« Folio »), 1986, p. 428. []
  3. O. Neveux, Politiques du spectateur. Les enjeux du théâtre politique aujourd’hui, Paris, La Découverte, 2013. []
  4. .A. Dichy, « Genet est resté en marge, tout en étant au centre », propos recueillis par J. Savigneau, Hors Série : « Le Monde. Une vie, une œuvre » : « Jean Genet. Un écrivain sous haute surveillance », 2016, pp. 57-58 []
  5. Jean Genet, Lettres à Roger Blin, Paris, Editions Gallimard, 1966, p. 17. []
  6. O. Neveux, Théâtres en lutte. Le théâtre militant en France de 1960 à nos jours, Paris, La Découverte, 2007 et, avec C. Biet, Une histoire du spectacle militant : théâtre et cinéma militants 1966-1981, Vic la Gardiole, L’Entretemps (« Théâtre et cinéma »), 2007. []
  7. D. Eddé, Le Crime de Jean Genet, Paris, Editions du Seuil, 2007, p. 29. []
  8. A. Adamov, Ici et maintenant, Paris, Gallimard, 1964, p. 157. []
  9. J. Genet, L’Ennemi déclaré, Paris, Gallimard, 1991, p. 23. []
  10. J. Genet « Entretien avec Hubert Fichte » (1975), L’Ennemi déclaré, op.cit., p. 156. []
  11. L. Bellity Peskine (Souvenirs et propos recueillis par), Roger Blin, Paris, Editions Gallimard, 1986. []
  12. L. Bellity Peskine, A. Dichy, La Bataille des Paravents. Théâtre de l’Odéon 1966, Paris, IMEC Editions, 1991, p. 5. []
  13. E. White, Jean Genet, traduit de l’anglais par P. Delamare, avec une chronologie par A. Dichy, Paris, Editions Gallimard (« N.R.F Biographies »), 1993, p. 486. []
  14. R. Blin, in L. Bellity Peskine, op.cit., p. 182. []
  15. Reproduit in Jean Genet, Théâtre Complet, édition présentée, établie et annotée par M. Corvin et A. Dichy, Paris, Editions Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 2002, p. 975-977. []
  16. J. Genet, « L’étrange mot d’… », in J. Genet, Théâtre complet, op. cit., p. 883. []
  17. É. Balibar, La Philosophie de Marx, Paris, La Découverte (« repères »), 1993, p. 60. []
Olivier Neveux