Marx et l’Amérique latine

Les bévues d’un auteur en disent parfois plus long que ses vues explicites. On sait ainsi que traitement réservé par Marx à l’Amérique latine fut pour le moins partiel. Le continent sud-américain n’apparaît dans ses textes que comme une frontière du monde européen et son incompréhension des mouvements populaires qui s’y déroulèrent au XIXe siècle n’a d’égal que le mépris que lui inspire la figure de Simón Bolívar. Faut-il alors interpréter ces bévues comme le signe d’une incapacité du matérialisme historique a traiter des sociétés extra-européennes, voire comme la preuve irréfutable de l’eurocentrisme marxien ? Pour José Aricó, ces interprétations courantes passent à côté de l’essentiel : le primat de la politique sur la théorie. C’est en effet la volonté de tracer une ligne de démarcation entre les mouvements qui favorisent, et ceux qui freinent l’émancipation, qui s’exprime jusque dans les préjugés dont Marx fait preuve à l’égard de l’Amérique latine. Prendre l’histoire à rebrousse poil, identifier les tendances qui peuvent en rompre la continuité et l’ouvrir sur l’avenir: voilà la seule méthode dont peut se prévaloir une politique matérialiste.

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L’Amérique latine : les confins du monde de Marx

L’inscription du marxisme dans la culture politique latino-américaine est une thématique encore relativement inexplorée, et qui pose des problèmes complexes à résoudre. Étant forcé d’inclure une constellation de perspectives différentes, tant en termes de théories et de doctrines que de programmes d’action – une situation qui, par ailleurs, s’observe également dans d’autres aires culturelles –, le marxisme se complexifie en Amérique latine du fait que dans un certain nombre de cas, les partis politiques ou les mouvements nationaux qui se réservent avec insistance le qualificatif de « marxiste » devraient être considérés comme des expressions plus ou moins modernes d’anciens courants démocratiques, plutôt que comme des formations idéologiques qui adhèrent strictement à la pensée de Marx ou aux courants qui en dérivent. Si l’on ne saurait, par exemple, réduire le phénomène apriste1) à une variante autochtone des mouvements d’inspiration marxiste, il ne faut pas oublier que dans les années trente, il se présenta comme une authentique interprétation indo-américaniste de la doctrine de Marx.

Une première difficulté, et non des moindres, se présente face à cette problématique : le faible intérêt (bien qu’en réalité, comme on le verra, il faudrait plus précisément parler d’évitement volontaire, voire de préjugé) que les fondateurs du marxisme, et plus particulièrement Marx lui-même, portèrent à ces « confins » du monde européen que le colonialisme fit des Amériques. Cet état de fait finit en toute logique par graviter dans l’inconscient de la tradition socialiste. En premier lieu, parce qu’à la différence de ce qui eut lieu dans les pays où le marxisme a pu être de manière significative à la fois la théorie et la pratique d’un mouvement social fondamentalement ouvrier, ses tentatives de « traduction » parmi nous ne purent se mesurer de manière critique à l’héritage d’une théorie « forte » comme celle de Marx lui-même, ni à des considérations équivalentes, du point de vue de leur importance théorique et politique, de celles qu’il avança sur les diverses réalités nationales européennes. Étant donné son absence de relation originelle avec la complexité des catégories analytiques de la pensée marxienne, ainsi qu’avec leur potentiel cognitif appliqué à des formations nationales concrètes, le marxisme en Amérique latine fut, à de très rares exceptions près, une réplique appauvrie de l’idéologie du progrès et de la modernité canonisée comme marxiste par les Deuxième et Troisième Internationales.

Cependant, le « mépris » de Marx pour l’Amérique hispanique ou, pour le dire autrement, son indifférence face à la question du caractère spécifique des sociétés nationales constituées sur la base de l’effondrement du colonialisme espagnol et portugais, qui apparaît paradoxalement au moment de sa réflexion où il aborde avec la plus grande amplitude et l’ouverture la plus critique le monde non-européen, cette indifférence eut également des conséquences négatives pour des raisons d’ordre plus strictement théorique. Sous l’influence du profil fortement anti-hégélien qu’il adopta dans sa considération polémique de l’État moderne, Marx fut enclin à dénier théoriquement tout rôle autonome à l’État politique. Cette idée constituait pourtant l’axe autour duquel se structura son projet initial de critique de la politique et de l’État. C’est en étendant indûment au monde non-européen la critique du modèle hégélien d’un État politique en tant que forme suprême et fondamentale de la communauté éthique que Marx devait être conduit, en suivant la logique propre de son analyse, à dénier à l’État toute capacité de fondement ou de « production » de la société civile et, par extension et par analogie, toute influence décisive sur les processus de constitution ou de fondement d’une nation.

Partant de ces hypothèses (qui, en ce qui concerne ses travaux sur l’Amérique latine, ne furent jamais clairement explicites, bien qu’elle puissent être déduites de l’analyse qu’il fit, par exemple, de la figure de Simon Bolivar), Marx refusa de concéder aux États-nations latino-américains et à l’ensemble des processus idéologiques, culturels, politiques et militaires qui les générèrent, ni la moindre épaisseur historique ni le moindre déterminisme réel. En privilégiant le caractère arbitraire, absurde et irrationnel des processus qui avaient lieu en Amérique latine, Marx conclut par un raisonnement semblable à celui de Hegel et aux conséquences similaires. Car si celui-ci exclut l’Amérique de sa philosophie de l’histoire au moment d’en penser l’avenir, Marx évita purement et simplement le sujet.

L’idée d’un continent « arriéré » qui n’atteindrait la modernité qu’à l’issue d’un processus accéléré de rapprochement et d’identification à l’Europe – paradigme qui fonde toute la pensée latino-américaine du siècle passé, mais aussi du nôtre – était déjà là dans la matrice même de la pensée de Marx, si l’on considère la lecture qu’il fit de la conscience européenne. Mais l’exhumation de ses écrits sur la Russie et sur d’autres pays qui présentaient des anomalies par rapport aux formes de constitution occidentales de l’univers bourgeois montre que cette idée était contestée par Marx lui-même : il s’efforça d’élucider les voies qui pourraient éviter à certains pays les horreurs du capitalisme. Sa pensée, toujours plus rétive à se laisser enfermer dans des orthodoxies systématiques, ses glissements et décentrements étrangers à une quelconque manie théorique, ont cristallisé une tradition qui s’est consolidée sous la forme d’une idéologie fortement eurocentrée, légataire de l’idée de progrès et de continuité historique. L’insertion de cette tradition dans la réalité latino-américaine n’a fait qu’accentuer, aidée par le prestige que lui conférait son caractère prétendument « scientifique », la conviction bien ancrée d’une similitude par rapport à l’Europe, qui permettait de croire en une évolution future destinée à combler, dans un temps déterminé, les écarts existants. L’ « anomalie » latino-américaine était vue par les socialistes de formation marxiste comme atypique et transitoire, comme un dérivé du schéma hypostasié du capitalisme et des rapports de classe adopté comme modèle « classique ». Cependant, dans la mesure où un raisonnement analogique tel que celui qui est ébauché ici est par nature contrefactuel, les interprétations fondées sur la ressemblance de l’Amérique avec l’Europe ou, de manière plus ambiguë, avec l’Occident, laquelle trouva de fervents hérauts chez les marxistes latino-américains (le cas atypique du Péruvien Mariàtegui mis à part), ne représentaient en réalité rien d’autre que des transfigurations idéologiques de propositions politiques modernisatrices. Partant, l’élucidation du caractère historique des sociétés latino-américaines, élément nécessaire pour pouvoir fonder, depuis une perspective marxiste, les propositions de transformation, fut fortement teintée de cette perspective eurocentrée. En fin de compte, ce qui prédomina dans la forme théorique, idéologique et politique adoptée par le marxisme en Amérique latine, ce ne fut pas tant la réalité effective que la stratégie à mettre en œuvre pour la modifier dans un sens déterminé.

Contextualiser Marx

Néanmoins, je crois qu’il ne serait pas très utile de nous contenter de reconnaître l’existence d’un mépris, d’une indifférence ou d’un évitement de la spécificité américaine dans la pensée de Marx, et d’accepter ce fait comme une preuve supplémentaire des limites de la conscience européenne à l’heure de comprendre et d’admettre l’irréfutable hétérogénéité du monde. Je pense au contraire que s’interroger sur ce que l’on admet volontiers comme une « lacune » chez Marx, et sur les raisons, peut être une façon théoriquement pertinente et politiquement productive de venir contraster une fois encore la validité du corpus théorique marxien dans son examen des sociétés périphériques et non typiquement bourgeoises. Ce qui constitue aussi, comme on le comprendra, une façon indirecte de mettre à l’épreuve sa validité actuelle en tant que théorie et pratique de la transformation historique.

Si nous savons aujourd’hui que les textes de Marx et Engels qui se réfèrent, de façon directe ou indirecte, à l’Amérique latine sont plus nombreux que ce que l’on a d’abord cru, et que l’attitude qu’ils adoptèrent vis-à-vis de notre réalité ne peut aucunement se réduire à l’indulgence, voire à l’approbation avec laquelle ils considérèrent, dans un premier temps, l’invasion et le pillage du Mexique par les États-Unis2, nous ne parlons pas pour autant d’une simple absence de pensée lorsque nous évoquons l’indifférence. Ce que nous essayons de défendre, ce n’est pas que Marx – pour ne faire référence qu’à lui – cesse de percevoir l’existence d’une partie du monde déjà intégrée, en grande partie, au marché mondial capitaliste, à l’époque qui fut la sienne. Plus encore, le rôle que les régions américaines avaient alors joué, et jouaient encore, dans la genèse et dans la reproduction du capital, apparaît clairement signalé dans ses ouvrages essentiels. Mais ce qui nous intéresse, c’est de savoir de quel point de vue ces territoires périphériques, ces « frontières » du cosmos bourgeois, furent ou non considérés dans son discours théorique et politique. Cependant, une fois admis le fait indiscutable3 que l’Amérique hispanique n’émerge des textes de Marx qu’en tant que frontière, c’est-à-dire comme un territoire sans personnalité, sans autonomie propre, le nœud problématique se déplace vers une interrogation sur les raisons qui ont pu le conduire à faire de l’Amérique une réalité contournée, donc « dissimulée » dans l’acte même d’y faire référence.

Partant de ce qui est affirmé ici, je pense que, pour avancer dans l’élucidation du problème, il convient d’analyser la forme sous laquelle l’Amérique latine apparaît chez Marx – par exemple, dans son pamphlet démesurément négatif sur la figure de Bolivar –, forme qui, pour être dévoilée, exige à mon sens d’aller au-delà des contenus explicites des textes qui font directement référence à cette thématique. Il s’agit par conséquent de tisser une trame plus vaste qui permette de contextualiser Marx en confrontant ses textes « américains » à ceux qu’il a consacré en parallèle à l’analyse du phénomène complexe de décomposition du monde non bourgeois. Pour le dire autrement, et pour éclairer davantage le sens de ma réflexion, il n’est pas tant question de savoir si Marx avait raison ou non face à Bolivar, que de comprendre pourquoi il fut amené à le considérer de la façon dont il le fit. Dans le cas contraire, la discussion n’aurait pas de valeur autre qu’historiographique, laquelle n’est à l’évidence aucunement pertinente pour notre affaire. Il n’a jamais été nécessaire de lire le pamphlet de Marx pour apprendre quelque chose sur Bolivar ; mais ce texte et quelques autres continuent d’être très importants pour nous, non pour les connaissances qu’ils apportent sur le sujet en soi, mais pour ce qu’ils nous apprennent sur Marx lui-même et sur sa façon d’aborder des réalités en grande partie étrangères à l’univers social et culturel qui donna à ses conceptions leur raison d’être.

Quatre justifications erronées

On a tenté de donner plusieurs explications à la rencontre manquée entre Marx et notre réalité. Dans le cas de la diatribe anti-bolivarienne précédemment citée, cette mécompréhension était destinée à se transformer en une sorte de chemin de croix des marxistes latino-américains. En réalité, ces explications ne furent guère satisfaisantes et tâchèrent ou bien d’acquitter Marx en rendant intouchable son système, accepté d’avance comme une vérité absolue et incontestable, ou bien d’insister sur l’incapacité supposée du marxisme à rendre compte de l’originalité radicale du monde américain. Voyons quelques exemples des explications les plus courantes.

La superficialité du journaliste ?

L’affirmation selon laquelle un certain nombre des réflexions de Marx sur la politique et la diplomatie mondiales n’ont pas de valeur théorique intrinsèque parce qu’elles proviennent d’articles journalistiques rédigés par nécessité économique est presque proverbiale. Elle repose sur la distinction, que je considère incorrecte ou du moins superficielle, entre un Marx « scientifique » et un Marx « politique », distinction qui fait de ses articles des travaux fortuits susceptibles d’être laissés de côté dans l’étude de la nature exacte de son programme scientifique. On ne peut pas ignorer que ces travaux ont été, de fait, presque complètement méconnus pendant de longues années, ou du moins pas assez exploités par les chercheurs. Matériaux remorqués par d’innombrables anthologies, on ne s’en servait que pour alimenter la vocation encyclopédique d’une philosophie de l’histoire transformée en savoir absolu. Mais si l’on se souvient que l’écrasante majorité de ses écrits sur le monde européen ou, plus précisément, sur le monde non capitalo-centré, sont des textes journalistiques, ne les prendre que comme un « matériau de seconde classe » nous force à conclure que l’analyse que fait Marx des formes particulières adoptées par le processus de devenir-monde du capitalisme occidental ne constitue pas une réflexion substantielle. Son travail sur la Russie, l’esclavage, la Chine et l’Inde, la Turquie, la révolution en Espagne, et même la question irlandaise, ne nous apporteraient rien de comparable à ce que nous offrent, en matière de théorie, ses analyses des formations sociales concrètes en Angleterre, en France ou en Allemagne.

Cette explication, si tant est que nous puissions la reconnaître comme telle, est une bêtise qui rend assez peu justice au style de travail de Marx, employée par ceux qui récusent a priori la présence de fortes tensions internes dans sa pensée et qui finissent par en faire un étrange spécimen dual, qui fait de la science le matin et rédige des frivolités l’après-midi. Il suffit pourtant de comparer ses écrits journalistiques sur l’Irlande, par exemple, avec les nombreuses pages consacrées à l’accumulation originelle du capital dans son travail théorique le plus pertinent pour constater à quel point les deux textes s’alimentent l’un l’autre. Ce qui, on le comprendra, est un processus logique, naturel et inévitable, qui justifie le rejet d’une quelconque distinction ou hiérarchisation d’allure althussérienne dans ses textes.

L’ignorance de l’historien ?

Voici une autre des raisons données le plus fréquemment, bien qu’en réalité il s’agisse moins d’une explication que du simple constat d’une évidence au service d’une tentative de justification. « À la décharge de Marx – rappelle Maximilien Rubel à propos de son texte anti-bolivarien – l’on pourrait dire qu’au moment où il écrivait son article, l’histoire des luttes révolutionnaires des pays d’Amérique latine était encore insuffisamment explorée4.» Personne ne peut nier que les informations sur la guerre d’indépendance dont disposait l’Europe étaient limitées, et d’autant plus celles auxquelles Marx avait accès. Cependant, un argument qui tente de se fonder sur les limites des sources historiographiques n’est que partiellement valable, parce qu’il laisse de côté le problème le plus important qui est celui du mode d’utilisation de ces sources. En un sens, l’avancée et le renouvellement constants des analyses historiques place toujours le chercheur dans la situation inconfortable de méconnaître des informations. En prolongeant ce raisonnement sur la relation contradictoire entre connaissance et vérité historique, nous pourrions même arriver à la conclusion – dont il n’est pas lieu de débattre ici – selon laquelle l’histoire, cette « suite de faits à raconter », est en quelque sorte une tâche impossible. Mais je ne crois pas qu’il soit d’une quelconque utilité d’introduire ici cette quête de véracité plus générale qui nous situe en dehors de la moelle du problème que nous sommes en train d’aborder.

L’extrême rigueur, l’excès maladif de zèle, l’insatiable capacité de lecture et de réflexion de Marx, qui continuent à provoquer en nous l’admiration, le respect et, pourquoi le nier, une certaine part de jalousie, nous conduisent à réfuter tout argument qui mettrait en avant une méconnaissance pour expliquer les raisons de ses opinions. Pour s’attaquer à l’étude des différents thèmes qui éveillèrent sa curiosité, Marx consulta une imposante masse de matériaux dans les langues les plus diverses, ce qui lui permit de disposer d’une quantité exceptionnelle d’informations pour son époque. Voyez par exemple la liste exubérante des ouvrages consultés pour écrire ses essais sur l’Espagne, ou bien celle qui se rapporte à l’étude qu’il fit, dans les années 1870, des formes communautaires en Asie, en Afrique et en Amérique. On peut concevoir, d’après ces lectures, un travail de recherche scrupuleux qui ne cadre pas très bien avec l’affirmation superficielle et gratuite qui attribue à des « méconnaissances » ses réticences à l’égard de Bolivar. Cependant, même si l’on admettait que tout puisse être réduit à une insuffisance d’information, j’insiste sur le fait que cette raison n’a pas de valeur explicative. Car, ou bien il est démontré que les informations dont il disposait étaient unanimement négatives, ce qui fait de Marx un emprunteur acritique mais excusable, ou bien l’on reconnaît qu’elles étaient contradictoires et l’argument n’est plus valable. Ce qui est surprenant, c’est qu’avec les sources dont il disposait et qui évaluaient de manière contradictoire le rôle joué par Bolivar, Marx ait embrassé le parti de deux de ses ennemis déclarés, Hippisley et Ducudray, au lieu de celui, plus favorable, de Miller. Tout ceci constitue une preuve supplémentaire du fait que son attitude vis-à-vis du monde latino-américain précède sa lecture des textes qui lui donnèrent matière à écrire son pamphlet. Et c’est parce son jugement était disproportionné et injuste que le rédacteur en chef de l’encyclopédie pour laquelle il écrivit ce texte n’accepta de le publier qu’à reculons et encore, uniquement à cause du grand respect que lui inspirait Marx.

Les limites du méthodologiste ?

Voici peut-être l’objection la plus tenace, même si je pense qu’il faudrait l’appliquer davantage à la construction théorique qui naît de Marx mais qui se constitue comme système à part entière après sa mort, vers la fin du siècle. Si le marxisme insista sur la division présumée de la réalité entre la « base » et la « superstructure » – division qui est déjà présente chez Marx, indubitablement, mais sous des connotations différentes – et soutint que les formations sociales ne pouvaient être analysées qu’en partant de l’infrastructure, il est logique de penser que cette méthode était difficilement applicable à des sociétés dont la structure en classes, si elle existait, était pour le moins gélatineuse, et dont l’organisation tournait autour du pouvoir global d’un État-nation ou de pouvoirs régionaux. Pourtant, si l’on analyse depuis notre perspective les écrits de Marx sur l’Espagne ou sur la Russie, l’on se surprendra à observer que ses raisonnements semblent suivre un chemin inverse à ce qu’on aurait pu prévoir, et c’est précisément ce fait qui provoque encore chez beaucoup de marxistes perplexité et décontenancement. Ainsi que le rappelle Sacristán dans l’analyse qu’il fait de son travail sur l’Espagne, la méthode de Marx, qui est mise à l’évidence de manière notable dans ses textes « politiques », est de « procéder à l’explication d’un phénomène politique de façon à ce que l’analyse épuise toutes les instances super-structurelles avant de faire appel aux instances économico-sociales fondamentales. On évite de la sorte que celles-ci se transforment en Dei ex machina dépourvues de fonctions heuristiques adéquates. Cette règle suppose un principe épistémologique que l’on pourrait formuler ainsi : l’ordre de l’analyse dans la recherche est inverse à celui de la justification réelle admise par la méthode5. » Et c’est ce qu’affirme précisément Marx quand il observe, dans Le Capital (tome I, chapitre XIII, note 89), que même si le contenu, le « foyer terrestre » des apparences brumeuses de la religion était plus facile à trouver à travers l’analyse, la seule méthode matérialiste, « et par conséquent scientifique », est de prendre le chemin inverse qui permet, à partir de l’analyse des conditions réelles de vie, de développer les formes divinisées qui leur correspondent.

L’eurocentrisme ?

La dernière explication donnée à l’évitement de l’Amérique latine par Marx en appelle à l’argument tant utilisé du supposé mépris « eurocentré ». Si nous laissons de côté la vision prosaïque de ce concept qui se fonde sur l’idée d’une « inintelligibilité » ontologique du monde non-européen pour la culture occidentale – idée profondément enracinée en Amérique latine, en tant qu’ensemble de nations encore à la recherche d’une identité propre, toujours évanescente et indéterminée –, il reste malgré tout que le fondement que ce concept reçoit de la part de ceux qui, se tenant à distance de la vision romantique nationaliste qui va de pair avec l’eurocentrisme, insistent sur le fait soi-disant indiscutable que Marx est un penseur de son temps et donc possédé, comme il se doit, par une croyance inébranlable dans le progrès, dans la domination nécessaire de la nature par l’homme, dans la revalorisation de la technologie productive, et même dans la laïcisation de la vision judéo-chrétienne de l’histoire. À partir de ce fondement culturel, défini comme un « paradigme eurocentrisme » typique, Marx aurait construit un système de catégories fondé sur les contradictions de classe déterminantes qui devaient nécessairement exclure ces réalités qui échappaient au modèle. La contradiction sous-jacente entre un modèle théorique abstrait et une réalité concrète irréductible à ses paramètres essentiels expliquerait, dès lors, l’exclusion de l’Amérique. Marx ne pouvait voir, au-delà du chaos, du hasard et de l’irrationnel, le processus du devenir-nation des peuples latino-américains, sa vision demeurant voilée par sa perspective capitalo-centrée. Une construction théorique telle que la sienne, qui se fondait sur la modalité particulière de la relation entre la nation et l’État telle qu’elle advint en Europe, déterminait nécessairement une conception de la politique, de l’État, des classes, et plus généralement, du cours historique des processus, qui ne correspondait pas intégralement avec l’Amérique latine.

Attitude politique déviante

J’avoue que cette explication ne me semble pas satisfaisante, pour un certain nombre de raisons dont la première est qu’elle finit par faire de Marx un penseur esclave de sa théorie, et de celle-ci un système fermé et imperméable à la moindre irruption de l’histoire. Je cite simplement quelques cas :

a) le virage stratégique des années 1870 consistant privilégier l’indépendance de l’Irlande en tant qu’élément moteur de la révolution en Angleterre.

b) le rejet explicite, dans les années 1870, de l’idée d’une linéarité de l’histoire fondée sur l’expansion capitaliste, et de la réduction de sa théorie à une philosophie de l’histoire omnipotente.

c) la reconnaissance du potentiel de la commune agraire en tant que voie non capitaliste pour une transition vers la société socialiste.

d) le fait de privilégier l’autonomie de la politique dans ses analyses concrètes, qui imprègne fortement tous ses écrits politiques depuis les années 1850.

Je pense que toute étude faite sur son œuvre doit nécessairement être capable d’intégrer de telles perspectives, qui semblent bien aller à l’encontre de la lecture cryptée et systémique qui en est faite.

C’est pour cette raison, entre autres, que je crois voir dans la diatribe de Marx contre Bolivar des éléments sur lesquels fonder une interprétation qui met en avant au contraire la présence antérieure dans ses réflexions d’une attitude politique et de préjugés qui sortent ses perspectives de leurs cours normal. Faire de Bolívar un délateur, un opportuniste, un incapable, un mauvais stratège militaire, autoritaire et dictatorial, et le comparer au haïtien Soulouque, trouvait son pendant véritable en la personne décriée de Louis Bonaparte, contre le régime duquel Marx déploya toute sa capacité d’analyse théorique et de dénonciation politique, et toutes ses énergies de combattant.

Le rejet du bonapartisme en tant qu’obstacle essentiel au triomphe de la démocratie européenne, la crainte des conséquences politiques de l’ouverture vers l’Amérique de Napoléon III et la réduction de Bolívar à une forme grotesque de dictateur bonapartiste, furent les paramètres sur lesquels Marx construisit une perspective d’analyse qui ajoutait à une hostilité politique une irréductible antipathie personnelle. Ce préjugé général et politique a pu opérer dans sa pensée comme une sorte de réactivation de certains relents idéologiques qui, à la manière de l’idée hégélienne des « peuples sans histoires », ont constitué des aspects à jamais imbriqués dans sa vision du monde. Et il est indubitable qu’une telle idée est sous-jacente à sa caractérisation du processus latino-américain, bien que, comme dans d’autres cas, elle n’ait jamais été exprimée. Il est indubitable que c’est davantage dans ses non-dits que l’on peut découvrir que Marx considère les peuples d’Amérique hispanique comme des conglomérats humains sans potentiel propre et, pourrait-on dire, sans la masse « critique » toujours nécessaire pour constituer une nation légitime dans son droit à exister.

Parallèlement à la résurrection positive de cette idée hégélienne, le syndrome bonapartiste fait affleurer également avec force son ancien rejet de jeunesse du postulat hégélien selon lequel l’État est l’instance productrice de la société civile. Si le présupposé était l’inexistence de la nation, Marx ne pouvait pas voir autrement que sous la forme d’ une présence omnipotente et irrationnelle – également en un sens hégélien – de l’État sur les brouillons de société civile, les processus en cours en Amérique latine, où l’État remplissait indubitablement un rôle décisif dans la modélisation de la société, et ce depuis les guerres d’indépendance. Marx ne parvenait pas à voir dans ces processus la présence d’une lutte des classes qui aurait défini leur « mouvement réel » et qui ce faisant aurait fondé leur systématisation logico-historique. C’est pourquoi il n’a pas pu caractériser dans son originalité propre, sa substance et son autonomie, une réalité qui lui apparaissait à l’état de magma.

La révolution : un séparateur d’eaux

Les conditions dans lesquelles se sont constitués les États latino-américains, ainsi que les premières étapes de leur développement indépendant, sont si éloignées des postulats de Marx sur la relation entre l’État et la société civile qu’elles n’auraient pu être découvertes dans leur positivité que si Marx les avait incluses dans un raisonnement tel que celui qu’il développa pour le cas de l’Espagne ou de l’asiatisme russo-mongol. Mais dans la mesure où il ne considéra ces conditions que comme une autonomisation sans contrepartie du bonapartisme et de la réaction européenne, il n’en tint finalement pas compte. C’est pourquoi je suis enclin à penser que si l’Amérique latine n’apparaît pas chez Marx dans une perspective « autonome », ce n’est pas que la modalité particulière qu’y prend la relation nation-État l’en détourne, ni que sa conception de la politique et de l’État n’admette pas la différence, ni non plus que le point de vue à partir duquel il analyse les processus l’empêche de comprendre les sociétés qui divergent des virtualités explicatives de sa méthode. Aucune de ces considérations, bien qu’elles soient présentes chez Marx et qu’elles influent sur sa manière de se situer face à la réalité, ne me semble suffisante en elle-même pour expliquer ce phénomène. Elles déprécient toutes également la perspective politique à partir de laquelle Marx analyse le contexte international, tout en critiquant la supposée absence chez lui d’ « autonomie » du politique, en en faisant une conséquence de la rigidité de sa méthode interprétative. Pourtant, ce qui amenait Marx à privilégier un camp plutôt qu’un autre ou à hiérarchiser les forces, ce n’étaient pas des schémas théoriques définis, mais bien plutôt des options stratégiques qu’il croyait favorables à la révolution. La matrice de sa pensée n’était donc pas la reconnaissance indiscutable du caractère progressif du développement capitaliste, mais la porte que celui-ci ouvrait à la révolution. C’est du point de vue de la révolution que l’on peut caractériser la « modernité » ou le « retard » des mouvements du réel. Et c’est pourquoi la bénédiction ou la malédiction marxienne tombe sur les événements d’une manière qui peut sembler capricieuse. Même en acceptant le caractère « progressif » du capitalisme, c’est l’Angleterre « moderne » qui se voit déprécié par Marx à cause de son entente avec le fief réactionnaire du tsarisme. Le contexte international ne peut pas être analysé, par conséquent, uniquement et exclusivement à partir de la confiance – présente chez Marx – dans le déterminisme du développement des forces productives. Il requiert que d’autres modes d’approche permettent de visualiser ces forces qui, mises en mouvement par la dynamique dévorante du capital, tendent à détruire tout ce qui empêche le libre épanouissement des impulsions de la société civile.

C’est parce que le développement du mode de production capitaliste a lieu dans un monde profondément divers et différencié, qu’essayer de dévoiler et de transformer la réalité protéiforme de celui-ci oblige à laisser de côté toute prétention à l’unifier d’une manière abstraite et formelle, et à s’ouvrir à une perspective microscopique et fragmentaire.

C’est en énumérant matériellement ce qu’est la réalité historique concrète que l’on trouvera la possibilité de s’y raccrocher pour renforcer une pratique transformatrice. C’est à partir de la politique, à partir de l’acceptation de la diversité du réel, à partir de la présentation des éléments adjacents de l’histoire sociale de son temps, que Marx essaye de fonder une lecture qui repère dans les interstices des sociétés les fissures par où s’infiltre la dynamique révolutionnaire de la société civile. C’est la raison pour laquelle ses études de « cas » nationaux ne semblent pas obéir à des « processus globaux », des « médiations » ou des « totalisations » qui octroieraient un sens unique, un ordre régulier, à leurs mouvements. Pour autant qu’il n’existe pas chez lui une théorie substantielle de la « question nationale », les mouvements nationaux sont seulement des variables d’une politique destinée à détruire tout ce qui bloque le développement du progrès, concept dans lequel Marx inclut toujours le mouvement social qui lutte pour la transformation et la conquête de la démocratie. En dernière instance, les nations qui intéressent réellement Marx sont celles qui, dans sa perspective, peuvent prendre en charge une telle fonction historique.

Étant donné qu’il considéra l’Amérique latine dans la perspective de sa fonction, réelle ou fantasmée, de frein à la révolution espagnole, ou comme arrière-pays de l’expansion bonapartiste, son jugement fut profondément influencé par une opinion politique contraire, procédé qui devient très évident et irritant dans son texte sur Bolívar. Le fait que l’on puisse, en partant de la reconnaissance d’une perspective fondée sur ce que je qualifie de préjugé politique, en suivre la trace jusqu’à la source à laquelle ce préjugé s’est alimenté de relents idéologiques, de conceptions théoriques et d’idées acquises dans sa formation idéologique et culturelle, ne met pour autant pas hors jeu la nécessité de privilégier un axe de recherche qui s’accorde davantage avec le sens propre de l’œuvre de Marx.

La relation complexe entre présences et absences de perspectives déterminées dans le traitement de réalités desquelles on peut s’approcher d’une manière ou d’une autre – la notion même de « marché mondial » pose les bases d’un tel rapprochement et les conditions d’existence d’une « histoire mondiale » – ne doit pas être résolue en en appelant à des catégorisations qui subordonnent l’œuvre de Marx dans un sens général. C’est le risque qu’amène l’application à sa pensée d’un concept général et flou comme celui d’européisme. Une lecture contextuelle comme celle que j’ai tenté de faire sur ce thème ouvre la possibilité à ses textes de s’éclairer mutuellement, en montrant les fissures et les interstices qui dépeignent – à la différence de ce que l’on a toujours pensé – une pensée fragmentaire, réfractaire à tout système définitif aux coordonnées immobiles. Il est vrai qu’il existe chez Marx des éléments fondamentaux qui peuvent amener à le considérer comme un génie de la création de systèmes mais de ce point de vue, il finirait par se faire le pastiche de la civilisation bourgeoise en construisant une nouvelle théorie affirmative sur le monde et non, comme il le souhaitait, l’instrument d’une théorie critique. Si, comme on peut le voir, Marx paraît européiste dans tel texte tout en s’y dérobant dans tel autre, l’explication doit être cherchée en dehors de cette notion et de la croyance aveugle dans le progrès qui la nourrit. Marx, il est vrai, se proposait de découvrir la « loi économique qui préside au mouvement de la société moderne », et d’expliquer à partir de celle-ci le continuum de l’histoire comme étant l’ « histoire » des opprimés, comme un progrès en apparence automatique. Mais le programme scientifique plaçait ce moment cognitif à l’intérieur d’une recherche radicale qui devait permettre de dévoiler à l’intérieur de la contradiction du « mouvement réel » les forces qui visaient à la destruction de la société bourgeoise, c’est à dire de révéler le discontinuum substantiel qui ronge le processus historique. En utilisant une observation pertinente de Benjamin, on peut affirmer que le concept de progrès remplit chez Marx la fonction critique d’attirer l’attention des hommes sur les mouvements rétrogrades de l’histoire, sur tout ce qui menace de faire exploser la continuité historique réifiée dans les formes de la conscience bourgeoise. Contre l’idée « marxiste » que les destins devaient s’accomplir (« Que les destinées s’accomplissent ! » écrivait Engels au révolutionnaire russe Danielsón en lui rappelant le caractère inévitable du progrès historique), Marx défendait la nécessité et la possibilité de s’y dérober.

La substitution du faux héros au mouvement réel

La disqualification de Bolívar eut des conséquences que Marx n’imaginait pas et dont il n’eut, de fait, jamais conscience. Cela donna lieu à une incompréhension du mouvement latino-américain dans son autonomie et sa positivité propre. Emporté par sa haine pour l’autoritarisme bolivarien, qu’il voyait comme une dictature personnelle – et non comme ce qu’elle fut peut-être : une dictature « éducative » imposée de manière coercitive à des masses que l’on croyait trop immatures pour former une société démocratique –, Marx abandonna ces aspects de la réalité que sa propre méthode le conduisait à explorer dans ses analyses d’autres phénomènes sociaux: la dynamique réelle des forces sociales, ces mouvements les plus organiques de la société que le déroulement tumultueux des faits cache sous sa surface. C’est pour cette raison qu’il est surprenant qu’il n’ait prêté aucune attention aux références faites par certaines œuvres qu’il consulta à l’attitude des différents secteurs sociaux hispano-américains face à la guerre d’indépendance : les révoltes paysannes ou rurales contre les élites créoles qui menaient la révolution ; la fragilité des appuis politiques que trouvèrent ces élites parmi les secteurs populaires, et plus particulièrement parmi les noirs et les indiens, qui bien souvent soutinrent la cause des Espagnols ; l’abolition de l’usure et du travail forcé ; la distinction caractéristique des guerres d’indépendance entre les régions du sud, où les élites urbaines étaient parvenues à garder le contrôle sur le processus en évitant le danger d’une confrontation ouverte entre les pauvres et les riches, et le Mexique, où la révolution commença par une rébellion générale des paysans et des indigènes.

Marx n’a pas compris que, si le mouvement indépendantiste était confronté à de si complexes et dangereuses alternatives, dans un moment de clôture de l’étape révolutionnaire en Europe et de pleine expansion de la restauration conservatrice, la forme bonapartiste et autoritaire du projet bolivarien n’exprimait pas simplement, comme il le croyait, les caractéristiques personnelles d’un individu, mais bien la fragilité d’un groupe social avancé qui, dans un contexte international et continental contre-révolutionnaire, n’a pu que projeter la construction d’une grande nation moderne à partir de la présence d’un État fort, légitimé par une classe professionnelle et intellectuelle qui soit capable à la fois, grâce à ses qualités propres, de former une opinion publique favorable au système et, grâce à son armée, d’étouffer l’impulsion constante de subversion et de fragmentation des masses populaires et des pouvoirs régionaux. Pour toutes ces raisons, il est possible d’affirmer que, laissant de côté ce qui constituait la forma mentis de sa manière d’aborder les progrès sociaux, Marx a vu dans la personne de Bolivar ce qu’il s’est refusé, de fait, à voir dans la réalité hispano-américaine : les forces sociales qui formaient la trame de l’histoire. Sur un mode idéaliste, reproduisant un mécanisme qu’il critiqua si brillamment chez Victor Hugo, le mouvement réel fut remplacé par les mésaventures d’un faux héros.

La présence obsédante des phénomènes populistes qui caractérisent l’histoire des pays américains au XXème siècle a curieusement conduit à questionner la résistance aux modalités bonapartistes et autoritaires qui marquent notre vie nationale en tant que formes d’ « eurocentrisme ». Il en résulta une fragmentation toujours plus importante de la pensée de gauche, divisée entre une acceptation de l’autoritarisme comme coût inévitable de tout processus de socialisation des masses, et un libéralisme aristocratique se présentant comme l’unique repli possible de toute société future, fut-ce au prix de s’aliéner l’appui des masses. Accepter le qualificatif d’eurocentrisme implique, dans notre cas, d’ignorer le gisement démocratique, national et populaire qui représente une part indissociable de la pensée de Marx. Si l’on ne peut nier que le processus de construction des nations latino-américaines s’est fait en grande partie à l’encontre de la volonté des masses populaires et dans leur dos, s’il appartient davantage à l’histoire des vainqueurs qu’à celle des vaincus de questionner l’idée, chère à la Seconde et Troisième Internationales, du progrès du développement des forces productives et des formations étatiques, cela signifie de fait renouer avec ce gisement démocratique et populaire du marxisme pour faire face à un nouveau mode d’appropriation du passé. Problématiser les raisons du refus de Marx d’incorporer à ses réflexions la réalité du devenir-État des formations sociales latino-américaines n’est pas, pour cette raison, un simple problème historiographique ou un exercice de marxologie stérile, mais bien une des multiples formes que peut, et je dirai même, que doit, prendre le marxisme pour se questionner lui-même.

Les points limites comme points de départs

Voici les raisons pour lesquelles je pense qu’attribuer au supposé « eurocentrisme » de Marx son évitement paradoxal de la réalité latino-américaine est un chemin qui ne mène nulle part : parce qu’il clôt un nœud problématique qui ne libère les capacités critiques de la pensée de Marx qu’à condition de rester ouvert, afin qu’elles puissent être utilisées dans la construction d’une capacité inédite de penser le réel, d’une nouvelle rationalité qui nous permette de lire ce qui n’a, comme le rappelait Hofmannsthal, « jamais été écrit ».

C’est seulement si la recherche marxiste prend l’histoire à rebrousse-poil qu’elle peut questionner un patrimoine culturel qui n’a de cesse d’en appeler au moment destructeur où la mémoire des sans-nom traverse l’histoire qui, dans la conscience bourgeoise, est toujours le cortège des vainqueurs triomphants. C’est dans les points limites de sa pensée que nous pouvons trouver tout ce que Marx continue encore à nous dire. Mais cette tâche n’est possible que parce qu’étant parvenu à une conscience aiguë de la crise, ce penseur a été capable de lire dans le livre de la vie la pluralité des histoires qui fragmentent ce monde qu’il se proposa de détruire, afin que la possibilité du futur puisse se frayer un chemin.

 

Ce travail, augmenté de quelques corrections et ajouts, reproduit l’exposé présenté lors du Congrès international sur « Karl Marx en Afrique, en Asie et en Amérique latine », organisé par la fondation Friedrich Ebert, en partenariat avec la commission allemande de l’UNESCO à Tréveris (RFA), du 14 au 16 mars 1983.

Traduit de l’espagnol (Argentine) par Juliane Lachaut.

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  1. Du parti péruvien APRA, pour Alliance populaire révolutionnaire américaine (NDLT []
  2. N’est-il pas surprenant de constater combien ces opinions de jeunesse (1847) de Engels et Marx sont rappelées de manière abusive, comme s’ils étaient les seuls qui aient émis un avis sur les relations conflictuelles entre le Mexique et les États-Unis ? Voir à ce sujet les réflexions toujours utiles de Gastón García Cantú, El socialismo en México, México, Ediciones Era, 1969, p. 186-198 et 464-469, ainsi que, dans ce numéro de Nueva sociedad, le travail de Jesús Monjarás Ruiz, « Marx y México », texte préliminaire à son étude stimulante sur les textes édités et inédits de Marx et Engels qui se rapportent à l’Amérique latine. []
  3. Ainsi que je l’ai montré dans mon livre Marx y América Latina (Lima, CEDEP, 1980, et Mexico, Alianza Editorial, 1982), dont ce texte est en réalité une synthèse. []
  4. Maximilien Rubel, « Avant-propos » à « Bolívar y Ponte », Cahiers de marxologie, t II, No. 12, décembre 1968, p. 2429. []
  5. Manuel Sacristán, préface à Marx et Engels, Revolución en España, Barcelona, Ariel, 1970, p.14. []
José Aricó