Front démocratique de libération de la Palestine – Sur Septembre noir (1970)

Dans ce texte daté de novembre 1970, le Front démocratique de libération de la Palestine, organisation maoïste fondée l’année précédente, apporte des précisions sur la répression brutale des combattants palestiniens en Jordanie, connue sous le nom de Septembre noir. Il tente de réfuter les arguments qui font endosser à la gauche palestinienne les causes de cette crise et amorce son autocritique, invitant les autres composantes de l’OLP de l’époque à débattre publiquement du problème. Ce document est un témoignage indispensable des débats stratégiques de la révolution palestinienne avant les événements de septembre 1970. Par ailleurs, les auteurs appuient leur analyse de la révolution et de la contre-révolution sur la composition de classe des campagnes – en Jordanie et en Cisjordanie – et sur le rapport des forces au sein de l’armée jordanienne. Ce bilan, écrit à chaud, est une des plus riches contributions sur la stratégie révolutionnaire palestinienne, et donne à voir l’interpénétration entre lutte nationale, libération arabe et luttes des classes à l’échelle du Moyen-Orient.

Print Friendly

L’offensive générale déclenchée en septembre 1970 par la réaction jordano-palestinienne et l’impérialisme américain, n’était ni la première ni la dernière, même si elle différait des quatre précédentes par son ampleur et ses conséquences1. Il est évident qu’elle n’était pas dirigée contre l’aile gauche de la révolution, comme le prétend la réaction, ni provoquée par la « politique et les agissements de cette aile gauche » (…). Ce n’était qu’un maillon de la chaîne des offensives perpétrées contre la Résistance et le peuple palestinien, tout au long de ces trois dernières années (…).

Il suffit de rappeler le rôle de la réaction jordanienne, qui a constitué une soupape de sûreté historique pour le mouvement sioniste et le colonialisme avant 1948, puis pour l’État d’Israël dans la région arabe après 1948, de même que son rôle dans les tentatives répétées de répression et de liquidation de la résistance avant 1967 (représentée par l’expérience d’EL-Fath) (…). Après la bataille de 1967, avant la naissance de la gauche de la résistance, et avant même que les masses citadines ne soient armées, la réaction a lancé sa première offensive contre la Résistance dans la vallée du Ghor, le 2 février 1968, puis la deuxième, le 4 novembre de la même année, à Amman et dans les autres villes. Depuis, d’autres offensives se sont succédé, à cause de la nature de classe du régime réactionnaire d’Amman, hostile au mouvement national et à la Résistance, et à cause de l’attachement de ce régime à l’impérialisme, de son alignement sur les projets de liquidation des révolutions et des mouvements nationaux. Seuls ceux qui ignorent l’histoire contemporaine de la réaction peuvent être trompés par l’affirmation démagogique que l’offensive de septembre a visé la gauche palestinienne ou que cette gauche a poussé la réaction à l’attaque.

Évolution politique et militaire avant l’offensive

La situation politique. Dès le début de 1970, il était devenu clair que les pays impérialistes et la réaction cherchaient à liquider le problème palestinien et le mouvement de résistance (pressions politiques directes par les États-Unis sur Le Caire, voyage de Sisco, militarisme israélien, transfert de la guerre à l’intérieur des terres arabes — surtout Égypte — , éclatement du Sommet arabe à Casablanca, durcissement des offensives de répression et de liquidation de la résistance à Beyrouth et à Amman, offensive du 10 février et du 7 juin 1970 à Amman).

La politique officielle soviéto-arabe, quant à elle, cherchait à trouver une solution à la crise, à partir d’une position différente : celle de l’interprétation soviéto-égyptienne de la Résolution du Conseil de sécurité. C’est dans ces conditions que les États-Unis ont proposé le plan Rogers (fin mai 1970) qui fut accepté par l’Égypte et la Jordanie fin juillet. La Résolution du Conseil de sécurité entrait dans sa phase d’exécution. Une des premières conséquences du plan Rogers fut de dévier la lutte contre l’ennemi principal (sioniste-impérialiste) vers une lutte à l’intérieur du front arabe, en incitant la réaction à entrer en guerre contre la Résistance, et en poussant les différentes factions du mouvement à s’auto-éliminer (…).

La situation militaire. Après avoir assimilé les leçons de l’offensive de juin 1970, la réaction d’Amman a commencé à mobiliser ses forces en vue de l’offensive d’encerclement et d’anéantissement. Elle a opéré une « révolution de palais » dans les rangs de l’armée, de la sûreté et des services de renseignements, pour mieux tenir en main les organes de répression de l’État et les préparer politiquement et psychologiquement à déclencher l’offensive contre la Résistance et les masses. Elle a mi en place un nouveau gouvernement, comprenant quelques éléments de la bourgeoisie nationale qui devaient servir de cheval de Troie pour tromper la résistance et le peuple. Puis le palais a entrepris de déployer ses forces autour d’Amman pour l’assiéger. Pour achever les préparatifs de l’offensive, le roi s’est rendu aux pourparlers du Caire (20-23 août 1970) avec un programme dont l’objectif était la liquidation de la résistance (…). Avant de passer à l’attaque, le palais a cru bon de tester la solidité de l’encerclement d’Amman et la discipline de l’armée, en ordonnant les bombardements du 31 août au 1er septembre.

Pendant toute la période allant du 7 juin au 16 septembre, des ponts aériens établis entre les capitales impérialistes (Washington, Londres et Bonn) et Amman, permettaient l’approvisionnement en munitions et en matériel de guerre. L’offensive n’a été une surprise ni pour les mouvements ni pour le comité central de la Résistance.

Le contexte arabe. Il est évident que le roi Hussein a tiré profit de l’acceptation par Le Caire du plan Rogers et des positions contradictoires qui en résultèrent, entre Le Caire et la Résistance. Le Palais a exploité le « courant populaire nassérien » et la situation de la bourgeoisie nationale, historiquement liée au Caire (gouvernement d’Al-Rifal). Il a mis à profit la lutte politique au sein du mouvement de libération (à propos de la position du Caire) entre la Résistance et les régimes arabes nationaux, partisans de la Résolution du Conseil de sécurité (…). Le Front démocratique n’a pas manqué d’attirer l’attention des masses et de la Résistance sur les manœuvres du pouvoir royal. Il a affirmé qu’on tenterait de liquider le problème palestinien et le mouvement de Résistance, et cela au cours de la période 1970-1971. Effectivement, le Conseil national à peine clos, l’armée déclenche une vaste offensive militaire à Amman et Zarka (le 7 juin, avant même que la plupart des leaders de la Résistance n’arrivent à Amman) (…).

Les plus importants des problèmes non résolus au cours du Conseil national étaient les suivants :

– l’affirmation de l’unité du champ de bataille jordano-palestinien, contrairement à la position du Fath qui prônait la « palestinisation » du problème (…) ;

– l’affirmation de l’unité du peuple jordano-palestinien, et la nécessité d’unifier toutes les organisations corporatives, syndicales et nationales (…) ;

– l’affirmation du renforcement des alliances nationales, par le regroupement de tous les mouvements de résistance dans le cadre de l’alliance commune (cadre de l’organisation de libération, constitution du Comité central par une résolution du Conseil national).

Certes, le Conseil avait adopté des résolutions allant dans ce sens, mais trop tardivement. En septembre 1970, la Révolution et le mouvement de masse ont subi les conséquences de leur politique. L’acceptation du plan Rogers par Le Caire et Amman (bien qu’à partir de positions différentes), après l’offensive ratée de 1970, a exacerbé la lutte entre la Résistance et le régime réactionnaire d’Amman. C’est alors que la nécessité de faire échouer le plan Rogers commençait seulement à figurer dans le programme de lutte (…). Le Front a pris l’initiative de poser le problème devant les masses, le Comité central et tous les mouvements de résistance. Lorsque le Comité central a convoqué le Conseil national palestinien à une session extraordinaire (27 août 1970), le Front a participé à l’élaboration des projets de résolution du Comité central présentés au Conseil, et préparait la mise en échec du plan Rogers et des résolutions de liquidation.

Le Conseil a été d’accord pour :

– considérer le champ de bataille jordano-palestinien comme une entité globale pour la lutte, et comme la base principale du peuple palestinien et de la Révolution ;

– empêcher les négociations avec l’ennemi ;

– lutter pour transformer ce terrain en un bastion de la Révolution, dans lequel s’organiseraient les forces populaires armées et les combattants déterminés à poursuivre la lutte armée.

Par contre, le Conseil s’est dérobé devant la double implication :

– préciser « la nature du pouvoir représentant les forces populaires armées et les soldats », ainsi que la « manière d’accéder à ce pouvoir » (…). Et c’est seulement après le 1er septembre que la Résistance a tranché cette question, après que les forces royales, sur l’instigation du palais et à l’insu de l’état-major de l’armée (Machhour Hadissa) et du gouvernement Rifaï, ont bombardé Amman pour tester l’efficacité de l’armée et la riposte de la Résistance. Les mouvements de résistance, et le Fath en particulier, comprirent que la bataille se produirait inévitablement.

– Et le comité central a fait sa célèbre déclaration : « Lutte pour la constitution d’un pouvoir national et pour l’abolition du pouvoir stipendié, sans porter atteinte au roi » (…). La Résistance, pour sa part, s’est contentée de dispositions défensives :

– sur le plan politique : mot d’ordre de la lutte pour la constitution d’un pouvoir national ayant des tâches précises (refus des plans de liquidation, épuration des organismes de l’État, alliance avec la Résistance et poursuite de la lutte armée) ;

– sur le plan militaire : en cas d’affrontement, adoption d’une tactique de défense et rassemblement des forces de la Résistance sous les ordres « d’un commandement militaire unifié » ;

– sur le plan diplomatique : contact avec Le Caire, Damas, Bagdad, pour les amener à prendre position face aux derniers développements de la situation.

La campagne de septembre

Dans ces conditions subjectives (contre-révolution et Révolution) et objectives (arabes et internationales) l’offensive a commencé une heure seulement après la signature de l’accord passé entre la résistance et le gouvernement jordanien, sous les auspices du « Comité arabe des cinq » mandaté par le Conseil de la Ligue arabe. Par cet accord, la Résistance essayait, autant que possible, d’éviter la guerre civile ; mais le trône et le colonialisme cherchaient à plonger le pays dans cette guerre, afin d’atteindre une série d’objectifs que l’on peut résumer ainsi :

– anéantissement de la Résistance et action pour l’isoler des masses (bouclier protecteur de la Révolution et de ses bases de refuge et de ravitaillement) ;

– terroriser les masses jordano-palestiniennes afin de restaurer la sombre dictature des classes liées à l’impérialisme, liquider les forces nationales et rompre le sursaut révolutionnaire dans le pays ;

– tenter de déchirer l’unité historique des peuples jordanien et palestinien par des assertions régionalistes trompeuses, alors que l’artillerie et les tanks ne faisaient aucune distinction entre les fils du peuple et ceux de la Résistance, et que la répression sauvage s’abattait sur tous les patriotes dans le pays ;

– préparer un climat propice pour imposer au peuple les solutions de capitulation et liquider le problème palestinien.

Ce sont là des buts communs au trône, à la réaction et à l’impérialisme. Mais le trône a aussi ses propres ambitions. En effet, on discutait dans les pays impérialistes de « l’avenir du trône et de la royauté » en Jordanie. Il existait un accord tacite dans les milieux internationaux pour former un « micro-État palestinien » (sur la rive ouest du Jourdain et dans la bande de Gaza), dans le cadre d’un règlement général, et amener ainsi le peuple palestinien à participer au règlement global et à accepter le fait accompli (l’État d’Israël). Mais il apparaissait clairement, dans ces milieux impérialistes (américains plus précisément), qu’un tel « micro-État » ne pouvait résoudre le problème palestinien, car il ne pouvait absorber l’ensemble du peuple palestinien. C’est ainsi que le problème de l’avenir de la Transjordanie fut débattu, et son intégration à l’État palestinien fut proposé afin de faciliter l’absorption de la totalité du peuple palestinien (…) L’impérialisme américain était donc prêt à sacrifier « la royauté » en Jordanie pour réaliser ce micro-État (…). C’est ce qui décida le palais à déclencher la 5e offensive d’encerclement et d’anéantissement, afin de consolider son pouvoir et de prouver aux métropoles impérialistes qu’il n’entendait point faire les frais d’une solution qui s’effectuerait aux dépens de son trône (…).

Comment l’offensive s’est-elle déroulée, et comment la Résistance y a-t-elle riposté ? Le palais a annoncé la formation de son gouvernement militaire fasciste dans la matinée du 16 septembre, après avoir démis le gouvernement Rifaï, une heure après l’annonce de la signature des accords communs avec le Comité central de la résistance. Le gouvernement a aussitôt demandé au peuple de « rendre les armes ». De son côté, le Comité central s’est réuni sur-le-champ et a pris les dispositions politiques et militaires suivantes :

– diffusion au sein des masses d’une déclaration exprimant la volonté de lutter jusqu’à la chute du pouvoir militaire afin de le remplacer par un pouvoir national. Cette déclaration devait être accompagnée d’un appel à la grève générale, en vue de la transformer en une insurrection civile jusqu’à la chute du pouvoir militaire ;

– mise à la disposition d’un commandement unique de toutes les forces combattantes, et appel au Comité central militaire, afin d’assumer ses responsabilités dans l’exécution du plan de défense de la Révolution et du peuple ;

– dans l’éventualité d’une guerre civile, déclarer le nord (Bakaa, Ramtha) zone libérée et y proclamer un pouvoir national pour la défense de la Révolution et du peuple. Du point de vue strictement militaire, mobiliser toutes les forces de la Révolution et les diriger vers Amman ;

– demander à tous les régimes arabes d’empêcher « la tuerie » et de soutenir la Révolution contre la cinquième offensive d’encerclement et d’anéantissement.

(…) A l’aube du 17 septembre, l’offensive militaire généralisée commençait. Les tanks bombardaient la ville d’Amman, essentiellement les quartiers pauvres (…).

Conséquences de cette guerre d’encerclement et d’anéantissement

Structure de la Résistance. L’offensive de septembre a démontré la justesse des thèses critiques sur la structure subjective de la Résistance (idéologique, politique et militaire) que le FDPL P avait formulées tout au long de la période antérieure. La Résistance a payé très cher le « manque de théorie » dans ses pratiques tactiques quotidiennes (politiques et militaires), que ce soit sur le terrain jordano-palestinien ou arabe, ou au niveau de ses relations internationales. Ceci démontre une nouvelle fois « qu’il n’y a pas de révolution sans théorie révolutionnaire ». Au niveau de l’éducation culturelle (idéologique) de base, il s’agissait de comprendre les vraies dimensions de la lutte nationale et de classe sur le terrain jordano-palestinien, engagée entre le mouvement de résistance et les forces de la classe réactionnaire au pouvoir en Jordanie.

Au niveau de l’éducation politique interne, il s’agissait de comprendre l’action des forces réactionnaires, et de concrétiser l’unité du peuple sur le terrain jordano-palestinien par la réalisation d’un programme national et de classe, afin de faire échec aux plans des impérialistes et des réactionnaires. Au niveau de l’éducation militaire interne, il fallait prôner le volontariat révolutionnaire, sans privilège bureaucratique (matériel et moral) dans les rangs de la résistance. L’absence de théorie révolutionnaire a eu les conséquences suivantes :

– La Résistance s’est noyée dans un « océan » de privilèges matériels et de prestiges, elle a évité les difficultés. Ainsi a-t-elle vécu dans une grande aisance (révolution riche), ce qui n’a pas manqué de se répercuter négativement sur son action en produisant ces effets : érosion du degré de vigilance révolutionnaire face aux plans des ennemis, généralisation de la vie bureaucratique (bureaux, voitures, argent, relations semi-militaires de type classique entre les commandements et les bases, etc…)

– L’absence de compréhension des relations avec les masses sur le terrain jordano-palestinien. Certains commandements de la résistance se sont lancés dans la voie de la « palestinisation » du problème, avec le slogan de « non-ingérence dans les affaires intérieures arabes ». Cette voie a engendré une série de fausses pratiques qui ont contribué effectivement « au déchirement de l’unité du peuple », à cause de l’importance accordée aux organismes sociaux palestiniens (Croissant rouge, Fondation des martyrs, jardins d’enfants, etc…). La « palestinisation » du problème s’est opérée verticalement, en l’absence de différenciation entre les classes contre-révolutionnaires et les classes nationalistes révolutionnaires au sein du peuple. Cette politique régionaliste bornée a débouché sur l’absence de programme nationaliste et de classe (…). Cette situation a été exploitée, d’une manière abjecte, par le régime réactionnaire, et la Résistance en a subi les conséquences lors de l’offensive de septembre.

– L’analyse des contradictions entre la réaction jordanienne, et arabe en général, et le mouvement de libération nationale sur le terrain jordano-palestinien, fut erronée (…).

L’absence de théorie et d’éducation révolutionnaires ont placé la Révolution dans une position défensive, entre l’enclume de la réaction et le marteau d’Israël.

Durant les trois dernières années, la majorité des mouvements de résistance n’a pas fondé ses relations avec les régimes arabes en fonction de leurs positions vis-à-vis du problème « de la libération de la Palestine » et de « la lutte contre le colonialisme et l’impérialisme » (…). De ce fait, ces relations ont été régies par les mots d’ordre de « non-ingérence dans les affaires intérieures arabes », dans l’espoir de s’assurer des avantages matériels momentanés : armes, argent, moyens de communication, etc. (…). Ceci a conduit la Résistance à entretenir avec les masses arabes des relations sentimentales et non organisées, et a empêché ainsi l’alliance organique avec le mouvement de libération arabe. Ce type de relations a remplacé la théorie de « compter sur soi et sur les masses », et a contribué à entraver la marche des masses révolutionnaires organisées (régionalement et à l’échelle arabe). Il a laissé la Résistance à la merci des régimes arabes (matériellement et politiquement) et en proie aux contradictions qui caractérisent ces régimes en ce qui concerne le problème palestinien. Tandis que le rôle des masses arabes s’est limité au soutien sentimental et matériel (humain et financier) (…).

La Résistance dans les villes et les villages de Transjordanie.

– La politique régionaliste qu’ont prônée certaines organisations durant les trois dernières années a élargi la brèche entre les citoyens jordano-palestiniens. La réaction au pouvoir a exploité ces pratiques erronées afin de servir ses desseins, qui vont à l’encontre du progrès des classes sociales, nationalistes et révolutionnaires du pays (…). Plus important encore que l’exploitation réactionnaire des pratiques régionalistes palestiniennes, est le sentiment qu’ont d’importantes factions des classes nationales transjordaniennes, d’être tenues à l’écart de la Résistance. Tout cela est dû à l’absence d’un programme pouvant résoudre les problèmes de la libération nationale démocratique jordano-palestinienne. Quant aux dispositions prises par l’aile gauche et l’aile radicale de la Résistance, elles n’ont pas eu beaucoup d’impact sur les masses jordaniennes vu la mince expérience de la pratique révolutionnaire.

– L’expérience de septembre a révélé que le terrain de lutte fondamental, c’est celui des villes et des campagnes qui représentent « les forêts humaines » dans lesquelles se réfugie la Résistance (…). Le mouvement national ne s’est pas propagé culturellement, politiquement et démocratiquement dans les villages. Le mouvement s’est limité aux villes et aux camps, à cause de son programme national faisant une large place à l’impérialisme, au sionisme et à la réaction. Il y avait donc absence de programme pour les campagnes (problème agraire, lutte contre la féodalité, les grands propriétaires terriens et le capitalisme rural, lutte contre les rapports de production féodaux et capitalistes à la campagne).

Économiquement, à cause du sous-développement généralisé des campagnes, de la faiblesse de la production agricole et de l’exploitation de classe, la vie économique du village jordanien est restée tributaire, dans bien des cas, des organismes d’État. C’est ainsi que 50% des revenus du village proviennent encore des fonctionnaires des services publics ou des engagés dans l’armée, cela étant considéré, comme une source de subsistance pour les fils des villages et les nomades (…). Il y a donc lieu de constater ici, que la dépendance du village jordanien de « l’armée et de la charité de l’État » va croissant, au fur et à mesure qu’on se dirige vers le sud du pays.

Politiquement, la Résistance s’est contentée de fournir quelques services médicaux et sociaux, et de développer quelques relations économiques (achat de vivres nécessaires aux bases voisines). Mais elle n’avait aucune logique démocratique dans ses pratiques à la campagne. Ainsi le village jordanien n’a pu entrevoir l’intérêt de classe (le problème agraire et la solution du problème économique des paysans) dans la révolution (…).

L’État et la Révolution. Nous ne disons rien de nouveau, lorsque nous affirmons que l’État est l’organe d’oppression d’une classe ou d’une coalition de classes. Ceci vaut aussi bien pour les pays sous-développés que pour les pays avancés. Mais cela ne signifie pas que les organes de l’État (armée, sûreté générale, police, administration), dont le pouvoir est hostile à la Révolution nationale démocratique et socialiste, ne pourraient la rejoindre en partie (surtout les couches inférieures et moyennes de ces corps d’État). Cela dépend d’abord de l’importance et de l’influence du mouvement dans la société, ensuite de la nature de la structure de classe des organes d’État dans chaque pays. En Jordanie, la réaction (le trône, la féodalité, les compradores) et l’impérialisme, ont utilisé les appareils d’État, avant 1948, pour imposer l’oppression de classe qui a fait du pays une ferme « pour une poignée de fils de la famille royale, des grands féodaux, des propriétaires terriens et des capitalistes », et une citadelle où se trament les complots contre le mouvement de libération nationale jordanienne et arabe, enfin une « soupape de sûreté » pour le mouvement sioniste et le Britannique. Après 1948, la réaction jordano-palestinienne a continué dans la même voie, utilisant les appareils d’État (surtout l’armée et la sûreté générale) pour maintenir son oppression de classe.

La croissance du mouvement national de masse dans le pays a imposé à cette trilogie (royale, réactionnaire, impérialiste) une série de défaites, surtout en 1956. Elle a renforcé le sentiment national parmi les couches inférieures et moyennes des organes d’État (soldats, petits officiers), qui ont exigé de l’État l’épuration de l’armée jordanienne de ses commandants britanniques, et l’abrogation du traité jordano-britannique. Peu auparavant, l’insurrection de 1955, dirigée contre Templer, l’envoyé britannique, devait signifier au régime jordanien, le refus des masses d’adhérer au pacte de Bagdad. Mais ce recul n’a rien changé aux structures du régime, car le palais a rapidement organisé, en accord avec la CIA, le coup d’État réactionnaire d’avril 1957, dans le but de casser le mouvement national, d’épurer l’armée des patriotes et de placer les réactionnaires à la tête des commandements supérieurs. Le palais, la réaction et l’impérialisme parvenaient à imposer une sombre dictature au pays et faire de nouveau de celui-ci une citadelle de la contre-révolution. Les organes d’État sont restés soumis jusqu’en 1970 aux épurations des éléments patriotes, afin qu’ils puissent jouer pleinement leur rôle répressif et mener les offensives « d’encerclement et d’anéantissement » contre la Résistance (…). Si Habes Al-Majali a été nommé gouverneur militaire général, c’était essentiellement pour réprimer le mouvement national et pour épurer l’armée des officiers nationalistes.

L’armée jordanienne

La campagne de septembre a révélé la cohésion des organismes de l’État (armée, police, administration) instrument dans les mains de la réaction royale. Malgré les bombardements, qui ont duré dix jours, les ralliements à la Résistance restèrent individuels, limités. Cette campagne révèle un tableau précis de la structure idéologique réactionnaire qui prédomine dans les rangs de l’armée :

– L’armée jordanienne est une « institution professionnelle », et les rapports internes qui la régissent (idéologiquement et matériellement) sont ceux du patron et de ses travailleurs (…). La culture nationale y est interdite, les éléments nationalistes font l’objet de poursuites et d’épurations permanentes. Par contre, l’idéologie réactionnaire est dominante : le roi est un patron, « divinisé » (on apparente la famille royale à celle du Prophète) et des slogans comme « Dieu, le Roi, la Patrie » servent de couverture à la domination exercée sur le pays. Par ailleurs, pour mieux isoler l’armée des masses, et la soumettre à l’idéologie réactionnaire, le régime a refusé d’introduire le service militaire obligatoire […]. En effet, le service militaire expose l’armée aux courants nationaux et favorise la multiplication des cadres nationalistes et l’entraînement des citoyens au maniement des armes. Et, lorsqu’en 1969, le régime a adopté la loi sur le service militaire obligatoire, il l’a fait pour mettre fin à l’enrôlement des citoyens dans les rangs des fedayin. Par la suite, le régime a annulé cette loi, constatant que c’était une arme à double tranchant (…).

– Pour l’essentiel, l’armée est composée de Bédouins, ses meilleures unités d’intervention sont les blindés et les brigades de sûreté (forces de répression directe). Elle n’a pas seulement absorbé les Bédouins jordano-palestiniens, mais ceux de Syrie et d’Arabie Saoudite, qui quittent ainsi une vie de pauvreté et de misère et se mettent au service d’un régime qui leur assure des avantages matériels. La proportion de Bédouins non jordaniens (Syriens, Irakiens, Saoudiens) atteint 30%. A ce pourcentage s’ajoutent 30% de Bédouins et de villageois jordaniens – surtout du sud du pays – , qui constitue la région la plus sous-développée et qui compte sur le régime pour la satisfaction de ses besoins vitaux. La proportion de fils des villes, ne dépasse guère 10%. Beaucoup d’entre eux travaillent dans les secteurs administratifs et professionnels (approvisionnement, mécanique, etc.) (…).

– La proportion des natifs de Cisjordanie est de 30 %. Dans l’ensemble ils sont assez nationalistes mais sans engagement précis. Certains sont réactionnaires et liés au trône. D’autres ont un sentiment national diffus ou sont inorganisés, ce qui les empêche de travailler à l’intérieur de l’armée. Il faut ajouter que la présence hostile de compagnons d’armes, imbus d’idéologie réactionnaire et liés au régime, limite considérablement leur rôle national et paralyse leur énergie.

Tel est le tableau sommaire de la structure idéologique et sociale de l’armée. Il s’en dégage une série de conclusions :

– La question ne se pose pas ici en termes de « Jordanien ou de Palestinien ». Il s’agit, au contraire, de la structure idéologique, économique et sociale de l’armée (il faut remarquer que les paysans et les citadins de Cisjordanie, eux, ne comptent pas sur l’armée ; ceci est dû à la structure économique du village palestinien : pas de féodaux ou de grands propriétaires terriens, fertilité de la terre, amélioration des moyens de production, cycle agricole double ou triple, mouvement du marché dans la ville, fréquence de renseignement professionnel et scientifique, médecins, ingénieurs, émigration dans la région arabe et en Amérique).

– La prédominance de l’élément bédouin fait de l’armée un instrument de répression aveugle entre les mains de la réaction royale.

– L’offensive de septembre a démontré qu’il est vain de miser sur un coup d’État. Dans l’armée, cela est d’ailleurs condamnable idéologiquement et politiquement. Ceci ne signifie point qu’il faille abandonner le travail patriotique et progressiste au sein de l’armée, au contraire. La situation impose à l’ensemble du mouvement national et à la Résistance de prêter une attention particulière à l’armée, afin de la sauver des mains de la réaction et de l’impérialisme, et de lutter pour sa transformation en une institution nationale (épuration des éléments réactionnaires, introduction du service militaire, expulsion des mercenaires, engagement massif de cadres cultivés, etc.).

– Pour développer la conscience nationale et de classe des paysans transjordaniens enrôlés dans l’armée, il est indispensable de mettre le problème de la campagne transjordanienne au programme de la Résistance et des forces patriotiques. En ce qui concerne les Bédouins, la solution ne sera pas aisée, mais basée sur une politique de longue haleine visant à diffuser une culture nationale dans leurs rangs et à les libérer de l’emprise réactionnaire (…).

Bilan de la campagne de septembre

(…) La position de la Résistance est devenue le prolongement des positions et des contradictions arabes. Certes, les pratiques de la gauche du mouvement ne sont pas encore devenues l’aspect dominant de la politique quotidienne de la Résistance, à cause des campagnes idéologiques, politiques et matérielles de certains régimes arabes. La campagne de septembre a mis à nu les positions de ces régimes qui, à l’exception de la Syrie, s’accordaient pratiquement sur le maintien de la royauté réactionnaire à Amman. Ceci n’était pas nouveau car la campagne d’encerclement et de liquidation de juin 1970 avait produit les mêmes effets. En prônant le maintien du régime réactionnaire, les régimes arabes de droite qui ont soutenu les accords du Caire sont logiques avec eux-mêmes (…). Ainsi, les accords du Caire, en dissolvant la dualité du pouvoir dans les villes, ont en fait renforcé le pouvoir royal. D’ailleurs, la réaction s’abrite derrière ces accords – dont elle ne respecte pas les clauses – poux poursuivre sa campagne de liquidation de la Résistance.

(…) La structure organique de la Résistance a engendré une série d’attitudes théoriques, politiques et militaires qui ont conduit au recul après la campagne de septembre. Ceci s’explique par :

– les pratiques de certaines organisations qui n’ont pas pu résoudre la contradiction avec la réaction au profit de la Révolution ;

– la nature des relations de certaines organisations avec les régimes arabes qui les a tout naturellement mises (entraînant la gauche de la Résistance) sous le contrôle et l’autorité de ces régimes, car elles ne pouvaient pas compter sur elles-mêmes, sur les masses, donc refuser de répondre aux appels de réconciliation avec la réaction ;

– le fait que, pour résister aux assauts de la réaction, la Résistance a dû recourir à une guerre de positions, malgré de nombreuses discussions sur la « guerre de libération populaire », et malgré d’innombrables appels pour transformer la lutte en « guerre populaire » ;

– par l’impossibilité d’agir dans le nord et dans le centre du pays, du fait de l’absence d’une ligne politique claire, ceci réduisant la Résistance à la défensive (défense des positions) au lieu d’étendre la lutte sur toute l’étendue du territoire.

(…) La Résistance ne s’était pas préparée à cette guerre. Ajoutons à cela la défection de nombreux cadres et leur incompréhension des tâches qui leur étaient proposées pour affronter la crise. L’expérience très enrichissante, accumulée durant la campagne de septembre, impose à toutes les organisations de résistance une sévère autocritique de leurs pratiques politiques, militaires, financières et culturelles pour faire face à la situation actuelle et aux évolutions ultérieures. La gauche de la résistance doit elle-même commencer cette autocritique devant les masses. Sinon toutes les leçons de septembre seront noyées dans la démagogie.

La Résistance a payé très cher ses politiques erronées, et il est urgent de bien comprendre les lois de la révolution et leurs liens dialectiques (l’unité du territoire jordano-palestinien, la relation avec les régimes arabes et les masses, l’impérialisme mondial et ses relations, etc.). Ceci suppose un programme de travail national démocratique qui mobilise les masses des deux rives (…).

Le projet de l’État palestinien est posé, maintenant plus que jamais. Avant la campagne de septembre, ce projet circulait dans les hautes sphères réactionnaires royalistes et palestiniennes qui se montraient réceptives aux plans du sionisme et de l’impérialisme. Certains États arabes le soutenaient : le Maroc et la Tunisie l’ont proposé au Fath avant la campagne de septembre, le présentant comme une « politique par étapes » ; voir aussi les déclarations de Heykal à la veille de sa démission de son poste de ministre de l’orientation nationale, les déclarations du roi Hussein après la campagne et les accords du Caire. Les déclarations des dirigeants israéliens, avant et après la campagne, allèrent dans le même sens. Même le peuple palestinien (et c’est un effet de la campagne de septembre) se montrait favorable à l’idée d’un micro-État, pour en finir avec le pouvoir royal sauvage et barbare. Du coup, tous les plans (israéliens, impérialistes, réactionnaires) s’accordaient sur la nécessité de préparer le terrain pour la création de cet État. En Israël, on préconisait la constitution d’une « troisième force » palestinienne qui entrerait dans le marchandage politique global et ferait participer le peuple palestinien aux négociations. Il s’agit d’une force qui remplacerait les « personnalités et cadres réactionnaires traditionnels » qui ont servi le trône hachémite, et l’autorité d’occupation (même après 1967), et supplanterait les organisations de résistance. Ceci sous le slogan : « Refus du retour sous la domination du pouvoir royal réactionnaire et droit à l’autodétermination en Cisjordanie et à Gaza ». Ce slogan trouve des échos au sein des couches populaires des territoires occupés, étant soutenu par des cadres bourgeois ou petits-bourgeois qui n’ont pas un passé compromis (médecins, ingénieurs, professeurs, avocats, etc.).

(…) Après la campagne de septembre, une tendance est donc apparue dans les milieux populaires palestiniens de Transjordanie qui consistait à accepter n’importe quelle solution qui les débarrasserait du pouvoir réactionnaire. Le pouvoir fit alors des déclarations à propos d’un micro-État en Cisjordanie et à Gaza. Il chercha à réaliser politiquement ce qu’il n’avait pas réussi à faire militairement.

L’étape actuelle exige la participation de toutes les organisations de résistance à la définition de la politique de la Révolution, dans un climat où prédominent l’esprit de responsabilité et les rapports démocratiques, loin des slogans démagogiques et des déclarations individuelles irresponsables. La situation difficile que traverse notre pays et le mouvement de résistance, exige un effort collectif, organisé. Nous appelons toutes les organisations de résistance et les forces nationales du pays à un dialogue ouvert et serein, en vue d’établir un programme qui déterminera les tâches de la Résistance et posera les fondements d’une unité nationale réelle à tous les niveaux : politique, organisationnel et militaire.

Print Friendly
Share on Google+Share on TumblrTweet about this on TwitterShare on Facebook
  1. Traduction de trois articles parus en novembre 1970 dans Al-Houriyyah, organe central du FDPLP, n° 541, 542 et 543. []
FDPLP