« Des salaires pour facebooker » : du féminisme à la cyber exploitation – entretien avec Kylie Jarrett

Quoi de commun entre le travail domestique et l’utilisation des réseaux sociaux ? En apparence, rien ne rapproche ces deux activités. La première met en jeu du temps, de la pénibilité, de la contrainte ; la seconde est le plus souvent ludique et orientée vers la consommation. Néanmoins, comme le note Kylie Jarrett dans cet entretien mené par Marc-Antoine Pencolé, les plateformes numériques génèrent des données marchandisées ; elles débouchent sur des formes de production diverses ; elles sont dès lors le maillon indispensable des chaînes globales de valeur, bien que non rémunérées, comme l’est la reproduction sociale de la force de travail. Jarrett montre les potentialités critiques et transformatrices insoupçonnées de ce rapprochement entre féminisme et critique du digital labor, et souligne la centralité de l’exploitation numérique dans l’élaboration d’un projet contre-hégémonique.

[Guide de lecture] Autonomies italiennes

Du soutien à la ZAD aux luttes contre les violences policières en passant par le mouvement « contre la loi travail et son monde » et l’antifascisme, l’ autonomie italienne des années 1970 est devenue la référence centrale d’une nouvelle constellation militante. La définition de cette « autonomie » est cependant pour le moins malaisée. On ne saurait en effet la circonscrire à des limites temporelles (1973-1977), organisationnelles (Potere Operaio, Lotta Continua, les groupes armés) ou stratégiques (le refus du travail et l’autovalorisation) sans en appauvrir le contenu. C’est pourquoi Julien Allavena et Azad Mardirossian proposent, dans ce guide de lecture sans équivalent en français, de saisir l’autonomie comme une pratique de masse. L’antagonisme ouvrier et le féminisme, les expérimentations contre-culturelles et les révoltes carcérales, les luttes urbaines, l’agitation étudiante et la lutte armée s’y composent en un archipel insurrectionnel dont l’hétérogénéité même dessine les contours d’un communisme en actes.

Déprovincialiser Marx

Sous le concept de « subsomption réelle », l’école de Francfort et l’opéraïsme ont popularisé l’idée selon laquelle le capital aurait dorénavant produit un monde à son image, dans lequel toutes les pratiques seraient soumises à la logique de la valeur d’échange. Pour Harry Harootunian, cette idée typique du « marxisme occidental » constitue aujourd’hui un lieu commun dont il est il est urgent d’interroger les origines et les présupposés. Elle apparaît en effet comme une reprise de l’image que les sociétés capitalistes ont voulu donner d’elles-mêmes à l’époque de la Guerre froide. Et elle repose sur une conception eurocentrique de l’histoire, dans laquelle la marchandisation totale de la vie apparaît comme un destin auquel tous les peuples doivent se soumettre. Contre ce mythe d’un capital devenu omnipotent, Harootunian propose de relancer l’enquête historique sur les différences de temporalités et les formes de subsomption hétérogènes qui co-existent au sein du capitalisme, afin d’élargir l’horizon des pistes qui s’offrent à son dépassement.

Action directe – Quelques éléments tactiques

L’héritage théorique d’Action directe semble avoir été enterré par la répression. Nous republions ici l’un des plus éloquents témoignages de l’élaboration d’AD, à travers un texte aujourd’hui introuvable, paru en 2001, qui fait le bilan de presque trois décennies de pratique révolutionnaire autonome, dont le spectre s’étend du maoïsme de la gauche prolétarienne jusqu’à l’opéraïsme, des luttes immigrées autonomes jusqu’aux fronts anti-impérialistes et pro-palestiniens. Alors tous les quatre incarcérés, ces anciens militants d’AD proposaient une analyse de classe de la période. Selon les auteurs, le capitalisme mondialisé a généralisé la condition prolétarienne ; le sujet révolutionnaire contemporain est désormais le prolétaire précaire de tous les continents ; le lieu décisif de l’action révolutionnaire n’est désormais plus l’État-nation, mais des « zones géostratégiques », tels que l’Europe ou le Moyen-Orient. La nouvelle période qui s’ouvre doit dès lors laisser place à une nouvelle forme d’organisation, le front révolutionnaire de classe, capable d’articuler comités de base, coordinations, détachements offensifs, et autres avant-gardes. Ce texte fait partie des chaînons manquants de la tradition marxiste autonome – il en restitue toute l’acuité stratégique.

Hégémonie, praxis, traduction : entretien sur Gramsci avec Fabio Frosini

Longtemps monopolisée par le Parti communiste italien qui l’avait transformée en dogme, l’œuvre de Gramsci fait dorénavant l’objet d’usages et de réappropriations multiples. Revenant sur la constitution et la réception de cette œuvre, Fabio Frosini en éclaire certains des principaux concepts : de l’ « hégémonie », conçue comme processus de formation de la bourgeoise en classe dirigeante à la « traduction » du marxisme dans des contextes socio-historiques hétérogènes, il reconstruit les grandes lignes d’une « philosophie de la praxis » visant à réfléchir à et à intensifier la transformation révolutionnaire du monde. Une philosophie dont l’objectif ultime est donc la recomposition d’une « politique d’émancipation universelle ou encore d’élimination de la subalternité à tous les niveaux et dans tous les aspects de la vie sociale, jusqu’à la suppression des classes sociales. »

Socialisme = soviets + électricité

Quarante ans après ses monumentales 33 leçons sur Lénine, Antonio Negri revient dans ce texte inédit sur la figure du révolutionnaire russe et ses grandes propositions stratégiques. Trois mots d’ordre sont mis en exergue par Negri : « tout le pouvoir aux soviets », « socialisme = soviets + électricité » et l’exigence du « dépérissement de l’État ». Pour Negri, ces trois propositions résument à la fois la singularité de la pensée de Lénine et ce qui fait toute sa pertinence aujourd’hui. Cette intervention illustre bien la vivacité avec laquelle l’autonomie italienne s’est saisie de Lénine. Fort de son expérience au sein de l’opéraïsme, des concepts de composition de classe, d’enquête, de la tactique et de la stratégie d’après Mario Tronti, ainsi que de l’hypothèse autonome d’un parti de type nouveau, Negri invite à relire Lénine avec un regard neuf. « Le point de vue de Lénine est celui du contre-pouvoir, de la capacité à construire par le bas l’ordre de la vie – ici, la force et l’intelligence doivent être réunies. C’est le point de vue que la subversion prolétarienne de l’État, de Machiavel à Spinoza et à Marx, a toujours proposé. »

Cyber-Marx. Entretien avec Nick Dyer-Witheford

On déclare souvent en grande pompe que les technologies de l’information et de la communication annoncent la fin du travail, et par conséquent la disparition du prolétariat. C’est à cette nouvelle illusion générée par le capitalisme que s’oppose Nick Dyer Witheford en rendant compte de la formation de « populations excédentaires » à une échelle inconnue jusqu’alors. Il n’y a pas substitution du travail immatériel (capitalisme cognitif) à sa forme classique, matérielle, mais dualisation : la technologie ne conduit pas à l’anéantissement de la composition de classe, mais à sa reconfiguration. Il s’agit dès lors de penser l’articulation des formes d’exploitation et, par là même, le devenir des luttes des « cyber-prolétaires ».

[Guide de lecture] Féminisme et théorie de la reproduction sociale

On résume souvent l’apport du féminisme marxiste à l’impératif d’articuler l’oppression de genre à l’exploitation capitaliste : inégalités salariales, doubles journées, temps partiel imposé, etc. Une telle approche suggère que le marxisme propose essentiellement une focalisation prioritaire sur le salariat. Ce guide de lecture, élaboré par Morgane Merteuil, brise cette idée reçue, en introduisant ici aux théories de la reproduction sociale. Des hypothèses du féminisme autonome italien sur le travail domestique, jusqu’aux formes de spoliation et d’expropriation racistes et genrés à l’heure du néolibéralisme, en passant par l’analyse de la totalité formée par l’État et la division sexuelle du travail, une perspective se dégage, qui souligne le caractère diffus du capitalisme patriarcal, des lieux de sa production, et des foyers potentiels d’une résistance féministe.

Retour de l’usine : le territoire, l’architecture, les ouvriers et le capital

Comment penser aujourd’hui sous un même registre les luttes à Notre Dame des Landes, les grèves à Amazon, IKEA, les révoltes urbaines, ou encore les grèves parmi les travailleurs de Uber ? Dans ce texte, Vittorio Aureli propose d’analyser ces mouvements à travers l’histoire longue de la métropole capitaliste, son architecture, et le concept opéraïste de l’usine sociale. Faisant résonner Tronti avec Tafuri, l’auteur trace une généalogie des dispositifs de pouvoir de la ville moderne depuis la Renaissance et la révolte des Ciompi. Il éclaire ainsi combien les résistances à l’emprise du capital engendrent de nouveaux maillages territoriaux et de nouveaux processus disciplinaires, de l’urbanisme florentin post-médiéval à la logistique moderne.

Un marxisme de la libération

Marxisme et liberté de Raya Dunayevskaya représente l’une des grandes tentatives accomplies dans la seconde moitié du XX° siècle pour maintenir ouvert l’horizon de l’émancipation contre la sclérose stalinienne du mouvement ouvrier international. Dans cette préface rédigée à l’occasion de la réédition de l’ouvrage aux éditions Syllepse, Frédéric Monferrand revient sur le diagnostic historique ainsi que sur l’interprétation d’ensemble de l’œuvre de Marx proposés par Dunayevskaya. De la théorie du « capitalisme d’État » à la « philosophie de la libération » se dessine une exigence de « révolution en permanence » des mouvements sociaux, qui, à l’heure où la « convergence des luttes » est plus souvent souhaitée que réellement théorisée et réalisée, mérite sans doute d’être réexplorée.