Un point d’hérésie du marxisme occidental : Althusser et Tronti lecteurs du Capital

Comment faire dialoguer les interventions respectives de Tronti et Althusser dans la conjoncture théorique et politique des années 1960 ? Pour Étienne Balibar, cette question doit être inscrite dans l’histoire du mouvement ouvrier et de ses alternatives stratégiques. Là où l’œuvre d’Althusser peut être interprétée comme un dialogue avec la formulation gramscienne de la stratégie du « front unique », celle de Tronti doit quant à elle être lue comme une actualisation de la défense lukacsienne de la stratégie « classe contre classe ». Au-delà des divergences auxquelles cette alternative donne lieu – sur le statut de la critique de l’économie politique, de l’idéologie ou de la totalité – se dessine ainsi un même problème : celui des conditions sous lesquelles l’évènement révolutionnaire peut venir briser la reproduction des rapports de production.

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Je voudrais esquisser ici, en raison de son intérêt intrinsèque et de la remarquable coïncidence des anniversaires, une confrontation des lectures qu’Althusser (et son groupe d’étudiants) et Mario Tronti proposèrent du Capital de Marx et de ses prolongements possibles à notre époque à peu près exactement au même moment. La radicalité du contraste, mais aussi certaines symétries et affinités, sont de nature à révéler quels choix se présentaient aux tentatives de renouvellement de la théorie marxiste dans les années 60, et par conséquent à quelles interrogations communes elles répondaient. C’est pourquoi j’applique ici, une fois de plus, la catégorie foucaldienne du « point d’hérésie » qui dénomme la bifurcation formatrice d’un champ intellectuel commun. Les deux livres d’Althusser, Pour Marx, recueillant des essais écrits entre 1961 et 1965, et Lire le Capital, recueillant les travaux d’un séminaire collectif de 1964-65, ont paru à la fin de 1965. Operai e Capitale fut publié pour la première fois en 1966 : il rassemblait alors des essais de 1962 à 1964, augmentés d’un grand essai inédit de 65. Une seconde édition augmentée parut en 19711. Ces années sont, entre autres, celles du « dégel » qui suit l’arrivée au pouvoir de Khrouchtchev en URSS et la « déstalinisation », avec ses contrecoups dans les partis communistes occidentaux auxquels appartiennent respectivement Tronti et Althusser (les deux principaux en Europe occidentale), l’aboutissement de la guerre de libération algérienne (qui affecte aussi l’Italie), les grèves ouvrières et les mouvements sociaux précédant mai 68. Leur comparaison suppose d’abord un coup d’œil rétrospectif sur la période historique à laquelle ils appartiennent, dont les caractéristiques tendent aujourd’hui, en dépit des commémorations et des autobiographies, à sombrer dans l’oubli.

L’époque dans laquelle Tronti et Althusser (d’environ 23 ans son aîné) projettent leur refondation du marxisme a été dénommée par Eric Hobsbawm « l’âge des extrêmes ». Ce fut en particulier l’âge du communisme en tant qu’action politique de parti, sous la forme définie et propagée par Lénine et les Bolcheviks avant et après la Révolution d’octobre 1917, peu à peu étendue au monde entier et en particulier à l’Europe à l’intérieur du Komintern, puis divisée entre les deux fonctions radicalement distinctes de l’exercice du pouvoir d’État dans la perspective de la « construction du socialisme » et de la préparation de la révolution, ou du moins de la résistance interne au capitalisme, mais toujours unifiée par la reconnaissance de certaines thèses doctrinales (en particulier celle de la « dictature du prolétariat », malgré la fluctuation de ses interprétations et les hérésies auxquelles elle donne lieu), et de certains principes d’organisation (le « centralisme démocratique », lui aussi plus ou moins adapté aux conditions). Cette époque a conservé ses caractéristiques principales (pour ce qui concerne le communisme) jusqu’à la fin des années 70 ou le début des années 80 au plus tard, même si le système soviétique ne s’est officiellement effondré qu’en 1989-90. En dépit de leurs écarts par rapport à la ligne officielle de leurs partis respectifs, Althusser et Tronti furent et demeurèrent des communistes de parti, chacun dans l’un des pays d’Europe occidentale où le communisme était une idéologie de masse et constituait de ce fait une menace au moins apparente pour le pouvoir de la classe bourgeoise. L’un et l’autre ont, semble-t-il, rêvé d’une régénération des organisations de lutte de classe existantes en combinant des forces internes et externes au parti communiste. Althusser s’est surtout appuyé de ce point de vue sur des étudiants et de jeunes intellectuels, cependant que Tronti a opéré la jonction avec une nouvelle génération de militants ouvriers et d’intellectuels marxistes indépendants. Dans aucun des deux cas cependant leur pensée et ses conséquences possibles ne se réduit à ce « cercle » du communisme (ou ce cercle de cercles), parce que chez l’un et l’autre l’héritage du marxisme et du léninisme se combine avec une culture philosophique, esthétique et politique qui convoque aussi de tout autres sources. Cependant l’alchimie s’est bien opérée dans un creuset où figurait en position hégémonique, ou de référence, l’idiome politico-théorique du communisme, ce qui oblige à en dire un peu plus sur la façon dont celui-ci avait été structuré en oppositions pertinentes, demeurées incontournables tout au long de la période.

Au risque d’une très grande simplification, je vais rattacher celle-ci à deux grandes lignes de démarcation. Il y a d’abord la ligne géopolitique, qui oppose les deux « camps » socialiste et capitaliste, dans leurs configurations successives. D’un côté la « dictature du prolétariat » exercée par des partis communistes au pouvoir, qui finira dans les années 60, après la mort de Staline, par conduire à la scission interne du communisme entre deux pôles2 ; de l’autre les divisions internes du capitalisme mondial, dont la configuration se transforme radicalement entre l’avant-guerre et l’après-guerre, avec la défaite du fascisme et du nazisme, la décolonisation et l’émergence du « tiers-mondisme », les prodromes de la mondialisation qui s’épanouira après la fin de la Guerre froide. C’est dans la période d’avant-guerre (ou plutôt d’entre-deux-guerres) que furent définies et justifiées théoriquement les deux stratégies caractéristiques de la révolution communiste au XXe siècle, successivement essayées par le Komintern : la stratégie « classe contre classe » et la stratégie de « front unique » devenu ensuite « front populaire ». Mais c’est dans la seconde période, plus précisément après la mort de Staline, les « révélations » de Khrouchtchev et la répression violente de la Révolution hongroise de 1956 (dont Tronti a marqué l’effet de rupture pour tous les communistes de sa génération dans Noi operaisti), que la perversité politique du régime socialiste d’État devint manifeste. Or cette évidence coïncidait avec une nouvelle vague de luttes ouvrières et de luttes anti-impérialistes. L’ensemble des deux mit à l’ordre du jour ce que Régis Debray, d’une formule très révélatrice, appela la « révolution dans la révolution »3. Ce qui voulait dire tout à la fois une réactivation du projet communiste de transformation du capitalisme, émergeant et s’émancipant du blocage politique imposé par la Guerre Froide, le « partage de Yalta » et l’équilibre de la terreur nucléaire, et la généralisation de la critique interne du dogmatisme et de l’opportunisme politique qui dominait dans les partis communistes occidentaux après autant qu’avant la déstalinisation. Dans les organisations communistes et autour d’elles (au besoin contre elles), les néo-marxistes entrant dans le débat autour de 1960 poursuivirent l’objectif d’une révolution dans la révolution de façon très diverse, plus ou moins radicale en ce qui concernait l’héritage léniniste, les fondements philosophiques du marxisme, la critique de la « forme-parti » elle-même (notion inventée par les operaisti au début des années 70, si j’en crois Mario Tronti) et de son rapport mimétique avec l’État, une rectification de l’opposition entre réforme et révolution, etc. À coup sûr les noms d’Althusser et de Tronti ne suffisent pas à décrire ce champ multiforme, ils n’y ont pas de privilège absolu, mais ils comportent une spécificité qui, au moins formellement, les rapproche : tous deux sont des « léninistes » (même s’ils ne mettent pas l’accent sur les mêmes aspects du léninisme historique, ce qui en souligne aussi la complexité, voire l’hétérogénéité intrinsèque). Et surtout, chacun d’eux peut être rattaché de façon assez pure à l’héritage de l’une des deux stratégies communistes héritées du Komintern que je viens d’évoquer : toutes différences de conjoncture dûment prises en compte, l’opéraisme de Tronti et de ses camarades peut être considérée comme une renaissance de la stratégie « classe contre classe », qui s’était dramatiquement effondrée au cours de la confrontation avec le fascisme, mais qui, dès lors que le fascisme était lui-même défait et avait cédé la place à d’autres formes de « planification » capitaliste, retrouvait toute sa signification. Et de son côté Althusser dans sa phase « structuraliste » ou « théoriciste » était profondément inséré dans la tradition stratégique du « front populaire », dont il cherchait en particulier à dépasser les contradictions de la variante « française » (où le langage « classe contre classe », surtout après la Deuxième Guerre, a toujours recouvert tendanciellement la politique « frontiste ») en la faisant bénéficier des apports de Gramsci et de Mao. Dans cette tradition, ce qui vient au premier plan n’est pas la symétrie et la simplicité du rapport de classe, mais sa complexité et, comme dira Althusser, sa « surdétermination ». C’est pourquoi il importe ici, avant d’en venir plus directement à la comparaison de leurs lectures de Marx, d’ajouter quelques remarques, aussi schématiques que les précédentes, portant sur les généalogies intellectuelles dont procèdent leurs appareils théoriques respectifs à l’intérieur de la tradition communiste. Laissant de côté pour l’instant le rapport à Lénine lui-même (et a fortiori aux formations théoriques du « matérialisme historique » et du « matérialisme dialectique »), j’insisterai sur l’importance de Lukács et de Gramsci.

Tout au long de sa carrière, alors qu’il a varié sur beaucoup d’autres points, Althusser a été un anti-lukacsien résolu, rejetant en particulier la notion qu’on peut-dire ultra-hégélienne du prolétariat comme « sujet-objet » de l’histoire universelle, alors que Tronti, même s’il ne saurait être considéré comme un « lukacsien » orthodoxe (à supposer qu’une telle formule ait un sens), a comme d’autres operaisti maintenu une continuité avec des idées et des questions qui viennent d’Histoire et conscience de classe, comme l’a bien montré Andrea Cavazzini4. C’est vrai aussi bien pour l’idée que le Gesamtkapital doit être lu comme renversement ou expression aliénée de la productivité du travail social, que pour l’idée selon laquelle le parti révolutionnaire n’est rien d’autre que la forme sous laquelle se manifeste la négativité de la classe elle-même, le « sujet-objet » de l’histoire. Et pour ce qui est de Gramsci, même si nous prenons la précaution de signaler que ce à quoi en ont Tronti et ses amis5 n’est pas tant Gramsci lui-même que la « traduction » soigneusement calibrée de son œuvre mise en place par Togliatti, il est clair que les operaisti voient en lui la source principale d’une déviation historiciste et populiste du marxisme, donc une forme d’idéalisme qui transfère au « peuple » (ou à l’alliance de classes constituant le « bloc historique ») la fonction révolutionnaire. De ce fait la révolution contre le capital devient une répétition, une continuation ou une radicalisation de la « révolution bourgeoise » – ce qui pourrait vouloir dire aussi que dans certaines circonstances historiques marquées par l’« arriération » ou le développement inégal de l’État et de la formation nationale, la classe ouvrière entreprenne de réaliser ce que la bourgeoisie a été incapable de faire.

Du côté d’Althusser, nous avons affaire semble-t-il sur ce point à une situation plus compliquée. La trajectoire qui mène des essais recueillis dans Pour Marx jusqu’au volume posthume Machiavel et nous (datant pour l’essentiel de 1972-1976), en passant par le célèbre essai sur les « Appareils Idéologiques d’État », montre à l’évidence qu’Althusser toute sa vie a cherché à repenser, perfectionner, déplacer l’articulation gramscienne de la structure et de la superstructure, l’antithèse des « hégémonies » de la bourgeoisie et du prolétariat, donc la nécessité d’une « politique de l’idéologie ». D’un autre côté le chapitre central de Lire le Capital (je vais y revenir) comporte une critique virulente de ce qu’il appelle « l’historicisme » de Gramsci (auquel s‘attaque également Tronti), dont il fait la simple traduction en termes marxistes d’une philosophie hégélienne de l’histoire comme « devenir sujet de la substance », une interprétation de la dialectique de la conscience dans l’élément prétendument plus matérialiste de la praxis sociale. La meilleure interprétation, sans doute, en laissant de côté les considérations « tactiques », c’est de reconnaître que la virulence des critiques d’Althusser recouvre en réalité non pas une incompatibilité, mais une confrontation avec le seul marxiste6 qui ait en commun avec lui la question de la « surdétermination » des contradictions et des conflits, mais dont il récuse philosophiquement la solution (ce qui, évidemment, n’est pas sans conséquence politique). Il me semble que nous pouvons résumer tout ceci, hypothétiquement, en disant que l’œuvre de jeunesse de Lukács (immédiatement désavouée, nous le savons, par son auteur sous la pression du Komintern) constituait virtuellement le fondement philosophique le plus rigoureux et le plus ambitieux de la stratégie « classe contre classe », avant que le Komintern n’entreprenne de la mettre en œuvre sous la forme catastrophique d’une classification de l’ami et de l’ennemi dans laquelle les organisations social-démocrates étaient réputées aussi dangereuses que le fascisme lui-même pour le mouvement ouvrier ; cependant que, à l’opposé, les Cahiers de la Prison de Gramsci, écrits dans l’espoir désespéré (ou l’illusion) de rallier le Komintern à une stratégie d’unité antifasciste (plus tard finalement adoptée sous une forme limitée), cherchaient aussi à fournir à cette idée du « front populaire » le fondement marxiste qui en ferait, non un simple choix tactique, imposé par la confrontation avec le fascisme, mais une modalité authentique de la « transition » vers le communisme à partir des conflits internes du capitalisme. Si je ne me suis pas totalement trompé, on peut donc considérer, pour une part au moins, la façon dont Tronti transpose l’idée lukacsienne de la négativité de classe dans les conditions du néo-capitalisme keynésien, et la façon dont Althusser s’affronte à l’idée gramscienne du « bloc historique » pour remanier le concept du rapport entre structure et superstructure ainsi que la fonction politique de l’idéologie, comme deux retours symétriques aux stratégies communistes du premier XXe siècle, l’une et l’autre animées par l’espoir d’effectuer un bond qualitatif au-delà de leurs limitations antérieures.

Sur cette base, je vais maintenant m’attacher à quelques aspects des lectures du Capital chez Althusser et Tronti qui illustrent l’idée du « point d’hérésie ». Il me paraît significatif qu’Althusser et Tronti ne se soient pratiquement jamais référés l’un à l’autre. Le fait est pourtant qu’ils avaient identifié dans le texte de Marx exactement le même développement – à savoir la section du Livre I du Capital concernant le « salaire » (ou mieux : la forme-salaire) – comme le point même où se joue la possibilité de la critique de l’économie politique, où elle se libère de ses propres conditions de possibilité dans le discours de l’économie politique « bourgeoise » qui elle-même exprime la conscience de soi du capitalisme. Ce développement échappe souvent au commentaire parce que les lecteurs y voient ou bien une simple description empirique ou bien l’anticipation de la théorie de la distribution et des classes de revenus qui, dans le « plan » théorique, devrait venir plus tard7. Comme en d’autres passages où Marx se propose de renverser la représentation bourgeoise du rapport de production entre capitalistes et ouvriers comme une relation contractuelle entre un acheteur et un vendeur (dont l’enjeu serait le « juste prix » du travail) en analyse du masque juridique sous lequel la force de travail ouvrière est incorporée au procès de production du capital, il y est question d’un phénomène ou d’un mode d’apparition du rapport (en allemand Erscheinung), qui est en même temps la source d’une illusion ou mystification pour ses propres agents (en allemand Schein – les deux faces que Kant avait cherché à distinguer comme la vérité et l’erreur transcendantales). Althusser et Tronti sont d’accord pour penser que ceci marque le tournant dans l’analyse de Marx : ils sont évidemment d’accord pour considérer que c’est en transformant la problématique économique du salaire en tant que prix du travail en problématique de l’appropriation de la force de travail ouvrière que l’on peut mettre au jour ce que Marx appelle le « secret » de l’extorsion de survaleur, donc le « secret » de la forme spécifiquement capitaliste d’exploitation et d’accumulation. Cependant, pour Althusser, ce moment est surtout celui qui illustre le plus clairement ce qu’il appelle la « lecture symptomale » dont il pense que Marx s’est servi pour renverser les présupposés idéologiques de l’économie politique et produire un nouvel « objet de connaissance » à travers la déconstruction de l’ancien. Peut-être aussi est-ce le moment où la « coupure épistémologique » à l’origine de la science marxiste apparaît comme inachevée et d’une certaine façon interminable, puisque, selon Althusser, Marx n’est pas lui-même absolument conséquent dans la reconnaissance de l’incompatibilité des deux discours. Pour Tronti, en revanche, ce point est celui où l’idée du « double caractère du travail », qui est à la racine de la déduction marxienne des formes de la valeur, change de signification : au lieu de servir à rapporter abstraitement les aspects antithétiques de la marchandise (dénommés « valeur d’usage » et « valeur d’échange ») à des attributs hypothétiques de la substance travail qui les engendreraient séparément, ou concurremment, il s’agit de montrer comment le « travail abstrait » est concrètement incorporé au capital dans la forme d’une classe d’ouvriers (ou de « forces de travail » humaines) interchangeables et homogènes entre eux. Il s’agit donc de faire comprendre que c’est la survaleur qui commande l’intelligibilité de la valeur, et non l’inverse, même si ce procès est masqué sous l’apparence d’un rapport contractuel attachant des ouvriers individuels à des capitalistes individuels. Renverser cette apparence est aussi ce qui permet de faire voir la différence entre deux types de « conflits du travail » : l’un relatif, celui qui porte sur le niveau des salaires et la part qu’ils représentent dans l’ensemble des revenus sociaux, débouchant sur une négociation permanente, l’autre qu’on peut dire absolu, ou inconciliable, puisqu’il a pour contenu la violence même de la réduction du travailleur à la condition de « facteur de production » dans l’accumulation du capital.

Partant de là nous pouvons nous engager dans différentes directions, de façon à illustrer le fossé qui progressivement se creuse entre les deux auteurs, bien qu’à partir du même choix « stratégique » quant au point d’application de la critique de l’économie politique. J’en évoquerai brièvement deux, l’une méthodologique, l’autre substantielle.

La conséquence méthodologique concerne les usages de la catégorie d’idéologie de la part des deux auteurs. Il est bien connu qu’Althusser a évolué sur ce point. Je me limite donc à l’usage qu’il en fait dans Lire le Capital. Des deux côtés, il faut prêter attention aux définitions formelles mais aussi aux exemples invoqués et aux applications proposées. La catégorie d’idéologie reste dans les deux cas connotée négativement, même si, on le sait, elle renvoie aussi pour Althusser à un « processus primaire » de reconnaissance et de méconnaissance, qu’on pourrait dire anthropologique (bien qu’il ait évité ce terme en raison de sa proximité avec le discours humaniste), débouchant sur l’idée qu’il n’existe rien de tel qu’une existence sociale « hors idéologie ». Tous deux en font aussi un usage critique pour analyser les contradictions internes du mouvement ouvrier. La forme dominante de l’idéologie contre laquelle il faut rétablir l’analyse de la forme-salaire combine une notion de calcul économique (qui, chez Tronti devient une « planification » capitaliste) avec un discours « humaniste » fondé sur l’idée de justice, qui entraîne le refoulement du rapport de classe inhérent au procès de production. Or cette combinaison, qui forme le cœur de l’idéologie bourgeoise dominante, s’est trouvée reproduite à l’intérieur du mouvement ouvrier (jusque dans les formules staliniennes qui nous apparaissent aujourd’hui comme d’étonnantes anticipations du discours du « capital humain »)8. Il est intéressant de noter également que, pour Althusser, ce qu’il y a de plus dérangeant dans cet effet de domination idéologique renvoie au fait que, de plus en plus, les sociétés capitalistes et socialistes se sont mises à parler le même langage de l’efficacité, terrain sur lequel elles entrent en concurrence, mais qui a pu aussi être invoqué (ces interprétations étaient très à la mode dans les années de la « coexistence pacifique ») pour illustrer l’idée de convergence entre « systèmes » politiquement antagoniques, mais reconnaissant en dernière analyse la même nécessité technologique et économique9. Pour Tronti, en revanche, l’aspect principal réside dans le fait que le mouvement ouvrier est devenu lui-même le principal « organisateur » de la production, ou l’instrument conscient du « plan du capital », autrement dit un élément dans le passage à une forme de capitalisme où les conflits portant sur la redistribution, si aigus qu’ils puissent être, sont devenus fonctionnels à l’intérieur d’un projet « commun » de croissance économique et d’élévation de la productivité du travail. Cette forme est aussi celle de l’émergence de l’État « social », de la politique économique keynésienne et du « compromis fordiste » entre les classes tel qu’élaboré après le New Deal américain et la victoire des démocraties occidentales sur le fascisme. À partir de cette caractérisation sommaire, nous pouvons mettre en place la grande divergence des deux « critiques de l’idéologie » issues de la lecture du Capital en tant que « critique de l’économie politique » et de sa confrontation avec le développement du réformisme au sein des organisations marxistes. À l’époque de Lire le Capital, Althusser voit l’idéologie essentiellement comme l’autre de l’analyse scientifique de l’exploitation, et par conséquent il attribue à la science marxiste convenablement restaurée ou même refondée la fonction démystificatrice qui met à jour les racines de l’idéologie (verum index sui et falsi), alors que pour Tronti l’idéologie est essentiellement l’autre du réalisme politique, capable d’identifier en toute circonstance le noyau d’antagonisme irréductible inhérent aux rapports de production, quelle que soit la complexité des médiations engendrées par le compromis de classe. Il s’agit donc pour lui essentiellement de dissoudre l’apparence d’un intérêt commun à toute la société, parfois engendré par les modalités mêmes de la lutte de classes (mais le voile se déchire dans les grands moments révolutionnaires, et surtout, comme on va le voir, sur les lieux mêmes de l’exploitation du travail). Althusser ne serait sans doute pas opposé à cette conclusion, mais il reste que pour lui, ce que les « apparences » de la circulation et du fétichisme des marchandises ont pour fonction de masquer, c’est avant tout la structure dont elles sont elles-mêmes les effets, et sans lesquelles elle ne pourrait pas se reproduire, alors que pour Tronti ces apparences masquent essentiellement un antagonisme dont elles retardent ou modèrent l’aggravation, même si, au bout du compte, l’antagonisme doit éclater au grand jour, parce qu’il est le moteur même de la production. La « structure » et les conditions de sa reproduction forment chez Althusser l’objet par excellence de la théorie, ou mieux le problème fondamental qu’il s’agit de résoudre, cependant que chez Tronti « l’antagonisme » est la situation typique dans laquelle une pratique politique de classe se convertit en action révolutionnaire, et par conséquent l’identification des lieux ou des sites dans lesquels les conflits sociaux en général deviennent des antagonismes, commande la possibilité même d’une pratique révolutionnaire. Évidemment, Althusser et Tronti sont tous les deux « marxistes » : c’est pourquoi la « structure » d’Althusser est fondamentalement structure d’un antagonisme, structure du conflit de classe, de même que l’antagonisme de Tronti est « structural », ou se trouve constamment reproduit en même temps que la domination capitaliste et la résistance à laquelle elle donne lieu, mais le fait de hiérarchiser autrement les catégories, comme je le suggère, ouvre un fossé qui ne cesse de s’élargir à mesure que nous procédons dans les deux lectures.

D’où ce que j’ai appelé l’élément de divergence substantielle. Des deux côtés on souligne l’importance d’un autre développement du Capital, donné dans le chapitre du Livre I sur la « reproduction simple », où Marx termine sa phénoménologie des luttes de classes associées à différentes « méthodes » d’extraction de la survaleur par une discussion des « lois » ou « tendances » de l’accumulation capitaliste, en montrant que la production capitaliste ne « produit » pas seulement des marchandises ou de la survaleur, mais reproduit les rapports de production eux-mêmes. Or « structure » et « antagonisme » sont en un sens les deux faces de ce « rapport de production », indiscutablement la notion centrale du Capital de Marx, celle qui, en termes althussériens, définit son « objet ». Mais le fait de lire l’exposition suivant une hiérarchie inverse conduit à deux façons radicalement hétérogènes, et même incompatibles, de désigner le point où l’apparente stabilité du capitalisme (voire son « éternité ») peut se trouver remise en question et déstabilisée : dans la lecture d’Althusser, ce sont essentiellement les conditions superstructurelles de la « reproduction » des rapports de production, alors que chez Tronti c’est essentiellement la possibilité que l’antagonisme monte aux extrêmes, ou soulève – comme le disait Marx lui-même dans son chapitre sur la grande industrie – une question « de vie et de mort », dont le lieu matériel est la fabrique elle-même.

À partir de là, j’indiquerai un second point d’hérésie, où se superposent à nouveau les dimensions théoriques et les implications politiques. Je veux parler du problème de la totalité, comme catégorie philosophique mais aussi comme schème d’articulation de l’histoire et de l’action politique. Comme nous savons, l’opposition vient d’abord du fait que, pour Tronti, il existe une totalité, ou mieux, sans doute, une totalisation des luttes politiques dont le sujet est la classe ouvrière, parce qu’il existe un centre, objectivement déterminé comme le lieu de la société où se déterminent les tendances de transformation de la société (en particulier ses transformations technologiques), et subjectivement comme le lieu où se cristallise une « guerre civile » décisive entre les deux « partialités », c’est-à-dire les deux points de vue de classe. C’est en somme le lieu où la « dernière instance » historique surgit comme telle, vient au jour dans sa figure politique. Centralité et partialité sont les deux catégories clés de la politique trontienne. Mais nous savons qu’Althusser, au contraire, avait énoncé dans Pour Marx, formule devenue célèbre, que « l’heure solitaire de la dernière instance ne sonne jamais », ce qui conduit à l’idée que toute « totalité sociale » est décentrée, et même à l’idée qu’il n’y a pas de centre, ou que la représentation d’un « centre » est une construction idéologique reflétant, en particulier, les conditions de fonctionnement de l’appareil d’État. Je suis toujours convaincu que ceci constitue l’un des dilemmes les plus intéressants de la théorie critique contemporaine, dont le marxisme a fourni non seulement l’occasion, mais le véritable champ d’élaboration. Et, pour le faire comprendre, je demanderai ici la permission d’un petit détour.

Disons les choses un peu brutalement : la principale réussite philosophique d’Althusser dans Lire le Capital demeure à mes yeux, à côté de la « lecture symptomale », son « esquisse du concept de temps historique ». Il la présente comme une « digression » dans le cours de la recherche de « l’objet » de la science de Marx, tenant au fait que cet objet est historique, ou comporte une dimension intrinsèquement temporelle. Mais souvent en philosophie les « digressions » sont plus importantes que le résultat auquel elles prétendent mener, et c’est ici le cas. Malheureusement ce développement très original se trouve couplé avec un développement catastrophique, qui en a pour une bonne part déterminé la réception à l’époque et depuis. Dans le chapitre sur le temps historique, Althusser donne une superbe critique du « présentisme » de Hegel, sa conception du présent comme récapitulation des moments du développement historique dans une totalité régie par un « principe » caractéristique de chaque époque10 ; dans le suivant (« Le marxisme n’est pas un historicisme »), il emprunte la méthode stalinienne de l’identification des « déviations de droite et de gauche » pour exécuter ensemble Lukács et Gramsci, et notamment réitérer contre Gramsci et sa prétendue réduction de la philosophie à l’histoire, puis de l’histoire à l’idéologie ou à la culture, une version très dogmatique du « matérialisme dialectique ». Cette contradiction entre les deux chapitres appelle évidemment une « lecture symptomale »… En fait la thèse principale d’Althusser, portant sur la « non-contemporanéité à soi du présent », ou son hétérogénéité intrinsèque, qui est précisément le site et la condition de l’action politique, peut sans doute être comprise de deux façons. La plus simple, directement dérivée de l’opposition avec Hegel, consiste à expliquer que, la « totalité » hégélienne étant toujours réductible en dernière analyse à l’expression d’un même principe spirituel (même si elle est faite de multiples moments, ou « masses », comme dit Hegel), sa temporalité ou son mode de temporalisation doit réconcilier le continu et le discontinu dans la primauté ontologique d’un « présent essentiel », qui n’est rien d’autre que la réflexion (si ce n’est la conscience de soi) de ses propres conditions historiques. Inversement, sur la base de sa lecture de l’Introduction de 1857 à la Critique de l’Économie politique (contemporaine des Grundrisse), où ne figure aucun principe interne engendrant la multiplicité du tout, mais seulement cette multiplicité même, articulant de façon « inégale » des pratiques ou des instances sociales, et les soumettant à un certain rapport de domination, Althusser attribue à Marx l’idée d’un temps structural dont la forme d’existence (Dasein) est la non-contemporanéité à soi, un temps qui, par conséquent, ne cesse de différer de lui-même, ou de disloquer ses propres développements l’un par rapport à l’autre, comme s’il était en permanence à la remorque d’une impossible synchronisation. Je dirai que ceci constitue la lecture exotérique du texte d’Althusser, et elle n’est certainement pas fausse. Mais on peut en proposer une radicalisation, qui se fait jour chez Althusser lui-même en particulier dans son usage de la terminologie freudienne des « instances », plutôt que dans la simple référence à des « niveaux » ou « éléments » de la totalité sociale11. L’hétérogénéité des temps historiques n’est plus alors une simple dimension phénoménologique des processus qui ont leur siège dans une totalité complexe ou structurée : elle forme en réalité la seule réalité de cette totalité elle-même, ou, comme dira Althusser dans l’essai introductif rédigé après-coup pour l’ensemble du volume (« Du Capital à la philosophie de Marx »), l’effet de société en tant que tel. Pour le dire brutalement, la conséquence d’une telle lecture « ésotérique », c’est que nous ne devons plus nous représenter une totalité sociale ou historique comme une structure donnée (dans un sens « réaliste » de l’idée de structure) ou (de façon … « structuraliste ») comme l’invariant d’un ensemble de variations, d’où dériverait la possibilité de différencier et d’ordonner dans leur complexité respective les « conjonctures » dans lesquelles prennent place – ou non – les transformations historiques (notamment les révolutions). C’est au contraire de poser que les seuls « objets » de la théorie sont les conjonctures elles-mêmes, et que la catégorie de « structure » n’a pas d’autre usage que de servir à conceptualiser la complexité intrinsèque d’une conjoncture, le « moment actuel » dans lequel historiquement certaines tendances l’emportent sur d’autres, et certaines forces deviennent dominantes, suivant un rapport de forces qui peut s’inverser. La catégorie quasi-transcendantale de la « surdétermination » (qui sera bientôt couplée avec celle de la « sous-détermination » dans une ambivalence caractéristique) ne descend plus alors de la « structure » vers la « conjoncture », ou de la totalité (Ganzheit) vers l’existence (Dasein), mais elle exprime le caractère « conjoncturel » de toute « structure » réelle. Au prix sans aucun doute d’un forçage (ou d’une rectification) de la façon dont Marx lui-même avait compris sa propre idée de « loi » (ou « tendance ») du développement historique, la thèse déjà mise en valeur dans Pour Marx, où elle se fondait sur l’interprétation des conditions de possibilité de la Révolution russe, est réaffirmée et poussée d’un cran, pour s’appliquer non seulement aux configurations de forces sociales, aux déplacements de leurs conflits d’une sphère à une autre (l’économie, les institutions politiques, le champ des luttes idéologiques) mais aux « condensations » momentanées d’une multiplicité d’antagonismes dans une situation de crise qui sont l’essence même de l’historicité. Dans l’histoire il n’y a que du temps, mais le temps a perdu toute « idéalité », il coïncide avec la matérialité hétérogène de ses propres décalages.

Revenons alors à la description par Tronti de la phénoménologie des luttes de classes dans le mode de production capitaliste : elle se fonde sur une remarquable mise en série des types de conflits analysés par Marx, depuis la « guerre civile prolongée » à laquelle il identifiait les luttes séculaires pour la limitation de la journée de travail jusqu’à la violence du système de fabrique « automatique » et « autocratique » engendré par la révolution industrielle, et de là aux formes d’antagonisme qu’engendre la division du travail dans le capitalisme contemporain, où la classe ouvrière ne consiste plus en une simple juxtaposition de travailleurs individuels soumis aux mêmes conditions d’embauche (au même type de contrat de travail), mais forme une masse organisée avec ses institutions propres (le syndicat, le parti), élevant l’antagonisme social au niveau d’un rapport entre la force de travail collective et l’ensemble de la classe capitaliste (ce que Marx avait appelé le Gesamtkapitalist, dont les intérêts et la stratégie ne sont pas réductibles à ceux des capitalistes individuels). Ici Tronti transpose à l’antagonisme lui-même, donc à chacun des « termes » du rapport social, le raisonnement que Marx avait esquissé à propos de la « survaleur relative » comme moyen de combiner l’exploitation avec l’élévation de la productivité. Ce qu’il appelle, derrière l’apparence du marché, le « plan du capital », dans une sorte d’application inversée du célèbre « théorème » d’Oskar Lange. Et ce qui intéresse Tronti, c’est le fait que la négativité représentée par la classe ouvrière soit en même temps, d’un même mouvement, ce qui induit la croissance du capital, le développement technologique du capitalisme industriel, et ce qui menace d’interrompre l’accumulation ou même d’en anéantir les conditions de possibilité. Car la lutte de classe ouvrière ne se limite pas à une résistance opposée aux abus et à la violence de l’exploitation, mais débouche en permanence sur un refus de la forme même du travail aliéné. À ce point précisément intervient la « montée aux extrêmes », sous-tendue par une grande problématique (plus clausewitzienne et nietzschéenne que schmittienne encore à cette époque ?) de l’affinité entre la lutte des classes et la guerre12. Quand le « caractère destructeur » du rapport social de production est retourné contre lui par les ouvriers, un moment de vérité se produit, qui s’avère plus ou moins durable dans le temps, mais ne peut rester sans conséquences puisqu’il contraint le capital à réorganiser ses stratégies d’exploitation à l’échelle sociale, en appliquant de nouvelles technologies et en inventant de nouvelles formes de division du travail, de « scientific management » et de rétribution de la force de travail (de nouvelles figures du salariat), révolutionnant ainsi de façon « active » (différence d’interprétation avec Gramsci) non seulement la « composition organique » du capital, mais ce que Tronti appelle sa « composition politique ».

Ce qui ne manque pas d’ironie, c’est que le moment de vérité ainsi défini pourrait très bien être analysé dans les termes qui, pour Althusser, caractérisaient le concept hégélien de temps historique (et ses réitérations marxistes), comme « coupe d’essence » dans la continuité du temps. Or nous savons que c’est à cette notion d’une « coupe d’essence » identifiée au présent métaphysique qu’Althusser avait rattaché son affirmation selon laquelle il ne peut exister de « politique hégélienne ». Nous voyons ici que les choses sont un peu plus compliquées qu’il ne le pensait, puisque, dans la représentation « décisionniste » de la cristallisation de l’antagonisme que propose Tronti, au moment où la négativité de la classe envers les conditions de son existence s’exprime pleinement, et devient incompatible avec la figure de la reproduction (ou de la « subsomption réelle ») de la force de travail sous les rapports capitalistes, le cadre hégélien (et même lukacsien) est en quelque sorte subverti de l’intérieur. Cela tient d’abord aux développements de la thèse « opéraiste » caractéristique sur la « centralité de l’usine » : double centralité en fait, comportant à la fois l’idée que dans le capitalisme contemporain (celui de l’industrie « fordiste »), la société toute entière est devenue un prolongement des relations capital-travail instituées dans l’usine, en particulier pour ce qui concerne les hiérarchies professionnelles et les modes de négociation du fonds salarial qui permettent de réguler les conflits sociaux, et l’idée que l’usine est comme telle la scène politique, où le « travail social abstrait » se métamorphose en une classe ouvrière révoltée, tandis que les capitalistes individuels sont obligés de se soumettre à une discipline d’ensemble de leur classe, en faisant entrer leurs intérêts et leurs calculs dans une stratégie d’exploitation commune, qui est celle du Gesamtkapital. On comprend ainsi pourquoi, dans l’œuvre de Tronti et d’autres opéraistes, l’usine n’est plus simplement – comme chez Marx – le lieu matériel où se développent les forces productives et où prend place leur exploitation, mais le lieu ultime où les acteurs politiques avec leurs stratégies antagoniques vont s’affronter. Au bout du compte c’est le lieu où se forme et se régénère le « monopole de la violence organisée », donc l’État comme Léviathan. Mais ceci conduit à une conclusion encore plus risquée : l’affrontement politique comporte deux niveaux superposés. Le premier, c’est celui des luttes politiques dans lesquelles s’affrontent des forces (de classe) qui sont comme des camps où des armées : c’est pourquoi Tronti se tient toujours au plus près de l’analogie établie par Marx dans le Manifeste communiste et reprise dans le Capital sous une forme modifiée, entre la lutte des classes et une « guerre civile » prolongée. C’est la guerre civile ou la guerre sociale qui manifeste le caractère politique de la lutte des classes « économique », en frappant d’impossibilité la « police » ou le « gouvernement » des luttes ouvrières de la même façon que d’autres conflits sociaux peuvent être contrôlés par les élites dirigeantes13. Mais la « guerre civile » ne se réduit certainement pas à une « lutte à mort » entre des adversaires déjà constitués. C’est tout l’enjeu de la discussion sur la « composition politique du capital ». En dernière instance c’est une lutte qui a pour enjeu la possibilité pour chaque classe de s’organiser elle-même en désorganisant la classe adverse14. Pour le capital, « organiser » (voire planifier) la production, c’est démanteler ou neutraliser en permanence les organisations de classe de la classe ouvrière, de même que pour la classe ouvrière organiser sa propre lutte (et donc sa consistance politique comme classe), c’est « saboter » le plan du capital ou le rendre inopérant. On a ici, me semble-t-il, une forme de « surdétermination », mais différente de celle que théorise Althusser, puisqu’elle ne repose pas sur une extériorité de facteurs ou d’instances, et donc d’« histoires » singulières entremêlées dans l’histoire des luttes de classes (y compris, pour lui, les histoires hétérogènes de la bourgeoisie et du prolétariat), mais sur la dissymétrie ou dissimilation des adversaires qui émerge à partir d’un seul rapport de production, ou de l’aliénation du travail. Deux modes de surdétermination, sans doute, mais qui en un sens cherchent à affronter la même question : la genèse du moment révolutionnaire comme instant d’« exception », interruption de la reproduction de la domination. De ce point de vue d’ailleurs, il est probablement significatif que le seul lieu où, à ma connaissance, Tronti a mentionné Althusser, longtemps après l’événement, est un passage de son autobiographie politique, Noi operaisti, où il cite avec approbation l’essai posthume d’Althusser, Machiavel et nous, pour son idée que toute pensée de la politique est non seulement une pensée de la conjoncture, mais une pensée sous la conjoncture, soumettant « l’objectivité » et la « partialité » de ses analyses au rapport de forces et d’instances dont elle fait elle-même partie. Et le seul endroit où Althusser mentionne Tronti est une note de Lire le Capital où il cite un article de 1959 dans lequel Tronti commentait le célèbre éditorial de Gramsci en 1917 : « La révolution contre Le Capital »15. Je vois dans ces allusions le symptôme d’une insistance de la question de la révolution comme présent, moment actuel (Jetzt-Zeit) qui demeure à venir parce qu’il n’est plus là.

Comment conclure ? Les affinités sont évidentes : antihistoricisme, antihumanisme, anti-économisme. Les incompatibilités ne le sont pas moins : primat de la « théorie » comme transformation du concept de science en méthode d’analyse des conjonctures et de leur caractère imprévisible, mais au prix sans doute d’un détour spéculatif (« épistémologique ») abusif, ou primat du « politique », transféré d’un parti à un autre dans la relation de pouvoir instituée par le capital, au prix peut-être d’une réduction tendancielle de la pratique à la décision, et de l’identification du lieu de la politique avec un seul emplacement social promu à l’autonomie par la révolution industrielle. Si nous nous retournons vers notre point de départ, nous dirons que ce qui est ainsi illustré est une antinomie propre au projet d’organisation – à la « forme parti » – dans la tradition marxiste révolutionnaire du XXe siècle (peut-être faudrait-il préciser : la tradition du marxisme européen). Il parait difficile de retrouver aujourd’hui à l’identique ces idées de la « révolution ». Et pourtant elles restent étrangement vivantes dans nos tentatives pour associer politique et théorie dans la forme d’une « grande » pensée. Autre façon de constater que l’histoire ne se réduit pas à la linéarité « vulgaire » d’une simple succession d’époques.

 

Texte prononcé en français lors de la journée d’étude « Actualités d’Ouvriers et capital » le 11 juin 2016 à l’université de Nanterre et en anglais lors du colloque « Re-reading Capital, 1965-2015 », le 6 Décembre 2015 à l’université de Princeton, à paraître dans les Actes du Colloque.

 

 

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  1. Je me réfère aux éditions suivantes : Louis Althusser et al., Lire le Capital, Nouvelle édition revue, Quadrige/PUF 1996 ; Mario Tronti, Operai e capitale, Giulio Einaudi editore, Saggi, 1971. La nouvelle édition de la traduction complète d’Ouvriers et Capital par Yann Moulier-Boutang parait aux éditions Entremonde avec une préface d’Andrea Cavazzini et Fabrizio Carlino (2016). []
  2. Et même trois si l’on compte la Yougoslavie très influente dans le communisme occidental, en raison notamment de ses convergences avec le trotskysme. Voir l’irremplaçable ouvrage de Stanley Moore: Three Tactics. The Background in Marx, Monthly Review Press 1963. []
  3. Régis Debray : Révolution dans la révolution ? Lutte armée et lutte politique en Amérique latine, François Maspero 1967. L’expression avait déjà été employée par Pierre Bourdieu comme titre d’un article sur la guerre de libération algérienne dans Esprit, janvier 1961. []
  4. A. Cavazzini : Enquête ouvrière et théorie critique. Enjeux et figures de la centralité ouvrière dans l’Italie des années 60, Presses de l’Université de Liège, 2013. []
  5. En particulier Alberto Asor Rosa dans le livre de 1965, Scrittori e popolo, qui cible aussi Pasolini. []
  6. À l’exception de Mao, mais dont il n’a au fond jamais commenté qu’un seul texte : De la contradiction : voir É. Balibar : « Althusser et Mao », http://revueperiode.net/althusser-et-mao/ []
  7. Ainsi, récemment, David Harvey, malgré tous ses mérites : A Companion to Marx’s Capital Volume One, Verso 2010. []
  8. « L’homme le capital le plus précieux » (discours du 4 mai 1935). []
  9. Voir Raymond Aron : Leçons sur la société industrielle, derrière laquelle il faut lire l’influence de l’ouvrage fondamental publié par Burnham (ancien militant trotskyste devenu expert de la C.I.A.) en 1941 : Managerial Revolution, traduit en français en 1947 avec une préface de Léon Blum dans la collection dirigée par Raymond Aron, sous le titre L’Ère des organisateurs. []
  10. Critique qui n’est pas sans affinités secrètes avec la critique heideggérienne de l’hégélianisme comme version idéalisée de la « conception vulgaire du temps ». []
  11. Voir mon essai « L’instance de la lettre et la dernière instance », Actuel Marx, n° 59, Premier semestre 2016. []
  12. Je ne sais pas à quel moment Tronti a lu ou relu attentivement Benjamin pour l’incorporer à sa pensée de la révolution. Je suis tenté de dire : après « Ouvriers et capital », dont la vision de la « guerre de classes » est toujours marquée d’un « optimisme » historique assez éloigné de la mélancolie benjaminienne. []
  13. Notons que, dans un célèbre développement des Cahiers de la prison portant le titre « Analyse des situations et rapports de forces », Gramsci avait situé le rapport des forces « militaires » au sommet de la hiérarchie des formes de la lutte des classes (dont la lutte « économico-corporative » constitue la forme élémentaire). Il est difficile de savoir comment cette formulation peut être croisée avec l’antithèse établie par ailleurs entre la « guerre de mouvement » (qui semble avoir des affinités avec la stratégie « classe contre classe ») et la « guerre de positions » (qui a au contraire d’évidentes affinités avec la stratégie de « front populaire »). À bien des égards les formulations de l’opéraisme trontien opèrent un « court-circuit » entre les deux extrémités du spectre déployé hypothétiquement par Gramsci. []
  14. Cette idée a incontestablement, dès Operai e Capitale, des affinités avec la façon dont Carl Schmitt, dans la période de sa confrontation directe avec le fait et la théorie de la  « dictature du prolétariat » (en particulier dans l’essai de 1923 Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus) avait décrit dans une terminologie sorélienne un conflit du second ordre entre deux « mythes », c’est-à-dire deux façons de mobiliser les masses dans le champ de la politique contemporaine : le « mythe » nationaliste tel qu’il est mis en œuvre par le fascisme, et le mythe socialiste de la conscience de classe, tel qu’il est mis en œuvre par le communisme. []
  15. Mario Tronti, Noi operaisti, DeriveApprodi, 2009, p. 67 ; L. Althusser, Lire le Capital, op. cit., p. 312, note 10. []
Étienne Balibar