Ces Thèses sur le communisme possible sont le résultat d’un travail commun. Un travail qui a commencé avec la Conférence de Rome sur le communisme au centre social ESC – Atelier et à la Galerie Nationale. Les thèses ne sont pas une synthèse équilibrée de la Conférence. Au contraire, les thèses essaient de reproduire la puissance de ces journées en termes de qualité et de participation. Mais elles le font « en prenant position ». Elles sont partielles, assertives, comme l’exige la forme stylistique choisie, et pourtant provisoires. Il ne s’agit pas, en effet, de conclure le débat, mais de poursuivre ce qui a été à peine ouvert avec la Conférence. Une fois le sujet présenté, il s’agit d’insister sur les variations et, lorsque ce sera de nouveau possible, d’improviser sans relâche. C’est seulement ainsi que les Thèses auront une fonction qui ne sera pas marginale. Si elles sont déjà, sans aucun doute, la manière choisie par le collectif « C17 » pour fêter l’Octobre, elles demandent surtout, dans la perspective d’une nouvelle Conférence sur le communisme, une réponse et un contraste : elles demandent un futur.
1. Spectre
Là où le Parti Communiste est au pouvoir, le communisme a disparu depuis longtemps. À sa place, le marché et l’exploitation dominent, mais sans les Parlements et la liberté d’opinion. Le communisme est une histoire dégénérée, défaite, refoulée, en Europe comme dans le monde. Il est rare qu’une défaite existe encore comme spectre et ait la capacité d’effrayer : c’est le cas du communisme. Le mot est imprononçable, son sens et son projet sont difficiles à éclaircir. Mais l’ennemi continue à avoir les idées claires ; bien sûr, il n’est pas terrorisé comme en 1848, et il a appris à anticiper : le capitalisme contemporain effraie pour ne pas être effrayé. Nous savons, depuis Hobbes, que la peur constitue le souverain : aujourd’hui la peur, le chantage permanent des vies précaires rendent possible l’exploitation. Mais si la situation est celle-ci, le compte n’y est pas : les vies, bien que précaires et toujours au travail, sont un péril et non seulement en péril. Communisme est le nom de cet excédent qui, malgré tout, continue à faire peur. La victoire du capital, comme une némésis, n’arrête pas de produire cet excédent (de relations, mobilité, force-invention, coopération productive etc.). La victoire du capital, comme une némésis, n’arrête pas de produire les conditions objectives du communisme : la réduction du « travail nécessaire » à la reproduction sociale de la force de travail.
2. Néolibéralisme
« Capitaliser la révolution. » : depuis 1968, c’est le signe de la grande transformation dans laquelle nous sommes plongés. Si avec les luttes la vie sort des gonds de l’usine, il faut la suivre partout, mettre au travail ses traits uniques et inimitables, faire du business avec les goûts esthétiques et les conduites de chacun, transformer la machine en prothèse du « cerveau social » (les technologies numériques et de la communication : de l’ordinateur à l’internet, des Smart Phones aux Social Networks) et le General Intellect en algorithme. C’est ceci qui s’est passé, tandis que la mondialisation fonçait et qu’une accumulation violente investissait l’est et le sud du monde. Penser les deux processus séparément, ou en opposition, est une erreur pleine de conséquences politiques néfastes : la mondialisation néolibérale est une trame avec une temporalité multiple et hétérogène ; un espace commun en tant que segmenté. Nous pouvons comprendre la Silicon Valley à travers les zones économiques spéciales de la Chine ou de la Pologne et inversement. Le néolibéralisme, plus précisément, est la contre-révolution, la réponse capitaliste à 1968, événement de lutte – de la Sorbonne au Vietnam, de Berkeley à Prague, de Rome à Tokyo – pleinement mondial. Penser la mondialisation sans avoir compris les élans décoloniaux signifie ne pas la penser du tout. Insister sur l’économie de la connaissance sans prêter attention aux mouvements étudiants ou aux mouvements ouvriers refusant le travail signifie remettre entièrement l’innovation technologique au commandement capitaliste. Le néolibéralisme a re-proposé – à l’échelle mondiale, avec différents niveaux d’intensité, et en les rendant chroniques – des phénomènes d’accumulation originaire : la dépossession via le land grabbing de millions et millions d’hommes et de femmes va avec la privatisation des savoirs, avec les brevets ; l’érosion du salaire indirect via la fiscalité régressive et la rationalisation du welfare, avec la compression du salaire direct, avec les procès de précarisation du travail ; l’incarcération de masse des pauvres, avec l’usage de la force de travail migrante visant à déstabiliser les rigidité salariales; la convergence, toujours moralement condamnée, entre l’économie criminelle et les affaires « propres ». L’appauvrissement, mais en même temps, l’accès généralisé à la consommation et aux technologies ; une mobilité renouvelée et la diffusion des murs aux frontières ; l’exaltation des différences et la radicalisation de l’exploitation : le néolibéralisme est la combinaison, toujours réactivée, de ces processus.
3. Crise
Les économistes disent que la crise dans laquelle nous continuons à nous enfoncer est une Grande dépression. Grande comme celle des années ’70 du XIXe siècle, comme celle déclenchée en 1929, qui s’est calmée seulement après des dizaines de millions de morts, en 1945. En reprenant le vocabulaire des années 1930, certains économistes parlent de « stagnation séculaire » : des décennies de faible croissance, salaires bas, chômage grandissant, pauvreté. Il y a de quoi espérer… La crise, d’ailleurs, n’est plus seulement une maladie, mais le traitement quotidiennement adopté pour que le germe s’étende. La question s’impose : pourquoi, si le capitalisme a vaincu partout, y a-t-il besoin de la crise pour gouverner le monde ? Une première réponse nous indique que le monde n’est pas gouverné du tout : l’hégémonie américaine est au crépuscule ; un nouveau multipolarisme géopolitique apparaît, menaçant ; la guerre tue en périphérie et au centre, et elle est menée avec les armes, les attentats, la monnaie, le commerce. Une seconde réponse nous dit que la crise est la forme de gouvernement de la force de travail. Justement parce que la victoire du capital n’arrête pas de produire, contre son gré, les conditions objectives du communisme, alors le commandement du capital rétablit sans arrêt la part de violence extra-économique qui en avait caractérisé les origines depuis le XVIe siècle.
Plus le robot remplace le travail humain, moins le capitalisme peut se permettre la justice sociale et la démocratie. Plus les sujets incorporent les instruments de production, plus il sera nécessaire de les démoraliser, de les appauvrir, de les discipliner. La gestion néolibérale de la crise lie le contrôle des conduites à une recrudescence des disciplines, qu’elles soient la contrainte au travail, la violence masculine contre les femmes, la répression des pauvres et des migrants (de l’internement aux expulsions). Le visage le plus connu du capitalisme-crise est Donald Trump : un millionnaire proche de Goldman Sachs, donc de Wall Street, qui ne s’éloigne pas de la droite nationaliste et raciste, mais au contraire la défend et, quand il peut, la favorise. Le néolibéralisme, qui pendant des années a rimé avec la mondialisation, renforce son pôle le plus agressif et autoritaire ; l’espace de la finance épouse celui des murs, de la discrimination, de la patrie. De plus, dans la crise, l’archaïsme de la souveraineté ressurgit : la guerre civile et celle contre les pauvres. Dans ce contexte, si la gauche néolibérale – celle à la mode à l’époque de Clinton, Blair et Schröder – se ratatine un peu partout, la droite néolibérale se redécouvre chauviniste et n’exclue pas la rhétorique fasciste.
4. Prolétariat
Si tout ce qu’on a écrit jusqu’à maintenant est vrai, il n’est plus possible de définir le prolétariat sans tenir compte de l’hybridation de la production et de la reproduction, de la mondialisation (et de sa crise), de l’hétérogénéité des temps historiques du capital (« la non-contemporanéité des contemporains »). Le travail, en effet, peine à se distinguer de la vie ; non seulement parce que temps de vie et temps de travail tendent à s’identifier, mais aussi et surtout parce que pour travailler et pour produire la survaleur il faut absolument exploiter les ressources affectives, relationnelles, symboliques qui articulent la vie et sa reproduction. De même, il est impossible de décrire les sujets productifs sans mettre au centre de l’analyse leur mobilité, même quand celle-ci est entravée ou largement mobilisée pour favoriser la construction de nouvelles hiérarchies dans le marché du travail. Et encore : dans le même territoire peuvent cohabiter des entreprises hi-tech, des formes d’embrigadement et de quasi-esclavage dans la production agricole, du travail de soin sous payé, de l’économie informelle et criminelle. Le prolétariat doit donc toujours se définir en tenant compte de trois aspects : différence sexuée ; dimension transnationale (nouveau régime migratoire : hiérarchisation des races) ; multiplication du travail (et des formes d’exploitation). La classe ouvrière blanche – « masculine, trop masculine » – n’a jamais été tout le prolétariat. La révolution russe, par exemple, commence avec la grève des femmes, le 8 Mars 1917. Le prolétariat, qui comprend évidemment aussi la classe ouvrière mondiale (avec une forte attention du côté de la Chine ou du Bangladesh, etc.), aujourd’hui plus que jamais est féminin, jeune, scolarisé ; il est noir, il est migrant. À l’intersection de ces éléments, ensuite, on retrouve les sujets exploités de la scène contemporaine. Un prolétariat qui est majoritaire, mais qui est constitué de minorités : un tissu hybride qui se soustrait à l’identité.
5. Lutte de classe
Lorsque la production et la reproduction se superposent, jusqu’à leur confusion, il n’y a pas de lutte de classe qui ne soit pas aussi un conflit pour l’affirmation et la défense des formes de vie. La lutte économique, celle qui a été historiquement déléguée au syndicat, perd ses frontières, déborde continuellement sur le terrain de la sexualité, de la formation, du droit à la ville, de l’antiracisme, de la communication. En ce sens, la traditionnelle distinction entre lutte économique et lutte politique est mise à mal. On assiste plutôt à des processus de politisation qui insistent et se déplacent sur la scène productive autant que dans la coopération sociale, dans les conduites personnelles autant que dans la défense des commons, dans la sphère intime autant que dans les relations sociales. La lutte de classe c’est la grève mondiale des femmes aussi bien que Gezi Park et Black Lives Matter, les affrontements – durs et continuels – pour les augmentations salariales en Chine et en Inde, et les premières grèves des travailleurs d’Uber et Foodora. Comme les femmes nous l’ont montré, la grève n’est plus l’instrument décisif des syndicats, mais une pratique structurant les luttes contre la violence patriarcale, contre l’exploitation et l’inégalité salariale, pour la réappropriation démocratique du welfare state, pour les droits sociaux et civils. La grève, après la journée mondiale du 8 mars 2017, apparaît (finalement) comme un procès de politisation. Dans les exemples cités, les moments qui apparaissaient encore agencés en une séquence dans le Manifeste de Marx et Engels – « collision » entre prolétariat local et capitaliste individuel, « coalition » des ouvriers, lutte politique – sont simultanément présents et ils s’approprient des terrains auparavant considérés comme extérieurs à la lutte de classe. Mais cette présence simultanée ou co-articulation maintient (et renforce et complique) la force du procès constituant : à partir du bas – de la vie et de sa puissance, des rapports sociaux et d’exploitation, des luttes moléculaires, du langage et de ses contaminations – vers le haut – du pouvoir. La violence, qui reste quand même une composante inéludable de la lutte de classe et de l’exercice du pouvoir, revêt les traits du ius resistentiae. Ce ne sont pas l’hostilité politique et militaire qui définissent sa physionomie et son rythme. C’est la « défense des œuvres d’amitié », de la coopération sociale, des formes alternatives de vie.
6. Communistes
Qui sont, aujourd’hui, les communistes ? Plus précisément : qu’est-ce qu’ils font ? Recommençons, schématiquement, à partir des indications du Manifeste de Marx et Engels : ils font « émerger les intérêts communs », par-delà les périmètres locaux/nationaux des luttes ; ils s’engagent avec patience et détermination dans la « formation du prolétariat en classe » ; ils se battent pour prendre le pouvoir politique ; ils expriment de manière générale « les rapports de force d’une lutte de classe existante » (« c’est-à-dire d’un mouvement historique qui se déroule sous nos yeux »). Les communistes donc, premièrement, conquièrent et construisent le commun dans les luttes. Il s’agit d’un effort d’autant plus nécessaire si on veut sérieusement faire face à la multiplicité irréductible et à l’horizon mondial de ces luttes, à la disparité des rythmes historiques, au primat des différences sur les identités.
Former le prolétariat en classe, lorsque le premier échappe aux codifications homogènes, signifie déplacer l’attention, du sujet vers les processus de subjectivation. La classe à venir ne peut être qu’un « patchtwork sans fin » ou un « manteau d’arlequin » ; la méthode des communistes, la composition. Continuons à nous confier aux métaphores des philosophes : composer le prolétariat en classe signifie faire archipel, dessiner des constellations. Ce n’est qu’au milieu de ce processus, qui est toujours aussi un laboratoire d’auto-apprentissage, qu’il est possible de généraliser les luttes, en saisissant leurs aspects transversaux. Les communistes, au combat, expriment ces aspects avec leur propre vie, ils ne les représentent pas par des bavardages.
7. Communisme
On le confond souvent avec la communion des biens, qu’ils soient naturels ou artificiels. Il vaut la peine de prendre les choses à la lettre : le communisme est « l’abolition de la propriété privée bourgeoise ». On est conscient que cette dernière est une relation sociale d’exploitation ; elle équivaut au vol du travail d’autrui. Encore mieux : c’est l’excès du travail d’autrui qui est volé, c’est-à-dire le travail qui n’est pas nécessaire à la reproduction de la vie de celui qui travaille. Si on ne saisit pas ce noyau dur, on confond le communisme avec un simple problème de répartition équitable de la richesse. Il est vrai, cependant, qu’il n’y a pas d’exploitation sans dépossession (de la terre, des moyens de production, en général des conditions objectives de la reproduction) : celui qui vend sa force de travail sur le marché, c’est le pauvre, qui ne dispose de rien d’autre, sinon de celle-ci. Mais aujourd’hui, à la différence du XVIe siècle, le pauvre est immédiatement jeté dans un réseau de communication et de mobilité que le nouveau mode de production et la mondialisation, malgré tout, et selon des régimes d’inclusion différents, ont rendu possible. Dans une partie importante du monde, par ailleurs, les outils productifs ont été largement socialisés (technologies informatiques, digital labour, etc.), la reproduction de la vie largement financiarisée (dette). Le capital, en ce sens, se définit comme un ensemble très articulé d’« opérations extractives ». L’extraction de la valeur a lieu en amont du processus productif (terre, ressources naturelles, rente urbaine, etc.), par des mécanismes de dépossession et de clôture ; elle a lieu dans le processus lui-même, évidemment, en suçant de la survaleur absolue et relative ; mais elle a lieu aussi – et de plus en plus – en aval, dans la capture et le commandement, à travers les algorithmes et la finance, la coopération sociale et la créativité. « Exproprier les expropriateurs » (ou la lutte de classe), c’est donc abolir cette propriété privée : le commun du communisme concerne à la fois les biens et le welfare – leur usage partagé, leur gestion démocratique – et le refus du travail soumis au patron, l’invention de nouvelles mesures monétaires comme l’autonomie de l’intelligence collective et sa construction (scientifique, économique, politique, artistique).
8. Formes de vie
L’appropriation communiste – c’est-à-dire refus du travail salarié, démocratisation du welfare, etc. –c’est également l’abolition de la « personne ». Dans la société bourgeoise, nous rappellent Marx et Engels, c’est seulement le capital qui est « indépendant et personnel », alors que le travail vivant est « impersonnel ». Là où le capital arrive à son terme, il en va de même de la fiction individuelle, et de ses périmètres. La tradition politique libérale, et aujourd’hui de façon beaucoup plus prononcée, la gouvernance néolibérale, insistent sur la primauté indiscutable de l’individu sur la société. Au début de la contre-révolution, tout en écrasant les mineurs et plus généralement les syndicats britanniques, Margaret Thatcher répétait le mantra : « La société n’existe pas ! Il n’y a que des individus ». Slogan incarné dans l’extension démesurée de la forme-entreprise (l’entrepreneur de lui-même), dans les célébrations du capital humain, dans la prolifération du travail autonome. En finir avec l’exploitation, aujourd’hui qu’elle réside dans la capture de la valeur au-delà des limites de l’usine, dans la subsomption de la coopération sociale, dans la coïncidence entre temps de vie et temps de travail, signifie en finir avec l’individualisme compétitif. Le communisme est autonomie du travail vivant, primauté du présent sur le passé (capital, travail accumulé), donc affirmation du caractère irréductiblement social de l’individu. De plus : il n’y a pas d’abolition de la personnalité du capital sans suppression de la famille et du patriarcat, sans l’invention de nouvelles institutions amoureuses. Ce n’est pas tout. Maintenant que la créativité et la dimension esthétique se combinent de façon nouvelle avec l’innovation technologique et productive, nous répétons l’adage du jeune Marx : « L’abolition de la propriété privée est donc l’émancipation totale de tous les sens ». Au-delà de Marx, nous disons que la conquête de nouvelles manières de ressentir n’est pas seulement le point d’arrivée, mais qu’elle accompagne tout processus de libération.
9. Programme
Tout comme la classe, le programme se compose. De ce point de vue, ce ne sont pas tant les « questions sociales » qui sont décisives, mais les luttes et les processus de subjectivation. Il vaut la peine également d’y insister, aussi pour distinguer la politique communiste de la politique populiste. La multiplicité irréductible des questions fait du peuple un « signifiant vide », à combler par un ensemble de gestes discursifs et hégémoniques. La multiplicité irréductible des luttes et des phénomènes de politisation qui y sont liés, en revanche, incarne les exigences, les met en œuvre sur un plan à la fois polémique et constructif ; l’hégémonie ne concerne plus seulement les discours, mais insiste sur le formes de vie. En ce sens, le programme communiste n’est pas simplement un programme de gouvernement. Former le prolétariat en classe, c’est « conquérir la démocratie », ici et maintenant. Et conquérir la démocratie, ici et maintenant, c’est exproprier les expropriateurs, faire le commun contre le capital et ses opérations extractives. Nous présentons donc, sans aucune hiérarchie, un programme qui est déjà fort dans les nombreux conflits mentionnés jusqu’à présent : revenu de base universel, décroché de la prestation de travail et à la charge de la fiscalité générale ; salaire minimum global ; réduction du temps de travail ; liberté de circulation des femmes et des hommes ; taxation des patrimoines, des transactions financières, des robots ; élimination des paradis fiscaux ; développement des productions du commun pour le commun (santé, soin; innovations technoscientifiques, etc.) ; soutien sans relâche à l’éducation publique ; lutte sans merci, à partir de la maternelle, contre le patriarcat ; réalisation de la beauté (urbaine, paysagère, culturelle), etc.
10. Soviet
Lénine écrivait en 1917 : « le problème fondamental de toutes les révolutions est celui du pouvoir d’État ». Commençons donc par la question : qu’est-ce, aujourd’hui, que le pouvoir d’État ? L’État est-il toujours, tel qu’il apparaissait à Lénine, et avec lui aux communistes du XXe siècle, le lieu de concentration maximale du pouvoir politique ? Nous en convenons avec ceux qui, en décrivant la rationalité néolibérale, ont contesté les récentes rhétoriques de l’évaporation de l’État, ou des fastes de l’« État minimal ». Le modèle ordolibéral européen, d’une part, mais plus généralement le poids de l’État dans les processus de néolibéralisation qui ont accablé l’Est du monde (Chine et Russie en particulier), montrent un scénario tout à fait différent. Nous savons également combien la mondialisation néolibérale a bouleversé l’espace et les pouvoirs. Les frontières nationales ont été remplacées par les zones économiques spéciales, les couloirs, les flux, les accords transnationaux, etc. Si bien qu’il n’est plus possible de faire coïncider le pouvoir politique, et son efficacité, avec le pouvoir de l’État. Ce dernier est, au mieux, un acteur important des processus de néolibéralisation (les « réformes structurelles »), sans jamais être le seul gérant privilégié de celles-ci. L’épuisement de l’hégémonie américaine, la définition d’un monde véritablement multipolaire, n’effacent pas la mondialisation ; ils l’articulent selon de nouvelles trajectoires, y compris du point de vue des crises militaires. Le court texte de Lénine susmentionné, en questionnant le pouvoir de l’État après la révolution de février, définit un phénomène politique décisif : la « dualité de pouvoir ». D’une part, le gouvernement de la bourgeoise, d’autre part, bien qu’embryonnaire, le gouvernement des soviets des ouvriers, des paysans et des soldats. Le second est un pouvoir – selon les mots de Lénine – « du même genre que la Commune de Paris de 1871 » : les règles et les parlements sont remplacés par l’initiative directe provenant d’en bas, les armées et les forces de police par le peuple en armes, les bureaucraties par le mandat impératif. Sans la dualité de pouvoir, sans l’exemple et l’approfondissement d’une autre forme de gouvernement, il n’est pas possible de réaliser la révolution, la démolition du gouvernement bourgeois. En critiquant les syndicats, Antonio Gramsci présente le Conseil d’usine – où le simple salarié est remplacé par le « producteur », un sujet qui décide de la coopération sociale – comme « le modèle de l’État prolétarien ». Plus encore : la dictature du prolétariat n’est que la confluence de nouvelles « expériences institutionnelles de la classe opprimée ». À l’heure où l’État ne concentre plus l’intégralité du pouvoir politique, à l’heure où de nouveaux assemblages articulent la gouvernance mondiale, où le travail vivant a conquis une densité relationnelle, linguistique et affective, la dualité de pouvoir perd son caractère temporaire pour devenir le terrain privilégié et permanent de l’initiative communiste. Cela n’empêche pas, en fait, de saisir les occasions qui se présentent et de gouverner, lorsque la conjoncture le permet. Et cela n’efface pas la conscience que le régime néolibéral mobilise et capture souvent les processus d’auto-organisation, faisant d’eux un terrain de discorde. Cela signifie, cependant, que sans un dense réseau (fortement) transnational de contre-pouvoirs, de soviets, même la conquête de l’État ne fait pas la différence et se destine à ne pas laisser de traces durables. A la Commune doivent donc être associés des phénomènes de syndicalisme révolutionnaire, des véritables institutions du travail vivant où lutte de classe et processus de politisation, conflit et autogouvernement vont de pair.
11. Futur
Bien qu’ils s’inscrivent dans le mouvement réel du travail vivant, dans les luttes qui affirment des intérêts immédiats, les communistes exhibent l’« avenir du mouvement » lui-même : c’est ainsi que se conclut le Manifeste de 1848. Exhiber l’avenir, le faire vivre dans les luttes singulières signifie – nous l’avons appris tout à l’heure avec Gramsci – consolider les « expériences institutionnelles de la classe opprimée ». Cela signifie aussi reconquérir le futur, la préfiguration, après trop d’années sous le signe de la dystopie, avec un présent qui nous tient serrés et essoufflés, comme s’il s’agissait d’une cage ; des années de dévaluation néolibérale de l’art prolétarien raffiné de l’organisation et du projet. Bien entendu, planifier n’a rien à voir avec la collectivisation imposée par la violence d’État. Mais cela signifie, dans l’horizontalité des luttes, élargir de manière démesurée le possible ; être dans le mouvement, en élaborant – institutionnellement – ses virtualités ; dessiner des paradigmes et des instruments pour une gouvernementalité du commun. Le projet communiste est donc un nouveau constructivisme, où production, reproduction, décision politique et formes de vie se rendent (finalement) inséparables.
Traduit de l’italien par Matteo Polleri et Francesco Brancaccio.