La souffrance individuelle (et collective) est-elle un critère politique ?

La notion de trauma a la part belle ces derniers temps. En matière politique, sous le nom « d’expérience des premiers concernés », la condition de victime règle les processus et les recompositions politiques contemporaines. Selon Chi-Chi Shi, cet état de fait traduit une donnée structurelle de l’ère néolibérale : une individualisation constante des phénomènes politiques. Dès lors, la parole se distribue au gré de ce que chacun et chacune entend témoigner ou révéler. C’est dans ce contexte que Chi-Chi Shi situe l’émergence de l’intersectionnalité, dont il résulte trop souvent une approche de plus en plus morale ou dépolitisée des oppressions. La politique est désertée au profit d’une demande de reconnaissance par les dominants de leurs propres privilèges. Loin de récuser la pertinence d’une lutte contre l’oppression, Chi-Chi Shi en appelle à une reprise dialectique de l’universel et du spécifique, de l’individuel et du collectif, dans une dynamique qui ne résoudrait pas la tension entre les deux termes, mais qui chercherait à la rendre féconde.

Dessin animé et avant-garde. Entretien avec Esther Leslie

La théorie cinématographique marxiste constitue désormais un continent bien connu. Les approches marxistes de l’animation le sont moins. Pourtant, les grands classiques n’ont pas déserté ce champ : en témoignent les pages de Walter Benjamin sur Mickey Mouse dans Expérience et pauvreté, ou encore la critique de Dumbo par Siegfried Kracauer. Dans cet entretien avec Sophie Coudray, Esther Leslie revient sur l’itinéraire du dessin d’animation tant du côté des avant-gardes esthétiques révolutionnaires que celui des industries culturelles. Elle met au jour l’ambivalence du genre. Utopie pour les uns, l’animation offre (ou a offert par le passé) un territoire d’expérimentation formelle inédit. Pour les autres, l’animation constitue une domaine privilégié pour la rationalisation du travail cinématographique, dès l’instant qu’il est mis au service d’une industrie particulièrement coûteuse et prospère. Dans ce chassé-croisé entre avant-garde et capital, on peut dire que le second a pris le pas sur le premier, et Leslie donne de nombreux détails sur le conformisme de plus en plus évident des productions Disney. Par là, elle restitue aussi tout le potentiel subversif qui a été celui du cinéma d’animation, l’élan utopique qu’il a fallu effacer pour en faire un objet de consommation de masse.

Karl Marx, critique de la modernité bourgeoise

La critique du capitalisme se trouve régulièrement appauvrie, sous le poids du sociologisme, de l’économisme ou de tout académisme. Dans le droit fil du philosophe marxiste Bolívar Echeverría, l’économiste Andrés Barreda Marín propose un retour radical au moment critico-théorique de Marx, comme critique de la totalité des rapports sociaux. Contextualisant les apports marxiens, l’auteur les présente comme une méditation sur la défaite de l’expérience révolutionnaire, utopique, sur les errements de la critique romantique et sur les impasses du mouvement spéculatif hégélien. Il en sort un Marx qui n’est plus amputé de ses antécédents conspiratifs, blanquistes, ou poétiques mais qui émerge au contraire comme une autocritique révolutionnaire de la longue tradition en lutte contre la modernité bourgeoise.

Sur le marxisme et le léninisme. Débat avec Charles Bettelheim et Robert Linhart

Il est d’usage de lire la continuité entre Marx et Lénine comme un repère intangible, par rapport auquel on mesure toutes les « déviations » du marxisme (stalinisme, gauchisme, social-démocratie). Dans ce débat passionnant paru en 1977, Robert Linhart et Charles Bettelheim proposaient, au sein du marxisme-léninisme, une critique décisive de ce type d’approche. Confrontés aux « ML » pour qui le « révisionnisme » commence avec Khrouchtchev, Linhart et Bettelheim développent le concept de « formation idéologique bolchevique », en tant qu’unité contradictoire de pratiques, d’idées, scindées entre des tendances bourgeoises (économisme, technicisme, bureaucratisme) et prolétariennes (démocratie ouvrière, intervention des masses dans la technique). À la lumière des idées de Mao Tsé-Toung et de la révolution culturelle, c’est une autre histoire de l’Union soviétique et de ses vicissitudes qui peut s’écrire. En ce sens, tout concept du marxisme peut faire l’objet d’une récupération par la bourgeoisie, et l’idéologie prolétarienne doit en permanence être remise au travail, au contact des masses et des situations concrètes. Cette conversation établit bel et bien que le marxisme est une pensée ouverte sur le réel et le présent, qui menace à tout moment d’une involution réactionnaire et qui mérite, sans interruption, de réfléchir à ce qui saura lui donner une inflexion authentiquement révolutionnaire.

[Guide de lecture] La logistique

La logistique fait aujourd’hui partie des enjeux cruciaux tant dans l’analyse du capitalisme et de sa restructuration mondiale que des résistances à lui opposer. La centralité des chaînes de production, d’approvisionnement, de commercialisation, ont transformé l’organisation du travail à l’échelle du monde, et imposent un modèle de production et de distribution basé sur la flexibilité et un monitoring constant des interactions entre les nœuds du réseau. Ce guide de lecture présente une littérature très riche sur la question, puisqu’il s’agit de donner à lire autant sur les reconfigurations en jeu que sur leurs causes profondes dans les crises et la logique du capital. Charmaine Chua offre également un aperçu saisissant des débats stratégiques sur le rôle que peuvent avoir les infrastructures dans une transition communiste.

[Guide de lecture] Le marxisme au Japon

Le Japon est certainement le pays non-occidental où le marxisme a connu au XXe siècle l’épanouissement théorique le plus saisissant, en milieu universitaire d’abord mais aussi en dehors. Pourtant, le marxisme japonais, « insularisé », reste au mieux rangé dans le cabinet des curiosités. Gavin Walker nous offre ici un aperçu synoptique sur son histoire, aussi ancienne et riche que méconnue, qui a vu se succéder reformulation de la « question nationale », débats sur la nature du capitalisme japonais et les voies de la révolution, théories et pratiques du soulèvement dans les campagnes et de la lutte armée, ou encore approches subjectives versus structurelles du capital. Se nourrissant d’un dialogue ininterrompu avec Le Capital de Marx, longtemps en prise immédiate avec les politiques du Komintern, puis de la Chine maoïste, le marxisme japonais n’était pas non plus sans entretenir des affinités avec les courants hétérodoxes de la tradition marxiste européenne. Ici comme ailleurs, un tel décentrement vient bousculer le grand partage entre le marxisme orthodoxe (soviétique) et le marxisme occidental, ouvrant d’autres espaces de pensée et d’action.

Que peut la psychanalyse aujourd’hui ? Entretien avec David Pavón-Cuéllar

La psychanalyse semble de nos jours enterrée tant par le dédain militant que par les postures conservatrices de certains psychanalystes. La découverte freudienne et l’héritage lacanien sont-ils pour autant voués à défendre les rôles sociaux patriarcaux, à proclamer une indifférence à la politique, voire à jeter la révolution aux oubliettes de l’histoire ? Dans cet entretien, David Pavón-Cuéllar fait l’hypothèse du contraire. Contre l’uniformisation générale des subjectivités promue par le capital, la psychiatrie, les formes d’oppression, la psychanalyse est le lieu où un autre discours peut être tenu, où peut se dire la singularité de chacun. Pour Pavón-Cuéllar le communisme a pour premier fondement notre solitude commune, le fait que la différence soit universelle et se dresse contre toute uniformisation. Avec clarté, depuis la perspective située du Sud global, il souligne l’urgence d’une psychanalyse émancipatrice, et la situe du côté des affinités ontologiques entre Freud et Marx, de la critique de la psychologie, de la possibilité d’une mystique féministe révolutionnaire, d’une révolution tant sociale que poétique. « Qu’il n’y ait pas de réponse définitive à la question ne veut pas dire du tout qu’il n’y ait pas de réponses. Il y a même trop de réponses, précisément parce qu’il n’y a pas de réponse définitive. Autrement dit, on a plus d’une raison de faire la révolution. Des raisons, on en a trop, en fait. »

Lire Lire le Capital

Lire le Capital est un texte à la fois fascinant et irritant. Fruit d’une conjoncture intellectuelle exceptionnelle en France et d’une élaboration collective (entre Althusser et ses élèves), ce livre condense les problèmes et les avancées du premier moment théorique important de Louis Althusser. Dans cette préface à l’édition hongroise du livre, Étienne Balibar donne à voir les tensions qui ont affleuré dans l’écriture du texte et dans ses vies ultérieures, tant chez Althusser lui-même que chez ses collaborateurs d’alors. De Macherey à Lecourt en passant par Michel Pêcheux ou Rancière, Balibar synthétise ici la pluralité de trajectoires qui s’écrivent à partir de cet ouvrage, mais aussi la singularité propre d’un tel livre, portée par son caractère collectif, les influences des étudiants d’Althusser. Balibar offre une conclusion magistrale sur le rapport entre théorie et pratique, montrant qu’un détour par la théorie est peut-être la seule démarche pour nous prémunir d’un activisme sans objet.

[Guide de lecture] Approches marxistes du crime

La criminologie est presque par définition la science de l’ennemi. Née à l’interface de la physiognomonie et d’une sociologie conservatrice, la criminologie a fait partie intégrante des dispositifs disciplinaires et savants, à l’encontre des plus pauvres et des marginaux. Ce guide de lecture donne à voir un corpus étendu, très méconnu en français, de la criminologie critique et marxiste. Ces approches entendent tant comprendre les ressorts de classe et de race des illégalismes que l’interpénétration entre le crime organisé et la classe dominante, mais aussi la coproduction institutionnelle des délits et de leur répression pénale, ou encore la délinquance des puissants. C’est donc un corpus à s’approprier d’urgence que nous décrit ici Grégory Salle, dans une époque où l’incarcération de masse et les illégalismes jouent un rôle structurant pour le capitalisme tardif.

Économie politique de l’impérialisme : comprendre la surexploitation

Longtemps, on a pensé que la surexploitation des pays du Sud s’explique parce que les salaires y sont plus bas, et que les firmes du Nord s’approprient tous les profits issus de cette exploitation. Le défi pour l’économie marxiste était donc : comment expliquer cette persistance des bas salaires ? Pourquoi la mondialisation n’a-t-elle pas rendu les salaires plus homogènes à l’échelle du monde ? Ce texte de Pierre-Philippe Rey, paru en 1977, reste d’une actualité brûlante. L’auteur y souligne que le mode de production capitaliste n’est pas tout à fait universel. Encore aujourd’hui, la paysannerie demeure en bien des endroits du Sud imparfaitement intégrée au marché. Il subsiste des formes combinées d’agriculture industrielle, paysanne, tribale, d’où une actualité brûlante de la réforme agraire, de l’Afrique du Sud au Brésil. Rey montre que la surexploitation est le fruit de ce que la force de travail paysanne se reproduit à l’extérieur du champ de la valeur. Ce travail non validé par la forme marchande est donc un apport « gratuit » pour le capital impérialiste. Il s’en suit que mettre fin au sous-développement implique la crise des centres economiques mondiaux. Sous ce regard, la politique de destruction et de recolonisation par l’impérialisme se comprend aisément.