Allégories de l’antifascisme : Orson Welles et le front culturel

Dans ce texte, Michael Denning revient sur ce qu’il propose d’appeler le « front culturel » qui émergea aux États-Unis lors de la grande dépression. Pour l’auteur, cette période d’intense activité cinématographique, musicale, théâtrale et radiophonique est irréductible à un processus de marchandisation de la culture ou au développement d’une « industrie culturelle » aliénante. Elle marque la constitution d’un bloc historique antiraciste et internationaliste au sein duquel se croisent Orson Welles, C. L. R. James, Duke Ellington ainsi que les innombrables figures anonymes des classes subalternes qui surgissent alors sur la scène esthétique et politique. Revenant plus particulièrement sur le parcours d’Orson Welles, Denning nous rappelle que les media de masse et les moyens de production culturels peuvent être retournés contre la société marchande et ses fantasmagories.

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Les liens d’Orson Welles avec Henry Luce et Archibald MacLeish1 étaient, pour les intellectuelles et intellectuels new-yorkais réunis autour des revues Partisan Review, Politics, et Dissent, des symptômes de la démarche de vulgarisation (middlebrow) qui caractérisait le Front Populaire2. Ils mettaient dans le même sac les apparitions de Welles dans les magazines Time ou Life, ses engagements antifascistes, ses adaptations de romans à succès (et à l’intrigue grossière) de Booth Tarkington, ses tentatives de remettre au goût du jour des classiques victoriens tels que L’Île au trésor ou Dracula pour la radio de haute culture (highbrow), et ses transpositions contemporaines de Shakespeare. « M. Welles, à en juger par ses mises en scène de Macbeth, Faust, et Jules César, considère qu’une pièce élisabéthaine est un handicap, qui ne peut être transformé en avantage qu’à grand renfort d’artifices spectaculaires, de coupes, de falsifications, et de modernisation », écrivait ainsi Mary McCarthy dans Partisan Review. « La méthode de M. Welles est de chercher une recette moderne dans laquelle faire entrer un classique d’une façon ou d’une autre. Dans le cas de Macbeth, il s’agissait de The Emperor Jones3 ; pour Faust, c’est guignol (Punch and Judy) ; pour Jules César, la pièce de théâtre prolétarien. » Pour McCarthy et les critiques de Partisan, le Mercury Theatre n’était pas un véritable projet expérimental d’art radical ou d’avant-garde, loin de là : au même titre que le front culturel de façon générale, il prenait un prétexte politique pour promouvoir le goût du kitsch, une vulgaire parodie de l’expérience esthétique4.

Certes, le Mercury Theatre fut toujours à la pointe de cette nouvelle culture « middlebrow » qui, selon l’interprétation de Joan Shelley Rubin, a permis une modernisation de la haute culture traditionnelle dans un monde de communication et de consommation de masse. Les entrepreneurs de cette culture ont abandonné l’hostilité de la haute culture traditionnelle pour des arts dynamiques mais peu distingués, et ce, afin de mieux les réguler et les « améliorer ». On retrouve dans le Mercury des stratégies et des techniques mises en œuvre par des institutions middlebrow comme le Book-of-the-Month Club, les symphonies radiodiffusées de NBC, et les chroniqueurs culturels exerçant sur les ondes, tels que William Lyon « Billy » Phelps, professeur d’anglais à l’université de Yale. Les œuvres de Shakespeare diffusées par le Mercury, au même titre que les classiques de poche des éditions Penguin et la série des « Great Books » de Robert Hutchins et Mortimer Adler, procédaient d’une tentative de popularisation et de diffusion de la haute culture sur un large marché5.

Cependant, les auteurs qui disséquaient alors ce phénomène du « midcult », tels que Mary McCarthy et Dwight Macdonald, sont passés à côté de son caractère fondamentalement contradictoire. Bien plus qu’une simple forme de « soutien » culturel, il s’agissait d’un espace d’auto-formation populaire, susceptible de libérer des énergies radicalement démocratiques. L’un des plus puissants et convaincants plaidoyers pour l’autonomie, la légitimité, et pourrait-on dire, la grandeur du goût middlebrow, se trouve dans la sociologie de la culture de Pierre Bourdieu. Ce dernier y voit la culture de l’autodidacte. Prenant trop au sérieux le jeu de la culture, l’autodidacte risque toujours d’en savoir trop ou pas assez, condamné à une accumulation d’information culturelle qui est à la culture légitime « ce que la collection de petits objets de petits prix (timbres, objets techniques en miniature, etc.) […] est à la collection de tableaux et d’objets de luxe des grands bourgeois, une culture en petit. » La culture middlebrow est toujours une culture de la prétention, partagée « entre [les] goûts d’inclination et [les] goûts de volonté ». Le consommateur middlebrow acquiert les produits culturels au rabais, parce que « ‘‘c’est moins cher et que ça fait le même effet.’’ ». C’est pourquoi sa culture consiste en « présentations accessibles à tous des recherches d’avant-garde ou [en] œuvres accessibles à tous qui se donnent pour des recherches d’avant-garde, ‘‘adaptations’’ au cinéma de classiques du théâtre ou de la littérature ». Les productions Mercury correspondent clairement à cette définition6.

Pour autant, Bourdieu n’y voit aucun « mauvais » goût, mais plutôt les signes et les armes de la lutte des classes, une stratégie dans les luttes de distinction adoptée par des personnes peu pourvues en capital culturel. L’autodidacte du middlebrow est un héros tragique, aussi incapable de vivre dans la culture que de vivre sans. Il n’est donc pas étonnant de retrouver des accents middlebrow dans l’esthétique du Front Populaire. Ce dernier constituait une alliance de classes et de populations en situation de transition : des travailleurs immigrés de la deuxième génération, pris entre les cultures de leurs parents immigrants et l’américanisation culturelle dans l’enseignement secondaire, à la radio et au cinéma ; des enfants de familles ouvrières devenus cols blancs dans la spectaculaire expansion du secteur des loisirs et du divertissement ; des femmes entrées dans le monde du travail salarié par les industries de guerre et la croissance des services. Pour ces jeunes travailleuses et travailleurs, la culture en tant que telle était un travail, une activité d’enrichissement et de développement de soi. Le capital culturel traversait une phase de grande transformation de ses valeurs et de ses termes mêmes, aux temps du CIO7, et un espace s’ouvrait alors aussi bien pour les vulgarisateurs de la haute culture, et les avant-gardes populaires, que pour des arts qui étaient loin d’avoir acquis leur « légitimité » : le jazz, le cinéma, la photographie, la science-fiction, les romans policiers, la musique folk – autant d’arts qui purent s’épanouir dans le cadre du front culturel.

Prenons Citizen Kane. Non seulement le film est un grand symbole de la culture du Front Populaire, mais son héroïne Susan Alexander, interprétée par Dorothy Comingore, appartient à la classe ouvrière et s’exprime dans un accent middlebrow caractéristique. La jeune femme, que Kane ramasse presque dans la rue, est dépourvue de « classe » et a la voix stridente : c’est une vendeuse de partitions musicales que l’on aurait prise pour une diva, une Stella Dallas perdue à Xanadu. « Savez-vous comment Charlie l’appelait ? », dit le personnage de Jedediah Leland au journaliste Thompson : « un parfait spécimen du public américain ». Malgré l’invocation de la figure du travailleur par Leland, Kane a toujours conçu le peuple au féminin. Un patron de presse, aîné de Kane, critique le lancement du journal de ce dernier au motif qu’il imprimerait « des commérages de ménagères », et la scène cruciale où Kane conquiert l’amour du peuple établit le caractère féminin de celui-ci : c’est la scène où Kane rejoint les danseuses chantant la chanson de Charlie Kane, scène qui inclut l’un des rares baisers du film. Citizen Kane recode la politique en termes sexuels, tandis qu’à la vie publique de Kane se substitue sa vie privée8.

De plus, au-delà des plaisanteries cruelles – la phrase lancée à la fin, « vingt-cinq mille billets verts, ça fait beaucoup d’argent pour se payer une femme sans tête », est sans doute un cas d’acte manqué filmique – Susan triomphe : « Il a toujours tout décidé, sauf quand je l’ai quitté », et même Leland ne peut en dire autant. Lorsqu’on lui impose des musiciens de jazz à la place de son orchestre d’opéra classique, elle parvient à rompre avec Kane, et se confie à Thompson. « Les dix dernières années ont été dures pour beaucoup de monde », lui dit ce dernier. « Oh non, elles n’ont pas été dures pour moi, j’ai simplement perdu tout mon argent ». Le public du Front Populaire se reconnut en Susan Alexander : Dorothy Comingore eut droit aux honneurs de l’hebdomadaire photographique du Front Populaire, Friday, et dans New Masses, le critique du film écrivit qu’elle était « la jeune actrice la plus étonnante depuis les débuts de Greta Garbo ». Activement engagée dans le Comité de Soutien de Sleepy Lagoon en 1943, Comingore devait par la suite épouser le scénariste communiste Richard Collins. Après la fin de leur mariage, Collins est passé à la délation et Comingore a été blacklistée pour avoir refusé d’en faire autant en 19519.

La destruction de la carrière de Comingore se déroula parallèlement à l’effondrement du Mercury Theatre, mélange instable de la nouvelle presse à la Henry Luce et de théâtre populaire, tandis que s’achevait la brève alliance entre Luce et Welles. Le 17 février 1941, quelques semaines avant la sortie de Citizen Kane, c’est un autre manifeste, celui de Luce, qui paraissait dans Life sous le titre : « Le Siècle américain ». Il dressait une liste de buts de guerre, et projetait une vision impériale des États-Unis, exportant le capitalisme et le mode de vie américain dans le monde de l’après-guerre. Welles devait plus tard écrire :

Si la prédiction de M. Luce concernant le siècle américain venait à se réaliser, tout serait perdu. Elle ferait presque passer les ambitions de suprématie mondiale de l’Allemagne pour de l’amateurisme, et les représailles qui s’ensuivront inévitablement seront elles aussi d’une bien plus grande ampleur.

En 1944, Welles s’en prit également à Clare Luce, devenue députée du Connecticut sur des positions de droite et contre le New Deal ; laquelle riposta contre Welles et « tout l’axe Broadway-Browder »10. Une fois accomplie sa métamorphose d’ange du théâtre en politicienne anticommuniste, elle ne trouvait plus rien de drôle à Citizen Kane11.

 

Les Jacobins noirs, les enfants du pays, et la frontière mexicaine : race, nation, et fascisme

Au début des années 1940, Orson Welles se consacra de plus en plus à la propagation de son point de vue internationaliste. Ses discours sur la « Dette morale » et « La survie du fascisme » constituaient, au même titre que « Le siècle de l’homme ordinaire » de Henry Wallace, une réponse au nationalisme du « Siècle américain » de Henry Luce. « Harry Luce n’est pas un fasciste », dit Welles dans un discours critiquant le traitement favorable des fascistes latino-américains par le magazine Time, « mais Luce et des hommes comme lui […] préparent en fait le terrain à la survie du fascisme ». « Si je devais résumer le sens du fascisme », concluait-il, « je dirais que la meilleure définition qu’on en puisse donner est qu’il s’agit toujours, quelle que soit la forme qu’il prenne dans des conditions locales, d’une forme de nationalisme devenu fou. » Du reste, poursuivait Welles, puisque « nous entrons dans une nouvelle ère de l’histoire de l’homme », « le nationalisme ne peut aujourd’hui s’affirmer qu’en devenant fou. N’importe quel citoyen sain d’esprit ne peut dorénavant que partager les belles et saines idées de Wendell Willkie12 et de son One World »13.

Une telle analyse du fascisme comme nationalisme devenu fou conduisit Orson Welles à soutenir passionnément divers mouvements en faveur de cette « unité du monde ». Ses relations politiques les plus durables furent celles qu’il établit avec l’International Free World Association de Louis Dolivet, et son magazine Free World, théâtre de débats entre émigrés et mouvements de résistance antifascistes. Dolivet remplaça John Houseman dans le rôle de mentor de Welles. Comme Houseman, Dolivet était un émigré européen entretenant des relations avec certains cercles mondains – il avait épousé une membre de la famille Whitney – aussi bien qu’avec la gauche – son engagement dans la résistance antifasciste clandestine attira les soupçons du FBI, qui le prit pour un espion du Komintern. Il finit par se voir refuser le droit de retourner aux États-Unis en 1949. Le groupe Free World – qui incluait des progressistes (liberals) de Front Populaire tels que Max Lerner, Archibald McLeish, et la rédactrice en chef de The Nation, Freda Kirchwey – était résolument engagé en faveur de la création des Nations Unies ; Welles réalisa quant à lui une série d’émissions de radio pour ABC depuis le congrès de fondation de l’ONU à San Francisco en 194514.

Le caractère « mondialiste » de l’antifascisme de Welles contribuait au style souvent pompeux et abstrait de ses discours, navigant à vue entre des clichés inspirés d’un internationalisme pro-soviétique, et d’autres clichés dans l’esprit de la « Politique de bon voisinage » (Good Neighbor Policy) du gouvernement américain. Welles se distinguait cependant de Dolivet et de ses associés de Free World par le lien qu’il établissait entre fascisme et racisme. Pour Welles, les racistes étaient des fascistes :

On entend encore que les préjugés raciaux ont toujours existé dans le monde, qu’ils étaient florissants bien avant le fascisme, et qu’il est impropre d’appeler fasciste un homme qui pratique une discrimination raciste à l’encontre d’un autre homme. Je reconnais que le mot est fort […] mais je pense que ce sont les événements historiques qui ont élargi le sens du mot. Je pense que bien après que les derniers gouvernements osant s’appeler fascistes auront été balayés hors de la civilisation, le mot « fascisme » survivra dans notre langue comme une façon de désigner la haine raciale.

 

L’idéalisme mondialiste de Wilkie et de Wallace a eu peu d’impact sur l’œuvre de Welles. Mais des récits sur les races et le racisme ont occupé une place centrale dans son esthétique antifasciste. Du Macbeth de Harlem aux émissions de radio en soutien à Isaac Woorward, de la préface à la brochure de défense des accusés de Sleepy Lagoon, au film La Soif du mal, Welles n’est pas seulement intervenu dans les luttes politiques pour la justice raciale : il a créé un certain nombre des plus puissants récits raciaux du Front Populaire15.

Le premier d’entre eux fut le Macbeth monté à Harlem en 1936. Lorsque Welles décida de transposer l’Écosse du Macbeth de Shakespeare dans le Haïti des années suivant la Révolution, faisant de Macbeth l’empereur haïtien noir Henri Christophe, il ne s’agissait pas simplement, comme l’écrivirent alors pratiquement tous les critiques de théâtre blancs, de faire du Shakespeare à la The Emperor Jones. La production du Negro Theatre, avec sa distribution faisant une large place aux amateurs – on ne comptait que quatre professionnels chevronnés parmi plus de cent actrices et acteurs – fut un immense succès (« à tout point de vue le plus grand succès de ma vie », comme Welles le dirait plus tard) parce qu’il incarnait ce radicalisme noir qui faisait de la Révolution haïtienne une allégorie du soulèvement afro-américain. La création du Negro Theater date de la grande émeute de Harlem de mars 1935. Cet affrontement entre la police et les résidents de Harlem avait débouché sur une année d’audiences publiques sur le logement, la santé, l’emploi, et les aides sociales. Le Parti Communiste de Harlem y présenta des analyses détaillées sur la discrimination et organisa des manifestations de quartier ; il apparut alors comme une force politique importante à Harlem. Il unit ses forces avec celles de dirigeants radicaux de Harlem comme A. Philip Randolph, Adam Clayton Powell, Jr., et Roi Ottley du Amsterdam News16, pour former en février 1936 le National Negro Congress17. Ces activités politiques s’accompagnèrent de la formation du Negro People’s Theatre, rassemblant les acteurs des pièces Stevedore et Green Pastures, à l’été 1935 ; ainsi se forma ce qui allait devenir le noyau de « l’unité Lafayette » du Federal Theatre18. Les foules qui se pressèrent aux représentations à guichet fermé de ce que Roi Ottley qualifia de « magnifique et spectaculaire mise en scène d’un Macbeth haïtien », dans les pages de l’Amsterdam News, étaient donc une expression de la fermentation politique et culturelle qui agitait alors Harlem19.

L’histoire des « Jacobins noirs » imprégnait par ailleurs la culture de Front Populaire dans son ensemble. C.L.R. James écrivit non seulement son célèbre ouvrage d’histoire, Les Jacobins noirs, mais également une pièce de théâtre, Toussaint L’Ouverture, qui fut créée à Londres avec Paul Robeson ; après le Macbeth haïtien, les compagnies noires du Federal Theatre produisirent Haiti (à New York) et Black Empire (à Los Angeles) ; Langston Hughes retravailla sa pièce haïtienne, Emperor of Haiti, sous différentes formes, et notamment dans l’opéra Troubled Island, composé par William Grant Still ; Jacob Lawrence peignit une série de tableaux historiques sur Toussaint L’Ouverture ; et des romans prolétariens comme Drums at Dusk, de Arna Bontemps, ainsi que Babouk, de Guy Endore, prirent pour objet l’histoire de la révolution haïtienne. Ces représentations avaient différentes sources. Toussaint L’Ouverture et la révolution haïtienne appartenaient depuis longtemps à la culture Afro-américaine : Leonard de Paur, qui avait dirigé la musique du Federal Theatre pour Haiti, se rappelait un débat organisé dans son école, pour savoir si Toussaint L’Ouverture était un plus grand dirigeant que George Washington. La fin de l’occupation militaire américaine de Haïti en 1934, la résurgence des luttes anti-coloniales dans les Caraïbes, et les manifestations populaires contre l’invasion de l’Éthiopie par Mussolini, contribuèrent à faire du récit haïtien une allégorie anti-colonialiste. De plus, à une époque où Black Reconstruction de W.E.B. DuBois était loin d’être reconnu par les historiens de profession, et où commençait à peine l’étude pionnière des révoltes d’esclaves par l’historien communiste Herbert Aptheker, l’histoire des Jacobins noirs de Haïti était l’un des rares récits de la culture populaire américaine qui permît la représentation de l’insurrection noire20.

Dans les années qui suivirent Macbeth, Welles demeura actif dans les luttes du Front Populaire pour les droits civiques. L’essentiel de son dossier du FBI suit son implication dans des organisations noires comme le Negro Cultural Committee. En 1941, Welles collabora avec deux très grands artistes afro-américains, Duke Ellington et Richard Wright. Son projet avec Ellington naquit de l’intérêt de Welles pour le jazz. Il avait établi des relations amicales avec Ellington et Billie Holiday à Los Angeles, et invité le pianiste de boogie-woogie Meade Lux Lewis lors de la première émission de radio du Orson Welles Show. Pendant les représentations du Jump for Joy de Ellington, à l’été 1941, Welles et Ellington commencèrent à collaborer pour un film, basé sur la vie de Louis Armstrong, retraçant l’histoire du jazz. Ellington devait écrire la musique, Armstrong jouer son propre rôle, et Hazel Scott, du Café Society, fut engagée pour jouer Lil Hardin Armstrong21. Le projet reçut beaucoup d’attention de la part de la presse de jazz, car Hollywood n’avait jamais fait de film sérieux sur le jazz. Cependant, le film fut repoussé du fait du voyage de Welles au Brésil, puis annulé lorsque RKO mit fin au contrat de Welles. S’il avait été réalisé, il aurait été un complément remarquable aux « pièces historiques » adaptées par Welles, et l’histoire de Louis Armstrong aurait pris place aux côtés de celles de Charles Foster Kane et de la famille Amberson22.

Welles continua d’explorer la musique afro-américaine durant son voyage au Brésil, en 1942, où il s’était rendu pour réaliser un film documentaire sur la « Politique de bon voisinage » en temps de guerre, intitulé It’s All True, financé par RKO et avec le soutien officiel du bureau fédéral du « Coordinateur des Affaires Inter-Américaines » (bureau dirigé par Nelson Rockefeller). It’s All True, commencé comme un projet sur le carnaval de Rio, devint une histoire de samba, « une comédie musicale mise en image, et construite à partir de mélodies populaires brésiliennes ». Welles engagea un certain nombre de grands artistes brésiliens, dont l’acteur comique noir Grande Otelo, et le musicien de samba noir Pixinguinha. Welles et son assistant, Robert Meltzer, menèrent des recherches méthodiques sur la samba brésilienne, et le projet suivit une voie parallèle à celui sur l’histoire du jazz : « La samba, avons-nous appris, vient des collines, notre film devait donc être orienté vers les collines ». Ils commencèrent à tourner dans les clubs de samba des favelas, ce qui scandalisa RKO. « Nous filmons toujours la même chose – le carnaval – et enregistrons toujours les même chansons – des sambas de carnaval – et une grande partie de tout cela est noir comme un nuage d’orage », écrivit Tom Pettey, responsable publicitaire de RKO, informant le studio.

Nous avons un plateau fermé, un studio plein de nègres (jigiboos [sic]), et un petit plateau représentant une hutte dans les collines. […] Mon dieu, si je dois voir encore un seul plan cadré sur le buste d’une négresse remuant des hanches, je crois bien que je vais tuer le photographe du tournage.

Avant le retour de Welles aux États-Unis en août 1942, RKO avait rompu le contrat du Mercury Theatre23.

Un contraste remarquable distingue les rushes qui nous restent de It’s All True du travail de Welles aux États-Unis : l’histoire de la samba et du carnaval aussi bien que le documentaire politique qui lui était lié, sur les mobilisations de pêcheurs brésiliens, les « Jangadeiros », sont des représentations documentaires de travailleuses et de travailleurs. Les rushes réalisés par Welles alternent entre d’incroyables scènes de foule et des plans rapprochés qui confinent au portrait. Un contrepoint s’établit entre des plans sur le carnaval et d’autres sur une lente marche funèbre. Des pas de danse alternent avec de longues prises représentant le travail : construction de bateaux, manœuvres de voiles, broderie de dentelle, tissage au métier. L’histoire des pêcheurs de Fortaleza reconstituée par des habitants et non par des acteurs, est proche (par le récit comme par le style) du documentaire militant de gauche de Paul Strand sur des pêcheurs mexicains, Redes (Les Révoltés d’Alvarado, 1937), et du conte néo-réaliste de Lucchino Visconti mettant en scène des pêcheurs siciliens, La Terre Tremble (1948)24.

La collaboration de Welles avec Richard Wright pour l’adaptation théâtrale de Native Son en 1941, fut un très grand succès. « Nous avons déjà bien assez de pièces et de films montrant les Nègres dans […] des rôles traditionnels », avait écrit Wright à Welles et Houseman.

Ce livre peut-il être traité sous un angle qui présente Bigger Thomas comme un être humain ? […] Bigger Thomas n’est pas présenté dans Native Son comme une victime de conditions de vie ou d’un environnement américain ; ni comme un garçon voué à mal finir par son destin. […] C’est là un être humain qui tente d’exprimer certaines des pulsions les plus profondément ancrées en chacun de nous, dans les étroites limites de sa vie.

Tous les critiques (excepté celui de la presse de Hearst25 qui protesta contre ce qui lui apparaissait comme une « propagande qui tient plus de Moscou que de Harlem ») reconnurent que la production de Welles parvint à saisir à la fois l’humanité de Bigger Thomas, et « les étroites limites de sa vie ». Emmené par « la formidable interprétation de Bigger par Canada Lee », la distribution rassemblait les acteurs blancs du Mercury et les acteurs noirs du Negro Theatre (Lee avait joué le rôle de Banquo dans Macbeth). Lee, au même titre que John Garfield, à qui il donna la réplique dans le mélodrame sur la boxe de 1947 Body and Soul, était une vraie star prolétarienne du Front Populaire ; il avait lui-même été boxeur, et un critique devait écrire de lui qu’il insuffla à Bigger Thomas la vie « d’un grand personnage dramatique, contrarié, rebelle, tourmenté par les rythmes discordants de la peur, de la haine et de la fierté26 ».

Les « étroites limites » de la vie de Bigger étaient saisies par le dispositif scénique conçu par Welles : « c’est lui qui eut l’idée de murs de briques jaunes défraîchies », dit Wright dans un entretien. Le rideau de brique jaune « fit tenir ensemble les différentes scènes », selon le plus important critique théâtral du Front Populaire, John Gassner.

Le motif apparaît au début, où la maison de Bigger en est encadrée, et revient jusqu’à la toute dernière scène, dans laquelle le mur de briques de la cellule, dernière demeure du Nègre condamné, se prolonge dans toute la partie supérieure de la prison, qui apparaît dans le décor […]. Il représente le mur des circonstances sociales ou des discriminations raciales qui enferme le personnage.

Ironie de l’histoire, la seule réserve de Gassner sur la pièce, est qu’elle n’était pas parvenue à faire de Bigger « une victime de la société » : en cela, Welles avait donc réalisé l’intention de Wright27.

Native Son fut la première œuvre de Welles à traiter des procès, de la police et de la loi. Welles encadra l’histoire de Bigger par des scènes de procès, sur une avant-scène qui dépassait de l’arche du cadre de scène, une forme que Gassner compara « au style épique ‘‘analytique’’ rencontré par le passé dans des œuvres de Piscator et de Brecht ». L’avocat Paul Max, interprété par Ray Collins, se tenait debout sur une balustrade au bord de l’avant-scène, et s’adressait directement au public qui l’entourait, comme si celui-ci était le jury. Native Son tirait en partie sa puissance de l’écho qui y résonnait avec les différentes campagnes judiciaires de gauche, de la défense de Sacco et Vanzetti et des Neuf de Scottsboro, à celle de Harry Bridges et des accusés de Sleepy Lagoon, affaires dans lesquelles Welles allait s’engager personnellement28.

L’affaire de Sleepy Lagoon commença lorsque dix-sept jeunes Chicanos furent arrêtés en août 1942 pour le meurtre de José Díaz. Deux des accusés furent violemment frappés par la police, et leur procès se déroula dans une atmosphère où planait la menace d’un lynchage par la foule, alimentée par les gros titres de la presse de Hearst sur une « vague de criminalité » causée par les Mexicains-Américains. Welles présida une réunion publique afin de récolter des fonds pour la défense, en novembre 1942, mais les dix-sept accusés furent condamnés en janvier 1943. La création du Citizen’s Committee for the Defense of Mexican-American Youth (qui deviendrait plus tard le Comité de Sleepy Lagoon) fut organisée par la militante chicana Josefina Fierro de Bright et dirigé par Carey McWilliams29. Welles fut l’un des principaux porte-parole du comité, rejoint par plusieurs de ses collègues du Mercury, dont Joseph Cotten, Rita Hayworth, Dorothy Comingore, et Canada Lee. En juin 1943, Welles apporta sa préface à la brochure réalisée par le comité à propos de l’affaire. Le comité emprunta à la rhétorique antifasciste pour dénoncer la « logique nazie » du bureau du Sheriff de Los Angeles, en même temps que les « phalangistes et les synarchistes » de la droite mexicaine. En octobre 1944, la cour d’appel annula les condamnations30.

Welles joua également un rôle actif pour conduire CBS à diffuser des émissions de radio en réponse aux émeutes raciales qui avaient éclaté un peu partout aux États-Unis à l’été 1943. Lors d’une réunion de la Hollywood Writers’ Mobilization, où le groupe de gauche avait décidé d’appeler à la production de programmes sur les émeutes raciales qui puissent « montrer la nature fasciste de ces événements », Welles émit la proposition d’un « mélodrame d’espionnage, à la manière de Five Graves to Cairo (Les Cinq Secrets du désert), ou Background to Danger (Intrigues en Orient). […] Il faut quelque chose de bien écrit, produit avec expertise, etc. […] et néanmoins, une histoire à suspense, pour susciter l’enthousiasme populaire. » L’un des programmes qui fut effectivement réalisés – Open Letter on Race Hatred, de William Robson – prit moins la forme d’un film à suspense que d’un film d’actualités sur les émeutes de Detroit, mais Welles persuada CBS de produire Snowball, pièce radiophonique de Howard Koch racontant l’histoire d’un homme noir victime d’un coup monté et accusé de meurtre au cours d’émeutes raciales31.

La production radiophonique la plus importante de Welles fut peut-être la série de programmes à propos d’Isaac Woodward, vétéran de guerre noir qu’un policier de Caroline du Sud avait battu et rendu aveugle pendant l’été 1946. Welles utilisa alors son émission de radio, Orson Welles Commentaries, pour élever l’affaire au rang de débat national. « J’ai contacté Orson Welles par l’intermédiaire de son agent », raconta plus tard le responsable des relations publiques de la NAACP, le militant radical et dessinateur comique Oliver Harrington, « et nous avons correspondu par téléphone tous les samedis, avant son émission tous les dimanches soirs. C’était une émission extrêmement spectaculaire et intéressante, dans laquelle il endossait le rôle de quelqu’un qui se serait lancé aux trousses des hommes qui avaient commis le crime. Et au bout du compte, les deux policiers impliqués ont effectivement été retrouvés. » La pièce politique conçue par Welles commençait par la lecture de la déclaration sous serment de Woodward, suivie d’une adresse directe à « l’agent X », ce « policier […] qui a porté la justice de Dachau et d’Oswiekem jusqu’à Aiken, en Caroline du Sud » mais que, devenu aveugle, Woodward n’avait pu identifier. Le récit de Welles mêlait emphase shakespearienne et réminiscences des aventures de The Shadow :

Lavez-vous les mains, agent X. Lavez-les bien. […] Vous n’effacerez pas le sang d’un vétéran de guerre privé de la vue, pas plus que la couleur de votre peau. […] Vous n’effacerez jamais ce lépreux défaut de pigmentation […] la pâleur coupable de l’homme blanc […]. Quel est le prix à payer pour être Nègre ? À Aiken, en Caroline du Sud, un homme l’a payé de ses yeux. Quel est le prix à payer pour porter sur les os cette peau rosâtre officiellement considérée comme « blanche » ? À Aiken, en Caroline du Sud, un homme l’a payé de son âme. […] Qui suis-je donc ? Suis-je un vengeur masqué de bande dessinée ? Non monsieur. Simplement un citoyen d’Amérique qui veut en savoir plus.

 

Welles fit de la recherche de l’agent X un drame politique en forme de feuilleton à succès ; un témoin oculaire finit par être retrouvé, et l’on découvrit que Woodward avait été forcé à descendre du bus de longue distance Greyhound à Batesburg, à quelques kilomètres d’Aiken. Welles dut s’excuser auprès de la ville d’Aiken, mais la controverse conduisit ABC à supprimer son émission32.

L’affaire Woodward marqua la fin de la carrière politique de Welles aux États-Unis. En 1947, les purges anti-communistes atteignirent Hollywood, et l’une de leurs premières victimes fut le scénariste de radio Howard Koch. Welles, au même titre que Richard Wright, choisit l’exil en Europe à l’été 1947 ; il ne revint plus jusqu’à l’été 1955 (excepté pour une brève apparition télévisuelle dans Le Roi Lear). En décembre 1956, Welles commença son travail sur La Soif du mal (1958), son plus grand thriller pulp, racontant l’histoire d’un jeune Chicano victime d’un coup monté. Ce fut sa plus puissante représentation du fascisme dans la société américaine, car elle associait le mélodrame policier de ses thrillers du Front Populaire, aux récits antiracistes de Native Son et de l’affaire Isaac Woodward. Les premiers thrillers de Welles n’avaient jamais vraiment marché : le sombre et puissant homme d’affaires de Dossier Secret (Mr Arkadin) était un pastiche de Citizen Kane sans les ambitions historiques de ce film ; et ni le nazi en fuite de Le Criminel (The Stranger), ni les avocats malveillants de La Dame de Shanghai n’exhibaient ce mélange de pouvoir, de mal, et de charisme que Welles recherchait. Mais le policier corrompu de La Soif du mal (Touch of Evil), Quinlan, incarnait « l’agent X » : « la chose la plus personnelle que j’aie mise dans ce film », déclara Welles dans un entretien, « est ma haine de l’abus de pouvoir policier »33.

En outre, les premiers thrillers de Welles n’avaient jamais pu prendre pour cadre l’Amérique du Nord. Au Pays de la Peur (Journey into Fear) était pour l’essentiel un thriller européen, d’ailleurs surpassé dans son genre par la performance de Welles lui-même dans Le Troisième Homme de Carol Reed, situé à Vienne sous l’occupation ; le nazi en fuite installé dans le Connecticut dans Le Criminel, n’était pas vraiment convaincant ; et La Dame de Shanghai se déroulait sur un navire allégorique. La Soif du mal, en revanche, donnait une localisation sociale au personnage de Quinlan : la frontière mexicaine. Le Mexique était depuis longtemps « l’ailleurs » d’Hollywood, et plusieurs réalisateurs de films du Front Populaire avaient produit des récits frontaliers. Juarez (1939) de William Dieterle, avec Paul Muni, était l’un des films cultes du Front Populaire, son histoire avait été reprise en feuilleton dans le Daily Worker34 et son script, publié dans le magazine TAC. John Huston, dans Le Trésor de la Sierra Madre (1948) avec Humphrey Bogart, avait adapté le roman prolétarien à succès de B. Traven ; dans The Lawless (1950), de Joseph Losey, une foule en colère poursuivait un jeune Mexicain-Américain pour le lyncher, en Californie ; Elia Kazan et John Steinbeck avaient collaboré pour produire une histoire controversée de la révolution mexicaine, Viva Zapata (1952) ; et Paul Jarrico et Herbert Biberman, cinéastes blacklistés, avaient réalisé un classique du film de grève à propos de Chicanos dans les mines de zinc du Nouveau Mexique, Salt of the Earth (1954). Ce fut Welles qui ajouta la dimension frontalière au scénario de Paul Monash adapté d’un polar de genre hard-boiled intitulé Badge of Evil : il déplaça l’histoire d’une ville de Californie du sud, à la ville frontalière de Los Robles, fit du héros un agent mexicain de la brigade des stupéfiants, et de l’accusé, un Mexicain. Qui plus est, les insultes racistes anti-mexicaines de Quinlan sont une mesure bien plus convaincante du fascisme américain que Le Criminel et son étrange rhétorique à la Superman, ou même que la parabole du coucou suisse évoquée par Harry Lime (Le Troisième Homme)35.

L’affaire de Sleepy Lagoon sous-tend La Soif du mal tout autant que l’affaire Harry Bridges sous-tendait La Dame de Shanghai. Cela bien évidemment sans que le lien entre les affaires et les films soit littéral. Cependant, le personnage de Black Irish Mike dans La Dame de Shanghai, un marin de gauche radicale ayant combattu en Espagne, victime d’un coup monté pour meurtre à San Francisco, est présenté comme « un agitateur notoire sur les docks » – ce qui produit une sorte de métamorphose grotesque de Harry Bridges, marin australien et dirigeant radical des dockers de San Francisco, que le gouvernement tenta d’expulser une décennie durant. Et le coup monté contre le jeune Manolo Sanchez par le policier corrompu Quinlan dans La Soif du mal produit le même genre de version transposée de l’affaire de Sleepy Lagoon. Dans les deux cas, Welles décompose le récit politique transparent, pour en tirer les ferments des tensions raciales et sexuelles et des rapports de pouvoir.

La Soif du mal est aussi le point culminant de l’art du spectacle de Welles, un chef d’œuvre de virtuosité cinématographique. L’exemple le plus fameux est le plan-grue d’ouverture, d’une durée de 4 minutes, où Vargas (Charlton Heston) et sa nouvelle épouse (Janet Leigh) passent la frontière et sont aussitôt arrêtés en chemin par un attentat contre une entreprise américaine. Cependant, Welles minimisa souvent la qualité de ce plan, disant qu’il s’agissait « d’un de ces plans qui montrent le réalisateur en train de faire ‘‘un très beau plan’’ ». « Je pense que les meilleurs plans sont aussi les plus discrets », dit-il, en prenant pour exemple « un plan-grue bien plus difficile, dans La Soif du mal, mais que personne ne reconnaît comme tel : il prend presque une bobine entière, et se déroule dans l’appartement du garçon mexicain – il traverse trois pièces – lorsque la dynamite est retrouvée dans la salle de bains […] C’est un bien meilleur plan que le célèbre plan d’ouverture ». Or, de même que l’autre grand plan séquence qui se cache dans le film – le premier interrogatoire par Quinlan de Sanchez, le jeune homme qu’il finira par piéger – ce plan contient le récit central du film, la confrontation entre Quinlan, Vargas et Sanchez : le plan se termine alors que Vargas s’écrie : « Vous l’avez piégé, ce garçon. Piégé ! ». Si Welles a plus tard voulu attirer l’attention sur ce plan, c’est qu’il unit la forme du film et son contenu, sa technique artistique et sa dimension politique36.

Mais qui vit par la magie, mourra par la magie, et La Soif du mal se termine avec l’une des plus remarquables allégories, dans l’œuvre de Welles, de « l’appareil37»: l’utilisation par Vargas d’un « appareil d’écoute », pour reprendre les termes de Welles, pour piéger Quinlan et lui faire admettre sa culpabilité. Le feedback de l’appareil en fait une sorte de palais des glaces sonore dans lequel se produit la fusillade finale. L’antifasciste Vargas utilise la machine contre le fasciste Quinlan, mais, comme le souligne Welles, ce « travail ne lui ressemble pas. […] Il devient une sorte de brute, à espionner ainsi. […] J’ai essayé de donner l’impression que c’est l’appareil d’écoute qui le guide, voire qu’il en est la victime. […] Il ne sait pas très bien se servir de son appareil enregistreur ; il ne peut rien faire d’autre que suivre la machine et lui obéir, parce que ce dispositif ne lui appartient pas vraiment. Il n’est pas un espion, pas même un flic. » Les dispositifs des médias de masse n’ont jamais vraiment appartenu à Welles ; certes, il savait utiliser son « appareil enregistreur », mais il était lui aussi la victime de l’appareil tout autant que son maître, lui qui réalisait des allégories antifascistes qui finissaient, le plus souvent, par être recoupées et remontées par les studios qui l’employaient38.

Un grand nombre des projets de Welles – y compris La Soif du mal – n’existent qu’à l’état de ruines, de fragments incomplets. Elia Kazan écrivit que Welles, « l’homme de théâtre le plus créatif et le plus inventif de mon époque », était comme « une grande baleine échouée, poussée sur la rive par une tempête », comme tous ceux « qu’en se retirant, les vagues de la pensée et de l’art des années 1940, ont laissés derrière elles ». Welles ne fut pas le seul : Kazan prenait ainsi conscience du fait qu’il était lui aussi une baleine échouée, après que sa déposition devant le HUAC, sa délation, eut défiguré rétrospectivement ses grandes productions de Front Populaire. Mais les ambitions, les réussites et les échecs de Welles demeurent le plus parfait symbole de l’œuvre inachevée du front culturel tout entier39.

Traduit de l’anglais par Mathieu Bonzom.

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  1. Luce fut l’un des plus grands patrons de presse de l’histoire, à la tête de grands magazines pionniers comme Time, Life, Fortune ; MacLeish était un poète et écrivain, proche du Pdt. Roosevelt qui le nomma à la tête de la Bibliothèque du Congrès(NDT). []
  2. Le terme de « Front Populaire » peut surprendre, appliqué ainsi au contexte des États-Unis. Mais plutôt que de l’employer dans un sens très strict, et de présenter la gauche radicale comme un phénomène exclusivement centré sur le parti communiste et à l’influence limitée sur la société et la culture des États-Unis, au gré des (dés)illusions de quelques compagnons de route, Michael Denning désigne ainsi un véritable « bloc historique », unissant les nouveaux mouvements syndicaux et sociaux, diverses structures politiques, et un grand nombre de formations culturelles différenciées. Le « Front culturel » qui donne son titre au livre est donc l’ensemble de ces formations culturelles, auxquelles l’ouvrage fait la part belle (de la littérature aux arts du spectacle anciens et modernes, jusqu’à la théorie socialiste), sans jamais cesser de lier les œuvres, les structures de production et les conflits sociaux, dans la meilleure tradition des cultural studies. Michael Denning affirme donc que la dynamique de Front populaire aux États-Unis a été sous-estimée, sur le plan politique comme sur le plan culturel (NDT). []
  3. Pièce qui lança la carrière de Eugene O’Neill, en 1920, et dont le protagoniste est un prisonnier afro-américain qui parvient à s’évader, gagne une île des Caraïbes et en devient l’empereur pour un temps (NDT). []
  4. Mary McCarthy, « February 1938 : Elizabethan Revivals », dans son ouvrage Sights and Spectacles, 1937-1956, New York ; Farrar, Straus and Cudahy, 1956, p. 17. []
  5. On trouve des analyses de la culture « middlebrow » à l’époque contemporaine chez Joan Shelley Rubin, The Making of Middlebrow Culture, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1992 ; James Sloan Allen, The Romance of Commerce and Culture, Chicago, University of Chicago Press, 1983) ; et Joseph Horowitz, Understanding Toscanini : How He Became an American Culture-God and Helped Create a New Audience for Old Music (Minneapolis : University of Minnesota Press, 1987). []
  6. Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, éditions de Minuit, 1979, p. 379 ; 376 ; 371. Le texte de référence de la critique de la culture middlebrow est celui de Dwight McDonald, « Masscult & Midcult », dans son ouvrage Against the American Grain : Essays on the Effects of Mass Culture, New York, Random House, 1962. []
  7. Centrale syndicale créée dans les années 1930, période de luttes ouvrières intenses, dans un contexte de crise économique et sociale mais aussi de soutien du gouvernement à la syndicalisation. Le Congress of Industrial Organizations se focalisa d’abord sur les secteurs industriels modernes et déqualifiés, et une bonne partie de la radicalité ouvrière de l’époque y trouva sa place. Après la guerre, il pratiqua de grandes purges anticommunistes dans ses propres rangs et fusionna avec l’autre grande centrale, l’American Federation of Labor, pour donner l’AFL-CIO (NDT). []
  8. Voir également Beverley Houston, « Power and Dis-Integration in the Films of Orson Welles », Film Quarterly vol. 35, n°4, été 1982, p. 9, qui note : « au lieu du ‘‘peuple’’, il faut bien sûr comprendre ‘‘les femmes’’ ». []
  9. Joy Davidman, « Citizen Kane », New Masses, 13 mai 1941, p. 28 ; Victor S. Navasky, Naming Names, New York, Penguin Books, 1981, p. 227. []
  10. Earl Browder fut secrétaire général du Parti Communiste des États-Unis (CPUSA) de 1930 à 1945. Quant à l’épouse de Henry Luce, un passage précédent du chapitre rapporte qu’elle avait beaucoup ri devant le film, lorsque Welles l’avait projeté pour la toute première fois, en privé, pour Henry et Clare Luce (NDT). []
  11. Citation de Welles dans James Naremore, The Magic World of Orson Welles, Oxford, Oxford University Press, 1978, p. 116. W.A. Swanberg, Luce and His Empire, New York, Charles Scribner’s Sons, 1972, p. 221. []
  12. Avocat d’affaires, homme politique ayant rompu avec le parti démocrate par opposition aux investissements publics du New Deal, Wendell Willkie fut le candidat républicain malheureux lors de la troisième élection du Président F.D. Roosevelt, en 1940. Mais il rejoignit ce dernier sur la question internationale (par franche opposition à l’isolationnisme alors répandu aux États-Unis), et se vit confier un rôle d’ambassadeur informel à travers le monde. De ces voyages, il tira la matière du livre évoqué ici, One World (« Un monde unique »), qui rencontra un large succès en 1943 (NDT). []
  13. Orson Welles, « Survival of Fascism », discours au Modern Forum, Wilshire Ebell Theater, 4 décembre 1944, p. 23, 25 (archive Orson Welles Manuscripts, Lilly Library, Indiana University, Box 5 f12). []
  14. Ibid., p. 25. Welles fut éditorialiste pour le mensuel Free World et y publia une douzaine de courts articles entre octobre 1943 et décembre 1945. Le rôle de Dolivet est évoqué dans la plupart des biographies de Welles, mais un compte-rendu un peu plus détaillé se trouve chez Michael Straight, After Long Silence, New York, W.W. Norton, 1983, pp. 252-258. Welles et Dolivet travaillèrent ensemble entre 1943 et leur rupture en 1955, à propos de Dossier Secret (Mr. Arkadin), produit par Dolivet. []
  15. Orson Welles, « The Nature of the Enemy », manuscrits d’un discours du 22 janvier 1945 (archive Orson Welles Manuscripts, Lilly Library, Indiana University, Box 4 f26), p. 21. []
  16. Hebdomadaire créé en 1909, institution pionnière de la presse afro-américaine (NDT). []
  17. Organisation liée au CPUSA, comme la League of Struggle for Negro Rights avant elle (NDT). []
  18. Le Federal Theatre Project fut l’un des cinq grands programmes artistiques et culturels publics de la Works Progress Administration, dans le cadre du New Deal (NDT). []
  19. Interview de Welles dans “On Orson Welles” in Mark Naison, Communists in Harlem during the Depression, Urbana, University of Illinois Press, 1983, p. 140-188 ; Roi Ottley, « The Negro Theatre ‘Macbeth’ », Amsterdam News, 18 avril 1936. Le texte de ce Macbeth est réédité dans Richard France (dir.), Orson Welles on Shakespeare : The W.P.A. and Mercury Theatre Playscripts, London, Routledge, 1990. Un court film sur la production se trouve dans le film d’actualités de la WPA We Work Again, 1937. Voir également Richard France, The Theatre of Orson Welles, Lewisburg, Bucknell University Press, 1977. []
  20. De Paur est cité par John O’Connor, Lorraine Brown, The Federal Theatre Project : Free, Adult, Uncensored, London, Methuen, 1986, p. 122. Voir également E. Quita Craig, Black Drama of the Federal Theatre Era : Beyond the Formal Horizons, Amherst, University of Massachusetts Press, 1980, pp. 154-171. []
  21. Hazel Scott connut la célébrité en tant que très jeune et brillante pianiste de jazz du premier club non ségrégué de New York, ouvert dans le Greenwich Village en 1938 (NDT). []
  22. Sur la collaboration Welles-Ellington, voir Duke Ellington, Music Is My Mistress, Garden City (NY), Doubleday, 1973, p. 239-241 ; et Klaus Stratemann, Duke Ellington Day by Day and Film by Film, Copenhague, Jazzmedia ApS, 1992, p. 193-195. Voir également Billie Holiday avec William Dufty, Lady Sings the Blues (1956; réédition : New York, Avon, 1976, p. 93-94. Welles allait continuer à présenter du jazz à la radio. En 1944, il écrivit « Ma nouvelle émission de radio est censé être ‘‘populaire’’, c’est-à-dire que les annonceurs continuent de préférer des arrangements à la mode du Hit Parade, et de grandes orchestrations surchargées. […] Mais ils sont prêts à tolérer […] un petit ensemble de bons musiciens jouant du véritable jazz, en guise ‘‘d’intermède’’ ou de ‘‘variété’’ ». Orson Welles, lettre à Miss Morden, 4 février 1944 (archive Orson Welles Manuscripts, Lilly Library, Indiana University. []
  23. Citation d’Orson Welles par Robert Stam, « Orson Welles, Brazil and the Power of Blackness », Persistence of Vision, n°7, 1989, p. 102. Tom Pettey, lettre à Herb Drake, 5 mai 1942 (archive Orson Welles Manuscripts, Lilly Library, Indiana University). Tom Pettey, lettre à Herb Drake, 7 avril 1942 (archive Orson Welles Manuscripts, Lilly Library, Indiana University). Voir également Catherine Benamou, « It’s All True as Document/Event : Notes towards an Historiographical and Textual Analysis », Persistence of Vision, n° 7, 1989, p. 121-152. []
  24. On peut voir des images tournées par Welles pour It’s All True dans trois productions au moins : l’émission télévisée brésilienne de Rogério Sganzerla, Brasil ; le documentaire de l’American Film Institute It’s All True : Four Men on a Raft, produit par Fred Chandler, 1986 ; et It’s All True, réalisé par Myron Meisel et Bill Krohn avec Richard Wilson, 1993. []
  25. William Randolph Hearst fut un très grand patron de la presse quotidienne, d’une génération l’aîné de Henry Luce. Citizen Kane le prend implicitement pour cible, par bien des aspects (NDT). []
  26. Richard Wright, lettre à John Houseman et Orson Welles, 19 mai 1940 (archive Orson Welles Manuscripts, Lilly Library, Indiana University). Critique de presse (Hearst) citée dans John Houseman, « Native Son », dans son ouvrage Entertainers and the Entertained : Essays on Theater, Film, and Television, New York, Simon and Schuster, 1986, p. 42. John Gassner, « Stage », Direction, vol. 4 n°5, été 1941, p. 43. Samuel Sillen, « Bigger Thomas on the Boards », New Masses, 8 avril 1941, p. 27. La version publiée de la pièce de Richard Wright et Paul Green n’est pas celle que Welles a mise en scène : pour une description de cette version, voir Houseman, « Native Son », p. 32-42 ; et « Native Son », in Burns Mantle (dir.), The Best Plays of 1940-41, New York, Dodd Mead, 1941, p. 29-63. []
  27. Keneth Kinnamon, Michel Fabre (dir.), Conversations with Richard Wright, Jackson, University Press of Mississippi, 1993, p. 40. John Gassner, Producing the Play, New York, Dryden Press, 1941, p. 431. Gassner, « Stage » (Cf. supra), p. 42. []
  28. Gassner, « Stage » (Cf supra), p. 43. []
  29. Important journaliste, éditeur, et militant, il fut à la tête du magazine The Nation pendant vingt ans, succédant à ce poste à Freda Kirchwey en 1955 (NDT). []
  30. Sleepy Lagoon Defense Committee, The Sleepy Lagoon Case, Los Angeles, Mercury Printing, 1943, p. 19, 11. Welles pourrait avoir financé la brochure sous ce nom de « Mercury Printing Company ». Voir également Carey McWilliams, North from Mexico : The Spanish-Speaking People of the United States (1948 ; réédition, New York, Greenwood Press, 1968), p. 228-233 ; Joint Fact-Finding Committee on Un-American Activities in California, Second Report : Un-American Activities in California, Sénat de l’État de Californie, 1945, p. 174-197 ; et Id., Fourth Report : Communist Front Organisations, Sénat de l’État de Californie, 1948, p. 375. []
  31. « Memorandum of a meeting of the Emergency Entertainment Industry Committee, Radio Sub-Committee », joint à : Pauline Lauber, lettre à Orson Welles, 16 juillet 1943 (archive Orson Welles Manuscripts, Lilly Library, Indiana University). William Robson, « Open Letter on Race Hatred », in Erik Barnouw (dir.), Radio Drama in Action : Twenty-Five Plays of a Changing World, New York, Rinehart & Company, 1945. Orson Welles, lettre à Davidson Taylor (CBS), 21 septembre 1943 (archive Orson Welles Manuscripts, Lilly Library, Indiana University). Howard Koch, lettre à Orson Welles accompagnée du script de Snowball, 1943 (archive Orson Welles Manuscripts, Lilly Library, Indiana University). []
  32. Oliver W. Harrington, Why I Left America and Other Essays, Jackson, University Press of Mississippi, 1993, p. 103. Le texte de la première émission de Welles sur Woodward, diffusée le 28 juillet 1946, fut publié sous le titre « Orson Welles Smashes at Southern Bigots in Radio Talk », Los Angeles Sentinel, 15 August 1946, p. 1, 20. Cinq émissions de Welles traitèrent l’affaire Woodward : les 28 juillet, 5, 11, 18 et 25 août 1946. Orson Welles, Peter Bogdanovich, Ths Is Orson Welles, New York, Harper Collins, 1992, p. 398-399. Je remercie Jane Levey de m’avoir prêté des copies de documents ayant trait à l’affaire Woodward. []
  33. « Interview avec Orson Welles », Cahiers du Cinéma (n° 54, juin 1958), traduit en anglais et édité dans Terry Comito (dir.), Touch of Evil, New Brunswick (NJ), Rutgers University Press, 1985, p. 204. []
  34. Journal publié par le CPUSA à New York. []
  35. Concernant les différents scripts de La Soif du mal, voir John Stubbs, « The Evolution of Orson Welles’s Touch of Evil from Novel to Film », in Terry Comito (dir.), Touch of Evil (Cf supra), pp. 183-184. Voir également William Anthony Nericcio, « Of Mestizos and Half-Breeds : Orson Welles’s Touch of Evil », in Chon A. Noriega, Chicanos and Film : Representation and Resistance, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1992. []
  36. Orson Welles, Peter Bogdanovich, This Is Orson Welles (Cf supra), p. 309, 308. Les deux plans sont numérotés 377 et 256 dans le script de continuité publié dans Terry Comito (dir.), Touch of Evil (Cf supra), p. 100-106, 91-96. []
  37. Le terme « appareil », employé d’emblée en référence à C. Wright Mills (« appareil culturel »), est central dans la caractérisation de la culture de masse proposée dans le livre. Il permet de traiter la culture comme phénomène pleinement matériel et politique – comme ensemble de formations matérielles, qu’il s’agit d’analyser conjointement aux bases socio-économiques et aux moyens techniques de leur production, et donc aux rapports de pouvoir qui les traversent. Le terme permet ici de clore le chapitre en rendant visible la représentation, au sein même de l’œuvre de Welles, de l’emprise des moyens de production sur les nombreux artistes du Front Populaire qui tentèrent de s’en emparer et n’y parvinrent qu’en partie, ou qu’un temps. Ce passage illustre le caractère dynamique et nuancé de la thèse de l’ouvrage. Dans ce vaste mouvement de Front populaire qui a « travaillé » en profondeur la culture américaine (« the laboring of American culture »), Michael Denning nous donne à voir tout à la fois la puissance de la dynamique (référence omniprésente au travail, émergence d’une culture de masse faite pour mais aussi dans une large mesure par les prolétaires, production culturelle envisagée plus que jamais comme un travail et un domaine de l’action syndicale), et son caractère conflictuel, contrarié, et inachevé (NDT). []
  38. « Interview avec Orson Welles », in Terry Comito (dir.), Touch of Evil (Cf supra), p. 212. []
  39. Elia Kazan, A Life, New York, Alfred A. Knopf, 1988, p. 273, 134-135. []
Michael Denning