La mondialisation est un concept relativement nouveau dans les sciences sociales. La signification exacte de ce concept ainsi que la nature, l’étendue et l’importance des changements liés à ce processus font l’objet de vifs débats1. Peu de doutes subsistent cependant sur l’importance critique que la mondialisation est en train d’acquérir pour l’agenda académique et politique du XXIe siècle ou sur le défi distinctif qu’elle pose au travail théorique dans les sciences sociales. Les limites historiques de la théorie sociale, dans la mesure où cette dernière repose sur l’étude de sociétés « nationales » et de l’État-nation, sont mises en exergue par les tendances universalisantes et les transformations structurelles transnationales liées à la mondialisation. Dans quelle mesure l’État-nation est-il une forme historiquement spécifique d’une organisation sociale mondiale se trouvant maintenant en voie d’être transcendée par la mondialisation capitaliste ? Telle est la question qui sous-tend l’article présent, bien que le sujet que je compte aborder ici soit d’avantage circonscrit.
Le débat sur la mondialisation s’est de plus en plus centré sur le rapport de l’État-nation à la mondialisation économique. Mais la question de la mondialisation et de l’État a été mal cadrée. Soit on considère que l’État-nation (et le système interétatique) conserve sa primauté en tant qu’axe des relations internationales et du développement – la thèse de l’ « État fort » – dans une construction dualiste postulant des logiques séparées pour un système économique mondialisé d’un côté et un système politique fondé sur l’État-nation de l’autre. Soit on considère que l’État, comme dans les thèses de l’ « État faible » ou de « la fin de l’État-nation », n’est plus important. Rejetant ces cadres d’analyse, j’entends clarifier ici le rapport entre la mondialisation et l’État-nation en critiquant et en allant au-delà de ce dualisme mondial-national et en développant le concept d’un État transnational. Je soutiens que l’État et l’État-nation ne coïncident pas. L’amalgame des deux dans la littérature sur la mondialisation a entravé l’analyse de la séparation croissante des pratiques étatiques à l’égard de celles de l’État-nation.
Je milite plus précisément en faveur d’un retour à une conception historico-matérialiste de l’État et, sur cette base, j’explore trois propositions interdépendantes : 1) la mondialisation économique a sa contrepartie dans la formation de classe transnationale et dans la naissance d’un État transnational (ETN) qui a émergé afin de servir d’autorité collective à une classe dominante mondiale ; 2) l’État-nation ne conserve pas plus sa primauté qu’il n’est en voie de disparition, mais est progressivement transformé et absorbé dans la structure supérieure d’un ETN ; 3) cet ETN institutionnalise un nouveau rapport de classe entre capital mondial et travail mondial.
Cet article est divisé en six parties. La première traite de la mondialisation comme d’un nouveau stade de développement du capitalisme mondial. La seconde appelle à une rupture avec la conception wébérienne de l’État qui sous-tend de nombreux débats sur la mondialisation. Cette section développe aussi le concept d’ETN. La troisième situe l’avènement de l’ETN dans le contexte des nouveaux rapports de classe entre capital mondial et travail mondial. La quatrième passe en revue l’évidence empirique de l’avènement de l’ETN entre les années 1960 et 1990. La cinquième examine la transformation des États nationaux comme élément du processus de mondialisation. Les parties quatre et cinq spécifient le rapport entre l’État national et l’ETN. Enfin, la sixième s’interroge en guise de conclusion sur la capacité d’un ETN à occuper certaines fonctions, notamment régulatrices, pour le système du capitalisme mondial et indique aussi les implications d’un ETN pour la théorie de l’État et d’autres enjeux de futures recherches. Je souhaiterais avertir le lecteur que les contraintes d’espace excluent un examen complet des enjeux théoriques et analytiques soulevés. Il existe des limites naturelles à la recherche explicative de ce type. Cette dernière tend à soulever un ensemble de nouvelles questions pour chacune de ses réponses. Les propositions mises en avant sont censées provoquer la discussion, faire avancer le débat sur la mondialisation et suggérer la voie à suivre pour la recherche en cours. Elles sont bien sûr provisoires par nature.
La mondialisation : d’une économie-monde à une économie mondiale
La conception prédominante de la mondialisation associe celle-ci avec la restructuration profonde du capitalisme mondial initiée dans les années 1970. Selon moi, la mondialisation n’est cependant pas un processus nouveau, mais le point quasi culminant d’un processus vieux de plusieurs siècles de diffusion des rapports de production capitalistes à travers le monde et de déplacement de tous les rapports précapitalistes (« la modernisation ») qu’elle a opéré. Elle marque le triomphe du mode de production capitaliste, ce que Istvan Meszaros appelle « la fin de l’ascension historique du capital2. » Depuis ses débuts, le système capitaliste s’étend dans deux directions, de manière extensive et intensive. La phase finale de l’élargissement extensif du capitalisme commença avec la vague de colonisation de la fin du XIXe siècle et début XXe siècle et se conclut avec la réincorporation de l’ex-bloc soviétique et des États révolutionnaires du tiers-monde. Avec la mondialisation, le système subit une expansion intensive spectaculaire. Les rapports de production capitalistes sont en train de remplacer ce qui subsiste de tous les rapports précapitalistes à la surface du globe. L’ère de l’accumulation primitive du capital touche à sa fin. Toutes les « murailles de Chine » restantes à travers le monde sont en train d’être abattues. Dans ce processus, les institutions culturelles et politiques qui entravaient le capitalisme sont balayées, ce qui, à l’échelle mondiale, ouvre la voie à la marchandisation et à l’intégration totale de la vie sociale au marché.
La mondialisation économique a été bien étudiée3. Le capital a gagné une mobilité mondiale renouvelée et réorganisé la production mondiale en fonction de toute une gamme de considérations politiques et de facteurs de coût. Ceci implique la décentralisation mondiale de la production combinée à la centralisation du commandement et du contrôle de l’économie mondiale par le capital transnational. Au cours de ce processus, les appareils productifs nationaux se fragmentent et se font intégrer de l’extérieur dans de nouveaux circuits d’accumulation mondialisés. Ici nous pouvons distinguer entre une économie-monde et une économie mondiale. À des époques antérieures, chaque pays développait des circuits d’accumulation nationaux qui étaient reliés les uns aux autres à travers l’échange de marchandises et des flux de capitaux dans un marché international intégré. Il s’agissait là d’une économie-monde. Différents modes de production étaient « articulés » au sein d’une formation sociale plus large, ou un système-monde, et les États-nations médiatisaient les frontières d’un monde composé de différents modes de productions articulés4. Dans l’économie mondiale émergente, la mondialisation du processus de production détruit et intègre fonctionnellement ces circuits nationaux au sein de circuits d’accumulation mondiaux. La mondialisation, par conséquent, est en train d’unifier le monde au sein d’un mode de production unique et d’un système mondial unique. Elle engendre l’intégration organique de différentes régions et pays au sein d’une économie mondiale. La dissolution croissante des barrières spatiales et la subordination de la logique de la géographique à celle de la production, ce que certains nomment la « compression de l’espace-temps », est sans précédent historique5. Elle nous enjoint à reconsidérer la géographie et la politique de l’État-nation. Mon argument n’est pas que l’espace perd de sans importance à l’ère de la mondialisation. J’affirme bien plutôt que la configuration sociale de l’espace ne peut plus être conçue dans les termes de l’État-nation mais plutôt dans ceux d’un processus de développement inégal fondamentalement marqué par le rôle de certains groupes sociaux plutôt que par une différentiation territoriale. La nature du capitalisme mondial est telle que celui-ci créera toujours des espaces inégaux, ne serait-ce qu’en raison de la distribution spatiale des fonctions du système6.
La réorganisation politique du capitalisme mondial est restée à la traîne de sa réorganisation économique, ce qui a produit une disjonction entre la mondialisation économique et l’institutionnalisation politique des nouveaux rapports sociaux se déployant dans la mondialisation. Néanmoins, l’organisation institutionnelle de la société humaine évolue à mesure que sa base matérielle change. Cette nouvelle phase transnationale du capitalisme ne constitue donc pas une rupture radicale mais une excroissance du développement du capitalisme caractérisée par une période de restructuration majeure du système, y compris de sa forme institutionnelle. Dans la mesure où les conditions ou événements sociaux peuvent être appréhendés à travers l’étude des conditions et processus sociaux qui les ont précédés et dont ils émergent, une étude de la mondialisation est fondamentalement une analyse historique. Dans l’avènement historique du capital, chaque époque est marquée par une expansion successive du système. Elle connaît en outre l’établissement d’un ensemble d’organisations qui rendent possible cette expansion et organisent des cycles de développement capitaliste sur le long terme. Des traités de Westphalie au XVIIe siècle jusqu’aux années 1960, le capitalisme s’est déployé à travers un système d’États-nations ayant généré des structures nationales, des institutions et des agents concomitants. La mondialisation a érodé ces frontières nationales de telle sorte qu’il est devenu structurellement impossible, pour des nations individuelles, de soutenir des structures économiques, politiques et sociales indépendantes ou même autonomes. Au cours des dernières décennies, et à mesure que le processus transnational d’intégration de la finance, de la production et du marché se développait, l’existence d’un siège social unique du capitalisme mondial est devenu intenable.
L’une des caractéristiques essentielles de l’époque actuelle, c’est le dépassement de l’État-nation comme principe organisateur du capitalisme ainsi que celui du système interétatique comme cadre institutionnel du développement capitaliste. Le capitalisme est une force révolutionnaire constante, qui refaçonne constamment le monde en lui donnant des configurations nouvelles et souvent inattendues7. Dans la configuration capitaliste mondiale émergente, l’espace transnational ou mondial en vient à supplanter les espaces nationaux. Il n’y a plus rien d’externe au système, non pas au sens où ce dernier serait « fermé », mais au sens où il n’existe plus de pays ou de régions qui subsistent en dehors du capitalisme mondial ou qui attendraient encore leur intégration via un processus d’accumulation primitive. De ce fait, il n’y a plus d’accumulation autonome en dehors de la sphère du capital mondial. Le rapport social interne est mondial. Ici nous pouvons noter le principe sociologique selon lequel les rapports sociaux organiques sont toujours institutionnalisés. Ils se trouvent ainsi « fixés » et leur reproduction devient possible8. À mesure que le lien organique et interne entre les peuples devient véritablement mondial, la totalité des institutions de l’État-nation se voit dépassée par les institutions transnationales.
La mondialisation a posé de sérieuses difficultés à toute sorte de théories. La centralité accordée à l’État-nation au sein de nombreux paradigmes existants entrave à mes yeux notre compréhension des dynamiques de changement à l’ère de la mondialisation9. Mes propositions concernant l’intégration de la totalité de la superstructure de la société mondiale constituent une conception de l’époque actuelle qui diffère de celle proposée par l’analyse en termes de système-monde. Cette dernière repose sur le postulat d’un système-monde composé de superstructures politiques et culturelles séparées et reliées par une division du travail géographique. Ma conception se différencie aussi de nombreuses analyses marxistes qui voient l’État-nation comme immanent au développement capitaliste10. La thèse selon laquelle l’internationalisation continue du capital et la croissance d’une société civile internationale ont impliqué l’internationalisation de l’État a été développée par de nombreuses traditions en sciences sociales11. La littérature interdisciplinaire sur la mondialisation est pleine de discussions portant sur le déclin du pouvoir et de l’importance de l’État-nation et l’accroissement du rôle des institutions supra- ou transnationales. Cependant, ces différentes positions accordent toutes une centralité telle à l’État-nation qu’ils s’enferment dans un dualisme mondial-national. Elles tiennent pour acquis le fait que les phénomènes liés à l’ETN sont des extensions du système de l’État-nation. Leur conception est celle d’institutions internationales créées individuellement ou collectivement par les États-nations comme des mécanismes pour réguler les flux de biens et de capital traversant leurs frontières et pour servir de médiation aux relations interétatiques. Il me semble nécessaire de dépasser cette conception centrée sur l’État-nation et de distinguer entre l’international et le transnational (ou mondial), c’est-à-dire entre une approche des dynamiques mondiales fondée sur un système d’État-nations existant et une approche qui identifie des processus et des rapports sociaux qui transcendent ce système.
Conceptualiser l’appareil étatique transnational : de Weber à Marx
La question de l’État est au cœur du débat sur la mondialisation. Mais les termes du débat ont été mal posés en raison de l’amalgame persistant entre l’État-nation et l’État. Les deux notions ne sont pas synonymes12. Il est nécessaire d’opérer une distinction analytique entre une série de termes proches : nation, pays, État-nation, État, État national et État transnational. Les État-nations sont des unités géographiques, juridiques et parfois culturelles. Le terme tel que nous l’employons ici est interchangeable avec celui de « pays » ou de « nation ». Les États sont des rapports de pouvoir incarnés dans un ensemble d’institutions politiques. L’amalgame entre ces concepts proches mais analytiquement distincts est fondé sur une conception wébérienne de l’État qui sous-tend de nombreuses analyses sur le sujet. Pour Weber, l’État est un ensemble de cadres et d’institutions qui exercent une autorité, un « monopole légitime de la coercition », sur un territoire donné. Dans la construction wébérienne, l’économique et le politique (« les marchés et les États ») sont des sphères liées l’une à l’autre en extériorité séparées voire opposées, chacune ayant sa logique propre. Les États-nations interagissent de l’extérieur avec les marchés13. Par conséquent, la mondialisation n’impliquerait que la sphère économique, alors que la sphère politique resterait constante en tant que système d’États-nations immuable. Les gestionnaires de l’État se confrontent aux conséquences de la mondialisation économique et du capital transnational débridé comme à une logique externe. Depuis la publication du livre séminal de Raymond Vernon Sovereignty at Bay, en 197114, ce cadre d’analyse est devenu dominant dans l’étude de la mondialisation et de l’État, notamment dans les approches réalistes des relations internationales. Dans la littérature sur la mondialisation, cette approche insiste sur l’impuissance croissante des États-nations vis-à-vis des forces du marché mondial.
Ce dualisme État-marché est étroitement lié au dualisme mondial-national. On considère parfois que la portée de la mondialisation est surestimée parce que les États-nations auraient « plus de pouvoir » qu’on ne le prétend ou parce qu’il existerait des explications « nationales » qui éclaireraient d’avantage certains phénomènes que les explications en termes de mondialisation. On met également en avant l’importance persistante du rôle des États-nations afin de relativiser celle de la mondialisation, lorsqu’on ne présente pas tout simplement cette dernière comme étant « imaginaire »15. Dans cette construction, ce qui se déroule « au sein » d’un État-nation est opposé à ce qui a lieu dans le système mondial. Dans ces approches dualistes récurrentes, la mondialisation économique fait l’objet d’une reconnaissance grandissante mais reste analysée comme un processus indépendant des institutions qui structurent ces rapports sociaux, en particulier les États et l’État-nation. Le problème est manifeste par exemple dans le travail important du sociologue Christopher Chase-Dunn, Global Formation, qui, à partir d’une perspective en termes de système-monde, argumente en faveur d’une approche dualiste de ce type. Au niveau économique prévaudrait la logique d’une économie mondiale alors que le niveau politique resterait dominé par une logique de système-monde16. Dans un registre proche, on a beaucoup écrit sur la « gouvernance mondiale », une approche qui repose également sur une vision dualiste dans laquelle un système d’États-nations doté d’une logique propre existe parallèlement à l’économie mondiale. Les États-nations confrontés aux problèmes d’une nouvelle ère doivent coopérer en coordonnant leurs activités à l’échelle internationale17.
Le chemin pour s’extraire de ces antinomies consiste à dépasser Weber et à retourner à une conception matérialiste de l’État. Dans la conception marxiste, l’État est l’institutionnalisation des rapports de classe autour d’une configuration particulière de la production sociale. La séparation de l’économique et du politique qui advint pour la première fois avec l’émergence du capitalisme promeut chaque domaine à l’autonomie et implique une relation complexe devant être problématisée comme telle. Mais elle génère aussi l’illusion de l’existence de sphères indépendantes reliées de l’extérieur. Dans la conception historico-matérialiste, l’économique et le politique sont des moments distincts d’une même totalité. Un rapport est dit « interne » quand chaque partie est constituée par son rapport aux autres. Il est « externe » quand chaque partie a une existence indépendante de son rapport aux autres18. Le rapport entre l’économie, ou les rapports sociaux de production capitalistes, et les États en tant qu’ensembles de rapports de classe institutionnalisés correspondant à ces rapports de production, est d’ordre interne. Il n’est pas possible ici de revisiter les débats théoriques qui ont fait rage autour du problème de l’État dans les années 1960 et qui demeurent à ce jour ouverts et peu concluants19. Notons cependant que : 1) les théories marxistes de l’autonomie relative de l’État, qu’elles insistent sur sa subordination « structurale » ou « instrumentale » aux classes économiques dominantes, ne reposent pas sur le postulat d’un État indépendant constituant une sphère séparée répondant à une logique propre (pour reprendre les mots de Marx, il n’y a pas d’État « suspendu en l’air »20). La tâche de l’analyse est de dévoiler le complexe de processus et de rapports sociaux qui encastre les États dans la configuration de la société civile et l’économie politique ; 2) il n’y a rien dans la conception historico-matérialiste de l’État qui lie nécessairement celui-ci au territoire ou aux États-nations. Le fait que le capitalisme ait historiquement adopté une forme géographique est quelque chose qui doit être problématisé.
Les États en tant que systèmes coercitifs d’autorité consistent en pratiques sociales et en rapports de classe coagulés et rendus opératoires au travers d’institutions politiques. Selon Marx, l’État imprime une forme politique aux institutions économiques et aux rapports de production21. Les marchés sont un site de la vie matérielle, alors que les États émanent des rapports (de production) économiques et représentent l’institutionnalisation de rapports sociaux de domination. Il est crucial d’analyser la constellation de forces sociales qui se fige au sein de structures et de pratiques étatiques au cours de périodes historiques particulières. Par conséquent, la mondialisation économique du capital ne saurait être isolée de la transformation des rapports de classe et des États. Dans la conception wébérienne, les États sont par définition des institutions ancrées dans un territoire et l’on ne peut de ce fait concevoir l’existence d’un ETN aussi longtemps que le système de l’État-nation persiste. La théorie wébérienne de l’État réduit celui-ci à son appareil et à ses cadres et, par ce biais, le réifie. Les États ne sont pas des acteurs en soi. Les classes et groupes sociaux sont des acteurs historiques. Les États ne « font » rien en soi. Les classes et groupes sociaux agissant au sein et hors des États (et d’autres institutions) en tant qu’agents collectifs historiques. Les appareils d’États sont les instruments qui garantissent et reproduisent les rapports et les pratiques des classes et groupes sociaux ancrés dans ces États. Les structures institutionnelles des États-nations persisteront peut-être à l’époque de la mondialisation, mais celle-ci requière de nous que nous modifions la manière dont nous concevons ces structures.
À l’ère de la mondialisation, un appareil d’ETN émerge de l’intérieur du système des États-nations. Le système de l’État-nation, ou système interétatique, est un résultat historique, la forme particulière dans laquelle le capitalisme se fit jour sur la base de rapports complexes entre production, classes, pouvoir politique et territorialité. Les circonstances matérielles qui firent advenir l’État-nation sont dorénavant en cours de dépassement par la mondialisation. Si le développement antérieur du capitalisme eu pour résultat un processus de localisation géographique (spatial) prenant la forme du système national-étatique, sa poussée mondialisante actuelle génère une dislocation géographique générale. Il est nécessaire de revenir à une conceptualisation historico-matérialiste de l’État conçu non comme une « chose », ou un agent macro fictif, mais comme un rapport social spécifique inséré dans des structures sociales plus larges pouvant prendre des formes institutionnelles différentes et historiquement déterminées. L’État-nation n’en constitue qu’une parmi d’autres. Rien dans l’époque actuelle ne suggère que la configuration historique de l’espace et son institutionnalisation sont immuables.
Il s’agit donc d’affirmer que les rapports politiques du capitalisme sont entièrement historiques, de sorte que les formes étatiques ne peuvent être comprises que comme des formes historiques du capitalisme22. Même si ma proposition ne peut être explorée d’avantage ici, je suggère que l’explication du processus par lequel le système de l’État-nation devint l’expression géographique particulière du capitalisme doit être recherchée dans le développement historique inégal du système, y compris sa diffusion graduelle, à travers le monde. L’espace territorialisé en vint à abriter des conditions distinctes pour le marché et l’accumulation du capital, souvent opposées l’une à l’autre. Ce processus tendit à s’auto-reproduire au fur et à mesure de son approfondissement et se codifia à travers le développement des État-nation, de la politique, de la culture et de la capacité d’agir d’acteurs collectifs (le traité de Westphalie, le nationalisme, etc.). Cette forme particulière de développement du capitalisme est en voie d’être dépassée par la mondialisation du capital et des marchés et l’égalisation graduelle des conditions d’accumulation qu’elle implique.
Pour résumer et récapituler: l’État est la coagulation d’une constellation de forces et de rapports de classe et les États sont toujours incarnés dans des ensembles d’institutions politiques. Ainsi les États sont : a) un moment des rapports du pouvoir de classe ; b) un ensemble d’institutions politiques (un « appareil »). L’État n’est pas l’un ou l’autre ; il est leur unité. La séparation de ces deux dimensions est purement méthodologique (l’erreur de Weber est de réduire l’État à « b »). Les État nationaux émergèrent comme des incarnations particulières des constellations de classes et groupes sociaux qui se développèrent au sein du système des État-nations dans les époques antérieures du capitalisme et qui s’ancrèrent dans des géographies particulières. Qu’est-ce alors que l’État transnational ? Quels sont concrètement le a) et b) de l’ETN ? C’est une constellation de forces sociales et de rapports de classe liée à la mondialisation et à l’avènement d’une classe capitaliste transnationale qui s’incarne dans un ensemble divers d’institutions politiques. Ces institutions sont composées d’États nationaux transformés et de différentes institutions supranationales qui œuvrent à institutionnaliser la domination de cette classe en tant que fraction hégémonique du capital à l’échelle mondiale.
Je suggère donc que l’État en tant que rapport de classe devient transnational. Les pratiques d’une nouvelle classe dirigeante mondiale sont en train de se « condenser », pour reprendre la métaphore de Poulantzas, dans un ETN émergent. Au sein du processus de mondialisation du capital, les fractions de classe de différents pays fusionnent dans de nouveaux groupes capitalistes ancrés dans l’espace transnational. Cette nouvelle bourgeoisie ou classe capitaliste transnationale est le segment de la bourgeoisie mondiale qui représente le capital transnational. Elle comprend les propriétaires des moyens de production les plus importants à l’échelle mondiale, principalement incarnés par les entreprises transnationales et les institutions financières privées. Ce qui distingue la classe capitaliste transnationale de fractions capitalistes locales ou nationales, c’est qu’elle est liée à la production mondialisée et qu’elle gère des circuits mondiaux d’accumulation lui conférant une existence de classe objective et une identité spatiale et politique dans le système mondial, par-delà tous les territoires locaux et autres entités politiques.
L’ETN englobe les institutions et pratiques au sein de la société mondiale qui maintiennent, défendent et font avancer l’hégémonie émergente d’une bourgeoisie mondiale et son projet de construire un nouveau bloc historique mondial. L’appareil de l’ETN est un réseau émergent qui comprend des États nationaux transformés et intégrés de l’extérieur conjointement avec les forums économiques et politiques supranationaux. Il n’a pas encore acquis de forme institutionnelle centralisée. L’apparition de l’ETN entraîne la réorganisation de l’État dans chaque nation – je me référerais dorénavant aux États de ces pays comme des États nationaux – et implique simultanément l’avènement d’institutions économiques et politiques véritablement transnationales. Ces deux processus – la transformation des États nationaux et la montée d’institutions supranationales – ne sont pas séparés ou mutuellement exclusifs. En réalité, ils constituent des dimensions jumelles du processus de transnationalisation de l’État. Au centre de mon argument est l’idée qu’à l’ère de la mondialisation, l’État national ne « dépérit » pas mais se transforme quant à sa fonction et devient un composant fonctionnel d’un ETN plus large.
L’appareil de l’ETN est multiscalaire et multicentré. Il relie fonctionnellement des institutions qui exhibent à différents degrés certains caractères étatiques, ont des histoires et des trajectoires hétérogènes et sont liées en amont et en aval à des ensembles distincts d’institutions, de structures et de régions. Les organisations supranationales sont à la fois économiques et politiques, formelles et informelles. Les forums économiques incluent le Fonds Monétaire International (FMI), la Banque Mondiale (BM), Banque des Règlements Internationaux (BRI), l’Organisation Internationale du Commerce (OMC), les banques régionales etc. Les forums politiques supranationaux incluent, entre autres, le Groupe des 7 (G7) et le Groupe des 22 récemment fondé ainsi que des forums plus formels comme les Nations-Unis (ONU), l’Organisation de Coopération et de Développement Économique (OCDE), l’Union Européenne (UE), la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe (CSCE) etc. Ils incluent également des regroupements régionaux comme l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) et les structures juridiques, administratives et régulatrices supranationales établies à travers des accords régionaux comme l’Accord de Libre-Échange Nord-américain (ALÉNA) ou le forum de Coopération Économique pour l’Asie-Pacifique (APEC). Je voudrais ici théoriser cette configuration émergente. Ces institutions de planification supranationales supplantent graduellement les institutions nationales en matière de politiques publiques, de gestion et d’administration mondiale de l’économie mondiale. La fonction de l’État-nation se déplace de l’élaboration de politiques nationales à l’administration de politiques formulées à travers les institutions supranationales. Cependant, il est essentiel d’éviter la dualité national-mondial : les États nationaux ne sont pas externes à l’ETN mais en voie d’incorporation à ce dernier en tant que parties le composant. Les organisations supranationales fonctionnement conjointement aux États nationaux transformés. Elles mobilisent de fonctionnaires transnationaux dont les homologues sont les fonctionnaires transnationaux des États nationaux transformés. Les cadres étatiques transnationaux sont les accoucheurs de la mondialisation capitaliste.
L’ETN tente de remplir pour le capitalisme mondial les fonctions auparavant dévolues à ce que les théoriciens du système-monde et des relations internationales désignent par le terme « hegemon », soit une puissance capitaliste dominante disposant des ressources et de la position structurelle qui lui permettent d’organiser le capitalisme mondial dans sa totalité et d’imposer les règles, environnements réglementaires, etc. qui assurent le fonctionnement du système. Nous assistons au déclin de l’hégémonie américaine et aux premières années de la création d’une hégémonie transnationale à partir de structures supranationales. Ces dernières ne sont pas encore en mesure de garantir les conditions de reproduction du capitalisme mondial en matière politique et de régulation économique. De la même manière que l’État national jouait ce rôle dans la période précédente, je suggère l’idée que l’ETN cherche à créer et maintenir les préconditions de la valorisation et de l’accumulation du capital dans l’économie mondiale. Cette dernière n’est pas simplement la somme des économies nationales et des structures de classe nationales. Elle requiert une autorité centralisée pour représenter la totalité des capitaux en concurrence dont la majorité n’est plus constituée de capitaux « nationaux ». La nature des pratiques de l’État dans le système mondial émergent réside dans l’exercice d’une autorité économique et politique à travers l’appareil de l’ETN afin de reproduire les rapports de classe inscrits dans la valorisation et l’accumulation capitaliste mondiales.
Le pouvoir des États nationaux et le pouvoir du capital transnational
À mesure qu’aux époques antérieures, les formations de classe se développaient dans le cadre de l’État-nation, les luttes de classe à l’échelle mondiale se déployèrent au sein de la logique institutionnelle et organisationnelle du système de l’État-nation. Durant la phase national-étatique du capitalisme, caractérisée par des circuits nationaux de production (« accumulation autocentrique ») reliés à un système plus large par les marchés internationaux et les flux financiers, les États nationaux jouissaient d’un degré d’autonomie variable mais significatif leur permettant d’intervenir dans la phase de la distribution. Les surplus pouvaient être détournés par l’action des institutions de l’État-nation. Les classes dominantes et subalternes combattaient pour l’attribution du surplus social à travers ces institutions et luttaient afin d’utiliser les États nationaux pour capturer des parts de surplus. Il en résulta au siècle dernier un « double mouvement », pour reprendre l’analyse classique de Karl Polanyi23. À mesure que le capitalisme se développait, le marché non régulé déchaînait sa furie sur les liens sociaux et les institutions qui permettaient la survie individuelle et la reproduction sociale. Le bouleversement social qui s’ensuivit entraîna l’adoption d’un ensemble de mesures de régulation du système qui entravaient certains des effets les plus délétères du capitalisme. Ce « double mouvement » était possible car le capital, confronté aux limites, notamment territoriales et institutionnelles de l’État-nation, faisait face à une série de contraintes qui le forcèrent à conclure un compromis historique avec les classes ouvrières et populaires. Ces classes pouvaient formuler des demandes redistributives auprès des État-nations et imposer quelques contraintes sur le pouvoir du capital (ces possibilités contribuèrent aussi à la scission dans le mouvement socialiste mondial et à la montée de la social-démocratie). Les classes populaires pouvaient utiliser la capacité de capture et de redirection des surplus dont disposaient les États nationaux grâce à certains mécanismes interventionnistes. Le résultat des luttes de classe mondiales dans cette période, ce fut l’apparition d’États « New Deal » ou keynésiens combinés à la production fordiste dans les centres de l’économie mondiale ainsi que de divers États multi-classes développementalistes et autres projets populistes dans la périphérie (« fordisme périphérique »), ce que Lipietz et d’autres ont appelé « le compromis de classe fordiste »24.
Dans chacun de ces cas, les classes subalternes médiatisaient leur rapport au capital par l’État-nation. Les classes capitalistes se développèrent au sein du cocon protecteur des État-nations et leurs intérêts se formèrent en opposition aux capitaux nationaux rivaux. Ces États exprimaient les coalitions de classes et de groupes incorporées dans les blocs historiques des États-nations. Il n’y avait rien de transhistorique ou de prédéterminé dans ce processus de formation de classe mondial. Il est en voie d’être supplanté par la mondialisation. La décentralisation et la fragmentation mondiale du procès de production redéfinit les classes et l’accumulation du capital en rapport à l’État-nation. Ce qui est en train de se produire est un processus de formation de classe transnational dans lequel l’élément médiateur que sont les États nationaux a été modifié25. Les groupes sociaux, aussi bien dominants que subalternes, se sont mondialisés à travers les structures, les institutions et la phénoménologie d’un monde construit autour de l’État-nation, c’est-à-dire autour de l’infrastructure historique atavique sur laquelle le capitalisme construit actuellement une nouvelle institutionalité transnationale. À mesure que les structures productives nationales s’intègrent transnationalement, les classes mondiales dont le développement organique avait été médiatisé par l’État-nation font l’expérience d’une intégration supranationale avec les classes « nationales » d’autres pays. La formation de classe mondiale implique l’accélération de la division du monde entre une bourgeoisie mondiale et un prolétariat mondial – même si le travail mondial reste hautement stratifié en fonction de hiérarchies anciennes et nouvelles qui transcendent les frontières nationales – et a amené des changements dans le rapport entre classes dominantes et subalternes.
En rendant structurellement impossible le maintien d’économies, de systèmes politiques et de structures sociales indépendantes ou même autonomes par des nations individuelles, la mondialisation reconfigure les forces sociales mondiales d’une façon spectaculaire. En redéfinissant le rapport entre la phase distributive de l’accumulation du capital et les États-nations, l’économie mondiale fragmente plus précisément la cohésion nationale autour de processus de reproduction sociale et transfère le site de la reproduction de l’État-nation à l’espace transnational. La libération conséquente du capital transnational à l’égard des contraintes et des devoirs lui ayant été imposés par les forces sociales lors la phase national-étatique du capitalisme a bouleversé le rapport de force entre les classes et les groupes sociaux dans chaque nation du monde. Au niveau mondial, cette altération s’est faite au profit de la classe capitaliste transnationale et de ses agents. Si, dans la phase antérieure du capitalisme, l’État-nation était une condition nécessaire du développement du système, les contraintes institutionnelles et spatiales de l’État-nation devinrent des freins à l’accumulation au cours des décennies suivantes du XXe siècle. Ce sont en effet bien les restrictions à l’accumulation imposées par les classes populaires dans le monde lors de la phase national-étatique du capitalisme qui conduisirent en premier lieu le capital à la transnationalisation. Il est crucial de le comprendre, car beaucoup de descriptions de la mondialisation attribuent ce processus à l’innovation technologique. Or, le changement technologique n’est que l’effet de forces sociales en lutte, – lutte qui est le véritable facteur de changement historique. De forme historique particulière qui rendit possible le développement du capitalisme, l’État-nation devint un facteur empêchant son développement ultérieur.
Précisons : l’habilité déclinante de l’État national à intervenir dans le processus de l’accumulation capitaliste et à déterminer des politiques économiques reflète le pouvoir nouveau que le capital transnational a acquis sur les États-nations et les classes populaires. Classes et groupes divers sont certes en lutte pour le pouvoir d’État (national), mais le pouvoir réel dans le système mondial est en train de se déplacer vers un espace transnational qui n’est pas sujet au contrôle « national ». Le pouvoir structurel du capital transnational sur le pouvoir direct des États-nations a été utilisé pour instiller la discipline ou saper certaines politiques pouvant émaner de ces États dès lors que les classes populaires ou des fractions nationales des groupes dominants locaux s’en saisissent ; les forces populaires qui accédèrent au pouvoir d’État à Haïti, au Nicaragua, en Afrique du Sud ou ailleurs dans les années 1970-1990 en firent l’amère expérience. Il s’agit là d’une contradiction institutionnelle entre le pouvoir structurel du capital transnational et le pouvoir direct des États26. Certaines analyses critiques de la mondialisation voient ce phénomène comme une contradiction entre les États nationaux et les agents mondiaux. Mais il s’agit bien d’une contradiction structurelle d’un système capitaliste en évolution. Au cœur de ce dernier, on trouve des rapports de classe qui constituent l’essence interne d’une condition dont la manifestation extérieure est une contradiction institutionnelle. Un ensemble de rapports sociaux reflète un ensemble de rapports sociaux plus fondamental. À la surface, le pouvoir structurel du capital sur le pouvoir direct de l’État est continuellement accru par la mondialisation. Dans son essence, le pouvoir relatif des classes exploiteuses sur les classes exploitées a été renforcé de nombreuses fois, au moins dans le moment historique actuel.
Le nouveau pouvoir du capital mondial sur le travail mondial est en cours de fixation dans un nouveau rapport capital-travail mondial que certains ont théorisé sous le nom de précarisation ou d’informalisation du travail associée à l’ « accumulation flexible » post-fordiste. Ce rapport implique des systèmes alternatifs de contrôle du travail et diverses catégories de travail contingentes dont l’essence est la baisse du coût du travail et sa « flexibilisation »27. Le concept de crise de restructuration est à placer au cœur de ce nouveau rapport capital-travail. La crise du long boom de l’après-guerre dans les années 1970 a conduit à une rupture radicale dans les méthodes et les sites de l’accumulation capitaliste mondiale. Il en résulta, pour reprendre l’analyse de Hoogvelt, une transformation des mécanismes d’extraction de la plus-value28. Ces nouveaux systèmes de contrôle du travail reposent, selon moi, en partie sur la disjonction entre l’institutionalité de l’État-nation et le nouvel espace transnational du capital. Ils incluent la sous-traitance et le travail contractuel, l’externalisation, le temps partiel et le travail temporaire, le travail informel, le travail à la maison, le regain des ateliers clandestins, des formes patriarcales de travail et d’autres rapports de production oppressifs. Les tendances associées à la restructuration du rapport capital-travail caractérisant la mondialisation sont bien connues. Elles incluent « le nivellement vers le bas », la dé-syndicalisation, le travail « ad hoc » et « just in time », la surexploitation de communautés immigrées comme contrepartie de l’exportation de capital, la prolongation de la journée de travail, l’avènement d’une nouvelle « sous-classe » de surnuméraires ou de travailleurs « superflus » soumise à de nouvelles formes de contrôle social répressif et autoritaire ainsi qu’à de nouvelles hiérarchies genrées et racialisées au sein du travail. Ces évolutions indiquent l’émergence d’un prolétariat mondial stratifié sur une base sociale plus que nationale au sein d’un environnement transnational. Ce nouveau rapport capital-travail reflète en effet la tendance à l’égalisation des conditions d’accumulation à l’échelle mondiale.
La littérature sur la mondialisation rend largement compte de l’émergence de ces nouveaux rapports. Ce qui nous intéresse ici, c’est la nouveauté du contexte social et politique dans lequel ils s’inscrivent ainsi que la question de savoir dans quelle mesure les États et les États-nations continuent à médiatiser ces contextes. À mesure que le capitalisme et la lutte des classes se développent, et à la faveur de périodes historiques spécifiques, les pratiques étatiques et la structure même des États sont négociées et renégociées. L’époque actuelle n’est pas la première à voir le capital s’émanciper des rapports de réciprocité avec le travail exprimés dans les pratiques d’État. Cela se produisit déjà à la fin du XIXe siècle lorsque l’époque du capitalisme concurrentiel prenait fin et que le capital monopolistique émergeait. Le capital commença à abandonner ses rapports antérieurs de réciprocité avec le travail à partir des années 1970, précisément parce que le processus de mondialisation lui permis de se libérer des contraintes de l’État-nation. Ces nouvelles configurations du travail sont facilitées par la mondialisation de deux manières : premièrement, le capital exerce son pouvoir sur le travail à travers de nouveaux modèles d’accumulation flexible rendus possible par le déploiement de technologies de « troisième génération », l’élimination de barrières spatiales à l’accumulation et le contrôle sur l’espace que ces changements induisent ; deuxièmement, la mondialisation elle-même implique une vaste accélération de l’accumulation primitive du capital à l’échelle mondiale, un processus dans lequel des millions de personnes se voient dépossédées des moyens de production, prolétarisées et jetées sur un marché mondial du travail généré par le capital transnational. Dans ce nouveau rapport capital-travail, le travail se voit de plus en plus ravalé au rang de pure marchandise et n’est plus inséré dans les rapports de réciprocité enracinés dans les communautés sociales et politiques qui ont été historiquement institutionnalisées dans les nations. Toute notion de responsabilité, aussi minimale soit-elle, engageant les gouvernements à l’égard de leurs citoyens ou les employeurs vis à vis de leurs employés est dissoute au sein de ce nouveau rapport de classe. À l’âge du « capitalisme sauvage » délivré de ces contraintes sociales, on assiste à une véritable régression de l’élément « historique » ou « moral » dans le rapport salarial – régression guidée par une culture de l’individualisme compétitif, aux marges de laquelle ressuscite un darwinisme social d’où toute norme et toute valeur de survie collective a pratiquement disparue.
La dissolution du « compromis de classe » « welfariste » ou keynésien repose sur le pouvoir acquis par le capital transnational sur le travail. Le travail est lui aussi objectivement transnational, mais son pouvoir et la conscience qu’il en a sont brimés par la perpétuation du système de l’État-nation. Il apparaît ainsi que le maintien de l’État-nation sert nombre des intérêts de la classe capitaliste transnationale. Par exemple, la nécessité d’assurer un approvisionnement en force de travail politiquement et économiquement adapté est centrale pour le capitalisme. Le contrôle sur le travail et la possibilité de disposer de ses produits est en outre fondamental pour toute société de classe. Ce qui change avec la mondialisation capitaliste, c’est le rapport entre le maintien d’un approvisionnement de force de travail et le territoire. Les réserves de travail nationales fusionnent actuellement au sein d’une grande réserve de travail mondial au service du capitalisme mondial29, ce qui contribue à une tendance historique dans laquelle le capital n’a plus besoin de payer pour la reproduction de la force de travail. La force de travail mondiale disponible n’est, en gros, plus soumise à la coercition (soumise à une compulsion extra-économique) en raison de la capacité du marché universalisé à exercer une discipline économique stricte, mais sa mobilité est juridiquement contrôlée. Ici les frontières nationales jouent un rôle vital. Les États-nations ont pour fonction de configurer l’espace, ce que le sociologue Philip Mc Michael a appelé des « zones de confinement des populations »30. Mais cette fonction de confinement s’applique au travail et non au capital. Le capital mondial mobile n’est régulé par aucune autorité politique centralisée, mais le travail l’est. Le système interétatique agit ainsi comme une condition du pouvoir structurel que le capital transnational mobile à l’échelle mondiale exerce sur le travail. Ce dernier est transnational dans son contenu comme dans son caractère actuel mais reste soumis à des arrangements institutionnels différents et au contrôle direct des États nationaux. Les frontières nationales ne sont pas des barrières à la migration transnationale mais des mécanismes fonctionnels nécessaires à l’approvisionnement mondial en force de travail et à la reproduction du système.
De quelle manière le nouveau pouvoir du capital mondial sur le travail mondial est-il lié à notre analyse de la transnationalisation de l’État ? Les nouveaux rapports de classe du capitalisme mondial et les pratiques qui lui sont spécifiques accompagnent l’émergence d’une institutionalité transnationale et connaissent actuellement un processus de coagulation et d’institutionnalisation. Par exemple, quand le FMI ou la BM suspendent l’attribution de leurs financements à l’adoption de nouveaux codes du travail afin de rendre les travailleurs plus « flexibles » ou à la réduction du « salaire social » étatique, ils produisent ce nouveau rapport de classe. Les fonctionnaires de l’ETN sont tout à fait conscients de leur rôle dans la subordination du travail mondial au capital mondial et dans la reproduction de ce nouveau rapport de classe. Dans un discours d’orientation majeure donné en 1984, le directeur du FMI Jacques de Larosière expliquait par exemple : « Au cours des quatre dernières années, le rendement de l’investissement en capitaux dans le secteur industriel dans les plus grands pays industriels n’était en moyenne que du double environ de celui de la fin des années 1960 […]. Même si l’on prend en compte des facteurs cycliques, une tendance claire au déclin substantiel et progressif du rendement du capital sur le long terme émerge. Il y a beaucoup de raisons à cela. Mais il n’y a pas de doute qu’il en faut en chercher un facteur contributif important dans l’accroissement significatif de la part de revenu absorbée par les compensations aux employés ces vingt dernières années […]. Si nous voulons restaurer des incitations à l’investissement adéquates, il semble donc nécessaire de réduire graduellement, sur le moyen terme, le taux de croissance des salaires jusqu’alors en augmentation.31 »
Mais ce nouveau rapport de classe est plus généralement produit par le type de pratiques des États nationaux qui s’est généralisé à la fin du XXe siècle : dérégulation, conservatisme fiscal, monétarisme, régressivité de l’impôt, austérité etc. Le déplacement du financement de la recherche et développement des entreprises vers l’État accompli dans les années 1980, le passage d’une mission d’État fondée sur le versement des aides sociales au subventionnement des entreprises privées, de même que le retrait de l’État de la reproduction sociale à travers la dérégulation / re-régulation ( de la « rigidité » à la « flexibilité »), la privatisation des besoins collectifs et la levée des règles et régulations contraignant les forces du marché eurent pour résultat une augmentation des services et des subventions fournis par l’ État au capital. Elles font apparaître le rôle accru de l’État dans la facilitation de l’accumulation du capital privé, ce qui occasionne un transfert de revenus et de pouvoir du travail vers le capital. Ma thèse est que ces résultats génèrent les conditions sociales et politiques élargies sous laquelle ce forge un nouveau rapport capital-travail.
Il convient maintenant de spécifier d’avantage le type de rapports qu’entretiennent les État-nations au sein de l’ETN. Le capital acquière un pouvoir nouveau vis-à-vis (c’est à dire en tant qu’il s’exprime à l’intérieur) des États nationaux. La bourgeoisie transnationale exerce son pouvoir de classe à travers le réseau dense d’institutions et de rapports supranationaux qui contournent de plus en plus les État formels. Les gouvernements nationaux, en tant qu’unités juridiques liées à un territoire (le système interétatique) sont transformés en courroies de transmission et en appareils de filtrage. Mais les États nationaux deviennent également des instruments pro-actifs de l’agenda du capitalisme mondial. L’assertion selon laquelle les forces sociales transnationales imposent leur pouvoir structurel sur les nations et celle, corrélative, selon laquelle les États nationaux capturés par les fractions transnationales sont les agents pro-actifs du processus de mondialisation, – ces assertions n’apparaissent contradictoires que si l’on abandonne la dialectique pour le dualisme wébérien de l’État et des marchés ou du national et du mondial. Les gouvernements entreprennent des restructurations et répondent aux besoins du capital transnational non pas simplement parce qu’ils sont « impuissants » face à la mondialisation mais parce qu’une constellation historique particulière de forces sociales existe maintenant, qui présente une base sociale organique pour la restructuration mondiale du capitalisme32. Nous n’avons donc pas affaire à un affaiblissement des États-nation face au capital transnational et ses institutions mondiales. Le pouvoir, soit la capacité à donner des ordres et à les faire exécuter ou plus précisément, la capacité à modeler les structures sociales, tend bien plutôt à passer de classes et groupes sociaux favorisés par une accumulation nationale à ceux dont les intérêts reposent sur de nouveaux circuits mondiaux d’accumulation. Cette seconde catégorie de forces sociales assoit son pouvoir et l’institutionnalise au sein d’un appareil d’ETN incluant des organisations supranationales ainsi que les États d’États-nation existants. Ces derniers sont capturés et réorganisés par des groupes transnationaux et deviennent, conceptuellement, autant d’éléments de l’appareil d’ETN émergent.
Les logiques contradictoires de l’accumulation nationale et mondiale sont à l’œuvre dans ce processus. Le fractionnement de classe se produit le long d’un nouvel axe national/transnational caractérisé par la montée d’élites politiques et affairistes transnationales33. Les intérêts d’un groupe résident dans l’accumulation nationale, incluant l’ensemble des mécanismes de régulation nationaux traditionnels, quand ceux de l’autre résident dans l’expansion d’une économie fondée sur la libéralisation du marché à l’échelle mondiale. La lutte entre fractions nationales déclinantes et fractions transnationales ascendantes des groupes dominants a souvent été la toile de fond de dynamiques politiques et idéologiques de surface au cours du XXe siècle. Ces deux fractions ont rivalisé pour le contrôle d’appareils d’État locaux depuis les années 1970. Les fractions transnationales des élites locales ont connu une ascension politique dans de nombreux pays à travers le monde, entrant en conflit pour l’hégémonie avec les fractions de classe à ancrage national. Dans les années 1970 et 1980, ces fractions devinrent ascendantes dans le Sud où elles commencèrent à lutter et à capturer les appareils d’État dans de nombreux pays. Progressivement, elles mirent la main sur des États locaux ou sur des ministères ou des bureaucraties ayant une fonction clef dans l’appareil politique. Elles utilisèrent certains appareils d’État nationaux pour accélérer la mondialisation et établir des mécanismes de liaison formels et informels entre les structures de ces États et les appareils de l’ETN. En retour, de nombreux mécanismes supranationaux, comme les négociations autour du libre-échange, relient chaque État national à d’autres au sein de réseaux transnationalisés. Ces configurations institutionnelles émergentes doivent être étudiées.
La lutte entre diverses forces sociales nationalement ancrées produit différentes configurations d’États nationaux auxquelles sont liées des dynamiques politiques et des relations internationales complexes et multidimensionnelles. Cependant, les blocs transnationaux sont devenus graduellement hégémoniques dans les années 1980 et 1990 au sein des États-nations. Œuvrant au cœur même de l’État, les fractions transnationales transforment en profondeur la vaste majorité des pays du monde, de la Suède et de la Nouvelle-Zélande à l’Inde, au Brésil, Mexique, Chili, Afrique du Sud et États-Unis. Par ailleurs, les fractions transnationales dans le Nord ont utilisé le pouvoir structurel supérieur et direct que les États nationaux du centre exercent dans le système mondial non pas pour favoriser des « intérêts nationaux » en concurrence avec d’autres États-nations, mais afin de modeler les structures transnationales. Ainsi, les États nationaux ne disparaissent pas et ne voient même pas leur importance diminuer. Il se peut fort bien qu’ils constituent encore de puissantes entités. Mais ces État sont capturés par des forces sociales transnationales qui internalisent les structures d’autorité du capitalisme mondial. Le « mondial » et le « national » sont loin d’être des champs mutuellement exclusifs. Le mondial s’incarne au contraire dans des structures sociales et des processus locaux. Le pouvoir disciplinaire du capitalisme mondial transfère le pouvoir de prise de décision effectif des États nationaux au bloc capitaliste mondial. Ce dernier est représenté par des forces sociales locales liées à l’économie mondiale. Les nouveaux managers des État nationaux néolibéraux, de Clinton à Blair, de Cardoso à Mbeki, de Mohathir à Zedillo, sont membres d’une nouvelle classe dirigeante mondiale et constituent certains des fonctionnaires les plus charismatiques de l’ETN34.
À partir des années 1990, la classe capitaliste transnationale était devenue la fraction hégémonique à l’échelle mondiale. Cette bourgeoisie dénationalisée présente non seulement une conscience de classe, mais elle est en outre consciente de son caractère transnational35. On trouve à son sommet une élite managériale qui contrôle les leviers de l’élaboration politique mondiale et exerce un pouvoir d’État transnational à travers la configuration multiscalaire de l’ETN. Mais cette bourgeoisie transnationale ne forme pas un groupe unifié. Dans leur analyse du processus de formation de nouvelles classes, Marx et Engels notent que « Les mêmes conditions, la même opposition, les mêmes intérêts devaient aussi, grosso modo, faire naître les mêmes mœurs partout. (…) Les individus isolés ne forment une classe que pour autant qu’ils doivent mener une lutte commune contre une autre classe : pour le reste, ils se retrouvent ennemis dans la concurrence.36» La concurrence féroce entre groupes oligopolistiques, les pressions conflictuelles et les différends au sujet des tactiques et des stratégies de maintien de la domination de classe, de gestion des crises et des contradictions du capitalisme mondial rendent toute unité interne réelle de la classe dominante mondiale impossible37. Pour résumer, la capture d’États locaux par les agents du capitalisme mondial permet de résoudre les contradictions institutionnelles mentionnées plus haut entre capital transnational et États nationaux, ou encore : les pratiques d’État locales sont de manière croissante harmonisées avec le capitalisme mondial. Mais ceci ne fait qu’intensifier les contradictions sociales et de classe sous-jacentes. Avant de traiter de ces contradictions, reconstruisons brièvement l’émergence de l’ETN dans les dernières décennies du XXe siècle et retraçons la manière à travers laquelle les capitalistes transnationaux se sont efforcés d’institutionnaliser leurs intérêts au sein de cet ETN.
Quelques points de référence empiriques : l’émergence d’un État transnational des années 1960 à 1990
Sous le paravent politico-militaire de la suprématie américaine, les capitaux nationaux connurent une nouvelle ère d’internationalisation et d’intégration externe dans la période de l’après deuxième guerre mondiale. L’activité économique internationale croissante se développa au sein du cadre institutionnel du système de l’État-nation et des « régimes internationaux » garantissant une régulation transfrontalière, en particulier le système de Bretton Woods. À mesure que les firmes multinationales étendaient leur influence à travers le monde, elles cherchèrent à échapper au contrôle des banques centrales liées au système de Bretton Woods en déposant leur capital dans des marchés de devises étrangères. L’internationalisation économique engendra ainsi la diffusion massive de dollars et d’autres devises de pays du centre à travers le monde. Les dépôts en eurodollars augmentèrent de 3 milliards de dollars en 1960 à 75 milliards en 1970 – incitant l’administration Nixon à abandonner le standard or en 1971 – puis grimpèrent à plus d’un billion en 198438. L’écroulement du système de Bretton Woods de fixation des échanges de devise et de régulation économique nationale via le contrôle des capitaux fut le premier pas vers la libération du capital transnational embryonnaire des contraintes institutionnelles du système de l’État-nation. Elle marqua le début de la transition vers l’époque de la mondialisation et aussi le déclin de la suprématie américaine. Le capital liquide commença à s’accumuler dans des marchés de capitaux offshore établis par des banques transnationales naissantes cherchant à s’évader des pouvoirs régulateurs des États nationaux. Dans les années 1970, les banques transnationales commencèrent à recycler ce capital liquide à travers des prêts massifs aux gouvernements du tiers-monde39.
Les marchés financiers nouvellement libérés commencèrent à déterminer les valeurs des devises, à déstabiliser les finances nationales et à saper la gestion macro-économique du régime capitaliste keynésien précédent. Ainsi, au début des années 1990, environ un billion de dollars en devises diverses s’échangeaient quotidiennement, au-delà de tout contrôle des gouvernements nationaux40. La perte spectaculaire du contrôle des devises par les gouvernements signifiait que les gestionnaires d’État ne pouvaient plus réguler la valeur de leur devise nationale. Le pouvoir d’influencer l’élaboration des politiques économiques d’État fut transféré de ces gestionnaires d’État à des traders en devise, des investisseurs en portefeuilles et des banquiers transnationaux – les représentants type du capital financier transnational – en vertu de leur capacité à déplacer des fonds à travers le monde41. Les marchés de capitaux offshore augmentèrent de 315 milliards de dollars en 1973 à plus de 2 billions en 1982. À la fin des années 1970, l’échange de devises était onze fois plus important que la valeur de l’échange mondial de marchandises. Comme ce mouvement mondial de liquidités généra des conditions de profitabilité insoupçonnées, les firmes transnationales réduisirent leurs risques en diversifiant leurs opérations à travers le monde, accélérant ainsi le processus de mondialisation et les pressions politiques en faveur d’un appareil d’ETN.
Ce que Harvey a appelé « la tension entre la fixité (et donc la stabilité) que la régulation étatique impose, et le mouvement fluide des flux de capitaux » devenait alors « un problème crucial pour l’organisation sociale et politique du capitalisme »42. Mon argument est que dans le processus de transnationalisation, ce problème prit la forme de pressions exercées en faveur d’une régulation transnationale. Les capitalistes transnationaux avaient bien conscience de leur rôle dans l’établissement d’un appareil d’ETN. Par exemple, les banquiers transnationaux travaillèrent collectivement à transformer les agences de Bretton Woods en leur instrument collectif supranational face à la crise de la dette du tiers-monde des années 1980. « Les banques souhaitent être assurées que l’État (endetté) va poursuivre le programme d’ajustement nécessaire afin de s’extraire de sa situation d’endettement et veulent surveiller ce qu’il fait » notait William H. Rhodes, l’administrateur de Citibank en charge des négociations des dettes latino-américaines. « Les banques en sont arrivées à la conclusion qu’il s’agit d’un rôle très difficile à jouer et considèrent qu’un agence multilatérale telle que le Fonds Monétaire International est mieux équipée pour cela »43.
Ce qui se déroulait sur le plan structurel, c’était des mouvements de longs termes dans le système capitaliste mondial : à mesure que le capital monétaire prenait la place du capital d’investissement comme régulateur des nouveaux circuits de production mondiaux, le capital financier transnational émergeait en tant que fraction hégémonique du capital à l’échelle mondiale. Comme l’a affirmé Stephen Gill, le bouleversement économique international qui commença au début des années 1970 ne reflétait pas l’effondrement du capitalisme mondial, comme certains le pensaient à l’époque. Il s’agissait plutôt des prodromes mouvementés de l’avènement du capital transnational concentré dans le capital financier transnational44. Le capital transnational avait besoin d’un environnement politique et économique mondial totalement nouveau et libéré de la contrainte des État-nations ou da démocratie.
Les élites affairistes et politiques transnationales qui émergèrent sur la devant de la scène mondiale dans les années 1980 revendiquèrent explicitement la construction et la gestion d’une économie mondiale à travers des institutions multilatérales et nationales restructurées. Elles firent pression pour le démantèlement des États providence keynésiens et développementalistes ainsi que pour la levée de contrôles nationaux sur la libre circulation du capital. Elles déployèrent leurs efforts pour obtenir l’ouverture des secteurs publics et des sphères communautaires non marchande à la logique du profit, leur privatisation (ce que Marx appelait « l’aliénation de l’État »45) et œuvrèrent à imposer de nouveaux rapports d’accumulation flexible. Cette bourgeoisie transnationale s’organisa politiquement. La formation, au milieu des années 1970, de la Commission Trilatérale qui rassemblait des fractions transnationales de l’élite affairistes, politique et intellectuelle d’Amérique du Nord, d’Europe et du Japon fut un des marqueurs de cette politisation, parmi lesquels on peut aussi mentionner : au niveau gouvernemental, la création du forum du Groupe des 7 qui commença à institutionnaliser le management collectif de l’économie mondiale par les élites entrepreneuriales et politiques des États-nations du centre ; la transformation de l’OCDE, fondée dans les années 1950 comme une institution supranationale par les 24 plus grands pays industrialisés pour superviser leurs économies nationales, en un forum de coordination de politique économique et de restructuration ; et la création du Forum Économique Mondial, qui rassemblait les représentants les plus importants des firmes transnationales et des élites politiques mondiales. Think tanks, centres universitaires et instituts de planification politique publièrent des études sur la meilleure manière de construire une économie mondiale et des structures de gestion transnationales46.
Les activités, stratégies et positions de pouvoir diverses des élites mondiales qui cherchaient des solutions pratiques aux problèmes d’accumulation à travers le monde convergèrent autour d’un programme de restructuration politique et économique mondial centré sur la libéralisation des marchés et connu sous le nom de « consensus de Washington »47. Ce programme gagna en cohésion dans les années 1980. L’élite mondiale s’efforça de convertir le monde en un champ d’action unifié pour le capitalisme mondial. Elle fit face à des luttes sociales aiguës et à de multiples formes de résistance de la part des groupes subalternes ainsi que de groupes dominants n’ayant pas été intégrés à ce bloc capitaliste mondial émergent. Elle œuvra à une plus grande uniformité, à une plus grande standardisation dans les codes et les règles du marché mondial – un processus similaire à la construction des marché nationaux au XIXe siècle mais dorénavant répliqué dans le nouvel espace mondial. Le G7 en 1982 désigna le FMI et la Banque Mondiale comme les autorités centrales en charge d’exercer le pouvoir collectif des États capitalistes nationaux en matière de négociations financières internationales48. Au sommet de Cancun au Mexique en 1982, les État capitalistes du centre, guidés par les États-Unis, initièrent l’ère du néolibéralisme mondial comme partie de ce processus et commencèrent à imposer des programmes d’ajustement structurel au tiers puis au second-monde, comme je l’évoquerai dans la prochaine section. Les élites transnationales promurent des processus d’intégration économique internationaux, incluant, parmi d’autres, le NAFTA, l’UE et l’APEC49. Ils créèrent de nouveaux ensembles d’institutions et de forums, comme l’OMC, l’Accord Multilatéral sur l’Investissement (AMI) etc. Au cours de ce processus, les institutions supranationales existantes, comme les institutions de Bretton Woods et de l’ONU, ne furent pas contournées mais instrumentalisées et transformées.
Par exemple, au cours des années 1980, la composition des prêts à l’ancien tiers-monde changea de façon spectaculaire. En 1981, 42 % des prêts nets émanaient de banques commerciales et 37 % d’agences multilatérales50. En 1988, les banques privées ne fournissaient que 6 % et les agences multilatérales 88% des prêts nets. En réalité, les institutions de Bretton Woods prêtaient des fonds publics aux États nationaux afin de repayer les banques privées et utilisaient alors le pouvoir financier ainsi centralisé dans leurs mains pour acquérir le contrôle sur la gestion économique et politique qui l’accompagne. Pour sa part, la Banque mondiale changea l’objectif de ses prêts dans les années 1980. Les prêts destinés au financement de projets se transformèrent en prêts politiques visant à restructurer des économies locales et à les intégrer dans l’économie mondiale51. Les institutions de Bretton Woods réformées prirent les rênes de l’organisation de la restructuration économique mondiale, notamment par le biais de programmes néolibéraux (voir plus bas). Similairement, le système de conférence de l’ONU favorisa la constitution d’un consensus sur la refonte de l’ordre économique et politique mondial, pendant que des agences de l’ONU comme le Programme de Développement des Nations Unis (PNUD) et la Conférence des Nations Unies pour le Commerce Et le Développement (CNUCED) commencèrent à promouvoir l’agenda de libéralisation économique de l’élite transnationale. Par exemple, Le Rapport du Développement Humain annuel du PNUD souvent cité est explicite dans son appel à plus de mondialisation et de libéralisation comme remède aux inégalités économiques, à l’égard desquels il se montre très critique par ailleurs. Dans un discours au Forum Économique Mondial en 1998, le Secrétaire de l’ONU Koffi Annan expliquait la manière dont l’ONU cherche à établir l’environnement sécuritaire et réglementaire, ainsi que les conditions sociales, politiques et idéologiques pour que les marchés mondiaux puissent prospérer :
[Les agences de l’ONU] aident les pays à rejoindre le système d’échange international et à adopter des lois favorables aux affaires. Les marchés ne fonctionnent pas en vase clos. Ils émergent au sein d’un cadre de règles et de lois et répondent aux signaux émis par les gouvernements et d’autres institutions. Sans règles régissant la propriété, les droits et les contrats ; sans confiance fondée sur l’État de droit ; sans un sens général de la direction et un degré juste d’équité et de transparence, il ne pourrait y avoir de marchés fonctionnel, au niveau domestique ou mondial. Le système de l’ONU fournit un tel cadre – un ensemble de normes et d’objectifs décidé en commun et mondialement reconnu. Une ONU forte est bonne pour les affaires.52
L’Uruguay Round des négociations des organisations du commerce mondial initié en 1986 à Punta del Este sous les auspices du GATT établit un nouvel ensemble de règles encadrant les échanges mondiaux. Ce cadre réglementaire touche tous les domaines et vise à réguler la nouvelle économie mondiale sur la base: 1) de la liberté d’investissement et des mouvements de capitaux ; 2) de la libéralisation de services, banques incluses ; 3) des droits de propriété intellectuelle ; 4) de la libre circulation des biens. La libre circulation des biens (« le libre échange ») équivaut largement à la liberté des échanges intra-entreprise, qui concernent jusqu’aux deux tiers du commerce mondial et qui constituent eux-mêmes une expression commerciale de la production mondialisée53. À l’issue de l’Uruguay Round, en 1995, le GATT créa l’OMC afin de superviser ce nouveau régime de « libre échange ». La libéralisation du GATT et la création de l’OMC furent appuyées par un lobby puissant et bien organisé d’entreprises transnationales. Même si ses pouvoirs sont loin d’être absolus, l’OMC constitue peut-être l’archétype de l’institution transnationale. Elle est dotée de pouvoirs sans précédent pour mettre en œuvre les dispositions de « libre échange » du GATT. Elle jouit de juridictions indépendantes et ces règles et décisions s’appliquent à tous ses membres. Elle a le pouvoir de sanctionner les pouvoirs étatiques et locaux, de renverser leurs décisions et de passer outre les pouvoirs réglementaires nationaux. La nouveauté théorique ici se situe dans le fait que l’OMC est la première institution supranationale avec une capacité d’exécution attachée, non pas à un État-nation particulier mais directement aux fonctionnaires transnationaux et à l’élite affairiste transnationale.
Les règles mondiales du GATT ont généré des tensions entre les blocs nationaux en lutte avec les blocs transnationaux et les politiques qu’ils promeuvent (par exemple, autour des politiques agricoles). Ces règles évincent les tensions entre classe nationales et transnationales évoquées plus haut. Comme l’illustrèrent les fluctuations de la politique agricole des années 1980, les blocs nationaux des pays du centre comme les États-Unis et les membres de l’UE furent en mesure d’utiliser leurs États nationaux plus puissants pour favoriser leurs intérêts sur le plan international. Cela engendra de la confusion chez de nombreux observateurs qui en conclurent que la concurrence entre États-nations et entre le Nord et le Sud plutôt que la mondialisation restait au centre des dynamiques de la politique mondiale. Au cours des années 1990, le bloc transnational se montra progressivement en mesure d’imposer son agenda de libéralisation des marchandises agricoles rendant possible le global sourcing. (À son tour, l’effondrement des secteurs agricoles dans l’ancien tiers-monde accéléra le processus de prolétarisation associé à la mondialisation)54.
À la fin des années 1990, l’ETN en tant qu’institution cherchant à imposer son autorité sur un processus d’accumulation capitaliste fluide et spatialement ouvert s’est doté de pouvoirs et de fonctions historiques que les États-nations avaient perdus en œuvrant à faciliter et à reproduire ce processus dans l’économie mondiale. La création d’une superstructure capitaliste qui exécute au niveau transnational des fonctions indispensables à la reproduction du capital, en particulier celles que les États nationaux ne sont pas capables d’assumer, ne signifie pas que l’ETN se soit consolidé en tant que structure politique, administrative et régulatrice totalement fonctionnelle. Il n’y a pas de « chaîne de commandement » ou de division du travail claires au sein de l’appareil de l’ETN, ni même quoi que ce soit qui rassemblerait, au stade actuel, au type de cohérence interne caractérisant les États nationaux. Au lieu d’un ETN cohérent, il semble y avoir de nombreux centres et des mécanismes de régulation partiels. De plus, les diverses institutions constituant l’ETN ont des histoires et des trajectoires distinctes, sont différenciées de l’intérieur et présentent de nombreux points d’entrées constituant autant de sites de contestation.
Pour autant, l’ETN a développé des mécanismes afin d’assumer un nombre grandissant de fonctions traditionnellement associées à l’État national. On peut notamment mentionner la pratique de la compensation en cas de faillite des marchés comme lors des renflouements du Mexique, de l’Asie du Sud Est, du Brésil par le FMI…Un autre mécanisme est la création monétaire. La création de la devise de l’UE a montré que cette dernière peut s’effectuer au niveau transnational. Un troisième mécanisme est la garantie légale des droits de propriété et des contrats de marché. Les pouvoirs de l’OMC suggèrent que sa mise en exécution pourrait se faire au niveau supranational. La fourniture de biens publics (infrastructure physique et sociale) constitue encore un autre mécanisme. Les politiques sociales, les décisions d’investissement et les mobilisations de ressources déterminant les infrastructures sont de manière croissante conçues à un niveau supranational puis exécutées par les États nationaux. Dans une veine similaire, l’intervention fiscale, la création de crédits, la redistribution d’impôts et même le contrôle des allocations au capital et au travail constituent de plus en plus des activités qui s’élaborent dans l’arène politique supranationale en vue d’une exécution par les États nationaux. Et même si la surveillance policière et le pouvoir militaire demeurent largement les prérogatives de l’État-nation, l’ETN a de manière croissante développé des mécanismes militaires. Par exemple, l’ONU a assumé un rôle étendu en matière de police mondiale. Elle fut impliquée dans la « diplomatie préventive » ou le « maintien de la paix » dans 28 conflits en 1994, contre 5 en 1988, impliquant 73 393 personnels militaires, contre 9570 en 198855.
Malgré cette activité étendue, il y a beaucoup de tâches que l’ETN n’a pas été capable d’accomplir : brider la spéculation et les excès qui caractérisent le « capitalisme de casino » déchaîné de l’économie mondiale, par exemple56. Il n’est cependant pas ici question de nous limiter à une analyse fonctionnelle. Identifier les fonctions de l’ETN, ce n’est pas verser dans le fonctionnalisme. En effet, il s’agira non seulement de spécifier et de problématiser les conditions sous lesquelles ces fonctions ne sont pas remplies dans la suite de cet article, mais notre explication des processus sociaux, telle que développée jusqu’à présent, montre déjà qu’en vertu de certains mécanismes ou de certaines actions, tout aurait pu se dérouler autrement. Un compte-rendu satisfaisant doit éviter tout évolutionnisme et laisser ouverte la possibilité de discontinuités historiques et de contingences susceptibles de générer des voies alternatives de développement, des avenirs alternatifs. L’État capitaliste « doit être conçu à la fois comme une structure contrainte par la logique de la société dans laquelle elle fonctionne et comme une organisation manipulée de derrière les coulisses par les classes dominantes et ses représentants » notent Gold, Lo et Wright. « Le degré selon lequel certaines politiques d’État effectives peuvent être expliquées par des processus structurels ou instrumentaux est historiquement contingent. »57 Les données passées en revue ici suggèrent que le pouvoir du bloc transnational émergent a été exercé à la fois sur le plan structurel et de façon instrumentale. Les intérêts du capital mobile au niveau transnational ont été défendus « dans le dos » des capitalistes transnationaux pris en tant qu’acteurs collectifs. Cela découle du pouvoir structurel du capital transnational, lui-même constamment accru par le rôle dominant des capitalistes transnationaux dans l’économie mondiale. Mais en même temps ce processus a impliqué une instrumentalisation par les fractions transnationales de la bourgeoisie des appareils existants et nouvellement créés de l’ETN.
La raison pour laquelle le réseau dense d’organisations transnationales évoqué ici assume la fonction d’un ETN, c’est est que certaines classes et certains groupes transnationaux opèrent à travers lui à plusieurs niveaux. Certains cadres d’entreprise mondiaux, par exemple, gèrent leurs opérations capitalistes européennes à travers les structures administratives de l’UE, planifient leurs investissements en Amérique du Nord à travers le NAFTA, consultent le FMI et la Banque Mondiale sur les performances macro-économique de l’Amérique latine pour leurs activités sud-américaines, coordonnent leurs plans asiatiques avec la Banque de Développement Asiatique en matière de besoins en infrastructures, etc. Les mêmes cadres partagent leur expérience mondiale et élaborent des stratégies aux réunions annuelles du Forum Économique Mondial à Davos, lesquelles portent sur les propositions à soumettre à l’OMC ou à l’ONU. De la même manière, les cadres du FMI, de la BM, les banquiers centraux et banquiers privés transnationaux se rencontrent et socialisent chaque année aux réunions annuelles du FMI et de la BM afin de discuter de financement mondial et d’établir certaines politiques. À mesure que les capitalistes transnationaux se déplacent à travers le monde, leurs pratiques intègrent ces divers forums transnationaux dans un réseau cohérent.
Il faudrait également inclure à une enquête portant sur les mécanismes sociaux qui régulent les relations fonctionnelles liées à l’ETN une étude de la gamme d’associations d’affaires transnationales privées et de groupes de planification politique qui ont proliféré depuis les années 1970 et à travers laquelle l’élite transnationale agit. Les chercheurs en sciences sociales ont étudié les groupes de planification des élites au niveau national comme des forums importants pour intégrer et socialiser certaines classes, produire de nouvelles politiques et de nouvelles initiatives, développer stratégies et projets ou forger du consensus et de la cohésion culturelle58. L’extension du réseau de tels groupes privés au niveau transnational met en lumière l’expansion d’une société civile transnationale, parallèlement à l’avènement d’un ETN, au sein du processus de mondialisation. Ces groupes incluent des organes bien connus comme la Commission Trilatérale, la Chambre Internationale de Commerce et le Forum Économique Mondial. Mais ils englobent aussi des associations plus spécialisées de capitalistes transnationaux comme par exemple l’Institut de Finance Internationale, créé en 1983 par 300 représentants de banques transnationales et de firmes d’investissement de 56 États à travers le monde afin de servir de centre d’élaboration politique, de lobbying, de recherche et de consultation pour la finance internationale.
En résumé, l’ETN émerge du processus décrit synthétiquement plus haut, non pas comme quelque chose de planifié en tant que tel, mais comme la conséquence politique de la pratique sociale et de l’action de la classe capitaliste transnationale dans ce moment historique. C’est un appareil qui ne remplace pas mais émerge de l’infrastructure du capitalisme mondial pré-mondialisation. Nous pouvons entrevoir ainsi comment l’ETN exerce une influence déterminante sur la formation de classe à travers le monde. La relation entre le développement capitaliste et l’État repose sur une détermination mutuelle plutôt que sur une unidirectionnalité. L’analyse de l’influence récursive de l’ETN sur la formation de classe mondiale est précisément ce que nous devrions attendre d’une compréhension historico-matérialiste de l’État. Cette dernière envisage l’État comme un élément de médiation politique entre les forces sociales et les structures productives, médiation qui sert à reproduire ou à transformer les rapports de classe et de groupes. Mais cet aperçu de l’avènement de l’ETN n’est pas complet. Il nous faut encore examiner la transformation de l’État national car il est une partie constitutive de l’histoire qui nous occupe.
Des États providence et développementalistes aux États nationaux néolibéraux
À mesure qu’il émergeait dans les années 1980 et 1990, le bloc dirigeant transnational mena une « révolution par en haut » modifiant les structures économiques et sociales mondiales à travers les agissements des appareils de l’ETN. Parallèlement au processus de création d’un appareil supranational, ce bloc dirigeant s’efforça de pénétrer et de restructurer les États nationaux. À mesure que le capital se libérait de l’État nation et en même temps des rigidités liées à l’accumulation fordiste-keynésienne, les structures sociales de l’accumulation négociées avec le capital, le travail et diverses classes subalternes commencèrent à se désintégrer. C’est ce qui signala, aux États-Unis et dans d’autres pays du centre, la fin de l’ère fordiste. Dans le second monde, cela annonça la montée de fractions transnationales au sein d’élites aspirant à former des liens avec la bourgeoisie mondiale et à articuler un projet pour leur pleine (ré)intégration dans le capitalisme mondial. Dans le tiers-monde, à mesure que les projets développementalistes multi-classistes se défaisaient, la bourgeoisie nationaliste, la petite bourgeoisie et les régimes révolutionnaires se firent évincés par les fractions transnationalisées des élites locales.
Dans la poursuite agressive de son projet, la classe capitaliste transnationale a conduit des campagnes idéologiques prolongées visant à légitimer le démantèlement des États providence et développementalistes et à disséminer une idéologie capitaliste mondiale prônant le consumérisme et l’individualisme. Elle a forgé des alliances opportunes, dans certains cas avec les forces de droite et d’extrême droite et les classes subalternes organisées dans le giron du populisme de droite. Ce fut le cas avec les forces conservatrices du parti républicain américain qui s’identifièrent à Ronald Reagan au début des années 1980. Derrière sa rhétorique populiste droitière se trouvaient de puissants représentants du capital transnational. Dans d’autres cas, elle a passé des alliances avec les forces progressistes et de centre gauche, voire tout simplement de gauche, qui lui ont conférée une légitimité pour la mise en œuvre de l’austérité et de la restructuration économique ou qui ont été capables d’assumer une fonction de contrôle social que la classe capitaliste transnationale et ses agents locaux n’auraient jamais été capables d’exercer. C’est le cas, par exemple, du Congrès National Africain en Afrique du Sud, des socialistes et des communistes en Europe et d’anciens mouvements révolutionnaires en Amérique Centrale.
Si l’accumulation de capital monétaire en dehors du système de l’État-nation constitua un aspect important du processus de mondialisation économique, il fut aussi un mécanisme clef de l’incorporation de pays, et en particulier ceux de la périphérie, dans le processus de transnationalisation, et plus généralement, de la transformation des États providence et développementalistes en États néolibéraux. La crise de la dette des années 1980 imposa le pouvoir et l’autorité du capitalisme mondial au sein même des structures et du fonctionnement des États nationaux du tiers-monde. La dette conduisit à la réinsertion de pays et de régions du monde entier dans une économie mondiale réorganisée. L’infusion massive de capital liquide recyclé dans le tiers-monde au cours des années 1970, associé à la concentration du pouvoir économique par le capital financier transnational, eu de profonds effets sur les constellations de classes et groupes existants en périphérie. Le besoin d’acquérir des devises étrangères afin de rembourser la dette (le pouvoir structurel du capital transnational sur les États endettés combiné aux pressions directes des États nationaux du centre imposèrent le remboursement) força les nations à restructurer leurs économies en faveur d’exportations répondant à la structure changeante de la demande du marché mondial. Sur une période étendue, l’endettement et les refinancements subséquents eurent pour conséquence de renforcer les secteurs orientés vers l’extérieur ainsi que de redistribuer les quotas de pouvoir politique et économique accumulés vers de nouvelles fractions liées au capital transnational. À un certain stade de ce processus, la nation endettée est incapable de maintenir sa solvabilité fiscale et se tourne vers les institutions économiques supranationales pour obtenir l’assistance dont l’octroi est conditionné par l’adoption d’un programme d’ajustement structurel ou « néolibéral ». Le programme néolibéral fut élaboré dans les années 1970 et 1980 par les agences financières internationales et les think tanks de la bourgeoisie transnationale nouvellement organisée59. Ce programme appelle à l’élimination de l’intervention étatique dans l’économie et à celle de la régulation des activités du capital par les États-nations individuels sur leurs territoires. Elle cherche à générer dans chaque pays et région du monde les conditions de mobilité, de libre opération et d’expansion du capital. Les programmes d’ajustement deviennent les mécanismes majeurs d’ajustement des économies locales à l’économie mondiale. Entre 1978 et 1992, plus de 70 pays entreprirent 566 stabilisations et autres programmes d’ajustement structurel imposés par le FMI et la Banque Mondiale60. Ces programmes restructurèrent massivement l’appareil productif de ces pays et réintégrèrent dans le capitalisme mondial de vastes zones de l’ancien tiers-monde, sous la tutelle de l’ETN émergent61.
Ces programmes firent plus précisément de la stabilité macro-économique un réquisit essentiel de l’activité du capital transnational. Il s’agit d’harmoniser un vaste éventail de politiques fiscales, monétaires, industrielles et commerciales entre des nations multiples. Cela est requis pour que le capital transnational totalement mobile puisse fonctionner simultanément, et souvent de manière instantanée, par-delà les nombreuses frontières nationales. Dans le modèle néolibéral, la stabilisation, soit l’ensemble des mesures fiscales, monétaires, échangistes ou apparentées visant à atteindre la stabilité macroéconomique, est suivie par « l’ajustement structurel », c’est-à-dire : a) la libéralisation de l’échange et des finances qui ouvre l’économie au marché mondial ; b) la dérégulation qui extrait l’État de la prise de décision économique (mais non des activités au service du capital) ; c) la privatisation de sphères anciennement publiques qui pourraient gêner l’accumulation du capital si la prééminence des critères d’intérêts public sur le profit privé restait opératoire. L’ETN poursuit à travers ce modèle ce qu’ Offe et Ronge appellent la « marchandisation administrative »62 ou la création des conditions sous lesquelles les valeurs peuvent fonctionner comme marchandises. Cela contribue à générer les conditions générales pour le renouvellement profitable (« efficient ») de l’accumulation capitaliste à travers de nouveaux circuits mondialisés, et avec cela, pour la reproduction sociale à l’âge de la mondialisation. Le néolibéralisme constitue ainsi le moyen par lequel le capitalisme mondial abat toutes les structures ne relevant pas du marché. En forçant l’ouverture et en rendant accessible au capital transnational chaque couche du tissu social, le néolibéralisme contribue à dissoudre les frontières entre le national et le mondial.
Les rouages de la transnationalisation de l’État national apparaissent ici en pleine lumière. La restructuration économique engendre la restructuration politique à mesure que le pouvoir est redistribué dans la société et au sein de l’appareil de l’État national lui-même vers les noyaux transnationaux des groupes locaux dominants. Le processus d’ajustement facilite une contraction simultanée dans la demande générale et un transfert des revenus et des ressources des travailleurs et petits producteurs aux grands producteurs et personnels bureaucratiques liés au capital transnational63. La restructuration entraîne un transfert des ressources étatiques des programmes soutenant la reproduction de la classe ouvrière vers les agences de l’État connectées à la mondialisation. Au sein de ce mouvement, le critère technique de l’ « efficience » remplace tous les critères sociaux qui pourraient contrevenir à la logique de l’accumulation du capital transfrontières. La restructuration effectue de manière similaire un transfert de pouvoir des ministères mettant en œuvre certains programmes (services sociaux, éducation, travail …) vers les Banque centrales, ainsi que vers les ministères du trésor, des finances, de l’économie et des affaires étrangères. À mesure que les ressources sont transférées du secteur domestique au secteur externe, et de celui-ci au marché mondial, les noyaux transnationaux dans chaque nation sont renforcés. Ces fractions transnationalisées sont incorporées dans la bourgeoisie transnationale et s’efforcent de capturer les États locaux64. Ainsi, il n’est pas rare que les présidents de banques centrales soient appointés par le FMI ou la Banque Mondiale. Le mouvement vers l’indépendance des banques centrales a comme but d’isoler les hautes sphères de décision politique de l’État national de tout contrôle public ou d’exigence de responsabilité et aussi d’isoler les organes de l’ État qui lient l’économie nationale à l’économie mondiale d’autres organes de l’ État national qui pourraient être soumis à la pression populaire65. Un rapport récent de la Banque Mondiale est explicite sur cette question. Il affirme que la réforme de l’État commence « avec quelques enclaves critiques [qui] incluent typiquement le ministère de la finance, la banque centrale et l’agence des impôts […] [la restructuration de ces organes] peut surtout être atteinte à travers exécutif […] [et doit] établir une gestion macro-économique efficace à travers l’action d’une élite technocratique isolée.»66
Les élites technocratiques locales en viennent à opérer à travers les réseaux de l’ETN qui contournent les canaux formels du gouvernement et d’autres institutions sujettes à l’influence populaire67. À mesure que cette intégration politique supranationale se déroule, le pouvoir passe de bas en haut vers des structures supranationales, incluant les réseaux financiers. Il y a une perte de tout contrôle démocratique, ou du moins de l’influence que la communauté citoyenne avait pu être en mesure d’exercer sur l’élaboration politique et l’allocation des ressources. Les mécanismes de prise de décision et de régulation émanant des agences supranationales et de contingents locaux de la bourgeoisie transnationale sont surimposés sur les États nationaux qui sont eux-mêmes absorbés par l’appareil de l’ETN émergent. Toutefois, même si l’ETN impose bien des programmes d’ajustement néolibéraux, l’intégration supranationale des appareils de l’État national ne vient pas nécessairement de l’extérieur. Il ne s’agit pas d’une pénétration à sens unique : l’intégration résulte autant de stratégies poursuivies par des groupes dominants locaux dans le processus de transnationalisation que de l’imposition externe, laquelle est généralement mise en avant dans la littérature (reflétant le dualisme national-mondial). Quand les gestionnaires ajustent les économies nationales à l’économie mondiale, ils ne le font pas nécessairement sous la contrainte d’une quelconque force « externe » (extranationale / mondiale). Cette dualité nationale-mondiale est une mystification.
Les programmes d’ajustement structurel servent ainsi à saper les coalitions politiques multi-classes et les projets sociaux qui se développèrent dans la période pré-mondialisation, comme les projets populistes et les « États développementalistes » dans le tiers-monde (même si les États du centre, la Grande-Bretagne exceptée, n’ont généralement pas adopté les programmes du FMI, les mêmes pressions à l’ajustement émanant de l’économie mondiale y défont les projets de protection sociale keynésiens). De nouveaux blocs transnationaux en viennent à remplacer ces coalitions multi-classes. À cette fin, les programmes d’ajustement de la BM et du FMI mettent en avant le « dialogue politique » et la « construction institutionnelle » comme autant instruments pour organiser certaines coalitions au sein de gouvernements sympathisants du programme d’ajustement68. Le travail et les classes populaires sont radiés par le nouveau bloc dominant des coalitions politiques et des projets sociaux de la période pré-mondialisation.
Dans les années 1980, l’ETN lança un nouvel modèle de développement. En 1980, la Banque mondiale redéfinît le développement. Ce dernier n’était plus conçu sous l’angle d’une croissance économique nationale mais en termes de « participation au marché mondial » réussie69. Au cœur de ce nouveau modèle de développement, on trouve un glissement massif de la production des marchés domestiques vers le marché mondial, glissement qui signale la subordination de circuits locaux d’accumulation à de nouveaux circuits mondiaux. Plus tard dans la décennie, la définition fut étendue afin d’inclure une politique de vaste libéralisation70. Le nouveau modèle de développement est fondé sur la ré-articulation de chaque pays au marché mondial à travers l’introduction de nouvelles activités économiques liées à l’accumulation mondiale, la contraction des marchés domestiques, la baisse du coût du travail à travers la précarisation et l’austérité sociale pour le rendre « compétitif » ainsi que l’ouverture du secteur public, des industries protégées et des ressources naturelles de chaque pays à l’exploitation commerciale71. À travers ce processus, les États néolibéraux institutionnalisent localement le rapport de classe mondial évoqué plus tôt. Les États nationaux néolibéraux de la fin du XXe siècle reflètent la nouvelle corrélation de forces sociales qui émergea suite à l’éclatement des structures des États capitalistes qui avait été façonnées par les luttes de classe propres à la période allant des années 1890 aux années 1970.
Ainsi, loin d’assister à la « fin de l’État-nation » proclamée par une flopée d’études récentes, nous assistons à la transformation des États nationaux en États néolibéraux72. Ces derniers, en tant que composants d’un ETN, fournissent des services essentiels pour le capital. Les gouvernements servent de courroies de transmission et de dispositifs de filtrage pour l’imposition de l’agenda transnational. De plus, ils exécutent trois fonctions essentielles : 1) adopter les politiques fiscales et monétaires qui assurent la stabilité macro-économique ; 2) fournir les infrastructures de base nécessaires à l’activité économique mondiale (ports et aéroports, réseaux de communication, systèmes éducatifs…) ; 3) garantir l’ordre social, c’est à dire la stabilité, ce qui requiert le maintien d’instruments de coercition directe et d’appareils idéologiques73. Quand l’élite transnationale parle de « gouvernance », elle se réfère à ces fonctions et à la capacité de les assurer. Ceci est explicite dans le Rapport sur le développement mondial de la Banque Mondiale de 1997, L’État dans un monde en mutation, qui insiste sur la centralité de l’État dans la mondialisation. Dans les mots de la BM, « la mondialisation commence à la maison »74. Mais les fonctions de l’État néolibéral sont contradictoires. À mesure que la mondialisation progresse, la cohésion sociale interne décline parallèlement à l’intégration économique nationale. L’État néolibéral maintien certains pouvoirs essentiels au développement de la mondialisation mais il perd sa capacité d’harmonisation des intérêts sociaux conflictuels à l’intérieur d’un pays, sa fonction historique de maintien et de légitimation de l’unité interne d’une formation sociale nationale. Ceci nous permet d’expliquer l’écroulement du tissu social de pays en pays et les éruptions de révoltes spontanées au sein des couches précarisées. En résulte une intensification spectaculaire des crises de légitimité, une contradiction interne au système du capitalisme mondial.
Remarques conclusives
La confiance dont firent preuve les élites transnationales dans les dernières décennies du XXe siècle – dont atteste notamment la thèse de la « fin de l’histoire » – a fait place à la peur d’une crise imminente. La récession mondiale des années 1990 a révélé la fragilité du système monétaire mondial et a fissuré les cercles internes de la classe dominante mondiale, qui verse dans un alarmisme grandissant. À mesure que la décennie prenait fin, un cœur grandissant de voix appelait à une régulation financière centralisée et de nombreuses propositions furent mises en avant pour l’atteindre. Celles-ci allaient de la création d’une banque centrale mondiale à la transformation du FMI en « préteur de dernier ressort »75. Ces développements manifestèrent la tentative des élites transnationales d’atteindre une forme d’ordre réglementaire, compte tenu de l’incapacité d’un ETN naissant à stabiliser le système. Dans le passé, les contradictions propres au développement capitaliste conduisaient à des crises périodiques qui tendaient à entraîner à chaque fois une réorganisation du système. L’impérialisme classique, par exemple, a permis aux pays du centre de déplacer momentanément certains des antagonismes sociaux les plus aiguës générés par le capitalisme vers le monde colonial. Parallèlement, les mécanismes d’absorption comme la création de crédits contrebalançaient les crises de suraccumulation. Beaucoup de ces crises, voire toutes, furent médiatisées par l’État-nation. À l’ère de la mondialisation, l’État national est moins à même de faire face à ces crises variées, cependant que l’ETN émergent n’est pas encore équipé pour les résoudre. Même si le système financier mondial peut être soumis à une régulation, les mécanismes permettant des stratégies d’absorption n’existent tout simplement pas et le système ne fournit pas non plus de base matérielle à un projet de légitimation. La manière dont ces contradictions se développeront, comme la capacité de l’ETN à les endiguer, sont incertaines.
Ceci soulève une autre question. La fusion de l’État et du capital semble être sans précédent à l’ère de la mondialisation et l’ETN apparaît depuis le tournant du siècle comme le représentant du capital et du capital seulement. Comme le montre le rôle actif joué par les lobbyistes des firmes transnationales lors des libéralisations du GATT, de la création de l’OMC et des négociations de l’AMI76, ces firmes ont opéré de manière croissante comme des entités politiques et économiques organisées d’une manière qui rappelle les vieilles théories sur la domination de l’État par le monde des affaires. Les classes dont la domination est historiquement récente et qui font un usage intensif de l’État en temps de crise de restructuration capitaliste majeur peuvent rapidement réduire l’autonomie de ce dernier. C’est clairement ce qui s’est passé depuis le début des crises de restructuration engagées dans les années 1970. Mais les capitalistes ne sont pas nécessairement rationnels dans la poursuite de leur propre intérêt. « C’est au cours des périodes historiques où l’hégémonie de la communauté d’affaires est la plus absolue », remarque Fred Block, « c’est-à-dire lorsqu’il est nécessaire de faire le moins de compromis possible dans l’imposition à l’État des idées de libre marché, que le choix des politiques sera le plus irrationnel »77. Est-il possible pour les cadres de l’ETN d’acquérir assez d’autonomie vis à vis des capitalistes transnationaux et d’agir indépendamment de leur intérêt à court-terme ? L’ETN peut-il développer un projet de développement capitaliste de long terme transcendant ces intérêts ? Il s’agit là de questions émergentes, dont les enjeux, tels que le développement ouvert et incomplet de l’ETN, doivent être laissés à de futures recherches. Notons cependant qu’au stade embryonnaire où il se trouve, l’ETN ne dispose pas de capacités coercitives et exécutives comparables à celles qu’ont historiquement exercées les États nationaux.
Cet article n’est pas un essai en théorie de l’État, mais la mondialisation lance un défi à une telle théorie, qui était un sujet brûlant dans les années 1960 et 1970 autour du débat Miliband-Poulantzas opposant explications instrumentalistes et structuralistes des pratiques étatiques78. Ce débat encore ouvert continua dans les années 1970 et 1980 avec un nouveau round de théorisation néo-marxiste amorcé par Block, Therborn, Offe, Wolfe, O’Connor et autres. L’approche marxiste entière fut par ailleurs mise au défi par la thèse stato-centrée de Theda Skocpol et par les néo-réalistes qui ranimèrent la théorisation wébérienne de l’État et de la géopolitique et dessinèrent les contours d’un État-acteur autonome79. Plus récemment, la sociologie du développement s’est centrée sur le rôle de l’État dans sa tentative d’expliquer les « miracles économiques » d’Asie du Sud et les résultats différenciés des trajectoires nationales de développement dans l’économie mondiale80.
La mondialisation a maintenant porté un nouvel éclairage sur le débat sur l’État, celui du rapport de l’État au processus transnational. La théorie de l’État a développé des généralités sur la nature de l’État à partir de l’étude de sa forme historique particulière (l’État-nation) et ne s’est généralement pas intéressée à la transnationalisation du capital et de l’État. Au regard des dynamiques historiques analysées dans ce chapitre, il semble difficile de maintenir une analyse d’inspiration wébérienne de l’État comme acteur national relativement indépendant mobilisé par la concurrence géopolitique avec d’autres États. Mais les conceptions marxistes et en termes de système-monde reposant sur le postulat d’un système d’États-nations immuable doivent également être modifiées. Le travail théorique et empirique sur l’État à l’âge de la mondialisation devrait se concentrer sur la « déterritorialisation » du rapport du capital à l’État. La conception développée ici porte alors sur la « pure » reproduction des rapports sociaux i.e sur un processus non médiatisé par des dynamiques géopolitiques fixes. Les marxistes seraient à cet égard inspirés de considérer à nouveaux frais l’argument avancé par Marx et Engels, selon lequel « il va sans dire que le prolétariat de chaque pays doit en finir, avant tout, avec sa propre bourgeoisie. »81 En effet, « sa propre bourgeoisie » est dorénavant transnationale. Chaque bourgeoisie « nationale » est aussi la bourgeoisie du prolétariat dans de nombreux pays. En matière de stratégie politique, cela semble indiquer la nécessité pour les classes subalternes de transnationaliser leurs luttes, selon un processus de « mondialisation par le bas » appelée par certains de leurs vœux afin de contrer la mondialisation capitaliste par le haut82. Ceci implique que les classes populaires dont le point d’appui était l’État-nation transposent vers un espace transnational leur capacité à poser des revendications auprès du système et convertissent l’ETN en un terrain contesté. La mondialisation – au fond, l’histoire du capitalisme – est un processus incomplet, hautement contesté et fortement conflictuel qui ouvre certainement de nouvelles opportunités pour des projets émancipateurs.
Une étude plus complète de l’ETN devrait explorer la relation entre l’ETN et la société civile transnationale, en utilisant la notion gramscienne de l’État étendu (élargi) qui incorpore à la fois la société politique (l’État au sens propre) et la société civile. Pour Gramsci « ces deux niveaux correspondent d’un côté à la fonction d’hégémonie que le groupe dominant exerce à travers la société et de l’autre à la ‘‘domination directe’’ ou au commandement exercé à travers l’État et le gouvernement ‘‘juridique’’ »83. Cet article ne porte que sur le thème d’une société politique transnationale, ou sur un ETN « en tant que tel », mais le problème d’une société civile transnationale est d’une grande importance, car l’ETN existe en tant que partie d’une totalité plus large et parce que les pratiques de l’élite mondiale émergente se situent aux deux niveaux. L’élite transnationale a directement instrumentalisé cet appareil d’ETN, exerçant une forme de pouvoir étatique transnational à travers la configuration multiscalaire de l’ETN. Mais cette élite essaye d’établir l’hégémonie d’un nouveau bloc historique capitaliste mondial au niveau plus étendu d’un État élargi84. De ce point de vue, une étude plus complète devrait aussi expliquer en quoi la configuration multiscalaire est elle-même différenciée de l’intérieur et présente de nombreux points de contestation, de la même manière que les États nationaux sont différenciés de l’intérieur et contestés en de nombreux points.
J’ai suggéré ici que l’État-nation est une forme historiquement spécifique d’organisation sociale mondiale en voie d’être transcendée par la mondialisation. Les structures historiques peuvent en effet être transcendées par leur destruction et par leur remplacement. C’est de cette manière, par exemple, que les structures historiques de la monarchie et du féodalisme furent supplantées en France. De telles structures peuvent également être remplacées par une transformation les incorporant à de nouvelles structures émergentes. C’est là la manière dont les structures féodales et monarchiques furent dépassées en Angleterre. Ainsi, il y a des résidus monarchiques et féodaux en Angleterre que nous ne trouvons pas en France. Je suggère ici qu’un ETN émerge via cette seconde voie : le système de l’État-nation n’est pas en cours de destruction, mais se transforme et se trouve incorporé dans la structure émergente plus large d’un ETN.
Rappelons au lecteur que nous étudions des structures statiques pour des raisons méthodologiques seulement car elles constituent des abstractions dérivées de la réalité qui ne peuvent être comprises qu’en rapport aux dynamiques de changement structurel. La structure statique est moins importante que le mouvement dans la structure. Le meilleur moyen de saisir la réalité sociale, c’est d’opérer la synthèse de ses dimensions synchroniques et diachroniques. Vu sous cet angle, l’État-nation et le système interétatique ne sont pas une composante constitutive du capitalisme mondial pris en tant que système social intégral mais constituent la forme historique sous laquelle naquit le capitalisme. Temporairement, l’État-nation est pénétré du passé et du futur en tant que structure se désintégrant. L’État, une fois que l’on ne l’amalgame plus avec l’État-nation, peut être vu comme une structure en mouvement dont la forme change à l’ère de la mondialisation. L’ETN émergent, en tant que processus inachevé et ouvert, peut être, comme tout processus historique, poussé vers des directions nouvelles et imprévues et même soumis à des revirements. Au-delà de la théorie de l’État, la perspective sur la mondialisation présentée dans cet article pourrait renforcer notre capacité à comprendre la nature et la direction du changement social mondial dans le nouveau siècle et enrichir le développement de la théorie sociale d’une manière plus générale.
Remerciements
Je souhaiterais remercier James R. Maupin, Gioconda Espinoza, Jeffrey Mitchell, Kees van der Pijl, GeorgeLambie, Leslie Sklair, Mark Rupert, Hazel Smith, Ysabel Passalacqua, et les trois lecteurs critiques de Theory et Society pour leurs commentaires sur les versions antérieures de cet article.
Initialement paru dans Theory and Society, Vol. 30, No.2, Avril 2001, p. 157-200. Publié avec l’aimable autorisation de l’auteur.
Traduit de l’anglais par Memphis Krickeberg
- La mondialisation devint rapidement un mot à la mode dans les années 1990 ainsi qu’un concept contesté dans son essence, ce qui rend son utilisation problématique. La littérature sur la mondialisation est en plein essor – trop vaste pour être référencée ici – même si le thème de l’institutionalité transnationale, tel que je l’examine ici, reste sous-exploré. Neil Lazarus note que dans une période de 5 ans au cours des années 1990 tardives, au moins 50 nouveaux livres et 500 nouveaux articles ont été publiés en Anglais dans lesquels le mot « mondialisation » figurait en bonne place dans le titre. Voir Neil Lazarus, « Charting Globalization », Race and Class, 40/2-3, Octobre 1998-Mars 1999, p. 91. Pour des études de base, voir notamment Malcolm Waters, Globalization, Londres, Routledge, 1995 ; Leslie Sklair, Sociology of the Global System, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1995 ; Race and Class, op.cit ; James H. Mittelman (dir.), Globalization.Critical Reflections, Boulder: Lynne Rienner, 1996. Ma conception de la mondialisation est développée dans William I. Robinson, Promoting Polyarchy: Globalization, U S. Intervention and Hegemony ,Cambridge, Cambridge University Press, 1996 ; William Robinson, « Globalization: Nine Theses of Our Epoch », Race and Class, 38/2 1996, p.13-31; William Robinson, « Beyond Nation-State Paradigms: Globalization, Sociology, and the Challenge of Transnational Studies », Sociological Forum 3/4, 1998, p. 561-594 ; William I. Robinson et Jerry Harris, « Toward a Global Ruling Class ?: Globalization and the Transnational Capitalist Class », Science and Society 64/1 , 2000, p. 11-54 ; Roger Burbach et William I. Robinson, « The Fin de Siecle Debate: Globalization as Epochal Shift », Science and Society, 63/1, 1999, p. 10-39. [↩]
- Istvan Meszaros, « The Uncontrollability of Globalizing Capital », Monthly Review, 49/9, Février 1988, p. 27-37. [↩]
- Les travaux sur l’économie mondiale sont volumineux. Sur la mondialisation de l’économie qui nous concerne le plus ici, voir notamment Peter Dicken, Global Shift, Londres et New York, The Guilford Press, 1998 ; Jeremy Howells et Michelle Wood, The Globalization of Production and Technology, London et New York, Belhaven Press, 1993; Burbach et Robinson, « The Fin de Siecle Debate », art. cit. [↩]
- C’est là un argument implicite du sociologue Immanuel Wallerstein, le représentant le plus connu de la théorie du système-monde, pour qui la distinction déterminante entre centre, semi-periphérie et périphérie renvoie à des formes différentes de contrôle du travail. Voir Immanuel Wallerstein, The Modern World System, San Diego, Academic Press, 1974. [↩]
- David Harvey, The Condition of Postmodernity, Cambridge et Oxford, Blackwell, 1990. Harvey affirme que la transition d’un régime d’accumulation fordiste à un régime d’accumulation flexible implique une nouvelle phase de « compression spatio-temporelle » qui reconfigure le facteur espace. Anthony Giddens affirme quelque chose de similaire avec sa notion de « distanciation spatio-temporelle ». Voir son The Consequences of Modernity, Stanford, Stanford University Press, 1990. [↩]
- Pour de plus amples développements voir Robinson, « Beyond Nation-State Paradigms », art. cit. [↩]
- Comme son implication dans mon argument n’est pas nécessairement apparente, il convient d’insister sur le fait que la logique de l’accumulation du capital et des dynamiques du développement capitaliste ont conduit à son stade mondial actuel. La mondialisation n’est pas une inévitabilité téléologique. C’est une structure émergente en mouvement. [↩]
- L’institutionnalisation de la vie sociale est un thème central en sociologie. En ce qui concerne l’histoire récente et les configurations spécifiques du capitalisme, l’ « école de la régulation » française, l’ « école de la structure sociale de l’accumulation » américaine et l’école d’Amsterdam avec sa notion de « concepts de contrôle englobants » ont théorisé l’ensemble des institution sociales, politiques et culturelles en mutation qui constitue les « régimes d’accumulation » et rend possible sur une longue période la reproduction du capitalisme (même si les trois écoles en question le font dans le cadre de l’État-nation). Voir, respectivement, M. Aglietta, Régulation et crises du capitalisme, Paris, Calmann-Lévy, 1976 ; David M. Kotz, Terrence McDonough et Michael Reich, (dir.), Social Structures of Accumulation. The Political Economy of Growth and Crisis, Cambridge, Cambridge University Press, 1994 ; Kees van der Pijl, Transnational Classes and International Relations, Londres, Routledge, 1998. Les recherches menées par ces écoles me paraissent utiles pour étayer l’argument qui suit et leur contribution à ma pensée me semble devoir être soulignée. [↩]
- Voir Robinson, « Beyond Nation-State Paradigms », art cit. [↩]
- Pour cette conception marxiste, voir Nicos Poulantzas, Les classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui, Paris, Éditions du Seuil, 1974; Peter Burnham, The Political Economy of Postwar Reconstruction, Londres, Macmillan, 1990. [↩]
- La contribution la plus notable est celle de l’école gramscienne en relations internationales, en particulier le travail pionnier de Robert Cox qui a développé l’idée que les États-nations sont progressivement absorbés par des structures internationales plus larges. Mais les vues de Cox sur ce point précis sont plus limitées qu’il n’y paraît. Elles restent centrées sur l’État-nation et ancrées dans le dualisme marché-État et national-mondial décrit plus bas. Voir, notamment, Robert W. Cox, Production, Power, and World Order, New York, Columbia University Press, 1987 ; Stephen Gill, American Hegemony and the Trilateral Commission, Cambridge, Cambridge University Press, 1990; Stephen Gill (dir.), Gramsci, Historical Materialism, and International Relations, Cambridge, Cambridge University Press, 1993. Des politistes de l’école néo-réaliste tels que Stephen Krasner et Robert Keohane ont noté que les institutions supranationales et les « régimes internationaux » fonctionnent comme des régulateurs politiques de l’économie mondiale. Voir notamment Robert 0. Keohane and Joseph S. Nye, (dir.)., Transnational Relations and World Politics, Cambridge, Harvard University Press, 1972; Stephen Krasner, (dir.), International Regimes, Ithaca, Cornell University Press, 1983. Les sociologues de la tradition du système-monde, les courants de la « communauté politique mondiale » ainsi que les approches institutionnelles apparentées de John Meyers, John Boli et leurs associées ont étudié la croissance des réseaux institutionnels supranationaux. Voir, notamment, Christopher Chase-Dunn, Global Formation: Structures of the World-Economy , Lanham, Md., Rowman and Littlefield, 1998, édition revue. John Boli et George M. Thomas, « World Culture in the World Polity: A Century of International Non-Governmental Organization », American Sociological Review, 62, Avril 1997, p.171-190; John W. Meyer, John Boli, George M. Thomas, Francisco Ramirez, « World Society and the Nation-State », American Sociological Review, 103/1, Juillet 1997: p.144-181; John Boli et George M. Thomas, World Polity Formation since 1875: World Culture and International Non-Governmental Organizations, Stanford, Stanford University Press, 1999. Dès 1972, l’école de la « société mondiale » de John Burton mettait en exergue la constitution de la société au niveau supranational. John W. Burton, World Society, Cambridge, Cambridge University Press, 1972. David Held a exploré les contraintes pesant sur et les perspectives d’une démocratie cosmopolitique exercée dans une communauté politique supranationale pendant que Craig Murphy et d’autres étudiaient les structures de la « gouvernance mondiale ». Voir David Held, Democracy and the Global Order. From the Modern State to Cosmopolitan Governance, Cambridge, Polity Press, 1995 ; Craig N. Murphy, International Organization and Global Governance, New York, Oxford University Press, 1994. [↩]
- Le terme « État » est aussi utilisé dans certaines circonstances – souvent dans les approches historiques-comparatives ou en termes de système-monde dans les sciences sociales – pour désigner le système territorial et social général soumis à une autorité ou à une domination particulière. D’après cette définition, l’ordre mondial émergent caractérisé par la domination du capital transnational constitue un État transnational ou mondial. [↩]
- Dans Économie et société, où l’on trouve l’examen plus détaillé de ces questions, Weber développe sa conception dualiste dans son analyse d’une histoire en dents de scie de la compétition et de l’antagonisme entre États et capital ainsi que de l’avènement de « l’alliance de l’État et du capital » dans l’émergence du capitalisme moderne et du système inter-étatique. Voir Max Weber, Économie et société, trad. J. Chavy et É. De Dampierre (dir.), Paris, Plon, 1995. [↩]
- Raymond Vernon, Sovereignty at Bay. The Multinational Spread of U.S. Enterprises, London: Longman,1971. Pour des versions plus récentes, voir Susan Strange, The Retreat of the State. The Diffusion of Power in the World Economy, Cambridge, Cambridge University Press, 1996 ; Saskia Sassen, Losing Control? Sovereignty in an Age of Globalization , New York, Columbia University Press, 1996 ; Robert Boyer et Daniel Drache (dir.), States Against Markets. The Limits of Globalization, London, Routledge, 1996 ; plusieurs contributions dans Suzanne Berger et Ronald Dore, (dir.), National Diversity and Global Capitalism, Ithaca, Cornell University Press, 1996 ; Michael Mann, « Has Globalization Ended the Rise and Rise of the Nation-State? », Review of International Political Economy, 4/3 , Automne 1997, p.472-496. [↩]
- Voir notamment Linda Weiss, The Myth of the Powerless State, Ithaca, Cornell University Press, 1998. La défense la plus claire de la thèse du « mythe de la mondialisation » est celle de Paul Hirst et Grahame Thompson, Globalization in Question: The International Economy and the Possibilities of Governance, Oxford, Polity Press, 1996. Voir aussi l’essai toujours influant de David Gordon, « The Global Economy: New Edifice or Crumbling Foundations », New Left Review ,168, 1988, p. 24-65; Mann, »Has Globalization », op.cit. ; A. Sivanandan et Ellen Meiksins Wood, « Globalization and Epochal Shifts: An Exchange », Monthly Review ,48/9, 1997, p.19-32. [↩]
- Chase-Dunn, Global Formation, op. cit.. [↩]
- Toute une revue, Global Governance, est dédiée à ce thème. Pour un appel à ce type de gouvernance voir la Commission on Global Governance, Our Global Neighbor, New York, Oxford University International Press, 1995.Voir aussi : Murphy, Organization and Industrial Change, op .cit; Held, Democracy in the Global Order, op. cit. [↩]
- Voir Bertell Ollman, Alienation, deuxième édition, Cambridge, Cambridge University Press,1976. [↩]
- On consultera néanmoins Bob Jessop, The Capitalist State, Oxford, Martin Robertson, 1982 ; David Held, Political Theory and the Modern State, Stanford, Stanford University Press, 1989; Eric Nordlinger On The Autonomy of the Democratic State, Cambridge, Cambridge University Press, 1981 ; Simon Clarke (dir.), The State Debate, London, MacMillan, 1991 ; Fred Block, Revising State Theory: Essays in Politics and Postindustrialism ,Philadelphie, Temple University Press, 1987 ; Robert R. Alford et Roger Friedland, Powers of Theory. Capitalism, the State, and Democracy, Cambridge, University Press,1985. [↩]
- Karl Marx, Le dix-huit brumaire de Louis Bonaparte, trad. G. Chamayou, Paris, GF-Flammarion, 2007. [↩]
- Marx et Engels notent dans L’Idéologie allemande que : « L’État étant donc la forme par laquelle les individus d’une classe dominante font valoir leurs intérêts communs et dans laquelle se résume toute la société civile d’une époque, il s’ensuit que toutes les institutions communes passent par l’intermédiaire de l’État et reçoivent une forme politique. » Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, trad. H. Auger, G. Badia, J. Baudrillard et R. Cartelle, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 74. La discussion marxienne de la soi-disant accumulation primitive au Livre I du Capital souligne la manière dont l’État facilite l’émergence de conditions favorables aux nouveaux rapports socio-économiques. Dans cet article, je voudrais souligner la manière dont l’ETN facilite l’émergence de conditions favorables à de nouveaux types de rapports se développant sous la mondialisation. [↩]
- Je souhaiterais remercier un des critiques de Theory and Society pour avoir formulé la problématique de cette manière. [↩]
- Voir Karl Polanyi, La grande transformation, trad. M Angenot et C. Malamoud, Paris, Gallimard, 2009. [↩]
- Voir Alain Lipietz, Towards a New Economic Order: Postfordism, Ecology and Democracy, New York, Oxford University Press, 1992. L’assertion émise ici doit aussi être appréhendée en tenant compte d’une dimension de politique mondiale plus large. Le triomphe des révolutions chinoises et soviétiques et des mouvements de libération nationale exercèrent une pression politique sur le capital qui – combinée aux contraintes spatiales et institutionnelles- conduisirent au compromis de classe. [↩]
- Sur les classes transnationales, voir notamment Van der Pijl, Transnational Classes and International Relations, op.cit.; Leslie Sklair, Sociology of the Global System, op. cit; Stephen Gill, American Hegemony and the Trilateral Commission, op. cit.; Robinson William, Promoting Polyarchy, op. cit. ; Becker et alii,. Postimperialism, Boulder, LynneRienner, 1987; I. Robinson et Jerry Harris, « A Global Ruling Class? », art. cit. [↩]
- Voir Stephen Gill & David Law, « Global Hegemony and the Structural Power of Capital », International Studies Quarterly, 33/4, 1989, p. 475-499. [↩]
- Sur la crise du fordisme / keynésianisme, la restructuration du travail et l’accumulation flexible, voir notamment Joyce Kolko, Restructuring the World Economy, New York, Pantheon Books, 1988; David Harvey, The Condition of Post-Modernity, op. cit. ; Robert W. Cox, Production, Power, and World Order, New York, Columbia University Press, 1987 ; Ash Amin, (dir.), Post-Fordism: A Reader, Oxford, Blackwell, 1994; Dicken, Global Shift ; K. Barberand K. Christensen (dir.), Contingent Work: American Employment Relations in Transition, Ithaca, Cornell University Press, 1998 ; Jeremy Rifkin, The End of Work, New York, Putnam, 1995; Bennet Harrison, Lean and Mean: The Changing Landscape of Corporate Power in the Age of flexibility, New York, Basic Books, 1994 ; Scott Lashand et John Urry, The End of Organized Capitalism, Cambridge, Polity Press, 1987 ; Michael D. Yates, Longer Hours, Fewer Jobs, New York, Monthly Review Press, 1994 ; Ankie Hoogvelt, Globalization and the Post-Colonial World, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1997; Alain Lipietz, Mirages and Miracles. The Crisis of Global Fordism, London, Verso, 1987 ; Folker Frobel, Jurgen Heinrichs et Otto Kreye, The New International Division of Labor, London, Cambridge University Press, 1980. [↩]
- Ankie Hoogvelt, Globalization and the Post-Colonial World, op. cit. De manière similaire, van der Pijl affirme qu’il y a un approfondissement historique de la discipline imposé par le capital à la société. La discipline s’étend de la sphère de la production, ce que Marx appelait la discipline « formelle », à la sphère de la reproduction, la discipline « réelle ». [↩]
- Voir notamment Lydia Potts, The World Labour Market: A History of Migration, Londres, Zed Books, 1990. [↩]
- McMichael, Development and Social Change, op. cit. [↩]
- Cité dans Howard M. Wachtel, The Money Mandarins: The Making of a New Supranational Economic Order, New York, Pantheon Books, 1986, p.137. [↩]
- Ce point est mal compris par ceux qui partagent le postulat du dualisme mondial-national. Linda Weiss affirme que les « mondialistes ont surestimé le degré d’impuissance de l’État » face à la mondialisation. Dans sa vision, les États réifiés sont censés vouloir défendre les intérêts des « citoyens » pluralistes de leurs pays. Les mutations mondiales des normes des politiques étatiques en faveur du conservatisme fiscal s’expliquent selon Weiss par des « pressions domestiques » prenant la forme d’une opposition citoyenne à la taxation exprimée dans des basculements électoraux ( et non par le « pouvoir des marchés monétaires »). Weiss, « Globalization and the Myth of the Powerless State », New Left Review, Septembre-Octobre 1997, p.13-20. Une « pluralité d’intérêts spéciaux » explique à son tour « les politiques de redistribution » et l’ « autonomie », « la responsabilité » face aux « priorités nationales » expliquent les « politiques de croissance » dans le paradigme de Weiss. Mais la tendance au conservatisme fiscal a peu à voir avec la récession et l’incapacité de l’État à percevoir des recettes puisque le capital pourrait toujours être taxé. Elle est bien plutôt due à l’incapacité des classes populaires à forcer les États à redistribuer la richesse. Or la source de l’affaiblissement mondial des classes populaires est précisément la restructuration du capital à l’échelle mondiale. [↩]
- Pour une analyse, voir Robinson, Promoting Polyarchy, op. cit. ; Robinson & Harris, « Towards Polyarchy; a Global Ruling Class?: Globalization and the Transnational Capitalist Class », op. cit. [↩]
- Voir ibid.; Burbach & Robinson, « The Fin de Siecle Debate », art. cit. [↩]
- Cela fut noté dès 1974 par Richard J. Barnett et Ronald E. Muellerin dans Global Reach: The Power of the Multinational Corporation, New York, Simon and Schuster,1974. Pour une présentation « puisée directement à la source » de la pensée réflexive de cette bourgeoisie transnationale, voir Wriston Walter, Twilight Sovereignty: How the Information Revolution is Transforming the World, New York, Scribner’s, 1992. Wriston est l’ancien PDG de Citibank ; voir aussi Georges Soros [Geoff Shandle, dir.], The Crisis of Global Capitalism (Open Society Endangered),1998. [↩]
- Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, op. cit., p. 61. [↩]
- Voir sur ce point Craig N. Murphy, « Inequality, Turmoil, and Democracy: Global Political-EconomicVisions at the End of the Century », New Political Economy, 4/2, 1999, p. 289-304. Par ailleurs, comme le note Fred Block, la classe capitaliste ne se montre pas forcement rationnelle dans la poursuite de son intérêt propre. Voir Block, Revising State Theory, op. cit. p.9-10. [↩]
- Voir Wachtel, The Money Mandarins, op. cit. p.16. [↩]
- Les prêts bancaires internationaux grimpèrent de 2 milliards en 1972 à 90 milliards en 1981 avant de retomber à 50 milliards en 1985. Voir Susan Strange, States and Markets, Londres, Inter Press,1994, p.112. Sur ce thème voir aussi Wachtel, The Money Mandarins, op. cit. [↩]
- Strange, States and Markets, op cit, p.107. [↩]
- L’ancien président de Citicorp, écrivant une tribune dans le New York Times en 1992, notait que les traders en devises sont assis devant 200 000 écrans de salles de marché à travers le monde et conduisent « une sorte de plébiscite mondial sur les politiques monétaires et fiscales des gouvernements émettant de la monnaie » dont « il est impossible de se retirer pour une nation ». Cela est rapporté dans Jeremy Bretcher et Tim Costello, Global Village or Global Pillage?: Economic Reconstruction from the Bottom Up, Boston, South End Press, 1994,p. 30. [↩]
- Harvey, The Condition of Postmodernity, op. cit., p.109. [↩]
- Cité dans Wachtel, The Money Mandarins, op. cit, p.125. [↩]
- Gil, American Hegemony and the Trilateral Commission. [↩]
- Karl Marx, Le Capital, Livre I, trad. J.-P. Lefebvre et alii, Paris, PUF, 1993, p. 824. [↩]
- Pour une analyse précoce de la gamme de rapports d’élites écrits à la veille de la mondialisation, voir Robert W. Cox, « Ideologies and the New International Economic Order: Reflections on Some Recent Literature », International Organization, 33/2, 1979, p. 267-302. Pour une analyse actualisée, voir Murphy, « Inequality, Turmoil, and Democracy », op. cit. [↩]
- Voir John Williamson, « Democracy and the ‘Washington consensus », World Development, 21/8, 1993, p. 1329-1336. [↩]
- Harvey, The Condition of Postmodernity, op. cit., p.170. [↩]
- Pour une analyse sophistiquée de l’ALENA et des accords de libre-échange dans le contexte de la transnationalisation de l’État voir Leo Panitch, « Rethinking the Role of the State », in James H. Mittelman (dir.), Globalization. Critical Reflections, Boulder ; Lynne Rienner, 1996, p. 83-116. [↩]
- Susan George, A Fate Worse than Debt: The World Financial Crisis and the Poor, New York, Grove Press, 1988, p.33. [↩]
- Voir World Bank, Global Economic Prospects and Developing Countries, Washington, D.C., World Bank, 1992; Dicken, Global Shift, op. cit. [↩]
- Discours du secrétaire général de l’ONU Kofi A. Annan au FEM à Davos, Suisse, le 31 janvier 1998, republié en partie en tant que publicité payée par la Pfizer Corporation dans The Economist, 28 Mars – 3 avril 1998, p.24. [↩]
- Susan Strange, Casino Capitalism, Oxford, Oxford University Press, 1986. [↩]
- Le « global sourcing » « consiste, pour une entreprise à adopter une stratégie d’achat au niveau mondial. Cette stratégie répond à plusieurs motivations : rechercher les meilleures conditions tarifaires et logistiques, assurer l’approvisionnement d’usines implantées à l’étranger, obtenir des matières, des composants non disponibles sur le territoire d’origine ». http://www.glossaire-international.com/pages/tous-les-termes/mondial-sourcing.html, consulté le 5 juin 2015. (NdT). [↩]
- Cité dans Philip McMichael, Development and Social Change: A Global Perspective, Thousand Oaks: Pine Forge, 1996. Mais il est peut-être plus important de noter que le pouvoir structurel du capital transnational lui permet d’exercer une coercition économique d’une façon jusqu’ici inconnue et de supplanter en partie les formes antérieures de coercition directe ou extra-économique, comme l’utilisation de la force militaire par les États coloniaux et les interventions impérialistes, dans son effort pour façonner et reproduire les structures et pratiques sociales dominantes. [↩]
- Voir Albert Fishlow, Carlos F. Diaz-Alejandro, Richard R. Fagen et Roger D. Hansen, Rich and Poor Nations in the World Economy, New York: McGraw Hill, 1978; Robert W Cox, « Ideologies and the New International Economic Order », art. cit.; Williamson, « Democracy and the ‘Washington Consensus. », art. cit. [↩]
- David A. Gold, Clarence Y. H. Lo, & Erik Olin Wright, « Marxist Theories of the Capitalist State », in Marvin E. Olsen and Martin N. Marger (dir), Power in Modern Societies, Boulder, Westview, 1993. [↩]
- Voir notamment G. William Domhoff, Who Rules America, Mountain View, Mayfield, 1998 ; Thomas T. Dye, Who’s Running America?, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1986; Michael Useem, The Inner Circle, New York, Oxford University Press, 1984; C. Wright Mills, The Power Elite, New York, Oxford University Press, 1959. [↩]
- Voir Albert Fishlow, Carlos F. Diaz-Alejandro, Richard R. Fagen, and Roger D. Hansen, Rich and Poor Nations in the World Economy, New York: McGraw Hill, 1978; Robert W Cox, « Ideologies and the New International Economic Order », art. cit.; Williamson, « Democracy and the ‘‘Washington Consensus’’ », art. cit. [↩]
- Susan George, The Debt Boomerang: How Third World Debt Harms Us All, Boulder: Westview, 1992. [↩]
- Sur cette restructuration néolibérale à travers le monde, voir Henk Overbeek, (dir.), Restructuring Hegemony in the Global Political Economy: The Rise of Transnational Neo-Liberalism in the 1980s, Londre, Routledge, 1993. Voir aussi Kolko, Restructuring the World Economy (op. cit.). On trouve un excellent exposé de ce processus tel qu’il a été mis en œuvre en Amérique latine dans Duncan Green, Silent Revolution: The Rise of Market Economies in Latin America , Londre, Cassell/Latin America Bureau, 1995. Sur l’Afrique, voir Fantu Cheru, The Silent Revolution in Africa: Debt, Development and Democracy, Londres, Zed Books, 1989. Sur les effets sociaux de la restructuration, voir Michel Chossudovsky, The Globalization of Poverty. Impacts of IMF and World Bank Reform, Londres, Zed Books, 1997. [↩]
- Claus Offe et Volker Ronge, « Theses on the Theory of the State », New German Critique, 6, 1975,p. 139-147. Pour une étude théorique du rôle contradictoire de l’État voir Boris Frankel, « On the State of the State: Marxist Theories of the State After Leninism », Theory and Society, 1979, p. 205-227. Ces pressions sont exercées par le capital en faveur de la privatisation. Je maintiens que ces pressions devinrent plutôt efficaces dans les années 1980 et 1990 en raison du renforcement du pouvoir structurel et direct du capital transnational engendré par la mondialisation. [↩]
- Voir Chossudovsky, The Globalization of Poverty, op. cit. [↩]
- Cela se déroula souvent à travers la réorganisation politique des États périphériques effectuée lors des « transitions vers la démocratie ». Pour une étude détaillée de ce point voir Robinson, Promoting Polyarchy, op. cit. [↩]
- Voir The Economist, « The Central Bank as God », 14 novembre, 1998, p. 23-25. [↩]
- World Bank, The State in a Changing World, Washington, World Bank, 1997, p. 152. [↩]
- Sur l’avènement des technocrates en Amérique Latine, Jorge I. Dominguez, (dir.). Technopols, University Park, Pennsylvania State University Press, 1997. [↩]
- McMichael, Development and Social Change, p.141 (op. cit). [↩]
- Ibid., p. 111. [↩]
- McMichael, Development and Social Change, op. cit, p.149- 159. [↩]
- Sur ce point voir William I. Robinson, « Latin America and Global Capitalism », Race and Class, 40/2, 1998/1999: p. 111-131. James O’Connor (op. cit, 1994, p.166) note que l’État fournit au capital l’accès à la force de travail, à la nature et à l’infrastructure. Notre argument ici est que l’ETN fait précisément cela pour le capital transnational à l’échelle mondiale. [↩]
- Voir notamment Jean-Marie Guehenno, The End of the Nation State, St. Paul, University of Minnesota Press, 1995; Kenichi Ohmae, The End of the Nation State : The Rise of Regional Economies, New York, Free Press, 1996. [↩]
- Le Rapport de Développement Mondial de la Banque Mondiale de 1997, intitulé The State in a Changing World, Washington, World Bank, constitua un schéma directeur virtuel de la transformation des États nationaux en ce sens. [↩]
- The State in a Changing World, Washington, World Bank, 1997, p. 12. Pour deux analyses de ce rapport phare voir Craig N. Murphy, « Inequality, Turmoil, and Democracy », op. cit; Leo Panitch, « ‘‘The State in a Changing World’’: Social-Democratizing Mondial Capitalism? », Monthly Review, 50/50, Octobre 1998, p.11-22. D’après le rapport, les États nationaux doivent jouer un rôle actif de « partenaire, catalyseur, facilitateur de la mondialisation » (p 12) et il est essentiel qu’ils maintiennent « l’échange libéral, les marchés de capitaux et les régimes d’investissements » (p 17). [↩]
- En 1994, un groupe appelé la Commission Bretton Woods, dirigé par l’ancien président du Conseil de la Réserve Fédérale Paul Volcker, lui-même une figure clef de la mondialisation, appela à une refonte du système monétaire international, dans laquelle le rôle disciplinaire du FMI serait renforcé dans tous les pays, y compris aux États-Unis. En juin 1995, le G7 poussa l’initiative plus loin et rédigea des stratégies visant à transnationaliser les efforts de stabilisation du système monétaire international. Celles-ci incluaient la création d’un fond d’urgence mondial afin de renflouer les pays au bord de la faillite et une surveillance financière plus profonde des États nationaux et du système dans son ensemble. Voir McMichael, Development and Social Change, 174-175. Pour la flopée de propositions pour une régulation centralisée réussie voir Business Week, 12 octobre 1998, « Special Report: How to Reshape the World Financial System » 113-116; The Economist, 30 janvier 1999, « A Special Supplement: Survey of Global Finance: Time for a Redesign » . Murphy, recensant d’autres rapports sortis en 1997, prédisait qu’une idéologie de « Troisième Voie » telle que l’incarnent Clinton et Blair deviendrait hégémonique face aux problèmes insolubles et à la crise de légitimité du néolibéralisme. Cette idéologie ne questionnerait cependant pas les prémisses d’une économie mondiale toujours plus ouverte et intégrée. Voir Murphy, « Inequality, Turmoil,and Democracy », art. cit. [↩]
- Joseph K. Roberts, « Multilateral Monthly Agreement Investment », Monthly Review, 50/5, Octobre1998, p. 23-32. Voir aussi James Davis et Cheryl Bishop, « The MAI: Multilaterialism from Above », Race and Class 40/2, Octobre 1998. [↩]
- Fred Block, Revisiting State Theory, Philadelphia Temple University Press,1987, p.13. [↩]
- Voir notamment Ralph Miliband, L’État dans la société capitaliste : Analyse du système de pouvoir occidental , Université de Bruxelles, trad. Christos Passadéos, 2012 ; « The Capitalist State – Reply to Poulantzas », New Left Review, 59, 1970 ; « Poulantzas the Capitalist State », New Left Review, 82, 1973; Nicos Poulantzas, Pouvoir politique et classe sociale de l’État capitaliste, Paris, Maspéro, 1968 ; « The Problem of the Capitalist State », New Left Review 58, 1969 ; « The Capitalist State: A Reply to Miliband and Laclau », New Left Review, 95, 1976. [↩]
- Voir notamment , Fred Block, Revising State Theory, op. cit. ; James O’Connor, The Fiscal Crisis of the State , NewYork, St Martins, 1973; Goran Therborn, What Does the Ruling Class do When it Rules?, Londres, New Left Books, 1987; Alan Wolfe, The Limits of Legitimacy, New York, The Free Press, 1977 ; Claus Offe, « The Theory of the Capitalist State and the Problem of Policy Formation », in L. Lindberg et al. (dir), Stress and Contradiction in Modern Capitalism, Lexington D. H. Heath, 1975 ; Offe & Ronge, « Theses on the Theory of the State », art. cit.; Theda Skocpol, États et révolutions sociales. La révolution en France, en Russie et en Chine, Paris, Fayard, 1985 ; Peter Evans, Deitrich Rueschemeyer et Theda Skocpol, (dir.), Bringing the State Back In, Cambridge, Cambridge University Press, 1985 ; Eric Nordlinger, On the Autonomy of the Democratic State, Cambridge, Harvard University Press, 1981; Michael Mann, States, War and Capitalism, New York, Basil Blackwell,1988. [↩]
- Richard Appelbaum & Jeffrey Henderson, (dir.), States and Development the Asian Pacific Rim, Philadelphia Temple University Press, 1992 ; Peter Evans, Embedded Autonomy: States and Industrial Transformation, Princeton, Princeton Press,1995. [↩]
- Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, Paris, Éditions sociales, 1967, p. 50. [↩]
- Voir, par exemple, Christopher Chase-Dunn et Terry Boswell, « Post-communism and the Global Commonwealth », Humboldt Journal of Social Relations, 24/1-21,1999, p. 195-219. [↩]
- Antonio Gramsci, Oeuvres choisies, trad. G. Moget et A. Monjo, Paris, Éditions Sociales, 1959, p.436. [↩]
- Voir sur ce point, Robinson, Promoting Polyarchy, op. cit. [↩]