New Left Review : Quels sont les rapports entre Culture and Society et The Long Revolution ? Comment ce second livre a-t-il été conçu ?
Raymond Williams : Le premier titre que j’avais trouvé était Essais et principes de la théorie de la culture. Les Principes devaient rendre compte de la primauté de la production culturelle – au sens du processus culturel que je m’étais efforcé de penser lorsque j’écrivais sur d’autres auteurs pour Culture and Society. C’est ce qui devint par la suite la première partie de The Long Revolution. Les Essais concernaient principalement des sujets que j’avais enseigné, ou que j’allais enseigner, dans le cadre de cours pour adultes1: le public des lecteurs, l’histoire sociale des écrivains, la presse et les formes théâtrales. Tout ceci constituant ce qui allait devenir la deuxième partie de The Long Revolution. Le projet originel ne comportait donc que ces chapitres théoriques, plus un chapitre sur l’histoire d’institutions et de formes particulières. Et c’est en réponse à la situation quelque peu nouvelle des années 1957-59 ainsi qu’au débat suscité par Culture and Society que j’ai conçu l’idée d’écrire une troisième section – « Britain in the sixties ». Je voulais développer les positions esquissées dans la conclusion de Culture and Society, à travers une analyse générale de la culture et de la société contemporaine, c’est-à-dire de la manière dont une structure de sentiments répandue dans l’ensemble de la société s’articule à certains développements institutionnels. Le projet était plus ambitieux que Culture and Society, même si ce livre semble aujourd’hui être le abouti. Il s’agissait de réunir certaines intuitions, de les faire tenir dans un cadre unifié. C’est au cours de la recherche même que la forme finale s’est dégagée.
NLR : Tant que nous sommes sur le sujet, nous tromperions-nous si nous disions que The Long Revolution fut moins bien accueilli dans la presse autorisée ?
RW : Il est presque impossible de ne pas se souvenir du degré d’hostilité que suscita le livre. Une attaque des plus cinglantes, sur tous les plans, était menée par certains organes clé. Le supplément littéraire du Times, était particulièrement violent dans ses propos ad hominem. Mais la réaction était bien plus générale. Quand The Long Revolution est sorti, j’ai pensé que personne ne l’avait vraiment compris. Alors que Culture and Society passa rapidement pour un livre décent et respectable, celui-ci paraissait scandaleux. Il était commun de me reprocher d’avoir été corrompu par la sociologie, de verser dans la théorie. De fait, le livre était perçu comme bien plus dangereux. C’est à ce moment que je retournai à Cambridge, où l’on se serait cru de retour dans les années 1939-1940 : il y régnait une atmosphère d’âpres conflits.
NLR : Il est évident qu’entre 1958 et 1961 la situation politique a évolué très rapidement. The Long Revolution est publié en 1961, année où la violente campagne de presse contre le CND2au sein du parti travailliste battait son plein, Gaitskell3promettant une lutte acharnée contre cette organisation. Dans l’arène politique nationale surgissait une peur soudaine de la gauche qui n’avait plus existé depuis quelques années.
RW : Cela a évidemment affecté la réception du livre. L’ironie veut que la seule critique bienveillante fût écrite par Crossman4. Il ne comprenait absolument rien au livre – en fait, je me demande même si il l’a lu. Quelques temps après, j’ai participé avec Crossman à un débat public sur la presse – un des sujets majeur du livre – et il avait une position radicalement opposée à la mienne : en fait, quand quelqu’un lui a ensuite dit que j’étais celui qui avait écrit le livre, il a refusé de le croire.
NLR : Qu’avez-vous pensé du long article consacré au livre par Edward Thompson, qui est paru dans la New Left Review au même moment5? Était-ce la première note critique détaillée émanant de la gauche que vous ayez reçue ?
RW : Je pense que c’était probablement la première – imprimée en tout cas. Globalement, la culture de cette époque était telle que de nombreux débats et arguments féroces surgissaient de manière informelle à tout moment. Comme je le lui ai expliqué, j’ai éprouvé des difficultés à me concentrer sur les critiques formulées par Edward, car j’étais à cette époque sous le coup d’une attaque intense de la part de la droite : il était particulièrement difficile de savoir dans quelle direction se projeter. L’assaut de la droite était si fort que je craignais parfois que la gauche soit incapable d’accueillir en son sein des différents théoriques tout en faisant front commun. Je ne me réfère pas ici à l’argument principal de l’article d’Edward, mais plutôt à une certaine tonalité, à des apartés. L’ensemble de la gauche avait à cette époque une fâcheuse tendance à compter mesquinement les points, au détriment de l’expression de différences théoriques dont la clarification mutuelle permet à chacun d’avancer. Edward a dit certaines choses correctes et nécessaires. Il opposait notamment dans son article deux idée de la société (et partant de la culture ?) : comme « mode de vie » et comme « mode de lutte ». Le problème ainsi soulevé est crucial. Pour preuve, il n’a pas disparu de son propre travail et n’a certainement pas disparu du mien. Mais l’ambiance de cette époque était telle qu’on avait tendance à se focaliser sur des enjeux moins substantiels, plus polémiques.
Je m’explique. Si quelqu’un se mettait à définir la culture comme un mode de vie total excluant le conflit, il faudrait clairement y répondre par des rectifications et une opposition tranchante. D’un autre côté, il me semble qu’un certain flou entourait deux formulations qui, de fait, étaient utilisées de manière quasi interchangeable à gauche : « conflit de classe » et « lutte de classe ». On ne peut pas remettre en question le caractère inévitable des conflits de classes dans l’ordre social capitaliste : les conflits d’intérêt sont la base indépassable sur lesquels se construit l’entièreté de l’ordre social, et ce à partir de quoi, d’une manière ou d’une autre, il se reproduit. Le terme « lutte de classe » fait quant à lui référence au moment où ces conflits structurels sont menés de manière consciente par les deux partis en présence, où les forces engagées se dévoilent. Toute théorie socialiste de la culture doit nécessairement inclure le conditionnement structurellement exercé par le conflit sur le mode de vie dans sa globalité. C’est cela qui nous préserve de l’erreur. Mais si l’on définit tout le processus historique comme une lutte, alors on en vient à éluder, à oblitérer toutes les périodes durant lesquelles le conflit est médiatisé par d’autres formes, dans lesquelles il peut trouver des solutions provisoires ou un agencement temporaire. C’est en fin de compte la situation de l’Angleterre des années 1950 qui m’imposa cette idée : il s’agissait d’une période de reflux des luttes de classe dans un contexte où se perpétuaient malgré tout les conflits de classe. Tout le débat politique était polarisé par ce problème. Sans cette distinction, on courait le risque de tomber dans le piège de la rhétorique de la « lutte sur tous les plans », une rhétorique particulièrement mal adaptée à une conjoncture dans laquelle ce qui se présentait comme conflit ne s’exprimait précisément pas dans le vocabulaire de la lutte. J’ai senti dans l’écriture d’Edward une forte attirance pour les périodes héroïques de lutte à travers l’histoire, ce qui était à la fois tout à fait compréhensible et, comme il l’a lui-même reconnu, particulièrement inadapté à la décennie dénuée de tout héroïsme que nous venions de traverser. Car les années 1950, malgré la renaissance significative d’un mouvement de jeunesse à gauche, furent marquées par l’intégration et la neutralisation de nombreuses institutions de luttes auxquelles nous avions pour habitude de nous référer.
J’aperçois cependant le danger qui guette ma propre position. Dans tout processus culturel, certains éléments tendent en effet à créer des liens entre les classes qui ne peuvent se résumer à des rapports antagoniques. Certaines institutions culturelles entraînent, presque par définition, des relations positives entre les classes. Dans ce cas, le débat porte sur le rôle de l’institution, la nature de ce qu’elle propose comme contenu ou comme programme, et ainsi de suite. Il est alors toujours possible de méconnaître, dans l’étude de ces processus culturels, l’importance des luttes, au point de manquer les affrontements bien réels entre les classes sociales. En fait, cette logique irrigue mon propre travail sur l’histoire de la presse populaire au XIX° siècle : c’est bien Edward qui m’a aidé à voir que jusqu’aux années 1840, la presse populaire était une presse de lutte, ce que je n’avais alors pas adéquatement saisi. Mais, et c’est certain, elle a cessé de l’être après les années 1840, et il m’a alors semblé que l’opposition rhétorique entre « mode de vie » et « mode de lutte » pouvait empêcher de comprendre le développement qui allait suivre : un développement que je qualifierais aujourd’hui d’incorporation.
NLR : Si l’on cherchait à dégager les prémisses fondamentales de The Long Revolution, c’est sans doute vers la manière dont vous en définissez le titre qu’il faudrait se tourner. Au début du livre, vous mettez en lumière trois processus – la révolution démocratique, la révolution industrielle et la révolution culturelle – qui ensemble, pour vous, constituent une seule et même longue révolution. On peut voir très clairement les problèmes que cela pose par rapport à une position marxiste traditionnelle, surtout si l’on regarde ce que vous dites à propos des interrelations entre les pratiques elles même issues de ces trois processus. Peu avant la fin de la première partie, vous écrivez ainsi : « La vérité d’une société me semble pouvoir être trouvée dans les relations réelles, toujours exceptionnellement compliquées, entre le système décisionnel, le système communicationel et éducatif, le système de maintenance (system of maintenance) et le système de procréation et d’élevage des enfants (system of generation and nurture). Il n’est pas ici question de trouver une formule absolue, qui, invariablement, déterminerait la structure de ces relations. Ce qui importe est que cette formule rende compte, tout d’abord, des connexions essentielles entre ces systèmes qui ne sont jamais vraiment séparés, qui montre ensuite le caractère historiquement variable de ces systèmes, et dévoile ainsi la manière dont ils opèrent et sont vécus dans l’organisation réelle6». L’accent est ici mis sur l’impossibilité de séparer ces systèmes. Un deuxième constat important apparaît lorsque vous discutez de la question classique, conventionnellement définie, des relations entre art et société. Vous écrivez : « Si l’art fait partie de la société, alors il n’y a pas de dehors, de totalité solide, à laquelle, dans la forme même de notre question, nous pouvons accorder la priorité. L’art se tient, comme activité, au côté de la production, du commerce, de la politique, de l’éducation familiale. Pour étudier correctement ces relations, il faut les étudier sous leur forme active, en prenant toutes les pratiques comme des formes particulières et contemporaines d’énergie humaine. […] Il ne s’agit dès lors pas d’interroger les relations entre art et société, mais d’étudier toutes les activités et leurs interrelations, sans donner d’importance particulière à celle d’entre elle que l’on a abstraite pour la conceptualiser7». Vous associez ici l’idée de conceptualisation d’un système avec le fait d’y accorder une importance prioritaire, rejetant ces deux procédés d’un même geste. Les conclusions logiques se dessinent plus clairement dans les premières pages d’un travail que vous avez écrit peu après, Communications, dans lequel vous déclarez : « Nous sommes habitués à décrire l’ensemble de notre vie quotidienne dans des termes politiques et économiques. En insistant sur la communication, on affirme, en se fondant sur l’expérience, que les hommes et les sociétés sont irréductibles aux rapports de pouvoir, de propriété et de production. Leurs relations, en termes de description, d’apprentissage, de persuasion et d’échange d’expériences peuvent être vues comme tout aussi fondamentales8».
Ces passages paraissent en totale contradiction avec l’un des principes central du matérialisme historique : la primauté, ou du moins la détermination en dernière instance exercée par l’économique dans n’importe quelle totalité sociale. Vos arguments à l’encontre de cette proposition semblent être doubles. Premièrement, vous maintenez l’idée que les différentes activités d’une société sont tellement entrelacées qu’elles ne sont en réalité jamais séparables. Deuxièmement, vous défendez la thèse selon laquelle, du fait qu’elles soient simultanément à l’œuvre dans l’expérience, elles contribuent toutes également à la structuration générale de la société. Maintenant, dans le laps de temps qui sépare The Long Revolution de Marxism and Literature, votre pensée a subi en bien des domaines de très nombreux changements et développements – culturels, politiques et théoriques. Dans vos deux livres les plus récents, Keywords et Marxism and Literature, vous affirmez écrire en vous positionnant globalement dans le cadre du matérialisme historique. Notre question est donc la suivante : dans quelle mesure les formulations de The Long Revolution et de Communications que nous avons citées reflètent-elles aujourd’hui votre position sur la nature de la totalité sociale ?
RW : Je répondrais de la manière suivante. Il me semble aujourd’hui que ces premières définitions doivent être précisées sous deux aspects. Premièrement, on peut voir assez clairement que durant certaines périodes il peut exister une disparité très marquée entre les différents systèmes d’une société – l’importance relative des différentes formes de production ou de processus sociaux pouvant être très inégalement distribués. Cela limite nécessairement l’idée d’égalité entre les structures. Deuxièmement, il est également évident qu’il existe une inégalité temporelle dans la formation et l’évolution de ces structures. J’ai toujours été attentif à ce problème, comme on peut le voir dans mes analyses détaillées, mais à cette époque, je n’étais pas capable de le formuler théoriquement. En distinguant aujourd’hui au sein de chaque culture donnée entre structures dominantes, résiduelles et émergeantes, je cherche précisément à saisir ce phénomène de décalage historique. Il y a donc eu des changements assez décisifs dans ma manière de penser ces problèmes.
D’un autre côté, je maintiens ma thèse sur ce que vous appelez l’inséparabilité des structures – l’entrelacs entre politique, art, économie, relations familiales. Je dirais aujourd’hui qu’il s’agit d’éléments indissociables d’un processus socio-matériel continu. Mais j’admets qu’il était problématique de vouloir reconduire l’unité de ce processus à l’expérience. Mon argument était en fait qu’il constitue le contenu le plus proche de nos vies – ce qui est si vous voulez un argument théorique. La difficulté de cet argument est cependant que pour certaines époques, c’est précisément l’expérience sous sa forme la plus faible qui bloque l’unification de ce processus, en occultant les connexions entre les différentes structures – sans parler des rapports de domination et de subordination, de disparité et d’inégalité, du résiduel et de l’émergent, que je n’ai pas mentionné et qui confèrent à ces connexions leurs natures particulières. De fait, on peut dire que mon époque était justement de ce genre, et que le projet de mon livre était précisément d’opposer aux conclusions de l’expérience en son sens allusif le plus simple une attention renouvelée au caractère continu du processus socio-matériel dans son ensemble. Or, il ne me semblait pas possible de réactiver ce sens des connexions globales en suivant les stratégies habituellement adoptées. Celles-ci consistaient essentiellement à montrer combien les pratiques économico-politiques ont pu être, dans des cas particuliers, déterminantes pour toutes les autres formes du vécu. Cette démonstration reposait notamment sur la sélection discutable de certaines conséquences, et sur l’exclusion de toutes les pratiques qui ne portent pas directement la marque des rapports économiques. Mais surtout, l’extraction d’un domaine d’examen au sein de la société, l’abstraction du mode de production capitaliste en tant que tel, tendait à mener par répétition à la confusion entre termes analytiques et termes substantiels. Si l’on prend au sérieux l’idée d’un processus socio-matériel indissociable, on ne peut accorder de priorité analytique à l’un des éléments extrait de ce processus. Un tel procédé permet certes de suivre certaines connexions causales, mais empêche également d’en envisager d’autres. Dans la mesure où ces techniques ont été historiquement testées, elles mènent enfin à des explications assez lourdes de la société contemporaine : on se contente alors de partir d’un secteur de cette société et d’y assimiler tous les autres.
Il me semble paradoxalement que dans mes premiers livres, j’ai moi-même eu tendance à opposer le concept de processus culturel, qui me semblait extraordinairement sous-estimée, aux processus économiques et politiques, sur lesquels on avait déjà beaucoup insisté et qui avaient fait l’objet d’analyses adéquates. En conséquence, j’ai à mon tour abstrait mon domaine d’analyse du processus historique dans son ensemble. M’efforçant de montrer l’importance de premier ordre que revêt la production culturelle, j’ai pu donner l’impression – en raison notamment de l’ambigüité qui entourait mon usage de la notion d’ « expérience » – que je refusais toute détermination, même si les enquêtes empiriques suggéraient le contraire. Il m’a fallu un certain temps pour élaborer le concept de production culturelle comme production matérielle, une définition implicite dans nombre de mes travaux empiriques, qui auraient été mieux compris si je l’avait explicitée. Car une fois que la production culturelle est-elle même saisie comme étant sociale et matérielle, l’unicité du processus social total trouve un fondement théorique différent : il n’est plus fondé sur l’expérience, mais sur les caractéristiques communes aux différents procès de production. Les efforts que j’entrepris à cette époque pour rétablir dans ses droits un domaine totalement négligé – celui des pratiques culturelles – furent cependant pris par certains, sur le mode du soutien (dont je ne voulais pas) ou de l’opposition (ce qui était très simple), comme une affirmation de son primat sur les autres processus. Certes, l’organisation même du livre encourageait ce type d’interprétations, puisqu’il contient une assez longue histoire de plusieurs institutions culturelles, mais sans rendre compte des autres formes de pratiques qui ont produit des institutions bien différentes, quoi qu’inséparables des premières. En d’autres termes, mon travail était sujet aux mêmes reproches que ceux que j’adressais aux autres : notamment le reproche d’avoir privilégié une approche sectorielle.
NLR : Voilà une clarification utile de certains des problèmes posés par vos formulations initiales. Mais il reste un certain nombre d’objections, que quiconque a suivi une formation marxiste plus classique ne saurait manquer de soulever. On pourrait vous opposer la remarque d’un marxiste que vous respectez particulièrement, Lucien Goldmann. Commentant le sens qu’il convient d’accorder à la thèse de Marx sur le primat de la production économique dans le processus historique, Goldmann explique à un moment qu’il s’agit d’une idée facile à comprendre et à accepter dès lors qu’on s’aperçoit qu’à travers l’histoire et jusqu’à aujourd’hui, l’écrasante majorité des vies humaines consciemment vécues a été passée à produire leurs propres moyens de subsistance ; quantitativement, c’est la pratique et l’expérience absolument dominante de la majorité des êtres humains jusqu’à maintenant9. Il est difficile de s’opposer à la conclusion selon laquelle cette sphère d’activité doit posséder une réelle primauté causale sur les autres activités sociales. Nous ne disons pas qu’il s’agit d’une explication et d’une définition complètement satisfaisante, mais qu’y répondriez-vous ?
RW : Dans un premier temps j’y donnerais mon accord chaleureux, pour ensuite me demander ou cela nous a menés, notamment lorsqu’on regarde les sociétés capitalistes avancées du milieu du XX° siècle. Cette thèse, de laquelle beaucoup se sont approchés à l’occasion de la crise de la révolution industrielle, est sans doute au fondement de la réorientation radicale de la vie intellectuelle accomplie par Marx. Mais une fois acceptée, elle soulève deux problèmes. D’un point de vue historique ou anthropologique, le premier problème concerne l’importance extraordinaire que revêt le fait que des gens aux limites de la survie ont toujours été impliqués d’une manière ou d’une autre dans d’autres activités. Lors de mes ballades en Grande-Bretagne, j’ai par exemple toujours été stupéfait par la fréquence et le nombre d’églises qu’on y rencontre, notamment lorsqu’on pense à l’incroyable effort matériel que requiert la production de ces bâtiments, dont nombre sont en pierre et qui sont autant de vestiges d’époques où quasiment personne ne pouvait avoir de maison en dur. Il est très difficile, malgré l’effet d’emphase qui semble naturel et irrésistible, de reconduire ce fait à un primat causal univoque, – à moins que l’on affirme que la construction d’une demeure de Dieu ne fasse partie intégrante du mode de production lui-même, voire, comme le soutient Godelier, qu’il s’agit d’un élément déterminant des rapports de production.
Le second problème concerne la spécificité du capitalisme. Dans The Long Revolution je parle de l’économie comme d’un système de « maintenance » plutôt que de « production », ce qui a été sévèrement critiqué à gauche. Mais la raison en était que le capitalisme me semble constituer un ordre social qualitativement nouveau, caractérisé par la création constante de nouvelles manières de produire et de nouveaux besoins, et ce, du fait d’une logique interne à son propre développement économique. Le danger est alors de généraliser ce processus en le projetant dans le passé – aussi ai-je choisi le terme plus limité de maintenance. Cela m’a probablement amené à sous-estimer l’autre direction. Ces derniers temps, je m’intéresse cependant à l’influence grandissante qu’exerce l’idée, originellement formulée par Lukács, selon laquelle la domination de l’ordre économique de la société est propre à l’époque capitaliste. Prise au pied de la lettre, cette idée me semble difficile à accepter, mais elle permet de rendre compte du sentiment de dégradation qualitative du sens de la production qu’on éprouve à mesure que mûrit le mode de production capitaliste. Dans tous les cas, on peut remarquer qu’au XX° siècle, les partisans du capitalisme ont été les théoriciens les plus insistants de la primauté causale de la production économique. Si vous voulez vous entendre dire que la totalité de votre existence est guidé par l’économie, allez voir les pages consacrées à la vie urbaine dans la presse bourgeoise – c’est vraiment comme ça qu’ils voient la vie.
NLR : Continuons dans cette direction, en reprenant votre exemple : l’incroyable quantité d’énergie et de travail dépensée pour la construction de ces églises, disons au XI° siècle en Angleterre, à une époque où les maisons en pierre étaient inaccessibles à l’écrasante majorité de la population. Il est certainement vrai qu’il n’a pas existé une seule époque durant laquelle une société a coïncidé exclusivement avec les pratiques de la production économique : les activités culturelles et politiques les ont toujours accompagnées. Simplement, insister sur ce fait c’est retourner aux problématiques de la simultanéité. Car si certaines structures peuvent être simultanées d’un point de vue temporel, cela n’implique pas qu’elles soient causalement égales. Dans l’Angleterre Anglo-Normande il y avait de très nombreuses maisons de Dieu, et très peu de maisons d’homme qui leurs soient de quelque manière comparables. Et pourtant, peut-on pourtant imaginer une société sans aucune maison d’homme – seulement des maisons de Dieu ? La question est une reductio ad absurdum : c’est évidemment impossible, car la population n’aurait nulle part où habiter. Peut-on, en revanche, imaginer une société seulement faite de maison d’homme, sans une seule maison de Dieu ? La réponse est oui, parfaitement bien. De fait, de telles sociétés ont historiquement existé non loin de l’Angleterre. Une grande partie de la Scandinavie n’était pas encore christianisée : en Suède, au XI° siècle, il n’y avait pas une seule église. Donc nous savons à partir d’un fait historique que cette variante est possible. Il est vrai que le matérialisme historique ne possède aucune théorie complètement élaborée, même pour une seule époque, sans même parler d’un point de vue transhistorique, des connexions exactes entre les ordres économiques, politiques et culturels ou idéologiques. Mais s’attarder exclusivement sur ce constat peut être une manière d’étouffer et d’évacuer le fait central que nous pouvons, d’une manière parfaitement raisonnable et empiriquement vérifiable, affirmer que les processus de production physique ont jusqu’à présent exercés en dernier instance un pouvoir de contrainte sur tous les autres – qu’ils forment un cadre pour toutes les autres pratiques qui, de leur côté ne forment pas pour l’économie le même genre de cadre. Accepteriez-vous cela ?
RW : Oui je pourrais certainement accepter cette thèse, si on la définit en termes de variabilité inhérente à l’histoire. Si on la présente en revanche comme le fondement d’une explication de la société capitaliste tardive, je ne l’accepterai pas, car de nos jours, de nombreuses autres formes d’activités économiques sont opérantes, qui n’ont rien à voir avec la subsistance ou le maintien physique. Revenons à l’exemple des églises. Il est parfaitement clair que c’était un mode de construction imposé d’en haut. Mais sa réussite même pose la question délicate des interconnexions précises existant entre les structures du pouvoir politique, les rapports de production réels et les modèles d’incorporation culturelle – car les producteurs immédiats, qui étaient au bord de la famine, ont accompli, souvent sous la contrainte, mais aussi de leur propre chef, un travail productif de construction qui n’avait rien à voir avec les besoins de la survie physique. Ces gens étaient physiquement exposés au moment même où ils construisaient des abris pour une autorité inhumaine qui leur était étrangère, et ce, malgré les fonctions sociales qu’ont pu remplir les églises par ailleurs. En d’autres termes, je pense que la distribution sociale des énergies investies dans la survie et la reproduction physique est historiquement très variable. De fait, si cette reproduction devenait l’intention humaine première, la priorité absolue, la société s’en trouverait révolutionnée dans son ensemble. Même lorsque s’exercent les pires formes de domination, de subordination, et que prévalent les pires ordres politiques, lorsque s’exerce l’usage militaire de la force pour dévier ces énergies des tâches primaires de la reproduction, c’est le fait que ces processus n’aient pas été perçus comme tels qui doit inquiéter l’analyse historique.
NLR : Une autre manière de prendre le problème serait de poser très directement la question du changement historique. On pourrait dire que c’est le talon d’Achille de vos thèses sur cette période. Il y a un passage de The Long Revolution qui traite spécifiquement de cette question. Vous écrivez : « Si nous trouvons, comme souvent, qu’une activité particulière en vient à changer radicalement la totalité de l’organisation, nous ne pouvons tout de même pas dire que toutes les autres activités doivent y être rapportées ; nous pouvons seulement étudier les diverses manières à travers lesquelles, dans le cadre du changement d’organisation, les activités particulières et leurs interrelations sont affectées. De plus, du fait que l’activité particulière peut servir des fins variées et parfois conflictuelles, le type de changement que l’on doit analyser sera rarement d’une forme simple : éléments de persistance, ajustements, assimilation inconsciente, résistance active, effort alternatif, seront tous présents, sans que cela soit exceptionnel, dans l’activité particulière comme dans l’organisation globale10». Vous en venez ainsi à rejeter l’idée selon laquelle le changement historique puisse manifester une hiérarchie causale. Vous préférez dans tous les cas souligner l’ambiguïté et l’hétérogénéité du changement, « les éléments de persistance et d’ajustements », de sorte qu’il faille se contenter d’ « étudier les activités particulières et leurs interrelations ». Or, on ne voit pas pourquoi, si une activité change radicalement toute l’organisation de la société, et vous concédez que c’est souvent le cas, on ne peut pas dire que toutes les autres activités doivent y être rapportées. Bien sûr, elles doivent également être mises en relation les unes aux autres, et, bien sûr, tous les changements qui affectent une société à un moment donné ne peuvent être réduits à l’activité qui transforme sa structure globale. Mais on peut sans doute toujours dire que si une activité particulière change radicalement l’organisation totale de la société, elle possède une primauté causale – c’est le sens normal du terme. Pourquoi une telle réticence face à cette thèse ?
Une autre manière très simple de poursuivre ce raisonnement serait celle-ci : Quel est le point de départ de tout votre travail pendant cette période ? C’est la révolution industrielle. Or, lorsqu’on analyse la révolution industrielle, on constate qu’elle a complètement transformé la société anglaise dans son ensemble. Vous avez montré comment son apparition a également transformé l’expérience réelle dont émerge la littérature : c’est un des thèmes saillants de Culture and Society, et qui est toujours très présent dans la seconde partie de The Long Revolution. Maintenant, interrogeons-nous : est-il concevable qu’au lieu d’une révolution industrielle, se soit produit un événement, disons, une révolution poétique, capable de transformer la société de la même manière, avec la même vitesse et à une telle profondeur ? La réponse est clairement et manifestement non. Cette interrogation de bon sens nous ramène au fait que l’économie possède un pouvoir et une portée causale caractéristique que la poésie n’a pas. Vous semblez avoir considéré à cette époque que concéder ce fait, c’aurait été sous-évaluer le statut de l’art ou des autres pratiques culturelles. Or, rien ne nous force à en tirer cette conclusion. Il aurait suffi de reconnaître qu’il y a une asymétrie d’efficace dans le processus historique. Le changement historique est le nœud de tout le problème car c’est là que l’on peut discerner de la manière la plus fine et la plus évidente l’ordre relatif ou la hiérarchie des pratiques.
RW : Je n’ai pas l’impression d’être en désaccord avec cette affirmation, et ce, même en tenant compte de la possibilité, voire de la probabilité, qu’on comprenne ce que j’ai écrit comme la contredisant. Il est évident que dans ces deux livres la révolution industrielle, qui est une révolution dans la production économique, constitue le changement décisif ; en ce sens, elle bénéficie d’une priorité causale. Mais en écrivant le passage que vous venez de citer, je m’opposais à l’idée selon laquelle, dès lors qu’il y a révolution industrielle, il doit y avoir poésie industrielle. De fait, des romans industriels ont existé, comme je l’ai montré. Ce qui n’a pas existé, en revanche, c’est une entité qui serait la « poésie capitaliste », notamment postulée par Caudwell11. Pourtant, du point de vue d’un déterminisme économique naïf, il serait tout à fait raisonnable de déduire une poésie capitaliste de l’avènement du capitalisme. Lorsque j’écrivais The Long Revolution, j’étais sans doute bien trop inquiet de ce genre d’explications unilatérales. Ce que vous voulez me faire dire, et que dis bien volontiers, c’est que la révolution industrielle était causalement prédominante dans tout le champ de mon étude. J’irais même jusqu’à soutenir qu’elle a eu un effet tel que les autres activités ne lui ont pas survécu, même lorsqu’elles y étaient consciemment opposées.
Mais ce que l’on doit ajouter est qu’il est impossible de traiter la révolution industrielle comme un processus dont les effets externes se répercutent sur une littérature qui lui serait subordonnée. Car la révolution industrielle a été entre autre une révolution de l’expression écrite et c’est à partir de là que l’argument commence à tourner en rond. La presse à vapeur a autant fait partie de la révolution industrielle que le métier à tisser ou la locomotive à vapeur. Ce qu’elle a produit, c’est de l’expression écrite, et avec elle, de nouvelles formes de journaux et de romans. Les formulations traditionnelles auxquelles je me suis attaqué n’auraient considéré la presse que comme le reflet d’une étape plus tardive du progrès économique, lequel aurait produit l’ordre politique, qui aurait produit à son tour l’ordre culturel, lequel aurait produit la presse. Alors que la révolution elle-même, comme transformation du mode de production, inclut dès le départ de nombreux changements que la définition commune – et c’est de là que tout le problème provient – considère comme étant non-économiques. L’enjeu n’était donc pas de voir en quoi la révolution industrielle a affecté d’autres secteurs, mais de montrer en quoi c’était une révolution industrielle dans la production de culture autant que dans la production de vêtements – dont je suppose que ce fut le premier accomplissement – ou dans la production de lumière, d’énergie ou encore de matériaux de construction. Une fois que l’on a commencé à décomposer la production économique en ses processus constitutifs spécifiques, on n’est pas surpris de découvrir qu’une société à ce stade de développement historique a également produit une littérature populaire, un ordre politique, l’opinion publique ou le divertissement. L’argument est difficile à articuler, et je ne prétends pas l’avoir fait correctement dans The Long Revolution. Mais je comprends que mon insistance sur ces aspects ait pu m’amener, non pas à nier, mais à ne pas suffisamment souligner que la causalité historique s’exerce au premier lieu au niveau de la production et des transformations qui affectent le mode de production. Mais cette thèse venait alors étayer une définition étriquée de l’économie, qui ne rendait pas justice à sa vérité. Tout en manquant à l’époque d’un vocabulaire adéquat, c’était
la direction que prenait mon analyse. Le principe fondamental du matérialisme n’est pas moins, mais plus vrai que ce qu’on en fait habituellement. J’ajouterais qu’aujourd’hui, la perspective que je défendais trouve de nombreux soutiens du côté des travaux menés en anthropologie économique par des socialistes.
NLR : Au risque de paraître insistant, nous voudrions continuer sur une autre question. Il est particulièrement frappant que dans tout votre travail vous prenez la culture elle-même en termes matérialistes, d’une manière inédite pour de nombreux marxistes qui soulignent le primat de l’économie. Ceux-ci avaient alors tendance à accepter la division entre la sphère de la culture, une réalité jugée moins tangible et relativement moins inscrite matériellement, et celle de l’économie, dédiée à la production et à la reproduction de machines et de moyens de consommation. Par contraste, vos travaux, depuis The Long Revolution jusqu’à Marxism and Literature ont toujours exploré les éléments matériels de tout système culturel. Cependant, il y a une façon de souligner la matérialité des pratiques culturelles qui renvoie à une totalité sociale circulaire. On peut suggérer que, du fait qu’elles soient matérielles, ces pratiques peuvent être causalement rapprochées de pratiques matérielles d’un type plus conventionnellement économique. Ce serait une manière de dépasser les visions idéalistes de la totalité sociale, mais cela répondrait-elle adéquatement à notre problème ? Pour reprendre votre exemple, ce n’est sûrement pas un hasard si c’est l’industrie textile, avec tous ses besoins en matériaux physiques élémentaires, et non les presses à journeaux qui ait déclenché la révolution industrielle. En qualifiant vous-même l’industrie cotonnière de « premier accomplissement » de la révolution industrielle, ne lui concédez-vous pas une priorité structurelle ?
On pourrait prendre un autre problème historique pour synthétiser la question. L’exemple le plus classique de l’extrême difficulté qu’il y a à relier un phénomène culturel, comprenant une vaste gamme de pratiques matérielles, aux processus économiques est, bien évidemment, l’histoire du Christianisme. Un ensemble de pratiques religieuses surgissent au I° siècle de notre ère, dans une contrée lointaine de l’Empire Romain, grandi jusqu’à devenir la doctrine officielle de l’État Romain finissant, persiste tout au long de l’antiquité tardive, exerce une suprématie idéologique au Moyen Âge, puis, à travers de multiples transformations, confirme sa vitalité et son efficacité durant la Renaissance, la Réforme, les Lumières et jusqu’à la révolution industrielle elle-même, qui affecta bien sûr les sentiments religieux. Les historiens ont souvent utilisé l’histoire du christianisme comme une réfutation probante de l’idée marxiste selon laquelle la superstructure doit être dérivée d’une infrastructure économique qui en commande la naissance et la mort. Serait-ce une réponse adéquate que d’insister sur le fait que cette religion a toujours constitué un ensemble massif de pratiques matérielles, dont certaines – monastères, cathédrales, écoles, taxes – étaient directement imbriquées dans la vie économique ? La réponse est sans doute négative. Le trait fondamental de l’histoire du Christianisme est plutôt la persistance de ce système idéologique et culturel immensément puissant, couvrant toute l’Europe de ses monuments en pierre, de ses vitraux, peintures, manuscrits et imprimés. Et pourtant, peut-on trouver un seul changement historique majeur de la structure de la société amené par une transformation du Christianisme ? Cela semble difficile. Il est indéniable qu’entre le monde antique et le Moyen Âge, les structures de la société ont été bouleversées de haut en bas, et que cette transformation peut être associée de manière évidente aux changements qui menèrent le procès de production de l’esclavage vers une économie féodale. Mais aucun changement comparable n’est survenu dans la structure du Christianisme, quelle que soit l’importance historique qu’il ait revêtu pour nous. Il doit sa résilience aux limites de son pouvoir causal. C’est avec ce genre de comparaison que l’asymétrie entre les effets de l’économie et ceux de la culture peut être le plus clairement observée.
RW : Je suis d’accord. Même lorsqu’on prend au sérieux l’argument selon lequel la Réforme est responsable de l’essor du capitalisme, on ne peut tout de même pas à mon sens en faire une explication historique acceptable. D’un autre côté, on ne doit pas sous-estimer l’importance des transformations internes à ces systèmes de croyance au long-cours, malgré leur apparente continuité. Si l’on prend la société dans son ensemble, chaque crise majeure a amené des conflits importants au niveau du système en question, lequel répond alors par réinterprétation, redistribution des points de discorde, voire, dans certains cas, par le déni pur et simple. Ces réponses tendent à former de nouvelles configurations de sentiments religieux résiduels, dominants et émergents. Il en résulte typiquement une simultanéité de rapports différents entre le système de croyance présumé et le système social effectivement opérant.
Il existe un autre problème crucial que je n’ai pas suffisamment exploré, et qui pose des difficultés théoriques similaires. Il est tout à fait significatif de voir que dans toutes les variétés de marxisme, l’importance physico-matérielle des processus reproductifs humains a été généralement négligée. Certains arguments nécessaires ont été correctement formulés à propos de l’exploitation des femmes ou bien du rôle de la famille, mais il n’existe pas d’étude générale majeure dans ce domaine. Pourtant il est presque impossible de douter du rôle absolument central de la reproduction humaine et de son incontestable dimension physique. Pris comme un processus historico-matériel, on retrouve alors des relations complexes avec les autres formes de production. Si ce que vous essayez de me demander est : est-ce qu’un changement dans la nature de la famille peut provoquer un changement social similaire à celui que peut générer une transformation de la production d’énergie ou de vêtement, la réponse est non, cela n’est pas possible. Nous restons d’accord là-dessus. Mais en même temps, je pense que la catégorie même de production est une expression de la spécialisation capitaliste de la production marchande, ce qui nous amène précisément au problème des formes de production qui ne sont pas marchandes. Nous opposant à l’ubiquité de la marchandise, notre première réponse a été de dire que ces formes ne dessinent tout simplement pas des espaces productifs. En conséquence, nous les avons rendus secondaires. Je pense que nous devons faire marche arrière, tout en restant attentifs au fait que certaines formes de production ont le pouvoir d’en modifier d’autres que celles-ci n’ont pas. Il me semble que d’une certaine manière on concède plus qu’on ne résiste lorsqu’on insiste simplement – comme on se doit de le faire – sur le fait que la production visant à se nourrir, s’abriter et se vêtir doit être première dans la vie sociale, et que la forme qu’elle prend détermine tout le reste de ce qui peut être fait. Ce qui devient particulièrement difficile, c’est d’intégrer ce genre de vérité à une analyse du capitalisme tardif, dans lequel la production marchande a atteint des proportions inouïes au moment même où certains aspects centraux de la vie humaine se sont vus exclus de la catégorie même de production.
NLR : Il est à cet égard intéressant de noter qu’un des oublis majeur de The Long Revolution concerne justement le domaine que vous venez de mentionner. Vous listez quatre systèmes essentiels dans toute société : le système de maintenance (économique), le système de décision (politique), le système de communication (culturel), et le système de procréation et d’élevage des enfants (familial). Il est cependant frappant que vous décriviez la « longue révolution » elle-même comme étant composée, au départ, de trois processus – la révolution démocratique, la révolution industrielle et la révolution culturelle. Dans votre conclusion, c’est à nouveau cette triade qui est mobilisée pour analyser la société britannique des années 1960. Vos arguments à propos de l’industrie, comme système de maintenance, prennent la forme d’une critique puissante du socialisme de consommation et de nationalisation bureaucratique : c’est la première proposition détaillée au sein de la nouvelle gauche pour un socialisme de production, basée sur les relations de travail. Votre analyse du système politique décisionnel est moins ambitieuse, mais contient quelques-unes des premières critiques de l’électoralisme anglais, ainsi que des propositions de réforme parlementaire pour notre temps. Votre enquête sur le système culturel comporte ce qui était à ce moment un programme tout à fait original d’innovations institutionnelles, que vous avez ensuite développé dans Communications. Mais dans ce qui est, somme toute, une recherche approfondie, il reste une grande zone de silence. Le quatrième système que vous avez distingué dans votre analyse théorique de la composition de tout ordre social – le système de la procréation et de l’élevage des enfants – ne fait pas du tout l’objet d’un traitement programmatique. Comment doit-on interpréter cette absence ? Signifie-t-elle que vous ayez considéré que les problèmes de la famille, en particulier de la position qu’y occupent les femmes, n’étaient pas susceptibles de faire l’objet de changements délibérés, contrairement aux trois autres systèmes ? Étant donné la sensibilité générale à l’égard de ces sujets qui se dégage de vos écrits – sujets ne faisait alors pas partie du discours politique conventionnel – il est très étonnant que les problèmes de la famille et des femmes n’aient pas droit de cité dans vos travaux de cette époque.
RW : C’est très juste. Cependant, ce n’est pas que je n’y pensais pas. En un certain sens, les réflexions qui me venaient alors étaient très liées au type d’analyse que j’ai développé dans la dernière partie de The Long Revolution. Si j’avais mis sur papier ces idées, mon approche aurait consisté à chercher les traits contradictoires de ce qui est également une révolution dans ce domaine. L’émergence d’un mouvement explicitement militant de libération des femmes à partir de la fin des années 1960 était entièrement bienvenue, nécessaire et urgent. Mais il m’a semblé qu’il était insuffisamment fondé sur l’analyse de ces contradictions. D’un côté, il est clair que le système de procréation et d’élevage des enfants a gardé une certaine priorité au sein de l’énergie humaine et de l’attention : voilà un domaine où les gens se battent vraiment pour garder certaines prérogatives absolues face à l’ordre capitaliste, quelle que soit la pression qu’ils subissent, se dévouant au soin d’autrui dans les pires difficultés économiques. D’un autre côté, en même temps que la réalité de cette expérience revêt une grande importance, il existe dans la famille de nombreuses preuves de rupture du lien social sous la pression de la pauvreté ou du chômage, ou encore de reproduction immonde, au sein de certaines familles, de la répression, de la cruauté et de la frustration caractéristiques des situations de travail, dont les femmes et les enfants sont les premières victimes. Or, les contradictions du changement social contemporain sont telles que la libération inachevée des femmes et des enfants à l’égard des contrôles traditionnels – dépravation extrême, reproduction de la brutalité à l’intérieur de la famille – s’est vue court-circuiter, à l’instar de tout mouvement de libération à l’intérieur de l’ordre capitaliste, par des impératifs qui sont ceux du système lui-même. Je ne songe pas seulement à la réduction idéologique, aujourd’hui commune, de la sexualité à la consommation. Je pointe également le fait que la position antagonique entre la libération des femmes et la famille a été à un moment promue par le capitalisme lui-même – qui, dans son besoin de recruter des femmes pour du travail au rabais, a pu en effet dire « sortez donc de vos maisons et venez faire un travail pour un salaire tellement faible qu’aucun homme ne l’accepterait ». Donc, aujourd’hui, on a à la fois la revendication élevée par les femmes, qui reste lettre morte, de pouvoir sortir et travailler dans le monde, et les conséquences crées par le capitalisme et son habituel et absurde aveuglement, de sorte que le système de procréation et d’élevage des enfants est devenu problématique de façon assez nouvelle, et que rien n’est vraiment fait à ce sujet.
Le mouvement de libération des femmes a donné la bonne réponse théorique à ce problème, en soutenant que la procréation et l’élevage des enfants devaient par leur nature même être partagés entre hommes et femmes. Mais le degré de liberté susceptible d’être atteint au sein du capitalisme est le plus souvent déterminé par les priorités du marché. En ce sens, l’ordre capitaliste actuel est encore plus intrusif que dans certaines phases passées où il y avait pourtant plus de misère et de pénurie. Car aujourd’hui, les problèmes de procréation et d’élevage des enfants sont faussement délégués à une garde commune, laquelle n’est pas correctement assurée, lorsqu’elle n’est pas en fait tout bonnement existante. Au lieu de s’en occuper à la maison, les femmes devraient envoyer les enfants à la crèche, mais nous n’avons pas d’argent à consacrer à ce genre d’établissements : tel est le message caractéristique du libéralisme et du capitalisme contemporain, auquel vient s’associer l’idée que le travail – le travail salarié et non le travail librement choisi – dispose d’une priorité catégorique sur tout autre usage de l’énergie humaine. Le mouvement de libération des femmes a eu entièrement raison d’y opposer la revendication transitionnelle d’un salaire pour le travail domestique, ou – et c’est quelque chose qui me touche énormément – pour les mères de jeunes enfants, qui travaillent incroyablement dur et qui sont complètement négligées de nos jours car il n’y a aucun profit à en tirer et qu’elles n’attirent l’attention significative d’aucun parti politique. Telles sont les contradictions à l’intérieur du processus très concret de libération que j’aurais voulu analyser. C’est ce que j’aurai aimé faire dans The Long Revolution, et j’espère avoir compris ce qui m’en a empêché, car je n’étais pas étranger à cette question. J’imagine avoir eu une expérience comparativement tellement peu problématique du foyer et de la famille que je n’ai pas développé une conscience aussi intense des crises et des désordres à l’œuvre dans la famille que de ceux qui affectent d’autres domaines de la vie sociale. Mais quoi qu’il en soit, c’est un échec intellectuel de ne pas s’être confronté à ce problème, à plus forte raison parce que je l’avais identifié.
NLR : Votre travail contient une critique très efficace du modèle base/superstructure tel qu’il est mobilisé dans les formes de marxisme empruntes d’économisme. En même temps, vous avez toujours insisté sur le fait que toute théorie sociale doit être inclusive, en prenant la société comme une totalité. Une de vos critiques du modèle base/superstructure, est justement que, en marginalisant un ensemble de pratiques clés, on perd de vue la compréhension du processus social dans son ensemble. Mais il existe dans le marxisme, un autre modèle de détermination, dont le pivot central est le concept de contradiction : l’idée que la société capitaliste est conduite par les lois de l’accumulation qui génèrent des crises économiques récurrentes et dont les dynamiques créent des conflits sociaux entre les classes qui ouvrent la possibilité de son renversement politique. Un des problèmes de la proposition générale de The Long Revolution, est qu’on en tire peu d’aperçus sur la dynamique d’ensemble des rapports de classe. Quelles sont par exemple les contradictions qui travaillent le processus de ce que vous appelez la « révolution culturelle » ? Contre quoi cette révolution se fait-elle ?
RW : La théorie classique des contradictions internes à l’économie capitaliste me semble toujours valide, même s’il semble évident qu’elle doit être affinée. Le développement du capitalisme après-guerre a montré, à la surprise de tous ceux qui avaient accepté la rhétorique des années 1930, qu’il pouvait éviter la dépression pour de longues années en procédant à une série d’ajustements. Ces ajustements ont à leur tour produit d’autres formes de crises, qui éclatent aujourd’hui. La leçon à en tirer est que les contradictions de l’économie capitaliste travaillent elle-même à un niveau structurel bien plus profond que ce qu’on avait initialement envisagé. Je pense que l’on doit s’attendre à quelques surprises dans ce domaine, même si j’espère le contraire.
À un niveau plus général, il y a cependant quelque chose de fondamentalement contradictoire dans le mode de production capitaliste qui n’est pas seulement lié à ses lois économiques internes. Ce que le capitalisme produit sous la forme marchandise exclu certaines formes de productions cruciales, qui sont des besoins humains permanents. C’est non seulement vrai de sa période initiale et turbulente de transformation brutale des modèles de peuplement humain et des relations intersubjectives immédiates, des rythmes de travail et des usages du temps, mais aussi de l’ordre bien plus stable qu’il a fini par établir. Tous les besoins humains essentiels qui ne peuvent pas s’intégrer à la production de marchandises – santé, habitation, famille, éducation, ce qu’on appelle loisirs – ont été réprimés ou spécialisés à travers le développement du capitalisme. L’approfondissement de la division du travail et la réduction radicale des notions d’humanité et de solidarité provoquée par ces processus ont produit des contradictions profondes – bien plus difficiles à résoudre pour le capitalisme que celles générées par le marché. Il ne s’agit pas de relativiser le sens traditionnellement accordé aux contradictions économiques du capitalisme, dont je pense qu’elles ne seront jamais résolues. Mais la révolution culturelle trouve sa source dans la résistance continue à la suppression par le capitalisme d’un nombre important de formes de productions fondamentales et nécessaires. La révolution culturelle se fait ainsi contre l’ensemble de la culture et de la société imposé par le capitalisme.
NLR : Vous écrivez à un moment du livre que « la plus grande erreur du socialisme, dans sa révolte contre la société de classe, a été de se limiter trop souvent au vocabulaire de l’ennemi : proposer un ordre économique et politique, plutôt qu’un ordre humain. Il est évidemment nécessaire de prendre en compte le pouvoir et la propriété en tant qu’obstacles à l’institution d’un tel ordre, mais la société alternative proposée doit l’être dans des termes bien plus larges, s’il s’agit de générer les énergies nécessaires à sa création ». Tout socialiste révolutionnaire vous l’accordera. Vous continuez : « En effet, le changement politique et économique peut arriver sans que l’ordre humain soit vraiment changé, à moins que ces connexions ne soient établies12». Ne couriez-vous pas alors le risque d’exagérer dans l’autre direction ? La proposition est assurément trop totalisante – même en acceptant ce qui est probablement une référence tacite au stalinisme en URSS. La société soviétique n’est peut-être pas socialiste, mais on ne peut pas dire que les immenses changements politiques et économiques qu’elle a provoqués ont laissé l’ordre humain dans le même état que dans la Russie prérévolutionnaire.
RW : Je pense qu’il s’agissait effectivement d’une exagération. Je ne pensais en fait pas seulement à l’expérience du stalinisme, mais aussi au fabianisme – qui, peut-être de manière encore plus désastreuse, n’avait aucune idée de ce que pouvait être un ordre humain. L’exemple que je donne ensuite est celui du travail dans son ensemble. J’écrivais dans l’esprit du passage de Morris dont nous avons discuté précédemment13. En ce sens, l’argument est toujours valide, pour le capitalisme libéral comme pour le socialisme réellement existant.
NLR : Si on se tourne vers vos propres recherches pour The Long Revolution, vous écrivez : « Nous disposons de récits à peu près pertinents et continus de l’émergence de l’industrie et du développement de la démocratie en Grande-Bretagne. Mais nous n’avons pas d’histoire convenable du développement de notre culture ». La deuxième clause constitue pour ainsi dire le programme de la seconde partie du livre. La première, en revanche, semble être un étrange constat pour 1961, au moment où vous écrivez. Aujourd’hui on rangerait immédiatement, disons, à La formation de la classe ouvrière anglaise14et Industry and Empire15parmi les « histoires convenales » : la grande floraison d’une historiographie marxiste et socialiste est essentiellement un phénomène qui est arrivé après votre livre. À quoi faisiez-vous donc alors référence ?
RW : J’ai pris conscience d’à quel point la littérature que j’avais lue était inadéquate quand est paru La formation de la classe ouvrière anglaise d’Edward Thompson. On trouvait bien quelques livres sur les sujets que je traitais, comme l’histoire de la presse ou de l’Anglais standardisé, mais dans l’ensemble il n’y avait rien. En fait, je crois pouvoir dire que c’est en éprouvant un sentiment proche de la panique que j’ai écrit ces quelques lignes. Car je savais à quoi mes propositions concernant le récit général de tout le processus social allaient m’amener, et je savais ce que j’allais pouvoir produire comme réponse dans la deuxième partie – en particulier les chapitres d’histoire culturelle, avec l’ajout important d’une histoire de l’habitat alors en projet, qui aurait pu apporter bien plus au niveau de l’analyse économique. En d’autres termes, je savais parfaitement que ce que j’avais voulu développer serait en contradiction avec ce que j’avais défendu jusque-là. Donc, d’une certaine manière, ces paragraphes étaient un moyen d’éviter de m’engager. Mais je savais également que je ne pouvais pas faire n’importe quoi en m’engageant hors de sentiers battus de mon propre champ de recherche. Après tout, les travaux novateurs que vous avez cités sont le produit de toute une génération de recherches historiques que je n’aurais jamais pu mener. Même mes recherches culturelles peuvent être taxées d’apprentissage de l’histoire anglaise « sur le tas », pour les raisons autobiographiques que je viens de donner.
NLR : Cela soulève une seconde question. Car le paradoxe de The Long Revolution n’est pas seulement dû au fait que vous plaidez passionnément dans la première partie en faveur d’une saisie globale du processus social, polémiquant – parfois trop durement – contre toute séparation, même analytique, d’un domaine ou d’une activité particulière de ce processus vis à vis d’une autre, alors qu’une fois arrivé à la deuxième partie, vous vous concentrez seulement sur le domaine culturel. On le retrouve également dans votre traitement de la culture elle-même. Car ce que vous donnez à lire, ce sont sept chapitres, chacun formant des études novatrices, sur l’éducation, le degré d’alphabétisation, la presse, le langage parlé, les écrivains, le théâtre et le roman. Mais ces chapitres ne sont pas totalisés. En fait il y a même très peu de connexion entre ne serait-ce qu’une forme d’écriture et la suivante. Les interconnexions entre les différents processus ne sont pas explorées, de sorte que la somme des changements que vous appelez « l’histoire du développement de notre culture » n’est jamais totalisée. C’est d’autant plus frappant que vous donnez, à l’occasion de votre explication synchronique de la structure de sentiment des années 1840, une démonstration brillante, dont chaque lecteur se souviendra, de l’analyse systématique des entrelacs existants entre les différents domaines et activités dans une conjoncture historique spécifique. Un autre aspect de l’isolement relatif de chaque chapitre consacré à une institution spécifique, et qui accentue la distance entre eux, est qu’ils ne partagent aucun point de départ commun dans le temps. Les chapitres sur le langage parlé, l’éducation et la communauté des lecteurs remonte jusqu’au Moyen-Âge ; sur la presse populaire et le roman, à la révolution industrielle ; le chapitre sur les écrivains anglais commence avec les tous premiers moments de la prose en anglais; quand celui sur la forme dramatique ne s’intéresse qu’à la période moderne. Était-ce un choix délibéré que d’écrire la deuxième partie d’une manière discontinue, sans tentative pour finalement tout relier ?
RW : Je ne sais pas combien j’en étais conscient. Je pouvais voir les connexions se dessiner, mais je ne savais pas comment les totaliser. Je continue à trouver cela difficile. J’ai essayé dans un travail récent de totaliser une seule partie de ce processus au niveau de la culture de la classe ouvrière, en articulant ce qui se passait au théâtre, dans la presse et dans l’éducation ; mais même cela n’inclut pas l’organisation politique et culturelle de la classe ouvrière. Tout ce que je peux dire, c’est que je me suis confronté à des problèmes majeurs, notamment en ce qui concerne la complexité des relations existantes entre la classe ouvrière et ce qu’on finirait par appeler les éléments de la petite classe moyenne dans la culture populaire urbaine. À cette époque, je sentais que l’essai sur les années 1840 était ce que je pouvais faire de mieux en termes de totalisation. La deuxième partie du livre consiste en une série d’incursion dans certains domaines, à peine plus que cela, qui ne sont pas consolidées. La seule chose que je pouvais faire était de mettre très délibérément le chapitre sur l’éducation en premier. Je regrette également de ne pas avoir inclus un chapitre sur la publicité – que j’avais réservé pour un volume collectif sur le sujet, lequel n’a finalement jamais été publié (parce que les économistes ne pouvaient pas l’accepter) : cela aurait au moins pu fournir un élément crucial de mise en rapport avec l’économie. Il est cependant encourageant de voir qu’aujourd’hui, une bonne partie du travail de connexion est fait, qui s’intéresse de manière transversale à ces différents domaines, ce qui me pousse parfois à regarder à nouveau mon travail, et me donne satisfaction.
NLR : Pourquoi avoir décidé d’adopter le terme de culture, en toute conscience des strates sémantiques qui y sont accumulées, pour désigner tout un mode de vie, plutôt que le terme de société, dont vous reconnaissez, dans les premières pages de votre analyse, qu’il peut avoir le même sens ? Votre choix du terme de culture semble être une des options qui fait de votre œuvre un travail à part dans la pensée socialiste.
RW : Je pense que malgré toutes les difficultés qu’il comporte, le terme de culture m’a paru plus à même de désigner un ordre humain total que celui de société tel qu’on en est venu à l’utiliser. J’imagine également qu’à cette époque j’étais tellement habitué à penser avec ce concept qu’il s’est imposé à moi. Après tout, la majeure partie du travail que je menais alors tournait autour d’un domaine que les gens appellent « culture », même dans son sens le plus restreint, si bien que le terme est devenu une sorte d’évidence. Mais vous ne savez pas combien de fois j’aurais aimé ne jamais avoir entendu ce maudit mot. À mesure que j’avançais dans mon travail, il ne me semblait pas plus facile, mais plus difficile à manier.
NLR : Malgré tout, le terme de « culture » comporte de nombreuses connotations qui en font un synonyme de « société », au sens d’un « mode de vie total ». On pourrait dire qu’en parlant de culture, on insiste plus qu’on ne le ferait en parlant de société sur la texture du vécu social : du fait de son association avec l’intériorité, le terme renvoie plus à l’expérience subjective. Mais il peut également suggérer une assimilation de l’ordre social à un de ses domaines particuliers, penchant ainsi vers une perspective culturaliste. Enfin, et plus fondamentalement, le terme de culture comporte un important élément normatif, dont ne jouit pas le terme de société. On peut être opposé à cent pour cent à la société capitaliste sans l’être à la culture bourgeoise, comme Marx lui-même en témoigne. Qu’il s’agisse du partage d’un médium tel que la langue nationale ou de l’héritage des beaux-arts, certains éléments positifs sont inhérents au concept de culture.
RW : Il y a une autre connotation qui était très importante pour moi au moment de l’écriture du livre : l’idée que la culture est un processus. Historiquement, la culture renvoie à l’idée de cultiver quelque chose, à une activité, là où la société peut paraître très statique. J’ai souvent préféré ce terme pour cette raison. Sa dérivation moderne vient en fait de Vico, qui l’utilise précisément pour sa dimension processuelle. Le terme de « longue révolution » était censé suggérer la même idée d’un mouvement se déroulant à travers une très longue période.
En même temps, dans son acception classique, la culture a évidemment elle-même fait l’objet d’une interprétation statique qui la réduit à un ensemble intemporel de valeurs et d’idées. Les difficultés de vocabulaires sont donc aigues. Entre les processus historiques et nous-mêmes, les problèmes du langage sont véritablement énormes. C’est pourquoi j’éprouve beaucoup plus de sympathie que la plupart des gens ma génération pour l’usage de néologismes ou l’importation d’idiomes qui ont caractérisé la génération suivante. Il est facile de les tourner en dérision, mais ces néologismes et idiomes importés deviennent une nécessité lorsque les termes existants charrient un poids idéologique trop lourd. On peut cependant tourner l’argument dans l’autre sens : abandonner un terme comme celui de culture à ceux qui l’opposent à la démocratie et à l’éducation, c’est un formidable renoncement.
NLR : Quels avantages spécifiques voyez-vous à l’utilisation du terme de culture pour la théorie socialiste ? Comment y intégrez-vous les rapports de classe ?
RW : Deux réponses sont possibles. La seule thèse de Culture and Society vraiment choquante pour l’opinion libérale autorisée, y compris pour des gens qui ont aimé le livre pour d’autres raisons, c’est que je n’y ai pas défini la culture de la classe ouvrière à partir de quelques romans prolétariens – dont beaucoup étaient prêts à faire un genre régional – mais à partir des institutions du mouvement ouvrier. C’est là l’avantage d’identifier la culture à tout un mode de vie. C’était également une avancée par rapport à l’idée qu’on se faisait traditionnellement à gauche de la culture ouvrière, souvent appréhendée à partir des efforts entrepris par les travailleurs pour articuler un corpus poétique et autobiographique, ou à partir d’autres formes d’écriture. De mon point de vue, il était extrêmement important de retrouver et de valoriser ces documents, mais il était faux de les présenter comme une culture alternative, ce qui était la tendance habituelle. Ce que les prolétaires gallois ont réussi à dire à propos de leur expérience extraordinaire du Pays de Galles industriel, par exemple, est du plus grand intérêt, mais ce n’est pas leur faire injure que de dire que cette culture est restée subalterne. Je pense que c’était une position bien plus marxiste que celle alors soutenue.
D’un autre côté, et pour les mêmes raisons, j’ai également rejeté les descriptions des écrits et de la pensée majeurs de l’Angleterre du XVI° au XX° siècle comme d’une culture bourgeoise conventionnellement proposées par la gauche. Et ce, du fait qu’une bonne partie de cette culture a été produite par des gens qui se battaient en fait contre la bourgeoisie, même lorsqu’ils ont échoué, même lorsqu’ils étaient profondément contaminés par les formes bourgeoises. Il était selon moi crucial de revendiquer cette lutte ; sans cela, tout ce corpus essentiels aurait été purement et simplement accaparé par la droite. Dans les années 1950, il était d’usage de dire que si vous considériez George Eliot comme bon romancier, alors vous deviez être contre le socialisme. Il y avait une confiscation directe du passé qui était intolérable. Je ne saurais trop insister sur l’importance que revêtait à mes yeux le fait de contester cette appropriation, ainsi que le concept de culture mobilisé pour l’interpréter et la justifier.
J’ai dès lors évidemment pris des risques. Quand quelqu’un me disait, à la fin des années 1950 : « je sais ce que vous faites vraiment – vous écrivez une histoire socialiste de la culture, mais à chaque fois qu’un terme socialiste se présente sous votre plume, vous l’omettez et lui substituez un autre terme », je répondais : « c’est peut-être l’effet que cela produit, mais ce n’est pas mon intention. » Le besoin de contester l’interprétation dominante m’a amené à faire usage d’un langage très différent de celui que j’aurais utilisé entre 1939 et 1941. Il n’est pas surprenant qu’à mesure que l’argument avançait, les gens aient éprouvé le besoin de développer une terminologie alternative. Le vocabulaire existant leur semblait obstruer l’émergence de positions nouvelles.
NLR : Le concept de « structure de sentiment » est sûrement une des innovations théoriques les plus notables de The Long Revolution. Vous n’avez eu de cesse de l’utiliser et de le développer sur toute la période qui s’étire de ce livre jusqu’à aujourd’hui, avec Marxism and Literature. La première définition du concept de structure de sentiment qu’on trouve dans The Long Revolution est la suivante : « le terme que je voudrais suggérer est celui de structure de sentiment : à la fois ferme et précis comme peut l’être la structure, il opère pourtant au niveau des domaines les plus délicats et les moins tangibles de nos activités. En un certain sens, cette structure de sentiment n’est autre que la culture d’une période : c’est le résultat particulier et vivant de tous les éléments de l’organisation générale ». Vous continuez ainsi : « Je ne veux pas dire par là que la structure de sentiment, pas plus que le rôle social, configure de la même manière l’expérience de tous les individus d’une communauté. Mais elle me semble profondément ancrée dans toutes les communautés réelles. […] Chaque génération peut préparer la suivante, avec un certain succès, aux différents rôles sociaux et au modèles culturels généraux qu’elle devra assumer, mais chaque nouvelle génération aura sa propre structure de sentiment, qui semblera auto-engendrée »16. Le point de référence essentiel de la notion de structure de sentiment ne semble pas être ici la classe, ou même la société, mais la génération. Sans le dire explicitement, vous suivez la même orientation dans votre étude sur les années 1840, ainsi que, plus tard, dans Marxism and Literature. Le passage qui vient d’être cité continue en effet comme suit : « La nouvelle génération répond d’une manière qui lui est propre au monde unique dont elle hérite. Assumant de nombreuses continuités que l’on peut retracer, reproduisant de nombreux aspects de l’organisation sociale que l’on peut isoler et décrire, elle éprouve cependant son existence d’une manière sensiblement différente et configure sa réponse créative en une nouvelle structure de sentiment »17. Toute la problématique autour des générations est, bien sûr, également très importante dans vos romans et autres travaux. Notre première critique serait la suivante : le problème des différences de classe mis à part, chaque période historique contiendra toujours au moins trois générations d’adultes actifs et producteurs de sens dans un seul et même laps de temps. Comment parler alors d’une « structure de sentiment » commune à toute une période, comme vous le faites dans vos considérations sur les années 1840, lorsqu’au moins trois générations sont actives et qu’ainsi trois structures de sentiments coexistent par définition ?
RW : Je répondrais en mettant en avant l’étroite connexion entre la structure de sentiment telle qu’elle s’offre à l’analyse, et ce qui apparaît comme une œuvre culturelle originale. À tort ou à raison, et à mon sens, souvent à raison, on identifie généralement le nœud autour duquel se forme une génération culturelle avec ce qui ne constitue pourtant, si on considère la vie réelle des gens qui composent ce groupe, qu’une décennie de leur activité. Si l’on prend par exemple les années 1930, on peut y dessiner l’émergence d’une structure de sentiment à partir d’un ensemble de jeunes écrivains auxquels la décennie est rétrospectivement identifiée, quand bien même la plupart d’entre eux ont en fait continué à écrire jusque dans les années 1960, certains même jusqu’aux années 1970. Dans le cadre de mes analyses, j’ai tendu à réserver le terme aux générations qui accomplissent une œuvre culturelle novatrice, ce qui correspond normalement à des gens qui ont en moyenne trente ans lorsque commence à s’articuler une nouvelle structure de sentiment. On identifiera en conséquence la structure de sentiments de leurs aînés à la décennie précédente. C’est en ce sens que j’ai parlé de structure de sentiment pour les années 1840. Mais je n’avais alors pas suffisamment clarifié ma démarche.
NLR : La seconde question qui en découle concerne la possibilité d’articuler ce concept à la pluralité des classes. Pour l’Angleterre victorienne, en continuant sur cet exemple, on peut compter au moins trois classes sociales majeures : l’aristocratie foncière, la bourgeoisie industrielle et le prolétariat urbain, sans parler des travailleurs agricoles, des petits propriétaires paysans, ou bien de la petite-bourgeoisie en son hétérogénéité. Paradoxalement, vous citez directement ces classes quand vous discutez la notion de « rôle social », mais pas quand vous analysez la « structure de sentiment ». On en retire l’impression que la structure de sentiment pourrait être commune à toutes les classes d’une société, du fait que son seul référent soit générationnel. Qu’elle était votre position sur ce problème ?
RW : Cela m’a donné beaucoup de fil à retordre. En premier lieu, le concept a été développé à partir de ce qui pouvait m’être accessible comme preuves d’articulations entre des textes et des travaux que je lisais. Le résultat, c’est que dans les sociétés au sein desquelles les contributions à ce genre d’écrits étaient très différentes en fonction des classes, il est par trop facile de fermer les yeux sur l’existence de structures alternatives. Elles ne sont sûrement pas assez soulignées dans The Long Revolution, où la notion est essentiellement présentée en termes généraux et temporels. J’utiliserais maintenant le concept en soulignant volontiers les différences de classes de manière bien plus prononcée. Mais il est aussi important de signaler que cette diversité est historiquement variable. Par exemple, dans les années 1660 et 1670, deux structures de sentiment radicalement opposées et contemporaines l’une de l’autre coexistent au sein de la classe sociale réduite qui contribue alors activement à la production culturelle. Dans d’autres périodes, en revanche, une seule structure semble très largement répandue. Les années 1840 en constituent un exemple. Car bien que la structure de sentiment que j’ai analysée à travers ces romans, majoritairement écrits par des membres de la classe-moyenne ou de la petite classe moyenne, soit propre à une classe – si l’on pousse l’analyse, leurs nombreux éléments de classe sont assez évidents – elle était étonnement largement partagée par les écrivains de la classe ouvrière qui commençaient alors à apporter leurs pierres à l’édifice. Le problème évident dans ce genre de cas, c’est que le concept ne peut être validé que par des œuvres achevées qui l’expriment. Mais on pourrait m’objecter qu’on infère ainsi d’un ensemble réduit de preuves l’existence d’une structure censée être bien plus répandue, quoiqu’ inexprimée. Je perçois la force de cette critique.
NLR : Comment en êtes-vous venu à développer ce concept ?
RW : En fait, la première fois que je l’ai utilisé, c’était dans Preface to Film, où j’écrivais que « dans l’étude d’une période, nous devons être capable de reconstruire, avec plus ou moins de fidélité, la vie matérielle, l’organisation sociale, et, dans une large mesure, les idées dominantes. Il n’est pas ici nécessaire de débattre pour savoir lequel de ces aspects, si il y en a un, est déterminant ; une institution importante comme le théâtre tirera, très probablement, sa consistance de chacune d’entre elles, à des degrés divers […] Relier un travail artistique à une partie quelconque de la totalité observable peut, à des degrés variables, être utile, mais on se rend souvent compte au cours de l’analyse qu’une fois mesurée à l’aune de ses différentes parties, une œuvre conserve quelque élément pour lequel il n’existe pas d’équivalences externes. Il me semble qu’on peut appeler cet élément la structure de sentiment d’une période : il ne s’actualise qu’à travers l’expérience de l’œuvre d’art elle-même, en tant que totalité. »18En d’autres termes, la force mais aussi la faiblesse de ce concept est qu’il a été développée comme un outil d’analyse pour des œuvres effectivement écrites, en portant une attention soutenue aux problèmes de formes et de conventions. Il est donc plus facile à manier lorsqu’on le circonscrit à ce domaine. Cependant, entraîné par l’argument général, j’ai été amené à soutenir, à mon sens correctement, que ces œuvres sont autant de traces articulées d’une caractéristique bien plus répandue. On entre ici dans le domaine de l’action réciproque entre la conscience officielle d’une époque – codifiée à travers ses doctrines et ses législations – et tout le processus consistant à en vivre effectivement les conséquences. C’est sans doute là que gît une des sources sociales de l’art. L’exemple à partir duquel je raisonnais alors était celui du contraste existant entre l’idéologie formelle de la classe moyenne sous l’ère victorienne, et les fictions que ses écrivains ont produit. En sa contradiction même, la thèse de la phrase citée, dont je n’ai jamais été réellement satisfait, était qu’on a là affaire à une structure, au sens où on la voit opérer à travers un ensemble d’œuvres qui n’ont par ailleurs rien à vois les unes avec les autres – personne ne l’a apprise de qui que ce soit ; il s’agissait pourtant d’une structure pathique bien plus que mentale – une configuration de pulsions, de résidus, de tonalités, dont les preuves les plus probantes sont les conventions littéraires ou théâtrales elles-mêmes. Aujourd’hui encore, ce n’est pas par satisfaction théorique que je me trouve renvoyé à ce concept, mais par l’expérience même de l’analyse littéraire.
NLR : En en restant pour le moment aux documents littéraires, l’application du terme de « structure de sentiment » manifeste certaines difficultés chronologiques. Vous venez d’expliquer clairement que la structure de sentiment propre à chaque période renvoie en premier lieu à la production culturelle effectuée par les jeunes générations. Vous avez écrit dans Marxism and Literature qu’alors que « la plupart des productions réellement artistiques sont liées à des formations sociales manifestes, aussi bien dominantes que résiduelles », « la structure de sentiment renvoie principalement, comme en solution, aux formations émergeantes. » En d’autres termes, les autres formations artistiques représentent des structures de sentiment sous forme de précipités plus que des solutions. L’argument semble solide. À la même page, vous écrivez pourtant qu’il « arrive parfois que l’émergence d’une structure de sentiment doive être attribuée à l’essor d’une classe, comme dans l’Angleterre des années 1700-1760. »19170-1760 : voilà une longue période, qui représente la majeure partie d’un siècle. Trois générations de trentenaires ont pu être actives durant cette période. De même, dans votre travail sur le théâtre, vous utilisez de manière suggestive le concept de structure de sentiment pour décrire l’impasse libérale qui oppose l’individu à la société ; pourtant cette structure traverse toute la période allant d’Ibsen à Brecht et au-delà. Là encore, on a donc affaire à un système multigénérationnel. Vouliez-vous attirer l’attention sur la succession des structures de sentiments, chacune étant propre à une génération, mais toutes étant reliées par d’autres médiations, comme si elles consistaient en une modulation de celles qui les ont précédés ?
RW : Je n’ai pas de réponse simple à cette question, mais peut-être quelques clarifications. L’époque allant de 1700 à 1760 est très complexe. S’y affrontent en effet deux structures de sentiments radicalement opposées, quoique liées à l’essor de la même classe – classicisme augustéen et réalisme bourgeois. J’essaye encore de travailler sur ce point théoriquement décisif. En s’appuyant sur cette variable clé qu’est l’éducation universitaire, on peut évidemment distinguer des fractions de classe et opérer ainsi une clarification partielle. Il s’agit en outre d’une époque marquée par la composition culturelle consciente d’une nouvelle classe ; j’aimerais écrire sur Johnson en ce sens. Coexistaient sans doute au sein d’une même génération un classicisme dominant et un réalisme émergent, mais il est frappant de constater qu’un réalisme très vigoureux se développe à partir de 1760, qui sera finalement contenu et déplacé vers la génération suivante et au-delà. On pourrait reconduire l’émergence de ce réalisme aux limites de chacune des structures de sentiment précédentes. On retrouve le même problème méthodologique dans d’autres domaines de recherche. On isole, par analyse, une structure particulière, mais lorsque celle-ci est réellement dominante, influençant, voire déterminant les périodes plus tardives, on se trouve renvoyé, sans même s’en rendre compte, d’une analyse structurale vers l’analyse de ce qui est évidemment toujours un mouvement et un développement historique. Dès lors, et tout en reconnaissant qu’il y aussi d’autres mouvements, on tirerait un grand profit théorique à retracer, comme vous le dites, les modulations des structures de sentiment jusqu’au point de rupture qualitatif – les années 1790 en Angleterre par exemple – de manière à dégager ensuite l’émergence d’une structure de sentiment dans une période donnée.
NLR : L’unité d’analyse, si on peut l’appeler ainsi, que vous privilégiez présente une autre difficulté : comment délimiter une génération particulière au sein d’une société ? D’un point de vue méthodologique, il est en effet difficile de distinguer des groupes d’âge. Si l’on s’en tient à votre critère, on peut dire qu’il y a toujours des individus dont l’âge moyen tourne autour de trente ans. Mais quand est-il de ceux dont l’âge moyen est de vingt-cinq ou quarante ans ? Où les classer ? C’est là un problème que l’on rencontre régulièrement dans la vie courante. Comment y répondriez-vous ?
RW : C’est une question vraiment difficile. Il y a des périodes comme les années 1840 qui révèlent une génération d’écrivains – en l’occurrence, des romanciers – qui n’étaient pas simplement du même âge, mais totalement contemporains les uns des autres au sens où ils partageaient manifestement certaines perceptions, certaines préoccupations, voire un style dans leurs travaux. Et puis il y a d’autres périodes durant lesquelles un ensemble d’écrivains du même âge ne semble pas du tout composer une génération en ce sens : on y rencontre plusieurs figures, qui produisent des types de travaux différents. Le problème se complique encore lorsque des contemporains composent ou publient leurs travaux à des années de distance, tout en conservant de profondes connexions internes. Un exemple qui illustre ce problème est le fait que Hobbes était, en termes d’âge, un contemporain des dramaturges élisabéthains comme Webster ou Tourneur20. Mais ceux-ci étaient de jeunes hommes d’une vingtaine d’années lorsqu’ils ont publiés leurs œuvres. Hobbes, du fait de toutes sortes de vicissitudes mais aussi de la nature de son travail, n’a quant à lui pas publié avant d’être dans la force de l’âge, voire vieillissant. On pourrait donc interroger les conditions sous lesquelles des pièces comme The White Devil ou The Atheist’s Tragedy peuvent être dites contemporaines du Leviathan. Or, je pense que si on lit le Leviathan en ayant en tête ces œuvres dramatiques, l’ensemble du corpus s’en trouve illuminé. Tous ces travaux partagent en effet une structure des sentiments très précise, dont la prémisse fondamentale, en contradiction totale avec la conscience officielle de l’époque, est l’existence d’une condition initiale de guerre de tous contre tous. Les dramaturges élisabéthains ont produit cette structure très spontanément, comme un ensemble de conventions formelles ; l’intrigue des pièces s’y résume à une série virtuellement infinie de luttes entre des individus qui se détruisent mutuellement, luttes auxquelles il n’y a pas d’échappatoire. C’est ce qui contraste fortement avec les pièces écrites ne serait-ce que dix ans auparavant, dans lesquelles les pires méfaits se voient toujours réglés par une autorité supérieure, quelles que soient les pertes occasionnées. Hobbes prend les prémisses de Webster ou Tourneur comme point de départ, mais il en fait émerger un nouveau concept d’autorité. C’est là l’effet historique plus tardif.
Le problème des générations est donc épineux : peut-être avons-nous besoin d’un nouveau terme, distinct de la catégorie biologique. J’ai moi-même pris conscience du problème du fait que, depuis 1945, mon travail n’a jamais été contemporain de celui mené par les membres de ma génération, et je pense que ce genre d’asymétrie se produit toujours. Dans le cadre d’analyses culturelles, faut-il alors définir une génération par ses travaux plutôt que par sa date de naissance ? Je m’efforce actuellement d’élaborer une nouvelle méthodologie pour résoudre ce problème au niveau des formations culturelles.
NLR : Votre discussion des structures de sentiment s’appuie régulièrement sur le contraste entre le passé et le présent. Dans The Long Revolution, vous écrivez par exemple que « c’est seulement depuis notre époque, là nous où nous nous trouvons, que l’on peut espérer connaître réellement l’organisation générale du tout. On peut apprendre un bon nombre de choses des autres époques et des autres lieux, mais il semble que certains éléments doivent rester irrévocables. Leur redécouverte s’opère toujours dans l’abstrait, ce qui est décisif. On apprend à dissocier chaque élément, mais dans l’expérience vécue du temps, chaque élément participe d’une même solution, d’un même tout complexe. Lorsqu’on étudie les périodes passées, le plus difficile est de saisir la qualité de vie telle qu’elle était alors éprouvée : l’épreuve de la manière dont les activités particulières se combinaient en un mode de vie et de pensée. »21Vous continuez en parlant du « silence » qui entoure les témoins vivants à mesure qu’on s’approche du passé. La thèse qui se dégage est ainsi que les structures de sentiment du passé sont plus difficiles à saisir que celles du présent, dont on peut faire l’expérience immédiate. Il semble pourtant que vos arguments devraient vous mener dans la direction opposée. Dans le présent, l’immense part d’activité culturelle laissée dans l’ombre devrait rendre difficile la compréhension interne de la structure de sentiment contemporaine – notamment en ce qui concerne l’incertitude qui entoure la direction que prendra cette activité. Le passé, en revanche, se caractérise typiquement par une certaine cristallisation du jugement historique sur les travaux et les documents qui en sont représentatifs : ses matériaux sont fixés. La fluidité et l’indétermination du présent n’en rendent-ils pas au final l’interprétation aussi, voire plus, délicate que celle du passé ? C’est une conclusion à laquelle vous semblez vous-même parfois vous ranger, notamment lorsque vous affirmez que ceux qui font l’expérience ou qui assument la structure de sentiment d’une période donnée n’en sont pas forcément conscients, ce qui semble rendre la tâche moins aisée, plus indiscernable. Dans votre chapitre sur la forme théâtrale, vous écrivez en outre qu’« il n’est jamais aisé de voir depuis notre propre génération si la situation [présente] s’apparente à celle de 1630 ou de 1735, avec sa foule d’activité et son absence de fondement solide, ou bien à celle de 1530 ou 1890, à l’aube d’un mouvement majeur. »22Cela semble une position bien plus plausible. Mais comment la réconcilier avec vos propositions précédentes ?
RW : Je pense avoir tout simplement confondu la qualité de la présence, qui distingue une structure de sentiment d’une doctrine explicite et codifiée, avec le présent historique – qui relève d’un tout autre problème. Je dirais volontiers aujourd’hui qu’alors qu’une structure de sentiment existe toujours au présent, pour parler grammaticalement, je ne pense pas qu’elle soit plus facile à reconstituer ou plus accessible dans le présent temporel que dans le passé. J’ai ressenti, à la relecture de The Long Revolution une dizaine ou quinzaine d’années plus tard, que la partie qui avait le mieux résisté au temps était l’analyse conclusive sur la structure de sentiment à l’époque de l’écriture – car elle mettait le mécontentement général d’alors en perspective dans une structure de sentiment à la lumière de laquelle ce mécontentement apparaissait comme une réaction largement négative, dont il était peu probable qu’émerge une nouvelle période constructive. Évidemment, on trouvait de nombreux indices allant dans ce sens dans les styles et les conventions effectives de l’époque. On peut donc être assez chanceux pour localiser une structure de sentiment dans le présent, mais ce n’est pas une tâche théoriquement facile. Par définition, une structure est précisément ce à quoi l’on accède en dépassant le flux indéterminé des expériences qui en sont contemporaines. Cependant, si j’ai sombré dans la confusion, c’est seulement parce que je tenais à insister sur la présence effective de structures de sentiment irréductibles aux idées officielles qu’on reçoit d’une époque, lesquelles lui survivent toujours.
NLR : La phrase que vous venez d’employer pourrait être extraite de Scrutiny23. Dans quelle mesure la notion de structure de sentiment permet-elle de faire justice à l’insistance de Leavis sur l’expérience, tout en lui conférant une forme historique et objective ?
RW : J’ai effectivement emprunté le terme d’« expérience » à Scrutiny. Mais rappelez-vous que j’ai toujours travaillé sur les changements historiques tels qu’ils apparaissent dans les conventions et les formes de l’expression écrite. La force de Leavis résidait dans la manière dont il interprétait et reproduisait ce qu’il appelait « le contenu vivant d’une œuvre ». Par contraste, toute la tradition qui découle de Scrutiny était très faible sur les questions de forme, notamment quand il s’agissait d’interroger des structures formelles profondes et leurs transformations historiques. J’étais particulièrement au fait de tout cela en écrivant sur le théâtre. D’un autre côté, la plupart des analyses marxistes anglaises ordinaires que je connaissais passait tellement rapidement des œuvres littéraires à ce qui s’y représentait qu’elles oubliaient en route les œuvres elles-mêmes pour se concentrer sur leurs affiliations sociales. L’enjeu du concept de structure de sentiment était précisément de cerner un mode de rapports socio-historiques internes à l’œuvre, plutôt que déductible d’elles ou bien rapporté de l’extérieur par quelque élément de classification ou de positionnement.
NLR : Vous avez souligné les origines littéraires de la notion de « structure de sentiment », l’aide qu’elle vous a apporté dans vos travaux critiques sur les textes. Ne pourrait-on cependant pas percevoir une tendance, dans The Long Revolution, à passer subrepticement de la structure de sentiment telle qu’elle se manifeste de manière privilégiée dans les textes d’une période, à la structure de sentiment en tant qu’elle exprimerait les structures socio-historiques même d’une époque ? Le concept se voit ainsi conféré une validité épistémologique générale pour l’intelligence de toute la société. Ce mouvement, du texte à la structure de sentiment, et de celle-ci à l’histoire, semble pour le moins contestable.
RW : Je ressens désormais très fortement le besoin de définir les limites du terme. Il y a des cas où la structure de sentiment qui est tangible dans un ensemble défini d’œuvres est sans aucun doute articulée à un domaine d’expérience qui les dépasse largement. C’est particulièrement vrai de ces moments spécifique et historiquement identifiables où une œuvre novatrice produit un choc inattendu de reconnaissance. Ce qui arrive en ces occasions est qu’une expérience très largement répandue trouve soudainement une figure sémantique qui permet de l’articuler. C’est ce genre d’expérience que j’appelle maintenant « pré-émergente ». D’un autre côté, les formes et les conventions dominantes d’une société – et en ce sens, les structures de sentiment – peuvent représenter un véritable blocage pour les groupes subalternes, notamment pour une classe opprimée. Dans ces cas, il est dangereux de présumer qu’à une structure articulée de sentiment correspond une expérience inarticulée. Par exemple, il est probable que la classe ouvrière anglaise des années 1790-1830 a lutté pour exprimer une expérience qui, d’une certaine manière et en raison du statut subalterne du prolétariat, de son manque d’accès aux moyens de production culturels, mais aussi de la domination de certaines modes, conventions et formes d’expression, est restée largement inarticulée. Lorsqu’on regarde les influences directes, on est frappé de constater le nombre d’emprunts à d’autres écrits. Les travailleurs utilisaient Shelley, ils utilisaient Byron, et ils sont parmi ceux qui se sont montré le plus réceptifs à Mme Gaskell. Avaient-ils tort ou raison de le faire ? Ces œuvres n’étaient après tout que de lointaines expressions, voire des substituts, de leur propre structure de sentiment. Et puis il y a aussi les expériences historiques qui ne trouvent jamais leur figure sémantique. C’est ce que j’ai fortement ressenti en écrivant The Country and The City. Même s’il existe bien plus de traces d’expression écrite qu’on ne pourrait l’imaginer, il reste de vastes zones de silence. Et l’on ne peut rompre ce silence avec les structures de sentiment d’autres groupes sociaux.
NLR : Cela permet de distinguer l’expérience sociale de la structure articulée de sentiment. Mais le problème du privilège épistémologique accordé à l’expérience dans vos travaux n’en reste pas moins ouvert. Dans The Long Revolution vous dites à de nombreuses reprises que la clé de toute description est l’expérience précise qui en constitue le point de départ. Cette idée, selon laquelle l’expérience est épistémologiquement déterminante, trouve une formulation très centrale dans votre introduction, où vous écrivez : « Je ne me concentre pas sur la société Britannique par manque d’intérêt pour ce qui se passe ailleurs, mais parce que le genre de preuves qui m’intéresse n’est disponible que là où l’on vit »24. Cette affirmation amène à des conséquences qui ne sont pas vraiment justifiées historiquement. Par exemple, quand vous débattez des années 1840, vous listez sept influences décisives sur la structure de sentiment de la décennie. Aucune d’entre elles n’entre en rapport avec les développements survenus à l’étranger ou outre-mer. Pourtant si l’on regarde le Mary Barton d’Elizabeth Gaskell, un roman que vous commentez, on trouve un avertissement directement adressé aux lecteurs sur les dangers de la répétition en Angleterre des insurrections parisiennes de 1848. En réalité, les anglais à cette époque étaient très au courant du séisme provoqué par les soulèvements de 1848 en Europe – quelques années auparavant Peel25 avait même fait fortifier sa maison de campagne face aux dangers d’une possible attaque armée. Cependant parce que 1848 n’est pas directement une expérience nationale, elle n’est même pas mentionnée dans vos analyses.
RW : La liste des éléments principaux que j’ai donnée pour les années 1840 servait principalement à distinguer mon analyse de l’explication traditionnelle de la manière dont l’histoire se reflète dans la littérature. L’objectif de l’analyse littéraire était alors de montrer toutes les forces en jeu qui sont généralement mises de côté. Ainsi Mary Barton a été composé conformément à une structure de sentiment particulièrement opposée à la conjoncture de 1848, quand l’explosion européenne eu lieu – c’est le propos de sa note introductive. Car l’une des caractéristiques déterminantes d’un bon nombre d’écrits anglais de la fin des années 1840, c’est l’oscillation anxieuse qui s’y fait jour entre la sympathie pour les opprimés et la peur de leur violence. Cette tension est l’un des processus profond qui rentre en jeu dans la composition de Mary Barton. Cette logique est également à l’œuvre chez George Eliot, qui a écrit une lettre saluant chaleureusement la révolution française de 1848, et exprimant l’espoir qu’un évènement similaire se produise en Angleterre – tout en déplorant par la suite, de manière typique, que les anglais pauvres manquent de l’intelligence et des idées nécessaires à une telle entreprise. Cette combinaison de mouvement de sympathie et de peur de la violence est très importante dans la structure de sentiment que je m’efforçais de décrire. J’y insisterais sans doute plus aujourd’hui.
NLR : Votre réponse reste cependant dans le cadre du concept d’expérience vécue tel que vous le reconstruisez. Le problème est que la composition de votre livre semble en refléter les limites, en en appelant à son tour au privilège de l’expérience nationale. Votre constat méthodologique initial et le manque d’insistance que vous venez de souligner ne sont pas sans rapport.
RW : Je vous le concède. Mais je me dois de préciser que les passages de l’introduction que vous avez cités renvoient principalement à la troisième partie de The Long Revolution, dans laquelle je dresse un bilan de la situation actuelle en Angleterre, en m’essayant même entre les lignes à une analyse globale, dont vous avez souligné l’absence dans la deuxième partie. En défendant l’idée selon laquelle il nous faut réunir des preuves depuis le lieu où l’on se trouve, je ne me référais pas aux années 1840. Je ne cherche cependant pas à esquiver la question théorique, qui me semble pertinente. Si le mode d’analyse est correct, il doit pouvoir être appliqué partout. Certains éléments d’une structure de sentiment ne sont évidemment envisageables qu’à travers une analyse fine du langage, qui ne peut être que nationale. Mais les preuves les plus communes pour ce genre de structures sont les conventions, qui sont parfois internationales. En réalité, je pense que l’usage le plus intéressant que j’ai pu faire de ce concept ne se trouve pas dans l’essai sur les années 1840, mais dans mes analyses sur Ibsen et Brecht26– dont je connaissais peu les contextes d’expérience.
NLR : Cette clarification est très utile. Mais le problème plus large posé par la catégorie d’expérience n’en finit pas de laisser perplexe. C’est peut-être le seul mot que vous utilisez de manière récurrente qui n’ait pas son entrée dans Keywords. Dans les œuvres de Leavis, l’expérience renvoie à un concept subjectiviste et normatif – à la « vie ». Même si vous avez transformé son usage par rapport à celui de Scrutiny, le terme continue de porter un peu de son héritage intellectuel. En effet votre travail le plus récent sur les structures de sentiment en propose une définition comme champ de contradictions entre une idéologie consciemment défendue et une expérience émergente. L’idée d’une expérience émergente qui dépasse l’idéologie semble présupposer une forme de contact originel entre le sujet et la réalité dans laquelle il est immergé. Cela ne laisse-t-il pas la porte suffisamment ouverte à un retour de la notion leavisienne de « vie » ou « d’expérience » ?
RW : Il devrait être clair que non. Car après tout l’argument fondamental du premier chapitre de The Long Revolution est précisément qu’il n’y a pas de perception naturelle, et, partant, aucun contact direct et sans médiation avec la réalité. D’un autre côté, dans de nombreuses théories linguistiques et un certain genre de sémiotique, on court le risque opposé de voir l’ontologique totalement absorbé dans l’épistémologique : on n’y existe qu’au travers du savoir. Il est nécessaire de rappeler à nos amis formalistes, et j’en ai un bon nombre, qui feignent de douter de l’existence d’un référent « externe » ce présupposé fondationnel du matérialisme, à savoir que le monde naturel existe, qu’on s’y réfère ou pas. Le fait est que la gauche des années 1960-1970 a traversé une phase d’idéalisme féroce. J’ai été positivement soulagé de lire Timparano, qui nous rappelle que les organismes physiques existent dans un monde indéniablement matériel, qu’on en fasse l’objet de discours ou pas.
Ceci étant dit, je pense que la relation entre signification et référence change d’une situation à l’autre. C’est un point très difficile à formuler. Disons que dans des situations différentes de celles que l’on vit, on en est réduit à apprendre au travers de traces articulées ; tout ce à quoi on peut se référer, ce sont, pour ainsi dire, des textes et des documents. Dans sa propre époque, on apprend sans doute infiniment plus de cette documentation sans fin que ce dont on a conscience. Par contraste, tout le processus de prise de conscience – et ici, j’aimerais insister sur un phénomène dont la connaissance est d’autant plus difficile à formuler que le mot nous vient facilement, je pense à « l’inconscient » – est traversé d’occurrences qui court-circuitent les rapports établis ou accessibles entre signification et référence. La position formaliste qui dit qu’il n’y a pas de signifié sans signifiant revient à dire que nous ne vivons jamais qu’au point d’intersection de ces deux éléments. C’est sans doute une simple généralisation à partir de mon vécu, mais il me semble que cette région que j’appelle structure de sentiment se forme initialement à l’occasion de troubles ou de malaises, d’un certain type de tension, pour lesquels on ne trouve parfois de référent qu’en prenant du recul ou en faisant un effort de mémoire. Pour le dire autrement, la structure de sentiment s’origine dans le processus de prise de conscience à l’occasion d’une comparaison infinie entre le vécu et l’articulé. Si vous voulez, le vécu n’est qu’un autre nom pour l’expérience. Mais il nous faut pouvoir nommer cette zone trouble où tout n’est pas explicité, où tout s’impose à nous sous la forme de tensions et de blocages, car elle est la source de nombreuses transformations du rapport signifiant/signifié, qu’il s’agisse d’expression littéraire ou de conventions. Il nous faut à tout le moins postuler la possibilité de comparer ce processus ; le comparer à quoi ? Répondre immédiatement par un mot valise tel que celui « d’expérience », risquerait d’affaiblir l’argument. Cela reviendrait en effet à faire appel à une instance supérieure, ou à déifier une subjectivité naïvement postulée. Mais puisqu’il me semble que la comparaison intervient souvent sous des formes implicites tout en étant la source de nombreux changements que les discours explicites finissent par sanctionner, il nous faut bien trouver un terme pour ce qui n’est pas articulé, pour ce qui s’impose comme un malaise dans de nombreux silences, même si ceux-ci peuvent s’avérer éloquents. Simplement, je n’ai pas encore trouvé ce terme.
NLR : Il existe une similarité remarquable entre la formulation que vous venez d’utiliser et les réflexions de Sartre sur ce qu’il appelle, justement, l’expérience vécue dans son dernier livre sur Flaubert. On pourrait tenter de clarifier la question en en élargissant le système de référence. Pour prendre l’exemple d’un autre auteur français, on pourrait comparer l’usage que vous avez fait jusqu’à présent du concept d’expérience au traitement diamétralement opposé que lui réserve Althusser. Chez ce dernier, l’expérience apparaît en effet comme étant synonyme d’illusion, de l’idéologie à l’état pur, le contraire de la science et de la vérité. C’est une position plus ou moins directement issue de Spinoza : il s’agit d’une forme extrême de la tradition philosophique du rationalisme européen. On tire à l’inverse de vos travaux l’impression que l’expérience est le lieu de la vérité directe. Comme nous l’avons vu à propos de Culture et société, vous semblez même par moment opposer l’expérience immédiate à la pensée discursive ou conceptuelle, jugée superficielle et douteuse – une sphère réifiée de clarté illusoire, un monde des « doctrines ». Cette orientation a évidemment une longue histoire, que l’on peut à vrai dire faire remonter à Locke. D’un point de vue philosophique, elle correspond à la position classique de l’empirisme européen. Or, les deux positions peuvent également être critiquées. Dans le cas d’Althusser, par exemple, l’opposition tranchée entre science et idéologie tend à identifier de fait la vérité à la science. Dans la mesure où il considère l’expérience comme le medium de l’illusion, Althusser soutient qu’on ne peut appréhender la réalité qu’au travers de concepts. Or, ce n’est manifestement pas le cas. On peut ouvrir la fenêtre et dire si le soleil brille ou pas en l’absence de toute connaissance météorologique. C’est une affaire d’expérience immédiate, qui n’en enregistre pas moins une vérité. L’argument est élémentaire, mais il n’en reste pas moins que ce genre d’expérience échappe au système althussérien dans son ensemble. D’un autre côté, votre tendance à présenter l’expérience comme le domaine des plus profondes vérités prête le flanc à des objections opposées. Car il est clair qu’on peut vivre des expériences très intenses et être complètement convaincu de leur rapport à la réalité alors même qu’appréhendées dans une autre perspective sociale et historique, ces expériences se révèlent être saturées d’illusions et structurées par des processus qui nous échappent. On pourrait citer à l’appui de cette thèse l’exemple familier de certaines formes de désordres psychologiques ou de maladies dans le cas desquels un individu s’accroche à une expérience qu’il éprouve de manière très vive, mais dont il est incapable de localiser l’origine ou qu’il est incapable d’interpréter correctement. Ou encore, pour reprendre l’exemple précédent : la capacité à dire le temps qu’il fait ne suffit pas à connaître le mouvement que parcourt la terre autour du soleil. L’expérience immédiate est ici contredite par l’astronomie en tant que science.
C’est pourquoi, à la prendre au sérieux, la thèse défendue dans The Long Revolution, selon laquelle il nous faut nous efforcer d’interpréter toute structure sociale du point de vue de la manière dont nous la vivons est singulièrement désarmante. Car, même dans une société nationale, il y a manifestement des processus qui, pour des raisons internes, sont inaccessibles à l’expérience immédiate. On ne peut, par exemple, espérer dériver les lois de l’accumulation du capital ou la baisse tendancielle du taux de profit de notre expérience personnelle de la vie quotidienne. Et pourtant, ces lois et tendances peuvent s’avérer absolument déterminantes pour le mouvement de la société dans son ensemble. Et ce, sans même parler de la limitation nationale immanente à votre critère, qui exclut aussi bien l’enquête internationale que tout effort de comparaison. Pourtant, le monde est ce qu’il est depuis suffisamment longtemps pour que quiconque ignore le contexte international dans lequel il est enchâssé soit assuré de ne rien comprendre à sa propre société. C’est sans doute une des premières leçons du socialisme.
La dernière définition que vous avez donnée de la structure de sentiment comme d’une zone de tension entre l’idéologie et l’expérience primaire ne semble pas écarter tous les dangers que nous soulignions plus haut, même si vous en avez critiqué les principales limites. Cette définition implique en effet que l’idéologie recouvre, informe – le plus souvent, déforme – une expérience qui l’excède. L’opposition binaire que vous utilisez suggère que l’expérience excède nécessairement son articulation, produisant du sens qui peut ou peut ne pas être enregistré – comme dans les cas de silence que vous évoquiez – mais contenant toujours plus que ce que l’idéologie peut autoriser. Dans votre analyse politique récente du concept d’hégémonie, vous soutenez de façon convaincante que l’hégémonie d’une classe dominante ne peut pénétrer l’ensemble des expériences sociales, puisqu’elle fonctionne par définition à l’exclusion et à la délimitation27. Mais toujours est-il qu’il existe de nombreux processus historiques qui ne peuvent être intégrés à l’un des termes aux travers desquels vous définissez une structure de sentiment : l’idéologie ou l’expérience immédiate. Tout discours systématique sur l’histoire ou la société doit viser un savoir scientifique qui ne peut être élaboré à partir des seuls textes littéraires. Pour revenir à votre analyse des années 1840 : cette décennie fut marquée par un événement catastrophique, bien plus dramatique que tout ce qui a pu se passer en Angleterre, à une distance géographique très réduite et dont les conséquences furent directement prises en charge par l’ordre établi de l’État Anglais. Il s’agit bien évidemment de la famine en Irlande. Or, ce désastre sans comparaison en Europe n’apparaît ni dans l’idéologie officielle de l’époque, ni dans l’expérience subjective enregistrée dans les romans, et ce, alors même qu’il se déroule aux portes de l’Angleterre et est causalement connecté aux processus socio-économiques qui y sont à l’œuvre. Cela atteste sans doute du fait qu’on ne peut mener de front différents types d’enquêtes, comme vous semblez tenté de le faire dans The Long Revolution. Il est impossible de passer des textes aux structures de sentiments, ou de rétrocéder de l’expérience aux structures sociales. Entre les textes littéraires à partir desquels une expérience peut être reconstruite et le processus historique global qui en est contemporain, il n’y a pas de solution de continuité.
RW : Je suis presque entièrement d’accord avec votre argument, mais je pense que l’on peut en moduler les applications historiques. Il est frappant que la statistique, en tant que technique classique conçue comme réponse à l’impossibilité de comprendre la société contemporaine à partir de l’expérience, apparaisse durant la période dont vous parlez. Car sans la combinaison de la théorie statistique, qui en un sens était déjà mathématiquement disponible, et la récolte de données statistiques symbolisée par la fondation de la Manchester Statistical Society28 , il aurait été littéralement impossible de connaître la société émergeant de la révolution industrielle. Dans The Country and the City, j’ai essayé d’explorer le contraste entre une communauté connaissable, un terme ironique, puisqu’on sait que notre connaissance en est incomplète, et la sensation d’un brouillard indéchiffrable. Avec la révolution industrielle, la possibilité de comprendre l’expérience dans les termes des articulations conceptuelles disponibles s’est vue qualitativement altérée, ce qui a suscité de nombreuses réponses. Il fallait concevoir de nouvelles formes pour pénétrer ce qui était justement perçu comme largement obscur. Dickens en est un exemple merveilleux. Il est constamment à la recherche de formes fictionnelles permettant de voir ce qui n’est pas visible – comme dans le passage de Dombey et fils où il imagine retirer les toits de toutes les maisons ou décrit un nuage sombre matérialisant les vies qui sont vécues, mais ne peuvent être représentées. Par ces procédés, il cherche à évoquer la réalité fondamentale de la société, qui n’est assurément pas empiriquement observable. On pourrait les rapprocher des techniques statistiques de l’enquête sociale. Le contraste entre Mayhew et Booth29est également très intéressant. Le travail de Mayhew est composé d’une interaction constante entre prémisses, observations et questions. Il formule des hypothèses sur la manière dont les gens vivent dans la rue et interroge ces derniers pour en mesurer la validité : si quelqu’un lui dit qu’il ne gagne pas autant que le vendeur d’herbes aromatiques, cela modifie sa vision du monde. On peut sans excentricité qualifier sa démarche d’observation sociale continuellement passée au crible de l’expérience. La méthode de Booth est sensiblement différente. Avant de parler à qui que ce soit dans l’East End londonien, il en cartographie toute la structure rues par rues, puis, à l’issue de cet incroyable travail, il s’y rend avec ses classifications dans le but de prouver que la propagande radicale au sujet du quartier est fausse. À son crédit, ou à celui de Beatrice Webb, il n’hésite pas à modifier son compte-rendu lorsque certaines observations contredisent la rationalité du modèle.
À partir de la révolution industrielle, qui a en cela qualitativement altéré un problème permanent, se développe un type de société de plus en plus difficile à interpréter du point de vue de l’expérience – où par « expérience », il faut entendre un contact vécu avec les articulations conceptuelles disponibles et leur comparaison. Le résultat, c’est que nous avons à la fois pris conscience de la puissance positive des techniques d’analyses, qui permettent d’interpréter jusqu’au mouvement d’une économie-monde intégrée, et des aspects négatifs d’une observation naïve, qui ne pourra jamais fournir de descriptions adéquates d’une réalité comme celle-ci. Pourtant, la crise idéologique de notre société est telle que cette prise de conscience inévitable nous a amené à privilégier les techniques d’examen rationnel au détriment des domaines où s’opère un échange permanent entre les articulations conceptuelles disponibles et ce processus général que nous en sommes venus à nommer « l’expérience ». L’expérience devient un mot tabou, là où il suffirait de préciser qu’il s’agit d’un terme limité puisqu’il y a de nombreuses formes de savoir auxquelles elle ne nous donnera jamais accès, quel que soit par ailleurs le sens qu’on lui confère. C’est une rectification nécessaire. Mais à mesure que je m’oriente dans cette direction, je vois se profiler devant moi une parodie consternante, pour laquelle toute expérience est idéologique et toute subjectivité une vaste illusion, ce qui constitue bien le stade ultime du formalisme et me pousserait presque à rebrousser chemin. La rectification ne m’en semble pas moins juste, et d’une certaine manière, j’aurais dû le savoir depuis le début, puisque je me suis largement appuyé sur des procédures statistiques dans la deuxième partie de The Long Revolution, lesquelles m’ont permis de découvrir tout ce que je ne pouvais obtenir par expérience.
NLR : L’équilibre est convaincant. Un des domaines que vous auriez pu mentionner, dans lequel la notion d’expérience garde toute sa crédibilité, est la pratique de la lutte des classes. Il est en effet d’usage dans le langage politique du socialisme de parler d’un militant ouvrier comme de quelqu’un d’ « expérimenté » – Lénine l’a fait des centaines de fois – et l’on entend par là quelque chose d’assez précis, à savoir qu’un individu qui bénéficierait d’une connaissance similaire, voire plus étendue, de la société mais ne posséderait pas cette expérience serait incapable d’organiser des actions présentant le même degré d’efficacité. Certes, la fétichisation de l’expérience au sein d’une organisation peut également mener au conservatisme : l’expérience accumulée aujourd’hui ne doit pas nécessairement dicter la tactique et la stratégie de demain – notamment parce que l’ennemi tire lui aussi les leçons de l’expérience. Mais l’insistance sur l’expérience en tant que pratique de lutte est essentielle à toute forme de politique révolutionnaire. À la lecture de The Long Revolution, on a parfois l’impression que la théorie socialiste d’alors revendiquait à vos yeux une connaissance de la société qui n’avait pas fait ses preuves dans l’expérience pratique de la lutte contre cette société. Est-ce le cas ?
RW : Eh bien, une bonne part de la troisième partie du livre consiste en une comparaison consciencieuse entre les modèles admis de la société anglaise à cette époque et ce qui me semblait alors réellement être en train de se passer. Je me suis appuyé sur diverses preuves contradictoires pour répondre aux débats houleux qui opposaient la gauche et la droite du mouvement ouvrier dans les années 1950. Mais, tout en étant bien plus proche d’une position que de l’autre, j’avais l’impression qu’aucune des deux ne répondait véritablement à l’expérience sociale à laquelle elles prétendaient donner la voix. C’est sans doute ce qui explique mon jugement d’alors, assurément exagéré, selon lequel le socialisme avait perdu toute résonnance contemporaine. Ce que j’essayais de dire, c’est qu’il ne fallait pas faire comme s’il existait un puissant mouvement socialiste profondément ancré et en mesure de transformer la société, auquel il aurait en conséquence absolument fallu se rattacher. Nous avions au contraire besoin d’évaluer les formules usées jusqu’à la corde à l’aune des changements rapides que connaissaient alors les rapports sociaux. Il me semble que certaines orientations pour une pratique culturelle plus adéquate en ont émergées, même si je les formulerais aujourd’hui de manière bien plus frappante.
NLR : Concluons donc sur la dernière partie de The Long Revolution. Vous avez dit plus tôt avoir conçu cet essai sur « la Grande Bretagne dans les années 1960 » comme une tentative pour saisir la structure de sentiment de l’époque. Nous sommes ainsi renvoyés à l’une des questions par lesquelles nous avons commencé. Comment avez-vous relié votre analyse aux divisions de classe dans la société ? Il existait au moins deux grandes classes dans l’Angleterre de cette période, sans parler des nombreuses strates intermédiaires, chacune possédant sa sensibilité, sa mémoire et son histoire propres. En parlant d’une structure de sentiment au singulier, n’avez-vous pas contribué à invisibiliser cette réalité ?
RW : Comme je l’expliquais précédemment, j’utilisais le terme de structure de sentiment en référence à une classe productive émergente. D’une part, j’essayais d’évaluer la force avec laquelle elle émergeait, m’efforçant ainsi de rendre certaines significations précédentes résiduelles, tout en montrant, de l’autre, qu’elle tendait à être canalisée par une structure majoritairement bourgeoise, laquelle avait elle-même intégré de larges pans de la pensée du mouvement ouvrier organisé. Il me semblait par exemple nécessaire d’expliquer le soi-disant phénomène de la « non-appartenance de classe », de manière à distinguer, au sein de cette structure de sentiment, ce qui était réellement significatif de ce qui était purement idéologique et en bloquait justement l’émergence. Ainsi, certaines habitudes de soumission et de déférence étaient assurément en voie de disparition. Mais d’un autre côté, on assistait, dans les idéologies en vigueur comme dans les descriptions que les travailleurs formulaient de leurs propres vies, à un déplacement des rapports de classe de leur nécessaire centralité vers un curieux mélange de relâchement et d’habitudes de consommation qui n’étaient guère plus qu’un changement d’orientation du marché et n’avaient rien à voir avec les rapports fondamentaux entre les classes. C’est pourquoi j’ai opéré une distinction entre les différences qui ne renvoyaient qu’en apparence à la classe, et celles, fondamentales et inaltérées, qui renvoyaient à la propriété du capital. L’objet de mon analyse était la structure de sentiment des membres de la classe ouvrière, et non les doctrines politiques ou les débats de cette époque.
Entretien initialement paru dans Raymond Williams, Politics and Letters: Interviews with New Left Review, Londres Verso, 2015, reproduit avec l’autorisation de l’éditeur.
Traduit de l’anglais par Mathias Kulpinski
- NDT : Avec Edward P. Thompson notamment, Raymond Williams enseigne dans les années 1950 à la Worker’s Educational Association, réseaux de cours du soir destinés à la classe ouvrière. [↩]
- NDT : Campagne pour le Désarmement Nucléaire unilatéral du Royaume-Uni. Edward P. Thompson ainsi que de nombreux autres intellectuels de la gauche britannique ont soutenu ce mouvement. [↩]
- NDT : Hugh Gaitskell, Leader du Labour Party de 1955 à 1963, représentant l’aile droite de celui-ci. [↩]
- NDT : Richard Crossman, animateur de la branche anti-communiste du Labour Party. [↩]
- NDT : Il s’agit d’un compte-rendu publié en 1961 dans le numéro 9 de la NLR [↩]
- Raymond Williams, The Long Revolution, Penguin, Harmondsworth, 1965, p. 30. [↩]
- Ibid., p. 61-62. [↩]
- Raymond Williams, Communications. Britain in the Sixties Series, Penguin, Harmondsworth, 1966 p. 18. [↩]
- Voir Lucien Goldmann, recherches dialectiques, Paris, Gallimard, 1959, p. 67. [↩]
- Raymond Williams, The Long Revolution, op. cit., p. 62. [↩]
- NDT : Christopher Caudwell est un penseur marxiste du début du XX° siècle dont la quasi-totalité des travaux ont été édités à titre posthume du fait de sa mort pendant la guerre d’Espagne, où il a combattu dans les Brigades Internationales. Illusion and Reality, publié chez MacMillian en 1937, est notamment une lecture de la poésie du XIX° siècle dans le cadre d’une analyse en termes de base et de superstructures. Ainsi, les formes poétiques répondraient directement aux déterminations économiques générales. [↩]
- Raymond Williams, The Long Revolution, op. cit., p. 131. [↩]
- NDT: Raymond Williams se réfère ici à la première partie de cet entretien. [↩]
- E.P. Thomson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Le Seuil, Points, 2012. [↩]
- Eric Hobsbawm, Industry and Empire, Londres, Penguin, 1999. [↩]
- Ibid., p. 34-35. [↩]
- Ibid., p. 35. [↩]
- Michael Orrom et Raymond Williams, Preface to Film, Londres, Film Drama, 1954, p. 21-22. [↩]
- Raymond Williams, Marxism and Literature, Londres et New York, Oxford University Press, 1977.p. 134. [↩]
- NDT: John Webster et Cyril Tourneur. Dramaturges anglais de la fin du XVI° et du début du XVII° siècle. [↩]
- Raymond Williams, The Long Revolution, op. cit., p. 63. [↩]
- Ibid., p. 297. [↩]
- NDT : Scrutiny: A Quarterly Review était un périodique littéraire fondé en 1932 par L.C. Knights et F. R. Leavis, que celui-ci dirigea jusqu’en 1953, date de sa dernière parution. [↩]
- Raymond Williams, The Long Revolution, op. cit., p. 14. [↩]
- NDT : Robert Peel. Éminent leader Tory au milieu du XIX° siècle, principalement connu pour son abrogation des Corn Laws protectionniste en tant que premier ministre. [↩]
- Voir Raymond Williams, Drama from Ibsen to Brecht, Londres, Hogarth Press, 1987. [↩]
- Voir Raymond Williams, Marxism and Literature, op. cit., p. 45. [↩]
- NDT : En 1833. [↩]
- NDT : Henry Mayhew et Charles Booth. On doit notamment au premier London Labour and the London Poor, publié en 1851, portrait des classes pauvres londoniennes à mi-chemin entre le journalisme et l’enquête sociale. Charles Booth a quant à lui produit entre 1892 et 1897 un immense travail de recherche intitulé Life And Labour Of The People In London, inspiré de la sociologie naissante. On y retrouve un nombre impressionnant de données ainsi qu’une cartographie précise, quartier par quartier, des niveaux de vie de ses habitants. [↩]