Pouvez-vous nous raconter les débuts de Jacobin ? Quel type de structure était-ce au départ et comment le titre s’est-il développé par la suite ?
L’idée m’est venue à l’été 2010. J’ai demandé à des amis et collaborateurs de gauche d’écrire des textes pour un premier numéro en ligne en septembre 2010, les publications numériques étant peu coûteuses et relativement faciles à gérer, même par une seule personne. On a commencé à croître et on a lancé la version papier fin 2010. Aujourd’hui, Jacobin est un projet complètement collectif. En dehors de moi, il y a une équipe permanente de trois éditeurs, le directeur artistique Remeike Forbes est aussi à temps plein, on a un responsable des groupes de lecture et de la diffusion ainsi que tout un réseau de bénévoles.
Pourquoi faire un magazine plutôt qu’un blog ?
Au début je trouvais que la forme blog était en quelque sorte trop individualiste. Je voyais des gens très bien devenir des voix solitaires de gauche à défaut d’un large écosystème radical. J’ai préféré l’idée de construire quelque chose de collectif et cohésif. Et puis on est passé au format papier parce que personne ne lisait le magazine en ligne. La logique était double : il y avait une telle quantité de magazines en ligne qui saturaient le marché que la parution papier pouvait apporter une plus-value à la revue. Il s’avère aussi que la vente du magazine physique et les abonnements payants ont généré des revenus. Autrement dit, on a lancé le magazine papier non pas en raison du succès du site mais au contraire en raison de son échec. Aujourd’hui, nous sommes structurellement assez solides pour avoir une équipe permanente et une infrastructure professionnelle. Mais, évidemment, on dépend toujours aussi d’un pool plus large de gens qui, par engagement politique, contribuent autant qu’ils le peuvent – une heure ou deux par semaine.
Combien avez-vous de lecteurs ?
Il y a un écart entre les chiffres de la circulation et ceux de l’abonnement. En plus de nos 10 000 abonnés, 2 000 magazines sont vendus en kiosques, à l’occasion d’événements ou en vente directe via notre site internet, et 2 000 autres sont offerts à nos lecteurs quand les numéros sont trop anciens. Donc cela fait une circulation totale de 14 à 15 000 exemplaire, sachant que la circulation payante est inférieure. En considération du fait qu’on ne comptait que 2 000 à 3000 abonnés il y a quelques années, c’est sur ce terrain-là que la croissance est la plus spectaculaire. Du côté du site internet, on compte environ 600 000 visites par mois. Notre lectorat en ligne est donc comparable aux grosses publications progressistes comme The New Republic ou le magazine un peu plus radical The Nation.
Les chiffres de la diffusion papier ne suivent pas pour plusieurs raisons : au fond, on est une revue qui fait semblant d’être un magazine sans proposer de gros discounts – de ce fait, on est peu présents en kiosques, on est un peu cher et le gros de notre contenu est gratuitement disponible en ligne. Les gens sont donc moins incités à s’abonner, sauf s’ils sont très politisés ou s’ils apprécient le magazine en tant qu’objet esthétique.
Avez-vous une idée du profil démographique de votre lectorat ?
On n’a jamais fait de sondage. Les publications qui en réalisent le font surtout pour les besoins des publicitaires. Comme nous ne vendons des espaces publicitaires qu’à des éditeurs de gauche comme Haymarket Books et la New Left Review, cela a moins d’intérêt pour nous. Mais d’après nos groupes de lecture (on en a plus de 60 dans le monde), je dirais que nos lecteurs sont majoritairement des gens qui ont dans les 20-30 ans, beaucoup de jeunes étudiants – je ne sais pas si c’est une bonne chose ou pas. En ce qui concerne le mouvement syndical américain, on trouve des lecteurs dans les groupes dissidents au sein des syndicats de profs. On organise beaucoup d’événements, on a coécrit un fascicule avec le syndicat enseignant de Chicago, un syndicat assez combatif, qui compte de nombreux militants de gauche radicale. Nombre de groupes de lecture Jacobin favorisent la thématique de la résistance aux réformes du système éducatif. Globalement, les syndicats qui nous lisent sont ceux du secteur public. Voilà l’analyse démographique que je peux faire : il y a pas mal de vieux révolutionnaires, beaucoup plus de personnes dans la vingtaine et de trentenaires que dans d’autres espaces de gauche mais peu de quadragénaires et de cinquantenaires. Ce qui rejoint en fait la démographie de la gauche aux États-Unis : on y trouve des jeunes qui se politisent à l’université ou juste après, et des vieux qui ont tenu bon mais, entre les deux, il y a un vide, ce moment où les gens sont davantage préoccupés par leur famille, leur travail, et par toute une série de contraintes de vie – ce qui permet d’expliquer l’état calamiteux de la gauche il y a une vingtaine d’années.
Cela pourrait être utile pour nos lecteurs français de donner une idée de cet « écosystème » que vous évoquez : quelles sont les autres publications de gauche et de centre-gauche avec lesquelles vous entretenez une relation à la fois de complémentarité et de concurrence ?
Aux États-Unis, on a un nuancier de publications qui couvrent l’intégralité du spectre de la gauche progressiste – de la tradition anticommuniste issue de la Guerre froide jusqu’à la tradition du mouvement ouvrier – mais il y a peu de revues qui cherchent à toucher le grand public et qui se réclament de la gauche révolutionnaire. Il existe bien sûr Socialist Worker et International Socialist Review qui sont associés à l’International Socialist Organization (ISO), un groupe américain trotskiste qui compte environ 1 000 membres. Mais ces espaces de publication s’adressent surtout aux adhérents du parti et au mouvement révolutionnaire existant. Jacobin cherche à atteindre un public de gauche plus large tout en s’ancrant sans complexe dans une analyse rigoureusement marxiste.
On publie donc des papiers qui pourraient aussi avoir leur place dans The Nation ou des publications plus petites qui privilégient les questions de classe telles que In These Times, voire les revues progressistes de tradition anticommuniste comme The New Republic, qui comporte de temps en temps de très bons articles de gauche. Mais ces revues sont issues de différents courants plus ou moins progressistes – le vieux Dissent, le petit journal d’Irving Howe par exemple, est issu d’un milieu plus social-démocrate – tandis que le marxisme de Jacobin est bien moins « révisionniste ».
Et je dirais que la ligne de partage avec une revue comme In These Times, qui est idéologiquement un peu plus proche de Jacobin que The Nation ou avec The New Republic, concerne le rapport au mouvement syndical. L’objectif de In These Times est de mettre la pression sur les dirigeants du mouvement syndical et de favoriser des alliances de centre-gauche. Nous ne sommes certes pas des syndicalistes révolutionnaires, mais nous nous identifions davantage avec des groupes de militants actifs au sein du mouvement syndical qu’on décrit parfois comme « lutte de classe ». C’est quelque chose d’assez proche de ce que représentait CORE (Congress of Rank and File Educators), le groupe qui fut dissident avant de prendre le contrôle du Syndicat des enseignants de Chicago, ou encore de ce que pouvait représenter Teamsters for a Democratic Union.
Donc sur ce type de questions, il y a peu de voix pour promouvoir l’activité militante de base du mouvement syndical. Les syndicats mainstream étant déjà attaqués et affaiblis, la plupart des revues de gauche n’osent pas en rajouter une couche en les critiquant.
Nous n’appelons pas à l’établissement d’un troisième parti sorti de nulle part, mais nous espérons et nous appelons à une possible rupture avec le Parti démocrate. Dans toutes les autres publications que j’ai mentionnées, tous les quatre ans, des articles appellent à apporter un soutien critique au parti du moindre mal. Jacobin affirme clairement qu’il nous faut autre chose et organise des débats sur les mesures concrètes à prendre à gauche pour y arriver. En premier lieu, on politise les gens dans un sens explicitement de gauche radicale, plutôt que dans un vague sens progressiste.
Perry Anderson a récemment comparé Jacobin à d’autres revues américaines, comme le magazine littéraire N+1, le plus radical Endnotes et la nouvelle mouture de Dissent magazine qui était auparavant associé à une gauche molle pro-sioniste. On peut aussi mentionner le magazine littéraire en ligne The New Inquiry, qui est basé à New York. Dans quelle mesure l’émergence de Jacobin s’inscrit-elle dans une tendance plus générale ?
De tous ceux que vous citez, le seul que le lis est Dissent. Je trouve Endnotes et The New Inquiry illisibles. N+1 est une bonne revue mais elle est l’héritière de l’ancienne Partisan Review, une publication littéraire new yorkaise qui est bien construite, esthétique et stimulante mais dont le point de départ reste très littéraire – quoiqu’ils se radicalisent. On collabore tout de même avec certains de leurs membres comme Benjamin Kunkel.
La circulation de Jacobin représente déjà 7 à 8 fois celle de Dissent et son lectorat en ligne est bien plus important aussi. Nous sommes une force motrice qui pousse tous ces gens à s’emparer du marxisme – et ce, non pas seulement de manière universitaire, mais en prenant aussi en compte l’héritage de figures de la Troisième internationale comme Lénine et Trotsky. Je trouve, notamment, que Jacobin et le magazine en ligne Viewpoint bénéficient mutuellement de leur présence respective. Viewpoint a une histoire plus intellectuelle et ancrée dans « l’autonomie » mais son contenu est excellent et je pense qu’il occupe une position que Jacobin n’occupe pas, en publiant des papiers théoriques un peu plus longs. Je situerais donc l’émergence de Jacobin dans ce petit milieu de revues de gauche là, aux côtés de Red Wedge, une revue culturelle, et Viewpoint, qui est plus théorique, plutôt qu’aux côtés des publications que vous évoquez : Dissent à cause de don histoire, de son positionnement politique et de son lectorat plus âgé; New Inquiry et N+1 parce qu’elles s’inscrivent dans une tradition plus littéraire et moins frontalement politiques.
On travaille par ailleurs fraternellement avec la vénérable revue semi-maoïste Monthly Review, le vieux Socialist Register fondé par Ralph Milliband, qui est basé au Canada et que dirigent aujourd’hui Leo Panitch et Greg Albo, ainsi que la New Left Review. Ce sont eux que je considère comme mes pairs et mes interlocuteurs, en partie parce que nous avons des publics différents, nous travaillons amicalement et nous coopérons de diverses façons. Certes, dans la presse progressiste, on nous associe à N+1 ou The New Inquiry, mais c’est parce qu’on se « ressemble » de loin : on est jeunes et basés à New York.
Et d’où vient le titre de Jacobin ? Le terme n’a pas la même signification en France et aux États-Unis…
Aux États-Unis, la plupart des gens n’associent pas le terme à un groupe politique particulier. Ça sonne vaguement radical. C’est parfois utilisé de façon péjorative pour décrire la droite extrémiste. On entend ainsi quelque fois parler du« jacobinisme radical » du Tea Party. Moi, j’avais juste entendu le mot étant enfant : mes parents, qui étaient arrivés de Trinité-et-Tobago en 1988, avaient quelques exemplaires de Black Jacobins de CLR James à la maison. En réalité, ce n’était pas plus réfléchi ou prémédité que ça ! Pour le directeur artistique Remeike Forbes qui est né en Jamaïque, le terme renvoie au même livre, donc notre logo représente Toussaint Louverture [NDLR : chef de la révolution haïtienne]. Peut-être que ce qui a pu jouer inconsciemment dans ce choix de nom, c’est aussi le fait que c’est plus facile de se référer à la révolution bourgeoise qu’à la révolution bolchévique. Quoique, « Bolshevik » ne serait pas mal comme titre en fait ! Pourquoi pas, un jour, si on arrive à dépasser un cap dans la lutte.
Peut-être est-ce trop intellectualiser, mais Jacobin peut être interprété comme un moyen de se distinguer de la tradition populiste américaine qui consiste à toujours tout ramener à la Révolution américaine. Un moyen un peu provocateur, en somme, de dire : nous sommes tout autant rattachés à la tradition révolutionnaire continentale ou européenne…
Quand on est de gauche dans un pays où la gauche est faible, on passe son temps, en bon internationaliste, à regarder vers l’extérieur. Mais grâce à notre tradition politique éclectique chez Jacobin, nous avons moins de réticences que les trotskistes par exemple à nous approprier certains aspects d’une tradition américaine plus large. On peut même aller voir du côté de la période du Front populaire américain, pour mieux comprendre comment intervenir au sein d’un espace public mainstream, tout en dénonçant la collaboration de classe du parti communiste et sa soumission à l’agenda de l’Union soviétique.
Jacobin serait l’américanisme du XXIe siècle ?
Exactement. Une de nos discussions récurrentes porte sur qui aurait dû gagner la Guerre d’indépendance américaine. On n’a jamais vraiment trouvé un point d’accord. Mais quand on parle de la Guerre civile américaine ou de la Seconde révolution américaine, il y a plus de consensus sur l’existence d’une histoire, d’une tradition de gauche qui renvoie au processus de radicalisation de masse qui a eu lieu pendant la Guerre civile, quand les esclaves ont fui pour rejoindre les troupes de l’Union, pour donner finalement naissance à la Reconstruction radicale. Je dirais que nous sommes liés à une tradition nationale radicale sans croire pour autant, comme le font les staliniens, qu’il existerait une bourgeoise nationale progressiste.
On a justement l’impression qu’à vos débuts, vous vous inscriviez beaucoup plus au sein de ce radicalisme américain, puis que vous vous êtes déplacé vers un point de vue marxiste plus assumé. Ce point de vue était-il présent dès le départ ? Et si non, pourquoi une telle évolution ?
C’est une bonne question. Les gens me font souvent cette remarque. Pourtant, mes idées ou celles des contributeurs n’ont pas du tout changé. Nous étions tous politisés depuis des années avant même la fondation de Jacobin. Je dirais qu’il s’agit en partie d’une erreur de notre part : en raison de l’afflux d’articles, certains ne sont pas suffisamment édités pour ne garder le jargon marxiste que lorsqu’il est indispensable au raisonnement. Ce jargon n’est pas compréhensible par tout le monde à gauche. C’est donc moins une question de contenu politique que de travail d’édition, de rhétorique. Mais il est vrai qu’il y a eu un changement dans le fait de dire plus explicitement que Jacobin était une revue révolutionnaire et marxiste [socialist en anglais] et de le rappeler plus souvent. C’est en partie le résultat de notre succès à la fois public et financier. Ce qui est l’inverse de ce qui se passe d’habitude : le succès ne nous a pas incité à être plus consensuels mais au contraire à être plus tranchants et audacieux. Il y a aussi le fait qu’au début, on cherchait à atteindre le lectorat progressiste. On réagissait donc au dernier article du Beltway, du magazine pro-démocrate Politico ou du bloggeur de gauche Matt Iglesias. On dialoguait avec des gens de centre-gauche comme le présentateur de MSNBC Chris Hayes – et on le fait toujours d’ailleurs. Discuter avec un intellectuel progressiste était un moyen d’attirer l’attention de ces courants et de les obliger à nous donner de la crédibilité et des clics pour développer notre propre audience.
Mais désormais, nous sommes assez gros pour arriver à produire du débat par nous-mêmes, même si ça reste important d’entretenir des relations avec la sphère mainstream. C’est d’ailleurs toujours le même dilemme pour la gauche : comment réussir l’exercice d’équilibriste entre le centre et la marge. Nous attaquons sans pitié la société dans laquelle nous vivons, qui engendre de la souffrance et de l’exploitation, mais nous aspirons à ce que nos idées deviennent dominantes un jour. Le sectarisme à tout-va et les invectives nous marginalisent ; mais trop d’opportunisme dissout ce qu’il y a de crucial dans notre critique et élimine tout espoir de vraiment changer les choses. Jacobin, comme tout le monde, jongle avec cet équilibre.
Soyons plus précis, politiquement. Certains des rédacteurs en chef et vous-même appartenez aux Democratic Socialists of Amercia (DSA). Pouvez-vous expliquer au lectorat français ce que représente cet espace politique ?
Les DSA sont beaucoup plus souples et ouverts que beaucoup de groupuscules de la gauche radicale aux États-Unis. Idéologiquement, on y trouve aussi bien des syndicalistes révolutionnaires auto-proclamés que des gens qui voteraient PS en France. J’avais rejoint sa branche jeunesse, les Young Democratic Socialists (YDS), qui est plus radicale, parce que je n’avais pas envie de rejoindre un groupuscule à ce moment-là. J’étais sans doute plus proche, politiquement, de Solidarity, une organisation de tradition trotskiste mais aux pratiques plus souples que d’ordinaire. Je ne voulais pas rejoindre l’International Socialist Organization (ISO), qui est un groupe trotskiste plus traditionnel. Les DSA étaient pour moi un moyen plus aisé d’avoir un rapport militant et informel avec d’autres activistes de gauche, même si leur ligne ne correspondait pas exactement à mon propre positionnement politique. Des gens comme Chris Maisano ou Peter Frase, qui étaient présents dès le départ à Jacobin, étaient également actifs aux DSA. Étant un peu plus âgés que moi, ils ont participé à ma formation politique et nous partageons tous une perspective syndicale qui est en réalité plus proche de Solidarity et de Labor Notes. Mais il fait reconnaître que les DSA ont le mérite d’être une organisation démocratique qui ne nous exclura jamais pour avoir émis des opinions contraires aux leurs.
Et quel est le profil des membres de sa branche jeunesse ?
Sur le papier elle compte environ 6000 membres. Le nombre de militants vraiment actifs et impliqués sur place s’élève à quelques centaines aux DSA et à environ 200 aux YDS. Les DSA sont attractifs chez les jeunes dans les campus où ils sont la seule « offre » politique de gauche.
Il faut quand même ajouter que certains de nos rédacteurs en chef sont issus d’autres traditions que les DSA. Scott McLemee et Jonah Birch, par exemple, appartiennent à l’ISO ; Micah Uetricht est membre de Solidarity. Au fond, je dirais que la gauche américaine est si petite et fragmentée qu’on ne peut pas se permettre d’être sectaires. D’ailleurs, sur cet aspect, quand on compare ce qu’on arrive à faire aujourd’hui à la situation d’il y a 10 ou 15 ans, Jacobin témoigne du fait qu’on travaille beaucoup plus facilement qu’avant avec tout un nuancier de courants de gauche radicale.
Donc vous n’êtes pas particulièrement admiratif du fondateur des DSA Michael Harrington et de cette tradition ?
On pourrait dire que je suis particulièrement proche de la dernière période de Michael Harrington. Son style est excellent et sa pensée extrêmement claire. J’offre souvent ses livres, comme Socialism: Past and Future, en guise d’introduction à la pensée radicale. De mon point de vue, Harrington a mieux compris certains points cruciaux du marxisme que ce qu’on veut bien admettre. Mais sa trajectoire politique s’est écartée du référent marxiste en raison du contexte de l’époque, qui se caractérisait par un État social fort et une tradition social-démocrate encore vivante. Dans ces conditions, on peut comprendre qu’il ait été attiré par le Plan Meidner – le fond de retraite suédois géré par les syndicats –, alors que moi, né en 1989 et ayant été politisé bien après la droitisation de la social-démocratie, j’aurais du mal à être « Harringtonien ». Sa stratégie de soutenir la gauche travailliste au sein du parti démocrate pour tenter de réaligner le parti pouvait avoir du sens entre les années 1970 et 1980, quand il semblait y avoir une certaine énergie militante au sein de ces secteurs. Mais cette stratégie s’est avéré être un impasse, qui ne parle plus aux jeunes lecteurs de Jacobin.
Certains en Europe sont surpris par vos références positives à la « social-démocratie » et à l’eurocommunisme, dont l’héritage politique est pourtant peu glorieux… Pouvez-vous préciser votre relation à ces traditions ? Cela ressemble un peu à une provocation de votre part…
Je me décrirais comme révolutionnaire, mais cela ne signifie pas qu’il soit sans intérêt pour moi de comprendre ce que la social-démocratie a pu représenter, et saisir ainsi à quelles limites son aile gauche a été confrontée. De ce point de vue, il faut noter que la gauche de la social-démocratie n’a pas seulement eu à pâtir de la branche répressive de l’appareil d’État, mais surtout de la capacité du capital à investir ou pas. C’est une contrainte à laquelle n’importe quel gouvernement de gauche radicale, qui n’aspirerait pas seulement à administrer l’État bourgeois, ne manquerait pas d’être confronté. L’eurocommunisme a encore plus de tares. Je suis d’accord avec l’analyse d’Ernest Mandel dans From Stalinism to Eurocommunism, mais dans le contexte américain, il est utile de réfléchir à certaines leçons positives que l’on peut tirer de l’expérience italienne – la construction d’un parti de masse, le maintien d’une opposition radicale hors du pouvoir.
On a parlé de vos relations avec les militants, mais quelle est votre conception, à Jacobin, de l’articulation entre théorie et pratique ?
Jacobin est une revue assez singulière, dans la mesure où elle n’est ni une revue mouvementiste qui ferait des reportages, ni une revue théorique comparable à Historical Materialism. Elle essaie de couvrir le mouvement sans tomber dans le compte-rendu anecdotique des événements. D’autres publications ont les ressources pour le faire mieux que nous. Il est difficile aussi d’être un journal de mouvement sans mouvement. C’est le piège dans lequel tombent beaucoup de publications comme The Nation ou In These Times. En revanche, on essaie d’être accessible et d’avoir une diffusion assez large, ce qui nous différencie des revues théoriques. Donc on est dans un entre-deux, avec tantôt une vraie enquête journalistique, tantôt un papier d’analyse poussée très long. Tout le monde n’est pas obligé de tout lire. Certains liront Jacobin et sauteront l’entretien de 18 000 mots de Sébastien Budgen avec des membres de la Platefome de gauche de Syriza. Et d’autres viendront à Jacobin précisément pour ces articles-là et sauteront le reste. On n’attend de personne qu’il ou elle lise consciencieusement chaque article de chaque numéro du début à la fin. Mais ce qui est sûr, c’est que tous les articles viennent du même bord politique. De ce point de vue, je parlerais moins d’une ligne éditoriale que d’une « boîte » : certaines idées sont bannies de notre revue, mais beaucoup d’idées sont les bienvenues et nous voulons le plus grand débat possible au sein de cette « boîte ». Nous publions des auteurs issus de la gauche radicale, qui conçoivent le changement social à travers la lutte des classes, et l’émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes. Mais on ne refusera pas quelqu’un parce qu’il aurait une vision de la crise économique en terme de « sous-consommation », ou je ne sais quoi. On est plus flexible de ce point de vue-là que beaucoup d’autres publications d’extrême gauche.
Pouvez-vous nous en dire plus sur les groupes de lecture ?
Au départ, les groupes de lecture ont été fondés par des lecteurs dans diverses villes. Les premiers, à Boston et à Washington DC, ont été lancés sans même qu’on le sache. Puis, on a vu que ces groupes attiraient beaucoup de monde et qu’ils offraient un espace précieux de discussion. Beaucoup des participants étaient déjà impliqués dans des groupes militants ou des syndicats mais ne s’identifiaient pas explicitement à une tradition révolutionnaire. Les groupes Jacobin leur donnaient l’occasion de rencontrer d’autres camarades de la gauche radicale, de discuter du socialisme, sans avoir à prendre leur carte dans un groupe constitué. J’imagine qu’une petite fraction des membres des groupes de lecture reçoivent aussi une vraie formation politique, mais ces groupes de lecture sont censés être des points d’entrée plus accessibles. Par ailleurs, il est vrai qu’on ne voulait pas que les lecteurs se considèrent comme de simples consommateurs du produit Jacobin, dont ils apprécieraient l’esthétique par exemple. De même, on ne voulait pas se considérer comme de simples fournisseurs d’un produit éditorial. On a donc pensé que le fait de rencontrer les lecteurs permettrait de les impliquer bien plus profondément et activement qu’en achetant la revue papier. On veut que les gens lisent Jacobin parce qu’ils se considèrent comme radicaux et qu’ils partagent nos objectifs politiques. Par ailleurs, il est plus facile pour nous de laisser ces 65 groupes répartis dans le monde entier s’organiser eux-mêmes pour se réunir tous les mois que de prendre en charge nous même la coordination de 65 événements dans 65 villes.
Mais vu le vide qui existe dans la gauche américaine, et vu le léger regain du mouvement social, comment allez-vous faire pour résister à la pression de ceux qui vous demandent ou demandent à vos groupes de lecture de prendre position sur tel ou tel sujet politique ? Comment allez-vous résister à la pression de devenir un parti ?
Les groupes sont très décentralisés et autonomes. Neal Meyer, le coordinateur des groupes de lecture, leur donne quelques consignes et conseils pour se lancer. Mais ceux qui font le travail éditorial à Jacobin sont complètement déconnectés des groupes de lecture. Moi-même je connais moins bien ces groupes que les militants de gauche qui y participent. Nous ne risquons donc pas de tomber dans un écueil mouvementiste dans un avenir proche. Je pense que ceux qui ont un penchant activiste sont déjà membres de petits groupes et n’ont pas intérêt à nous proposer d’en devenir un. À long terme, ce ne serait pas forcément une mauvaise chose que ceux qui sont les plus actifs dans les groupes de lecture de Jacobin ou dans d’autres groupes alimentent un projet plus vaste. Mais je ne pense pas que nous soyons équipés pour le faire. Nous n’avons pas les compétences de cadres d’organisations politiques. L’un des objectifs serait d’avoir un jour une organisation plus grande, plus dynamique à gauche, mais il faut en penser sérieusement les conditions de possibilité, pour que cette formation ne soit pas une secte de plus, légèrement plus grande. Je n’ai pas la réponse mais je sais qu’aujourd’hui les conditions ne sont pas réunies.
Une question qui touche au contexte français : Jacobin a réagi aux attaques de Charlie Hebdo d’une manière assez tranchante. Pouvez-vous nous en dire plus sur la manière dont vous appréhendez l’islamophobie ?
Il y a beaucoup d’opinions distinctes sur cette question à Jacobin. Pour ma part, j’ai été influencé par une tendance dominante de la gauche anglo-américaine vis-a-vis de l’islam politique qui est celle du Prophète et le prolétariat de Chris Harman et de la tradition issue du Socialist Workers’ Party (International Socialist Tendency). J’ai eu l’impression que le débat autour de Charlie Hebdo avait été obscurci par la question de la liberté d’expression alors que pour moi, cette question n’est pertinente que pour parler d’acteurs étatiques, de mouvements extra-parlementaires bénéficiant de la protection de l’État ou encore d’acteurs qui se conduisent comme des États, comme l’Organisation État islamique. Là où se pose la question de la liberté d’expression, c’est dans la manière dont l’État français gère le dissensus ou la liberté de manifester. On a par exemple pu constater que le gouvernement français a fait interdire certaines manifestations contre les bombardements de Gaza l’été 2014. En ce qui concerne l’attaque de Charlie Hebdo, c’était pour moi une tragédie, pas un problème de liberté d’expression. En tout cas pas quelque chose qui justifiait des manifestations massives de solidarité au nom de la liberté d’expression. Au-delà de la réaction de tristesse légitime après la mort des victimes, la question principale qu’on se posait, comme sans doute se posait (ou aurait dû se poser) la gauche française, était : comment les meurtriers ont-ils fini sous l’influence de courants islamistes et pourquoi la gauche n’a-t-elle pas plutôt été capable de les séduire avec un véritable programme de libération.
Ce qui nous amène à la question de la race et du racisme. Il se trouve que ce sont des enjeux cruciaux dans les médias progressistes américains, alors qu’ils sont à peu près totalement secondaires en France. Comment Jacobin se positionne-t-il par rapport aux « politiques identitaires » qui dominent le débat à gauche sur la race aux États-Unis ?
Je ne suis pas certain que les politiques identitaires progressistes soient si dominantes que ça. Et c’est très difficile de définir ce que seraient de telles « politiques identitaires ». Certains vont bêtement utiliser ce terme pour parler des luttes pour les droits reproductifs et de tout ce qui ne serait pas directement lié aux questions de classe « strictes ». Je dirais pour ma part qu’on a besoin de politiques anti-oppression : tous les segments de la classe ouvrière sont, par définition, opprimés. Mais il y a des oppressions spécifiques au sein de la classe ouvrière et Jacobin, comme l’ensemble de la gauche, soutient tout mouvement qui lutte contre ces oppressions. Les dernières grandes vagues de protestations aux États-Unis visaient la violence étatique et policière contre la classe ouvrière noire. Toute la gauche était unanime pour les soutenir. Le mouvement Black Lives Matter a été exemplaire à ce titre.
Mais en ce qui concerne l’expression « politiques identitaires », les commentateurs l’utilisent souvent de manière péjorative pour décrire ce que l’on n’aime pas sans lui donner un sens analytique très précis.
Il existe aussi une sphère plus vaste de « politiques d’indignation » telles qu’on en trouve sur salon.com, un site sans grande consistance politique qui cherche juste à monter en épingle n’importe quelle controverse. Au fond, je ne sais pas dans quelle mesure ces courants existent réellement dans la vie politique et militante. Je crois que ça ne concerne qu’une petite couche de commentateurs progressistes et que cela traduit au pire une défaite de la gauche, le manque de cadres alternatifs auxquels se raccrocher. La raison d’être de Jacobin est de contribuer à un cadre et un discours alternatifs. C’est précisément parce qu’on prend au sérieux les problèmes de racisme et de sexisme que l’on ne se contente pas de la « théorie du privilège » pour en parler, et qu’on cherche plutôt à bâtir des analyses et des mouvements pertinents pour les combattre réellement – et pas pour avoir davantage de « diversité » au sein des élites.
Pour finir, pourriez-vous donner des conseils stratégiques ou tactiques aux lecteurs français pour « faire passer » des idées révolutionnaires dans un climat d’adversité ? Il semblerait que Jacobin ait réussi à le faire notamment grâce à un sens de l’esthétique mais aussi grâce à certaines techniques spécifiques.
Je suis désolé de ne pas assez bien connaître le contexte français pour pouvoir donner des conseils ciblés mais, de loin, j’ai l’impression que c’était plus facile pour nous de faire ça aux États-Unis parce que la gauche y est très faible et marginalisée. Il est plus compliqué d’exister comme espace éditorial indépendant quand la gauche est assez importante pour avoir de vifs débats internes et une présence nationale, mais qu’elle demeure trop petite pour dominer ou influencer le débat public, comme en France ou en Allemagne. En tout cas, l’une des clés du succès de Jacobin est la certitude que nos idées prennent racine dans les conditions matérielles de la grande majorité des gens, et qu’il doit nécessairement exister un public pour ces idées. La barre est plus haute en France, beaucoup de gens étant déjà politisés, mais beaucoup d’autres ne le sont pas. Suivre l’exemple de Jacobin, c’est prendre conscience du fait que le potentiel pour les revues et les organisations de gauche dépasse largement l’écosystème de gauche existant. Et c’est aussi, tout bêtement, faire du bon travail, être compétent. Le design « de gauche » ou le secrétariat d’édition « de gauche » n’existent pas : on est sérieux ou on ne l’est pas, c’est tout.
Entretien mené par Sebastian Budgen et Félix Boggio Éwanjé-Épée, retranscrit par Crystal Stella Becerill et Héctor A. Rivera, et traduit de l’anglais par Laura Raim.