La nature du capital : un entretien avec Jason W. Moore

L’écologie politique affirme généralement vouloir protéger ou sauvegarder la nature. Pour Jason W. Moore, un tel objectif repose sur une opposition abstraite entre « la Nature » et « la Société », dont on retrouve les traces dans l’hypothèse récente de l’anthropocène, ou dans l’idée qu’il y aurait, à côté des crises économiques et politiques, une crise environnementale. Pour Moore, il n’y a qu’une seule crise : celle du capitalisme, qui dépend vitalement pour son accumulation de l’extraction de ressources, de l’appropriation d’énergie non payée et de l’exploitation des corps, c’est-­à-­dire de tout ce qu’on range habituellement sous la catégorie de « Nature ». Il nous faut donc intégrer le capitalisme dans la nature, et la nature dans le capitalisme, afin de faire émerger les objectifs communs aux luttes anticapitalistes, écologistes, féministes et antiracistes.

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Kamil Ahsan : qu’est-ce qui vous a poussé à écrire Capitalism in the Web of Life ?

Jason W. Moore : Je voulais fournir un cadre qui puisse nous permettre de comprendre l’histoire des cinq derniers siècles à la lumière de la crise que nous subissons aujourd’hui. Ces quatre dernières décennies, nous avons analysé la crise en fonction d’une « arithmétique verte ». Alors qu’on range toutes les crises économiques ou sociales (ou à tout autre type de crise) dans la même catégorie, nous avons rangé la crise écologique – eau, énergie, climat – sous une autre catégorie.

Donc, pendant les quatre dernières décennies, environnementalistes et autres radicaux ont sonné l’alarme quant à ces crises sans jamais réellement se demander comment les penser ensemble. Les penseurs de l’environnement ont dit une chose en en faisant une autre – ils ont proclamé que les hommes étaient une partie de la nature et que tout dans le monde moderne se basait sur notre relation à la biosphère, mais ensuite, quand ils ont eu à organiser, à analyser les choses plus avant, ils en sont arrivé à parler de « la Société et la Nature », comme si leur relation n’était pas aussi intime, directe, immédiate qu’ils le disaient d’abord.

KA : ce livre part de la prémisse selon laquelle nous devons renoncer au dualisme « Nature/Société » qui a tant prévalu dans la pensée rouge et verte. D’où vient ce dualisme et pourquoi faut-il le tenir pour artificiel ?

JWM : L’idée que les humains sont en dehors de la nature a une longue histoire. C’est une création du monde moderne. De nombreuses civilisations avant le capitalisme ont eu le sentiment que les hommes étaient une espèce à part mais aux 16e, 17e et 18e siècles, une idée très puissante a émergé et s’est implantée au travers de la violence impérialiste, de la dépossession des paysans, et de toute une série de recompositions de ce que signifie être humain, en particulier avec les divisions de race et de genre : l’idée selon laquelle il y avait quelque chose comme une « société civilisée » pour reprendre l’expression d’Adam Smith, qui incluait seulement certains humains.

La plupart des hommes étaient encore catégorisés sous le concept de « Nature », autrement dit, ils étaient considérés comme des forces devant être contrôlées, dominées, mises au travail – et donc civilisées. Cela peut sembler très abstrait, mais le monde moderne se basait réellement sur cette idée que certains groupes d’hommes pouvaient prétendre à faire partie de la « Société » mais que la plupart appartenaient à la « Nature », avec un grand N. C’est une idée très puissante. Elle ne s’est pas imposée simplement parce que des scientifiques, cartographes ou dirigeants coloniaux ont décidé qu’il s’agissait d’une bonne idée, mais du fait d’un vaste processus qui englobe le marché et l’industrie, l’empire et les nouvelles visions du monde qu’accompagne une conception étendue de la révolution scientifique.

Cette opposition de la Nature et de la Société est profondément enracinée dans d’autres dualismes propres au monde moderne : le capitaliste et le travailleur, l’Occident et le reste, les hommes et les femmes, les noirs et les blancs, la civilisation et la barbarie. Tous ces dualismes trouvent leur véritable fondement dans le dualisme Nature/Société.

KA : en quoi la remise en cause de ce dualisme vous semble-t-elle importante, en particulier, lorsqu’on la formule à partir de votre nouvelle compréhension du capitalisme comme étant « co-produit » par l’homme et par des natures extra-humaines ?

JWM : Il faut reconnaitre que le capitalisme est co-produit par l’homme et par le reste de la nature, en particulier si l’on veut comprendre l’avènement de la crise actuelle. Habituellement, on pense les problèmes du monde actuel à partir, d’un côté ,des crises sociales, économiques et culturelles comprises sous la catégorie globale de « crises sociales » et, de l’autre, à partir des crises écologiques (le climat et autre). Ce n’est qu’aujourd’hui qu’on se rend de compte du fait qu’on ne peut pas parler des unes sans parler des autres, mais en réalité, il en a toujours été ainsi.

Il nous faut dépasser ce dualisme pour nous rendre capables de comprendre la crise actuelle, une crise singulière qui s’exprime de multiples manières. On peut penser notamment à la financiarisation, qui semble en être une expression purement sociale, mais aussi à la potentielle extinction de la vie sur terre, qui semble en être une expression purement écologique. En réalité, ces deux moments sont intimement liés de diverses façons qu’il convient de mettre en évidence.

Une fois qu’on a saisi la centralité de ces relations, on commence à comprendre en quoi Wall Street est une institution qui, d’une certaine manière, organise la nature. On peut alors considérer l’avènement des difficultés actuelles – récemment par exemple, l’effondrement des marchés boursiers chinois et américains – comme relevant d’autres difficultés encore plus considérables liées au climat et à la vie sur terre, et cela, même les économistes radicaux ne sont pas prêts à le reconnaître. Cette reconnaissance a pourtant des conséquences politiques. On voit apparaitre aujourd’hui des mouvements – comme les mouvements la justice alimentaire – qui affirment la nécessité de comprendre que le droit à la nourriture est un droit qui a un sens écologique, mais aussi un sens culturel et démocratique, qui ne peuvent être pensés séparément les uns des autres.

Le problème de la « l’arithmétique verte » du dualisme Société/Nature réside dans cette étrange séparation de la justice environnementale d’avec la justice sociale, du développement durable d’avec le développement social, de l’impérialisme écologique d’avec l’impérialisme ordinaire. Pourtant, quiconque connait l’histoire de l’impérialisme sait qu’il implique les questions suivantes : « qui allons-nous choisir de valoriser ? », « quels groupes de la société va-t-on privilégier ? ». Dès lors qu’on renonce à cette promiscuité adjectivale, on comprend que l’impérialisme a toujours été lié à la façon dont l’homme et le reste de la nature sont compris l’un dans l’autre.

Concrètement, je crois qu’on pourrait commencer par forger de nouvelles alliances entre les différents mouvements sociaux mondiaux qui sont, à l’heure actuelle, déconnectés les uns des autres : entre les mouvements paysans et les mouvements ouvriers, entre les mouvements féministes et les mouvements pour la justice raciale. Ils ont des racines communes. Il est de la plus grande importance de reconnaitre la réalité de ce que j’ai appelé le « métabolisme singulier » des hommes dans le tissu de la vie (Web of life); cela nous autorise à mettre en place des liens entre les moments sociaux et les moments écologiques.

KA : contre l’analyse binaire à laquelle nous conduit le dualisme Nature/Société, vous proposez un nouveau type de synthèse : l’oikeios. De quoi s’agit-il et en quoi cela peut-il autoriser une analyse plus profonde du capitalisme ?

JWM : Au cœur de la pensée radicale réside quelque chose qui va à l’encontre de mon insistance sur l’histoire et les relations entre les hommes et le tissu de la vie. Il s’agit de cette idée centrale d’une Nature qui serait extérieure aux rapports humains, qui serait pure ou sans histoire. Cette idée de la Nature accompagne l’injonction selon laquelle il nous faudrait la protéger, sans quoi, nous irions tout droit vers l’apocalypse. En ce sens elle est correcte, mais elle conduit à ce que les radicaux ont toujours bien su promouvoir : une compréhension erronée du système.

Les radicaux parlent bien d’interaction entre les hommes et le reste de la nature, mais ne considèrent pas le rapport de production vitale qui produit à la fois l’environnement et les espèces. L’humanité évolue à travers une série d’activités qui produisent l’environnement et qui transforment non seulement les paysages mais aussi la biologie humaine. Par exemple, la domestication du feu conduit et au développement de systèmes digestifs plus petits et à l’utilisation du feu comme une sorte d’estomac externe.

L’une des idées principales de ce livre est que même si la Nature en général existe à travers des motifs relativement constants – le motif de la rotation de la Terre autour du soleil – elle est aussi historique.

En parlant d’oikeios on assigne un nom à ce rapport de production vital qui génère de multiples éco-systèmes (y compris celui des hommes). Les hommes en tant qu’ils produisent sans cesse leur propre environnement, produisent en même temps leurs propres rapports sociaux, et leur propre constitution biologique. Les structures de pouvoir et de production (et surtout les structures de reproduction) constituent une partie de l’histoire de la production des paysages et des environnements et de la manière dont ils nous produisent en retour. Cependant, notre vocabulaire, nos concepts sont empêtrés de ce dualisme. Nous devons le briser et proposer de nouveaux concepts.

KA : très vite dans le livre vous vous référez à l’observation de Marx selon laquelle l’industrialisation transforme « le sang en capital ». Vous poursuivez en parlant de la terrifiante conversion du travail de toutes les formes de nature en valeur. Historiquement, quelles sont les formes de nature que le capitalisme s’est appropriées et comment qualifieriez-vous sa tendance actuelle à l’égard des natures non encore exploitées ?

JWM : Le capitalisme est un système étrange car il n’est pas anthropocentrique au sens où les écologistes entendent ce terme. Il est anthropocentrique en un sens étroit, quand on considère le travail humain à l’intérieur du système marchand, c’est-à-dire en tant qu’il est basé sur l’exploitation : le travailleur travaille quatre heures pour toucher son propre salaire et entre quatre et dix heures supplémentaires pour le capitaliste. C’est la dimension sur laquelle insistait Marx, mais il avait également perçu l’existence d’un ensemble de dimensions plus large.

Le capitalisme traite une partie de l’humanité comme sociale – celle qui existe à l’intérieur du rapport monétaire, et s’y reproduit. Cependant – et il s’agit là d’un aspect moins intuitif – le capitalisme est également un îlot de production et d’échange de marchandises au sein d’un paysage plus large d’appropriation de travail/énergie non-payé. Tout procès de travail – celui disons d’un travailleur chinois de Shenzhen ou d’un ouvrier automobile de Détroit il y a 70 ans – repose sur l’appropriation d’un travail/énergie non payé fournit par le reste de la nature. Le capitalisme est avant tout un fantastique système destructeur qui « s’approprie les femmes, la nature et les colonies » pour utiliser la formule remarquable de Maria Mies.

Le problème du capitalisme aujourd’hui est que les opportunités d’appropriation de travail gratuit – celui des forêts, des océans, du climat, des sols ou des êtres humains – se réduisent dramatiquement, alors même que la masse de capital parcourant le monde à la recherche de lieux à investir est de plus en plus grande. Ce livre considère la dynamique présente du capitalisme en tant qu’elle entretient une situation qui sera de plus en plus instable au cours des prochaines décennies. On a d’un côté cette masse énorme de capital demandant à être investie et de l’autre cette réduction considérable des opportunités d’exploitation de travail gratuit. Cela signifie que le capitalisme doit commencer à payer les conséquences de ses propres agissements, à savoir le rétrécissement de ses possibilités d’investissement. Il se retrouve ainsi avec tout cet argent dont il ne sait que faire.

La critique radicale souligne en ce sens deux directions parallèles. D’une part, celle selon laquelle le monde court à sa fin : c’est l’idée d’apocalypse planétaire de John Bellamy Foster. D’autre part, l’idée que le capitalisme se confronte de plus en plus aux problèmes de la sous-consommation et de l’inégalité. Prises séparément, chacune de ces idées se révèle cependant unilatérale ; il faut par conséquent réussir à les penser ensemble. Lorsqu’on intègre l’écologie à la théorisation de la crise économique ou à l’analyse de l’inégalité sociale, notre compréhension de cette crise et de cette inégalité change, et inversement. Ainsi, la question centrale de l’inégalité sociale (qu’il s’agisse d’une inégalité de classe, de race, ou de genre) a tout à voir avec la façon dont le capitalisme organise le tissu de la vie.

KA : Concentrons-nous à présent sur le procès de travail, le lieu privilégié de l’exploitation capitaliste dans la pensée marxiste classique. Vous affirmez que Marx avait pressenti que ce n’est pas seulement le travail salarié, mais aussi le travail et l’énergie non payés des êtres humains ainsi que des natures non-humaines qui sont centraux dans le capitalisme. Vous avez en outre remarqué que nous vivions dans un monde où l’on joue de plus en plus les salaires et les emplois contre le climat, ce qui constitue selon vous une fausse dichotomie. Comment peut-on se débarrasser de cette binarité que vous cherchez à remettre en question ?

JWM : J’ai été prendre au cœur de la théorie marxiste de quoi forger une nouvelle interprétation en accord avec la pensée de Marx lui-même. La valeur est l’une des choses les plus ennuyeuse dont puisse parler un marxiste – quand j’entends les mots « loi de la valeur » mes yeux commencent inévitablement à se fermer. Cependant, il est vrai que toute civilisation valorise la vie d’une certaine manière. Il ne s’agit pas simplement d’une caractéristique propre au seul capitalisme. La spécificité du capitalisme réside dans le fait que nous pensons que la productivité du travail au sein des rapports monétaires est la seule chose qui compte, ce qui nous conduit à dévaluer le travail des femmes, de la nature ou des colonies. Il s’agit d’un retournement de l’argument marxiste habituel. Il y a dans le capitalisme, une forme de loi de la valeur qui est une loi de « la nature bon marché (cheap nature) » ou une qui dévalue le travail des humains et du reste de la nature.

J’ai grandi dans le Nord-Ouest Pacifique au moment du déploiement de ce type de politiques. D’un côté il y avait les conservateurs, qui voulaient, à juste titre, protéger les forêts anciennes, et de l’autre, la bourgeoisie (mais aussi des organisations syndicales) qui disait « d’accord, mais nous avons besoin de travail ».

Tout cela est en train de changer. Il est de plus en plus évident, même pour la plupart des grandes entreprises, que le changement climatique va profondément altérer les conditions à partir desquelles faire du profit. On le remarque à propos de l’alimentaire. Le monde moderne dépend largement de la nourriture bon marché, et l’on ne peut la produire qu’à certaines conditions : il faut un climat très régulier, de nombreuses terres à disposition, et du travail à bas prix. Cependant, on assiste à l’émergence du mouvement pour la souveraineté alimentaire selon lequel il n’y a plus de travail ni de moyen de faire produire la nature gratuitement plus qu’elle ne le fait déjà et cela, dans la mesure où le temps est venu de payer le prix de la façon dont on a traité l’atmosphère, à savoir comme une décharge à pollution.

On remarque quelque chose de similaire, en Californie par exemple, où la sécheresse a été si terrible – la pire en 1200 ans a-t-on dit – que les profits des récoltes agricoles risquent de disparaître complètement dans les prochaines décennies. Ainsi, l’accélération du changement historique tend, de plusieurs point de vue, à rendre obsolète le discours qui oppose « le travail et l’environnement ».

KA : Pour vous, l’appropriation d’un travail non-payé socialement nécessaire fait partie intégrante du modus operandi du capitalisme, et c’est ce que la pensée rouge et verte a généralement ignoré. Pouvez-vous donner quelques exemples ?

JWM : La première chose à remarquer est que le mythe organisateur le plus puissant de la pensée verte et de l’activisme environnemental lors des quatre dernières décennies est le mythe de la Révolution Industrielle. Il s’agit aujourd’hui de l’argument de l’ « anthropocène » selon lequel tout ce qu’il y a de mauvais dans le changement climatique remonte à l’Angleterre des années 1800, à la machine à vapeur et au charbon. Ce n’est pas tout à fait juste, mais cette idée participe de la façon dont on pense le monde moderne et en particulier la crise environnementale.

En réalité, l’avènement du capitalisme apparaît plus clairement aux 15e, 16e, et 17e siècles à travers la manière dont les paysages et les hommes se sont transformés. On a assisté entre 1450 et 1750 à une révolution sans précédent (de par son ampleur, sa rapidité et son étendue) dans la manière dont on produisait l’environnement.

Cette révolution s’est exprimée de la façon la plus dramatique dans la conquête des Amériques qui a été bien plus qu’une simple conquête militaire ou qu’un génocide (même si ces aspects ont toute leur importance). Le Nouveau Monde est alors devenu, à tous points de vue, un terrain propice au développement du capitalisme industriel. On le voit naitre avec les plantations de sucre, puis très rapidement, avec l’exploitation minière de l’argent, à Potosi (en Bolivie aujourd’hui), en Espagne (au Mexique aujourd’hui). On a mis en place de grandes opérations de production, au moyen de nombreuses machines, on a écoulé beaucoup d’argent, on a soumis les travailleurs au temps et à la tâche, et tout cela afin de s’approprier le travail de la nature gratuitement ou à très bas prix pour pouvoir en tirer quelque chose qui puisse s’acheter et se vendre.

Cela a détruit les sols et les zones montagneuses des Andes par exemple, qui étaient complètement dépourvues d’arbres, entrainant par là une terrible érosion du sol. Mais des conséquences désastreuses s’en sont également suivies pour les humains impliqués dans ce processus. Dans la vice-royauté du Pérou, par exemple, aux 16e et 17e siècles, les castillans et les espagnols avaient une expression spéciale pour désigner les indigènes : les « naturales ». Ces travailleurs et indigènes étaient considérés comme appartenant à l’ordre de la nature.

On trouve le même type de phénomène avec l’esclavage des Africains. Le développement du commerce des esclaves est inséparable des plantations de canne à sucre et cela est très révélateur : non seulement on s’est approprié les sols et les forêts du Nouveau Monde et on les a exploité jusqu’à l’épuisement, mais les esclaves africains eux-mêmes ont été traités comme constituant une partie de la nature et non comme des hommes appartenant à une société. On s’est approprié sans distinction et le travail des africains et le travail des sols et des forêts. C’est sur cette base qu’un nouveau rapport à la nature a émergé, et ce rapport n’est pas sans lien avec l’économie.

Chaque fois que de nouveaux empires se sont constitués, l’empire des Portugais sur le Nouveau Monde et l’Océan Indien, celui des Allemands, des Espagnols, la première initiative était la collecte de tous les biens naturels qu’on pouvait trouver, incluant les hommes, et leur codification, leur rationalisation. Ainsi, on assista à des processus extraordinaires de mobilisation de travail non payé au service de la production et de l’échange de marchandises. La première chose que souhaite tout capitaliste ou tout pouvoir colonial, c’est d’investir une petite quantité d’argent, et d’en obtenir en retour une grande quantité d’énergie, sous forme d’argent, de sucre et plus tard avec la Révolution Industrielle de tabac et de coton. C’est sur le même type de processus que toute avancée technologique (la machine à vapeur, ou avant elle, les innovations nautiques) s’appuie : la mise en place de nouveaux moyens d’obtenir gratuitement ou à bas prix, à grande échelle, les fruits du travail de la nature. On peut en dire autant du pétrole, au siècle dernier.

KA : En quoi consiste votre critique de l’anthropocène et en quoi ce type d’analyse constitue-t-elle un obstacle à une véritable analyse historique du capitalisme ?

JWM : Il faut distinguer deux usages de ce terme. Le premier correspond à la manière dont on utilise le concept d’anthropocène lors d’une discussion qui se veut culturelle, le genre de conversations qu’on a à la cafétéria. En ce sens, l’anthropocène a la vertu de poser une question importante : comment les humains s’inscrivent-ils dans le tissu de la vie ? Cependant, le concept ne permet pas de répondre à cette question à cause de son présupposé dualiste, dont témoigne le fameux article : « L’anthropocène : comment les humains dépassent-ils aujourd’hui les grandes forces de la nature ? » (‘‘The Anthropocene: Are Humans Now Overwhelming the Great Forces of Nature’’)? La question, en fait, perd son sens si l’on considère que les humains font partie de la nature.

Le second usage, le plus important, correspond à un modèle historique absurde. Il s’agit plus ou moins de dire que tout commence en Angleterre en 1800 avec la machine à vapeur et le charbon. Il y a, nous en avons parlé, tout un tas de problèmes historiques à dire cela. Bien avant la machine à vapeur, le capitalisme a su largement augmenter l’amplitude, la vitesse et l’étendue de sa capacité à transformer l’environnement.

Je suis très inquiet de la capacité qu’a ce concept d’anthropocène de renforcer cette vieille farce bourgeoise selon laquelle la responsabilité des problèmes émanant du capitalisme reviendrait à l’humanité toute entière. Il s’agit d’une vision raciste, européocentrique et patriarcale qui présente une série de problèmes très réels comme provenant de l’humanité prise comme un tout unifié. En un sens très abstrait, nous sommes tous les mêmes aux yeux de l’anthropocène. En un sens historique cependant, il s’agit là de la pire violence théorique que l’on puisse imposer. Ce serait comme de dire que la race ne compte pas dans l’Amérique d’aujourd’hui : quiconque oserait affirmer cela se ferait rire au nez. Si le concept d’anthropocène a une telle résonnance, c’est qu’il repose sur le dualisme Nature/Société.

KA : En dernière analyse, peut-on dire que le capitalisme d’aujourd’hui tombe de plus en plus dans la crise ? Si non, quel pronostic peut-on tirer de cette nouvelle analyse historique ?

JWM : Tout dépend de la manière dont on pense le capitalisme. Si on a une définition classique du capitalisme comme se bornant à assurer une croissance économique infinie et à maximiser le profit, on peut dire de nombreuses choses sur sa capacité à survivre. Mais si on considère que le capitalisme se définit aussi par sa capacité à s’approprier le travail non-payé des humains et du reste de la nature, alors on commence à changer de point de vue sur les limites de ce système.

La question centrale de l’économie politique est la suivante : comment le capitalisme peut-il réussir à investir et à accumuler dans le monde moderne, et dans quelles limites ?

Même s’il n’y avait pas de changement climatique, ces limites resteraient profondes. Que les capitalistes aient toujours réussi à sortir de la crise, c’est quelque chose sur quoi les radicaux et les conservateurs s’accordent. Les uns et les autres arrivent à la même conclusion parce qu’ils ne considèrent pas le rôle de la nature. Le capitalisme est avant tout un système basé sur la nature et notamment sur ces quatre éléments peu coûteux : la force de travail, l’énergie, la nourriture, la matière première. Il s’assure leur caractère bon marché en découvrant de nouveaux éléments naturels qui n’ont pas encore été marchandisés ou intégrés au rapport monétaire. Au 19e siècle, il s’agissait du sud et de l’est de l’Asie. Durant les 30 dernières années, le néolibéralisme a conquis la Chine, l’Inde, l’Union Soviétique et le Brésil.

Enfin, nous avons dû affronter le changement climatique. Le changement climatique est le plus grand vecteur d’augmentation des prix du marché. En sapant radicalement la stratégie d’utilisation peu coûteuse de la nature sur laquelle repose le capitalisme, il va saper les bases de la relation fondamentale que le capitalisme entretient avec la nature.

KA : Vous dites que les mouvements sociaux pour l’environnement prennent peu à peu conscience de la méprise à laquelle conduit une analyse binaire en termes de Nature et de Société. Cela, dites-vous, est peut-être dû aux menaces réelles qui pèsent à la fois sur la nature, sur la société et sur le capitalisme, en particulier avec les projets de forage à grande échelle qui envahit une nature dont les humains font partie.

JWM : Je crois que certains mouvements considèrent en effet la nature et la société comme irrémédiablement intriquées. Mais la prochaine étape serait d’apercevoir en quoi les problèmes de race, de genre et d’inégalité sont intimement liés à la façon dont le monde moderne conçoit la nature et la société. Si vous vous demandez simplement par exemple pourquoi certaines vies humaines valent plus que d’autres – nous pensons au mouvement « Black Lives Matter », ou bien pourquoi certains génocides comptent plus que d’autres, vous commencez à voir qu’il y a de nombreux préjugés puissants internes à l’opposition Nature/Société.

Je pense que les mouvements sociaux autour des sables bitumineux ou autour du pipeline Keystone XL correspondent parfaitement à ce que je dis dans mon livre. Les mouvements pour la justice ne peuvent plus être stoppés par de nouvelles compensations, notamment parce que le capitalisme n’a plus les moyens (les excédents) qu’il avait autrefois. Ce genre de discussion a lieu en particulier autour de l’énergie, du pétrole et des projets d’extraction en Amérique latine. Bien sûr, en Amérique latine, la plupart des groupes indigènes n’ont jamais même commencé par croire au dualisme. Ils étaient « en avance ».

Cependant il y a encore une tendance trop forte, à gauche (et en particulier en Amérique du nord) à considérer la nature comme quelque chose d’extérieur, comme une variable ou un simple contexte, ce qui conduit à une complète impasse politique. Il faut intégrer la nature au capitalisme, et comprendre le capitalisme dans la nature.

Benjamin Birnbaum : En 2000 John Bellamy Foster a publié Marx Ecologiste qui a déclenché un retour aux aspects écologiques des travaux de Marx. Simultanément, cela a constitué le point de départ de ce que vous appelez l’école de l’Orégon. Dans quelle situation se trouve le débat marxiste concernant l’écologie aux États-Unis – il semble plus vivant qu’en France – et comment s’y inscrit Capitalism in the Web of Life ?

JWM : La difficulté avec le débat de l’écologie marxiste est qu’il n’y en a pas. Bien entendu, des différences existent. Or, pour l’instant elles n’ont pas encore généré de débat significatif autour des fondamentaux de la pensée radicale. Peut-être la vivacité relative du débat aux États-Unis provient-elle d’une conscience répandue que la nature compte pour les enquêtes radicales. Nous sommes à un moment où la question – comment la nature importe-elle ? – entre dans une nouvelle phase. De nouvelles discussions, au-delà de l’arithmétique verte deviennent possibles. Toutefois, nous sommes au premier stade de la discussion. Très peu de nouvelles réflexions ont été engagées sur la manière dont l’accumulation du capital agit dans la tissu de la vie. Les savants radicaux ont épuisé l’économie politique ; ils ont usé l’économie politique. Et pourtant ils doivent repenser les relations fondamentales de la valeur, du capital et de la crise d’accumulation en y intégrant la nature. Heureusement, cette nouvelle approche – cette discussion – a désormais commencé.

C’est une discussion à laquelle j’ai essayé de contribuer avec Capitalism in the Web of Life. Je me suis inspiré de la conception de Marx du processus de travail comme point de départ ontologique. Dans Le Capital, chapitre V, Marx fait une série d’observations puissantes. D’abord, les humains font partie de la nature. Notre activité vitale est une « force de la nature ». En agissant sur d’autres natures les humains transforment les rapports sociaux – la classe n’est que la plus évidente de ces rapports « sociaux » – qui sont beaucoup plus que sociaux. Deuxièmement, dans cette activité vitale les humains transforment la « nature externe ». Cette double transformation – des rapports sociaux humains et des rapports au sein de la nature externe – implique une troisième : la transformation continue des rapports entre les humains et la tissu de la vie. Si nous prenons Marx au sérieux sur ce point – même si nous divergeons sur telle ou telle version de la « théorie de la crise » – alors nous sommes amenés à considérer la manière dont chaque moment de la production, de la reproduction, de l’accumulation du capital, de la classe est ontologiquement un mélange d’activité humaine, d’activité extra-humaine et d’activité de la nature dans son ensemble. Je pense que la discussion marxiste a trébuché sur de le problème de la manière dont chaque moment de l’histoire humaine est fondamentalement empaqueté avec des moments spécifiques de la tissu de la vie. Cette discussion a depuis longtemps reconnu que les humains font partie de la nature – mais cette reconnaissance a été limitée. Ce fût une affirmation philosophique. Le problème est qu’elle est restée philosophique – et uniquement philosophique. David Harvey a saisi l’essence de cette perspective il y a plus de deux décennies – tous les projets sociaux sont des projets écologiques et vice-versa. Il a été facile d’affirmer cela d’un point de vue philosophique ou méta-théorique. Mais cela s’est avéré plus difficile à mettre en œuvre d’un point de vue analytique. Comment procéder d’une affirmation philosophique à une discussion autour de nouvelles méthodes et théorisations qui comprennent le changement historique – et les rapports de pouvoir, de production et de reproduction – comme co-produits au sein de la tissu de la vie ? Capitalism in the Web of Life – et la perspective de l’écologie-monde – répondent à cette question avec une série de propositions ouvertes : autour de notre vocabulaire conceptuel ; nos méthodes pour saisir le temps, l’espace et la nature ; nos stratégies narratives. Ce que mes collègues de l’écologie-monde et moi essayons de faire est précisément d’ouvrir une discussion autour de la question suivante : comment avancer de la position philosophique que les humains font partie de la nature vers des méthodes et des récits de l’histoire du monde moderne dans laquelle le pouvoir, la production et la nature forment – en référence à Marx – un « tout organique » ?

Les arguments de l’écologie-monde seraient impossibles sans le travail innovateur de beaucoup de penseurs. Vous soulignez l’école de la « rupture métabolique ». La relecture de Marx par John Bellamy Foster a été, sans doute, déterminante. Il a commencé à écrire le livre sous le titre Marx et l’écologie ; mais au cours de l’écriture Foster a découvert que l’écologie a été fondamentale au système de pensée de Marx. Aussi a-t-il changé le titre : le livre est devenu Marx écologiste. C’est extrêmement significatif. La réussite de Foster fût de localiser la question de la nature au centre du système de pensée de Marx. Cela signifie que chaque moment de la philosophie et de la méthode de Marx a dû être conceptualisé par rapport à la nature. C’est l’importance persistante de Marx écologiste : repenser la totalité de la pensée du matérialisme historique à la lumière du métabolisme de l’humanité au sein de la nature dans son ensemble. (Que ce métabolisme doive être conçu comme une « rupture » est loin d’être clair ; peut-être vaut-il mieux parler d’une « transformation métabolique ».) Or, Foster ne s’est pas arrêté là. Il a proposé que nous lisions Marx and Nature (1999) de Paul Burkett comme un volume accompagnateur. Foster a été très clair sur cet aspect : la civilisation capitaliste est basée sur « l’aliénation de la nature », la production capitaliste sur « l’aliénation de la production humaine ». Ce sont « les deux côtés d’une seule contradiction ».

Les deux côtés de la même contradiction : Il y a une violence historique implicite dans le rapport de la civilisation capitaliste à la tissu de la vie ; et une violence qui est inscrite dans la production de valeur. Ce sont des processus distincts mais pas autonomes dans l’histoire du capitalisme. Ils doivent être considérés comme une seule contradiction.

C’est également extrêmement significatif. Là où Marx écologiste propose de repenser le matérialisme historique à la lumière de la place de l’humanité au sein de la tissu de la vie, Marx and Nature a reconstruit la théorie de la valeur de Marx comme irréductiblement socio-écologique. Burkett a montré que la formation de la « loi de la valeur » repose non seulement sur la force de travail transformée en marchandise mais aussi sur un autre type de « travail » : le travail de la nature. Toutefois, le travail de la nature ne saurait être valorisé sous le capitalisme ; il peut seulement être extrait ou mobilisé au service de la productivité du travail au sens capitaliste (la production de la valeur). En somme, Foster et Burkett ont ouvert la possibilité d’une réinvention puissante du marxisme qui va bien au-delà de « l’éco-marxisme » et « l’éco-socialisme ». Le matérialisme historique comme philosophie de l’histoire et la critique de l’économie politique comme analytique révolutionnaire pouvaient être repensées dialectiquement à travers le métabolisme de l’humanité au sein du tissu de la vie. Foster et Burkett nous ont donné cette possibilité. Une telle approche nous permet de comprendre les connexions historiques et géographiques réelles entre, par exemple, le réchauffement climatique et l’instabilité financière ou l’extinction massive et la polarisation de la richesse. En saisissant ces processus comme étant immanents les uns aux autres au sein d’un unique métabolisme d’accumulation capitaliste, on s’ouvre de nouvelles possibilités analytiques. Plus significativement, cela ouvre des nouvelles possibilités stratégiques pour les mouvements sociaux, pour unifier des aspects fragmentés dans la lutte des classes mondiale – certains centrés autour de la reproduction socio-écologique, d’autres confrontant l’exploitation au sein de la production de marchandises et d’autres encore défiant les problèmes de l’inégalité, de l’austérité et de l’emploi au sein et au-delà des États-nations.

BB : Il semble que la théorie des systèmes-monde soit votre cadre théorique pour analyser l’histoire du capitalisme. Quelle est la contribution-clé de la théorie des systèmes-monde à votre livre et que répondriez-vous à la critique – venant particulièrement du marxisme politique – qui reproche à la théorie des systèmes-monde d’envisager le capitalisme non pas comme une « transformation qualitative des rapports sociaux mais comme une simple expansion graduelle, quantitative du marché1 » et par conséquent de rester aveugle à l’émergence d’un État distinctivement moderne ?

JWM : La théorie des systèmes-monde ? Mon paradigme est l’écologie-monde. Comme l’analyse des systèmes-monde et d’autres paradigmes, l’écologie-monde n’est pas une théorie mais un cadre pour la théorisation. Beaucoup de nos questions viennent d’une simple inversion de la pensée moderniste. Au lieu de demander comment les humains sont séparés de la nature, nous demandons comment les humains – et les organisations humaines, des familles aux empires et aux marchés mondiaux – sont encastrés ou configurées au sein de l’ensemble de la nature. Cette nature inclut d’autres humains, et cela signifie que tout récit historique développé autour de l’opposition binaire nature/société – ce qui inclut l’argument de l’anthropocène – a déjà limité, drastiquement limité, les rapports et processus analysés. Ainsi, notre point de départ avec l’écologie-monde est de comprendre, d’un point de vue ontologique et épistémologique, l’accumulation du capital, le pouvoir et la nature de manière relationnelle. Il n’est pas possible de penser le pouvoir et la différence (« classe, race et genre »), ou l’accumulation du capital et l’empire sans penser la manière dont ces rapports sont façonnés à chaque instant par des natures historiques.

Pour être clair, l’écologie-monde est fortement influencé par les travaux d’Immanuel Wallerstein, de Giovanni Arrighi et de leur collègues. Nous leur sommes assurément redevables et il existe un ensemble de théorisations privilégiées dans la discussion en écologie-monde. Capitalism in the Web of Life partage avec l’analyse des systèmes-monde la perspective de la longue durée. En même temps, l’écologie-monde incorpore des traditions radicales à la marge de l’analyse des systèmes-monde : la géographie critique, le féminisme marxiste, la théorie marxiste de l’accumulation du capital et des crises d’accumulation.

À mon avis, le cœur du projet des systèmes-monde des années 1970 a été le suivant : traduire la philosophie de Marx des relations internes en une méthode en terme d’histoire-monde – au lieu d’une « théorie » ou une « analyse » nous devrions probablement parler d’une méthode de systèmes-monde. Pour moi, la méthode historique relationnelle se trouve au centre. Ce qui m’a particulièrement inspiré, c’est que le récit wallersteinien des débuts du capitalisme a saisi le changement historique comme un ensemble de changements historiques en cascade – parfois centré sur le marché mais souvent centré sur les classes et l’État – qui a permis d’identifier des tendances mais aussi de la contingence. Par ailleurs, Wallerstein a compris que la nature compte dans l’avènement du capitalisme. Des décennies avant que l’histoire climatique devienne à la mode Wallerstein a soutenu que la crise du féodalisme et la transition au capitalisme étaient une « conjoncture socio-physique » – et une situation socio-physique.

Ce qu’est la « théorie des systèmes-monde » n’est pas clair. La formulation   – théorie des systèmes-monde – est au mieux erronée et au pire il s’agit d’une sorte de polémique. Pourquoi ? Comme l’explique Wallerstein, l’analyse des systèmes-monde s’efforce fondamentalement d’impenser la science sociale du XIXe siècle2, d’interroger la division du savoir en disciplines relevant des sciences sociales et leur séparation d’avec les études historiques. Cette critique s’élargit aussi aux « deux cultures » des sciences physiques et sociales. De plus, le terme théorie des systèmes-monde implique un élément qui n’est tout simplement pas présent dans l’histoire du capitalisme de Wallerstein – The Modern World-System est beaucoup de choses mais il est impossible de dire que le livre est guidé par une théorie ou par des constructions idéales-typiques. Bien entendu, il y a un problème énorme lorsqu’on parle de l’histoire du capitalisme de Wallerstein : très peu de ses critiques aujourd’hui semblent l’avoir lu, du moins ils ne l’ont pas lu dans le détail. La critique de The Modern World-System de Wallerstein est qu’il s’agit d’un récit centré autour du marché. Cela fait sens si, disons, on ne dépasse pas les deux premiers chapitres du premier tome. Mais, quand on lit l’intégralité du premier tome, on rencontre l’opposé de ce qu’en dit Teschke : on découvre un texte magistral sur la géographie historique de la formation des États, sur la puissance impériale, sur les structures de classe dans l’avènement du capitalisme. L’analyse est souvent assez compatible avec les soi-disant perspectives concurrentes de Robert Brenner ou Perry Anderson.

L’autre élément que je voudrais développer est la définition du « marxisme politique » n’est pas claire non plus. Il me semble qu’il y a eu beaucoup de faux débat autour de la question de savoir qui est un « vrai marxiste » et de l’implication peu subtile qu’un « vrai marxiste » a historiquement raison. Lorsqu’on abandonne ces étiquettes – et les polémiques improductives – je pense qu’on s’aperçoit que des penseurs comme Brenner, Teschke, et Charles Post pour l’histoire américaine, sont extrêmement importants. Et il y a une dynamique, les travaux de tous ces chercheurs, qui vont tous en s’améliorant – regardez le récit de Brenner sur la transition au capitalisme dans les Pays-Bas !

Je me suis toujours considéré comme un historien de l’environnement et un historien du monde – et non pas comme un théoricien ou au moins pas primairement comme théoricien. Lorsque j’ai commencé ma thèse j’ai voulu devenir historien du travail. J’ai été inspiré par E. P. Thompson et David Montgomery. Je n’ai pas été très fort dans ce domaine. Mais j’ai toujours eu un attachement à la centralité du travail – analytiquement et politiquement – comme fil rouge. C’est probablement dans mes études historiques que ce fil rouge est le plus évident. Mais le travail est également central pour la perspective de l’écologie-monde : l’enjeu est de réinscrire les « structures de la vie quotidienne » de Braudel à l’intérieur de formes de division du travail multidimensionnelles et en constante évolution. Un marxisme incapable de comprendre l’unité différenciée de la vie quotidienne et de l’accumulation mondiale ne mérite pas son nom. Ainsi, à mon avis, les transformations du travail du point de vue de la production et les transformations de la division mondiale du travail ont toujours été entremêlées. Les positions de Brenner et de Wallerstein semblent éloignées l’une de l’autre, mais lorsqu’on regarde les récits spécifiques qu’ils proposent respectivement on s’aperçoit qu’une riche synthèse est possible (Une synthèse qui inclut plus que ces deux points de vue.) C’est exactement ce que je fais en ce moment où je complète Ecology and the Rise of Capitalism.

En terminant Capitalism in the Web of Live j’ai réalisé que toutes ces analyses – le travail conceptuel de Foster et Burkett sur l’écologie, les études historiques de Brenner et Wallerstein – sont passées à côté d’un point très important : le terrain de la reproduction sociale. Depuis longtemps je suis influencé par le féminisme marxiste. Or, cela m’a pris un moment de réunir les différentes pièces de façon cohérente. La position marxiste-féministe sur le travail non-payé, la position verte sur le travail de la nature et la position marxiste sur l’accumulation du capital – ces trois perspectives n’ont pas été synthétisées. Elles ne le sont toujours pas – tout du moins pas de manière satisfaisante. Même si Capitalism in the Web of Life encourage le mouvement vers une synthèse adéquate. Comme beaucoup de monde, j’ai été bloqué pendant longtemps et j’ai travaillé autour des contours du problème de la synthèse. En tant qu’historien de l’environnement j’ai été frappé par une régularité de restructurations capitalistes dans une région après l’autre : la restructuration de la production de marchandises est toujours allée de pair avec la restructuration du « foyer », de la « famille » et du travail non-payé. Et la restructuration de cette relation entre la « production » et la « reproduction » – faisons attention à ne pas transformer cela en un nouveau dualisme ! – a toujours été en lien avec les environnements. Ces environnements ont assurément été matériels mais aussi symboliques. Cela implique des hégémonies culturelles nouvelles, ce que mon ami Stephen Shapiro appelle des « aménagements culturels » (cultural fixes).

Je suis donc arrivé à la conclusion que le capital fonctionne à travers deux stratégies d’accumulation. L’une est l’accumulation par capitalisation, centrée sur l’exploitation de la force de travail : la production de la valeur au sein du circuit du capital. L’autre concerne l’accumulation par appropriation, centrée sur l’appropriation du travail non-payé : le travail non-payé des humains et le travail non-payé des natures qui se reproduisent à l’extérieur du circuit du capital. Bien entendu nous avons ici affaire à un spectre de rapports de capitalisation et d’appropriation qui se chevauchent et présentent un certain flou. Mais je pense que cette distinction nous évite trois grands problèmes et nous aide à affronter le capitalisme comme écologie-monde. D’abord, à partir de cette perspective nous commençons à voir comment le capital traite le travail non-payé des humains – c’est la sphère du soi-disant « travail féminin » – comme « ressource naturelle ». Le slogan « des salaires pour le travail ménager » a été révolutionnaire parce qu’il exigeait que le capital traite le travail domestique comme du travail salarié (et donc de ne pas considérer le travail domestique comme « Nature ») ; il a été révolutionnaire parce qu’il demandait au capital de payer pour les coûts de sa reproduction. Et exiger du capital qu’il couvre les coûts de sa reproduction, c’est exiger l’abolition du capitalisme. Deuxièmement, en termes de « limites » du capitalisme, cette approche nous permet de voir que chaque acte d’exploitation de la force de travail – disons l’ouvrier chinois dans l’usine – requiert un acte disproportionnellement plus important d’appropriation de travail non-payé et d’énergie non-payée du reste de la nature, les humains inclus. Ainsi, le succès même du capitalisme – faire avancer la productivité du travail – crée nécessairement les limites de la survie du capital au XXIe siècle. Faire avancer la productivité du travail – même sous les conditions d’une hausse de la productivité très lente – implique et nécessite un volume matériel croissant d’énergie et d’autres matières premières. Dans la mesure où la production globale se développe, les coûts de production augmentent, comme ils le font aujourd’hui dans tous les secteurs des matières premières du monde. Troisièmement, l’histoire de la créativité du capitalisme est celle d’une activité consistant à trouver et à créer des natures bon marché. Il s’agit d’un processus nécessairement limité. Pensez aux innovations grandioses du monde moderne – la cartographie et la construction navale moderne, la machine à vapeur, le moteur à combustion interne. Chacune a été fonctionnelle dans la création des natures bon marché – du nouveau monde, des mines à charbon, des champs pétrolifères. Et chacune a résolu la contradiction fondamentale du capitalisme : accumuler plus de capital qu’on ne peut en réinvestir de manière profitable. C’est le problème de la suraccumulation. Et le problème de l’excédent en capital a été résolu – encore et encore – à travers la production et la découverte de nouvelles natures bon marché. Aujourd’hui la fin de la nature bon marché signale des obstacles potentiellement insurmontables à la restauration de l’accumulation du capital et à un nouvel « âge d’or » pour le capitalisme.

Je souligne ces connexions afin de suggérer que les débats « productivistes » et « circulationnistes » – sont-ils réellement des débats ou des reformulations de positions théologiques ? – sont sans doute moins fructueux que nous le supposons. Parmi les tâches les plus urgentes pour l’intellectuel et l’activiste radical, se trouve la chose suivante : la recherche de modes d’unification pratique et intellectuelle des luttes des classes telles qu’elles se déroulent au travers des sphères de la production, de la reproduction et de l’accumulation. Une telle unification est nécessaire si nous avons voulons comprendre les contours des crises globales qui se déploient aujourd’hui et forger des stratégies révolutionnaires afin de les dépasser.

Entretien réalisé par Kamil Ahsan pour ViewPoint Magazine (https://viewpointmag.com/2015/09/28/capitalism-in-the-web-of-life-an-interview-with-jason-moore/) et traduit de l’anglais par Juliette Farjat. Les deux dernières questions sont un supplément inédit pour Période, élaboré et traduit par Benjamin Birnbaum.

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  1. Teschke, Benno, The Myth of 1648, Londres, Verso, 2003, p. 137. []
  2. Voir Immanuel Wallerstein, Impenser la science sociale. Pour sortir du XIX° siècle, Paris, PUF, 1995. []
Jason W. Moore