Nul n’ignore que l’Amérique latine est actuellement entrée dans une période très particulière de son histoire. Une période au cours de laquelle la conception originale de L’État et de la structure institutionnelle de ses républiques a commencé a être remplacée par une conception nouvelle : une conception qui prétend donner à l’Etat et à ses institutions un sens non seulement différent mais même contraire à celui qui inspirait la conception originale.
Le panorama de la vie sociale et des institutions qui se déploie sous nos yeux après 25 ans de néolibéralisme – avec lesquels nous voudrions voir se fermer le cycle historique des républiques oligarchiques d’Amérique latine – est un panorama de néo-barbarie et de dévastation institutionnelle. La voracité désespérée avec laquelle les classes oligarchiques de notre continent ont essayé de compenser leur incompétence en tant que classes capitalistes les a amenées à exiger des institutions républicaines, qui étaient de toute façon déjà à leur service, d’autres services plus dénigrants encore, résolument illégitimes et corrompus. En les utilisant comme de simples instruments de surexploitation débridée des classes exploitées et de la nature, ces classes oligarchiques ont abusé de celles-ci et les ont vidées de leur contenu en les soumettant à un démantèlement systématique qui les a laissées en ruines.
Le mouvement social et politique qui joue un rôle de premier plan dans l’histoire du nouveau siècle en Amérique latine, n’est pas, comme le présentent les médias contrôlés par le capital, un mouvement de vandalisme ou anti-institutionnel, mais au contraire un mouvement qui se lève contre ce destin de destruction et de barbarisation. Il s’agit d’un mouvement de reconstruction de la vie civilisée et de la vie politique républicaine, avec toutes ses institutions ; un mouvement non seulement de reconstruction, mais aussi d’innovation radicale s’inspirant des mots d’ordre du socialisme. Il poursuit avec audace l’objectif de reconstituer la vie républicaine et par cela, rien de moins que de réinventer la démocratie.
La révolution et l’État bolivarien du Venezuela s’inscrivent – et de manière principale – dans ce mouvement de reconstruction et de réorientation de la vie politique qui agite de nos jours l’Amérique latine.
Pour cette raison, pour quelqu’un qui essaie depuis des années déjà de cultiver un discours engagé pour l’émancipation, il est immensément satisfaisant de voir un de ses livres être distingué par le Prix Libertador Simón Bolívar pour la Pensée Critique, accordé par le Ministère du Pouvoir Populaire pour la Culture de cet État bolivarien du Venezuela engagé dans le mouvement de rénovation historique socialiste des peuples latino-américains. J’insiste : c’est, pour moi, la source d’une grande joie et de la reconnaissance la plus sincère.
Je voudrais profiter de l’opportunité que m’offre cette cérémonie de remise du Prix Libertador Simón Bolívar pour la Pensée Critique en prenant quelques minutes de votre temps pour souligner l’intention basique du livre Vuelta de siglo, qui a été honoré par le jury du Prix. Je voudrais d’abord présenter brièvement ce que j’entends par pensée ou discours critique, puisque l’intention du livre est de faire un apport à cette pensée critique; puis vous exposer les raisons pour lesquelles je crois en la nécessité et en l’actualité du discours critique.
Les idées que les être humains se font sur eux-mêmes, sur leur monde et leur histoire n’existent pas réellement, si ce n’est par la polémique, par la lutte des idées les unes contre les autres ; une lutte, en outre, de chacune, non seulement pour gagner par rapport à l’autre, mais pour arriver elle-même à préciser en quoi consiste sa propre volonté. Il s’agit d’une polémique qui se déroule sur la scène de ce que nous connaissons comme opinion publique1, c’est-à-dire dans la sphère de la vie sociale où se discutent les questions concernant toute la communauté, et où se formulent les possibles mesures politiques parmi lesquelles choisira le pouvoir étatique de la société.
La prédominance d’une voie plutôt qu’une autre parmi celles qui sont en jeu comme options pour guider la vie sociale présente et future dépend en grande partie de l’effet de persuasion qu’ont sur les citoyens les mots ou les idées à travers lesquels s’expriment ces options politiques et historiques.
Cependant, ce ne sont précisément pas les meilleures opinions, les idées les mieux fondées ou les arguments les plus cohérents qui sont les plus persuasifs. Les idées qui s’imposent face aux autres ne sont pas celles qui se montrent capables de gagner l’affrontement rationnel, mais au contraire, ce sont celles qui sont appuyées depuis l’extérieur de ce champ de l’opinion publique par des forces extra-discursives ou non rationnelles, et surtout par les réalités économiques et sociales qui les entourent et qui les déterminent.
Le fonctionnement de la société moderne que nous avons connu jusqu’alors repose sur une rationalité discursive qui caractérise tant les questions commerciales que les processus techniques de la production. C’est une société qui voudrait voir transférée cette primauté du rationnel à la sphère des questions sociales et politiques, et qui souhaiterait par conséquent que dans cette sphère, le pouvoir des mots ou des idées rationnelles soit supérieur au pouvoir des choses, c’est-à-dire au pouvoir des actions impulsives, irréfléchies ou induites par des intérêts immédiats ou pragmatiques. Il s’agit cependant – comme le démontre l’histoire et comme nous le vérifions de nos jours –, d’une supposition complètement illusoire. Dans la modernité capitaliste, comme dans toute la longue histoire des sociétés de marché, la force des choses, de l’automatisme pragmatique qui les met en mouvement, continue de s’imposer inexorablement dans la vie et dans les décisions historiques, au-dessus de la volonté rationnelle de l’être humain.
En termes actuels, ce pouvoir des choses n’est autre que le pouvoir du capital, de l’argent en processus d’accumulation et d’auto-valorisation. Le pouvoir du capital est une réalité en théorie étrangère au domaine de l’opinion publique rationnelle, extérieure à la sphère du discours, éloignée du champ où les idées mesurent entre elles leurs vérités respectives ; néanmoins, c’est une réalité qui pénètre ces domaines, s’introduit en eux et les altère de manière décisive. Une réalité non discursive qui, pour être présente dans le domaine de l’opinion publique, se traduit elle-même en termes discursifs, en adoptant la forme de certaines idées qui servent sa volonté de s’imposer.
La sphère de l’opinion publique est d’une importance primordiale pour le capital, sans que l’on puisse dire pour autant qu’elle est indispensable à ce qu’il réussisse à imposer sa volonté – comme l’ont démontré la première moitié du XXè siècle et les États totalitaires qui se sont passés d’elle. En se servant de l’opinion publique – en la déformant, mais en respectant formellement la liberté d’expression qui lui est vitale et indispensable –, le capital peut abandonner le bavardage incohérent et irrationnel auquel il serait condamné, et qui serait l’expression propre et spontanée de ses impulsions aveugles d’accumulation pour l’accumulation même. Donnant une articulation humaine à ses impulsions inarticulées, le capital est en mesure de convertir la voracité de celles-ci en un projet apparemment articulé et rationnel. Cette rationalité discursive apparente, qui cache la volonté irrationnelle du capital, n’est en réalité autre chose que le reflet de la rationalité que lui renvoie la sphère de l’opinion publique, reflet dont elle sait profiter.
Il s’agit, pour le reste, d’une apparence de discours dont la paternité est disputée entre les différentes fractions du parti de la classe exploiteuse. En effet, chacune de ces fractions est en concurrence fermée avec les autres fractions pour se convertir en porte-parole autorisé de la volonté du capital, pour voir laquelle peut dessiner et composer de la meilleure manière cette apparence de discours dont elle a besoin de se doter.
La sphère de l’opinion publique est importante pour le capital parce que, en se servant d’elle, il peut altérer la résistance des travailleurs face au mode de production capitaliste, en les poussant à se convaincre que tout ce qui vient en réalité d’une dictature des choses, est le résultat d’une volonté propre, qui aurait été convenue par un débat discursif, rationnel et humain. Grâce à l’existence de cette sphère et à sa possibilité de déformation, les masses n’ont pas besoin d’être obligées ou d’être forcées pour soutenir l’ordre dominant : elles peuvent agir en étant convaincues que ce qui leur est imposé, elle le font en réalité par volonté propre.
C’est la force irrationnelle des choses capitalistes, déguisée en discours rationnel, et non la force de la raison humaine, qui décide du résultat de la lutte des idées dans la sphère de l’opinion publique moderne, alors qu’elle est considérée comme un mécanisme rationnel.
Les idées qui s’affrontent entre elles dans l’opinion publique tendent à se regrouper ou à former un clivage partisan selon les affinités, et elles le font généralement en se concentrant en deux noyaux opposés de citoyens : d’une part, le parti de ceux qui veulent que le mode de vie établi reste essentiellement comme il est ; d’autre part, le parti de ceux qui veulent que ce mode de vie soit remplacé par un autre, probablement meilleur.
Si l’on considère ce qui sous-tend cette bipartition de la citoyenneté à notre époque, on observe que, en ultime instance, ce que défendent les citoyens partisans de la continuité c’est le mode capitaliste de la vie économique. Ils défendent un mode de vie qui de par sa propre nature soutient l’automatisme et le despotisme dans la vie sociale, car il ne prend pas en compte la volonté politique humaine sur les questions les plus essentielles de la communauté et impose des décisions anonymes, surhumaines ou extrapolitiques, qui se substituent à cette volonté humaine.
A l’autre extrême, l’objectif visé par les citoyens partisans de la position anti-continuité ou révolutionnaire est celui du changement radical de ce mode de vie pour un mode de vie alternatif. Ce sont des citoyens qui affirment qu’une vie humaine libre et démocratique est possible – qu’elle s’appelle socialiste ou communiste –, c’est-à-dire, une vie émancipée de ce destin qu’aurait le genre humain d’être condamné pour toujours à l’impuissance politique et au malheur social.
Cependant, lorsque que nous parlons de discours critique, nous nous référons à un discours qui est propre à cette tendance citoyenne révolutionnaire ; discours qui, dans la modernité capitaliste, est en définitive le discours des êtres humains dénigrés et exploités subissant ce que Marx appelait « l’esclavage salarié ». C’est ce discours des humiliés et des exploités qui résistent et se rebellent contre la dictature du capital qui ne peut exister autrement que comme discours critique. La nécessité de cette caractérisation se base sur le fait qu’il s’agit d’un discours qui ne peut être dit ou être exposé de manière directe et naturelle dans l’opinion publique, puisque, pour le faire et en le faisant, il est obligé de traverser la dense couche de domination que constitue le discours des classes exploiteuses. Ses affirmations ne peuvent s’exprimer que si cette expression a lieu sous forme de réfutation incessante et systématique du discours dominant qui prévaut du fait de sa soumission au capital.
À cela il faut ajouter que la mise en pratique du caractère critique du discours des humiliés et des exploités présente une particularité : pour être effective, elle a besoin d’être accomplie ou de se réaliser de manière double, selon deux niveaux d’activité et en employant deux stratégies distinctes. Sa réalisation doit être double du fait des deux façons dont le pouvoir représenté par les classes dominantes s’immisce dans la sphère de l’opinion publique et interfère dans le débat d’idées.
C’est en deux modes, en effet, et par le biais de deux niveaux d’intervention – dont il est important de reconnaître et distinguer la différence – que le pouvoir de la société capitaliste influe sur le monde du discours et le déforme dans le sens de la domination idéologique des citoyens défendant le capital. Il le fait, d’abord, sur le terrain de la production et de l’usage des mots et des images. Au niveau du parlé effectif, de l’usage de la langue ; au niveau de l’emploi qui est fait des instruments techniques dont dispose la société pour la communication entre ses membres. Il s’agit de l’intervention la plus évidente et effrontée de ce pouvoir dans la vie des idées, que ce soit des idées en mots ou des idées en images. Il s’agit d’une détention oligarchique de l’espace de l’opinion publique ; d’une occupation violente et discriminatoire de l’espace et du moment que les citoyens ont pour s’exprimer, écouter et débattre les questions qui les concernent tous. Il s’agit de l’appropriation privée et du contrôle monopolistique – celui-ci vraiment totalitaire – des moyens publics de communication.
C’est le mini bombardement systématique et omniprésent, à la fois supraliminal et subliminal, qui pèse sur les esprits du public lecteur, de l’auditoire, du téléspectateur ou de l’utilisateur d’internet, les écrasant sous des messages idéologiques chantant les louanges de la blanchitude et des avantages du mode de vie capitaliste. Un monopole assumé de l’oligarchie capitaliste sur les mass media de la société, qui est non seulement accepté, mais même défendu fanatiquement par une base clientéliste, créée ex professo, promue et cultivée de façon démagogique par les principaux concessionnaires de ces mass media. Une clientèle ou famille de lignée consumériste qui est amenée à s’identifier par un langage et une gestualité particulière, à un ensemble de modes et de préférences, et qui se reproduit en cultivant l’affection et l’empathie pour une pittoresque constellation de mythes, stars et icônes, issus de la société du spectacle, du divertissement sportif, de séries télévisées, de la politique ou du journalisme.
Comme on le voit, le discours critique exige une stratégie d’exposition qui prenne en compte et qui affronte de façon adéquate ce premier mode de domination des idées de la classe exploiteuse à notre époque. Il peut choisir de s’insérer dans les productions des mass media pour pouvoir parfois corriger depuis l’intérieur, telle une guérilla discursive, le sens que ces moyens de communication imposent à leurs produits, et qui font d’eux des véhicules de l’auto-apologie du pouvoir capitaliste. Mais il peut également profiter des zones marginales de ces mass media, méprisées par le monopole ou lui étant inaccessibles, pour, à partir d’elles, depuis la périphérie, partager ses vérités avec la dynamique générale de l’opinion publique.
Curieusement, ce mode effronté – la détention monopolistique des mass media – n’est cependant pas le mode le plus décisif par lequel a lieu l’intervention et l’interférence du pouvoir du capital pour altérer l’opinion publique en faveur du discours ou des idées de la classe sociale qui le représente.
Sous ces idées formulées, ce discours prononcé, ce parlé effectif, cette intervention et cette interférence ont lieu à un niveau plus profond, qui est celui de la langue elle-même et du code que le parlé humain emploie pour se réaliser. Elle a lieu au niveau des moyens de production et des techniques que nous utilisons, c’est-à-dire, qui nous servent à imprimer des formes aux objets et avec lesquels nous formulons les idées. Il est réalisé par un message subtil ou proto-message non exprimé, qui est implicite, dilué et incorporé au fonctionnement même des moyens de production et des moyens du discours ; un proto-message diffus qui fait une apologie permanente de ce qui est établi, qui chante sans cesse les louanges du capital et qui imprègne de ce sens pro-capitaliste tous les objets et tous les mots qui sortent de ces moyens de production et discours. C’est comme si il y avait quelqu’un ou quelque chose qui entrait en action avec le mouvement de nos propres mains, déformant la forme de ce que nous faisons ; quelqu’un ou quelque chose qui parlerait avec notre propre souffle, tordant le sens de ce que nous disons.
Naturellement, ce qui rend particulièrement difficile l’exercice ou la pratique du discours critique est précisément ce second mode, le plus radical, de l’intervention du capital qui perturbe la sphère de l’opinion publique. En effet, le discours critique doit dans ce cas affronter un ennemi susceptible de le localiser et de l’identifier ; non seulement il doit échapper aux mécanismes de cette intervention, mais il doit renverser les effets que celle-ci a sur la persuasion des masses. Il s’agit maintenant d’affronter discursivement un ennemi qui n’a besoin de cristalliser les idéologèmes pro-capitalistes en aucune figure discursive distinguable ni en un corpus reconnaissable. Le discours critique doit affronter un ennemi insaisissable, qui se trouve infiltré dans les armes avec lesquelles il prétend l’attaquer : dans la langue avec laquelle il formule ses idées, dans le répertoire conceptuel qui est à sa disposition, dans l’appareil catégoriel duquel il se sert pour ses argumentations.
A mon avis, la meilleure stratégie que peut prendre le discours critique pour affronter le mode radical de domination idéologique capitaliste reste encore celle testée par Karl Marx dans sa Critique de l’économie politique, dans son exposition de la science de l’économie politique qui est simultanément une déconstruction de celle-ci. Il s’agit d’une manière de critiquer qui préfigure le modèle de comportement des révolutionnaires modernes quand, comme durant les premières années de la Révolution d’Octobre, ils peuvent réaliser librement l’objectif qu’ils poursuivent, soit le remplacement du mode capitaliste de production et de vie par un mode différent, qui permet au sujet de la vie sociale d’inverser son aliénation et de reconquérir son autocratie.
Si on observe le comportement des révolutionnaires modernes qui saisissent les moyens de production, comme celui des soviets, nous pouvons reconnaître qu’il ne se caractérise pas seulement par l’emploi de ces moyens d’une manière différente, en les utilisant pour atteindre le bien-être humain et non le profit des capitalistes. Au-delà de cela, il refonctionnalise ces moyens de production avec l’objectif de modifier le sens pro-capitaliste qu’ils portent inscrits dans la propre structure de leur composition instrumentale ; il libère la technique de cette conception particulière qui la maintient dans l’obligation d’être une technique qui exploite les travailleurs.
Le discours critique proposé par Marx agit de manière similaire : il reconditionne le code ou la langue marqués par la civilisation capitaliste, il renverse le sens du bon sens ou de la pensée spontanée dans la modernité capitaliste ; il refonctionnalise cet usage de la langue, ce choix de concepts, cet appareil catégoriel de la science, qui, en décrivant le monde social et historique, introduisent subrepticement une interprétation pro-capitaliste de ceux-ci.
En exerçant cette refonctionnalisation des moyens de production discursifs, le discours critique contrecarre délibérément les effets de l’intervention du capital dans la sphère de l’opinion publique, et émancipe l’essence de celle-ci, qui est la polémique purement discursive, la lutte entre les idées. Sa pratique le connecte ainsi intimement avec le mouvement social et politique qui tend à libérer le processus productif et la technique de la subordination à l’accumulation du capital.
La dernière cible de la critique du discours critique est toujours le mode capitaliste de production et de vie ; en le critiquant, il le traîte comme ce qu’il est, la figure culminante d’une longue histoire : l’histoire d’une civilisation basée sur la nécessité qu’une part du corps social se sacrifie pour le bien de l’autre. Il s’agit, en ce sens, d’un discours radical : c’est l’expression d’un projet de transformation historique qui perçoit que ce qui est actuellement à l’ordre du jour, dans ce moment d’inflexion qui coïncide avec le changement de siècle, est une réalité dans laquelle se jouent des questions d’une portée beaucoup plus décisive que celles que peut englober la politique dans la modernité capitaliste, réduite par celle-ci à une simple politique économique : des problèmes qui ont à voir avec les fondements mêmes de la vie civilisée, avec les caractéristiques de base de la relation humaine avec la nature et de la relation humaine avec elle-même.
Le discours critique que j’ai essayé de décrire au cours de cet exposé non seulement n’a pas perdu l’actualité qu’il eut dans le passé, mais il est devenu de nos jours plus actuel que jamais. En effet, la valeur de l’argent capital en processus d’accumulation et d’auto-valorisation joue dans la modernité capitaliste la même fonction qu’avait le Dieu chrétien dans les époques pré-modernes : c’est la force surhumaine toute-puissante qui dirige incontestablement et de façon incompréhensible – même si cela va vers la catastrophe – le destin des être humains. Le dogme de la foi religieuse moderne – pratiquée aujourd’hui par tous les citoyens obéissants dans les nations qui rivalisent entre elles pour se maintenir dans le premier monde ou pour arriver à celui-ci – affirme qu’il n’y a pas ni ne peut y avoir de modernité ni de civilisation dans le capitalisme : qu’il n’y a pas de possibilité de produire des biens, de produire de la richesse sociale, si ce n’est dans le mode capitaliste. Devant la validité restaurée et fondamentaliste de cette religion séculaire, de cette foi dans le capital, le discours critique a sans doute une tâche immense à accomplir.
Intimement connecté au mouvement de libération social et politique en marche, le discours critique peut souvent, aux yeux de celui-ci, sembler exagéré de par son scepticisme, maniaque dans son mécontentement, et peut dans certaines occasions sembler inopportun et désagréablement rabat-joie. C’est qu’il s’agit d’un discours qui persiste à s’exercer comme tel même en ce qui concerne des processus que lui-même considère comme des réalisations de projets d’émancipation. Le discours critique ne peut pas négliger les récidives subtiles du capitalisme, même dans ce qui est nouveau ou dans l’anticapitalisme. Il ne peut qu’être implacable avec les défaillances qui surviennent dans ce qui est nouveau et qui le poussent à s’arrêter, à faire des compromis avec le capitalisme, en lui donnant la possibilité de se produire de nouveau.
C’est que le discours critique, qui n’est autre chose que l’expression de la volonté de changement des humiliés et des exploités, ne peut perdre de vue le degré de radicalité qu’a atteint l’humiliation et l’exploitation dans ce moment crépusculaire de l’histoire moderne capitaliste ; fait qui implique que l’objectif de justice sociale poursuivi par les mouvements actuels d’émancipation ne peut être atteint que si la révolution sociale se radicalise elle aussi, comme une transformation à portée civilisationnelle : seulement si les révolutionnaires se convainquent qu’il n’est pas suffisant de chercher la généralisation de cette même forme de bien-être dans la vie quotidienne de la modernité capitaliste, mais qu’il est nécessaire d’avancer vers la généralisation d’une forme de bien-être encore inédite, qui doit s’inventer et qui tendra à s’inventer pendant la marche même du processus d’émancipation.
Discours prononcé à Caracas le 24 juillet 2007 lors de la remise du Prix Libertador Simón Bolívar al Pensamiento Crítico pour son livre Vuelta de siglo, originellement publié sous le titre de « Discurso crítico desde América Latina », dans Antología. Bolívar Echeverría, Crítica de la modernidad capitalista, La Paz-Bolivia, Vicepresidencia de Estado Plurinacional de Bolivia, 2011
Traduit de l’espagnol par Noémie Losada
- L’auteur fait référence au « sens commun » diffusé par les médias de masse. [↩]