Durant son exil suédois, alors que la Seconde Guerre mondiale venait d’éclater, Brecht répertoriait dans son Journal de travail les rares objets qu’il possédait. Il s’agissait là de l’inventaire d’un écrivain allemand qui pouvait, après tout, contempler deux décennies d’une activité littéraire fructueuse. Parmi les quelques livres qui l’avaient accompagné par-delà les différentes frontières se trouvait un « Me-Ti en cuir ».
Le philosophe chinois Me Ti a occupé Brecht toute sa vie durant. Le livre qu’il a écrit suivant l’enseignement de cet homme n’a pourtant pas obtenu une reconnaissance égale à celle de ses pièces, poèmes et écrits théoriques sur le théâtre. Cela est sans doute lié au fait que le Brecht prosateur et théoricien social reste à découvrir. Les phases de la réception d’une œuvre importante se déroulent relativement lentement et non sans soubresauts. Il serait trop simpliste de supposer que l’essentiel se révèle à première vue. Le Me Ti de Brecht est un livre difficile. Il faut extraire toute la beauté, la connaissance et la saveur de cette œuvre. Celle-ci présuppose de faire des d’efforts. Me Ti n’est en aucun cas un sous-produit littéraire (literarisches Nebenprodukt). Au contraire, cette œuvre se trouve au centre de la tentative de Brecht de mettre sur pieds une nouvelle littérature ainsi qu’une nouvelle manière d’appréhender l’art.
Le modèle extrême-oriental
Le travail sur Me Ti remonte au début des années trente. « Il m’a donné à lire Me Ti en 1930. Ou bien était-ce en 1931 ? À l’époque, il y avait un important cercle sinologique à Wiesbaden il me semble, il y eut également des publications. C’était une découverte majeure pour nous » (Hans Bunge, Gespräche mit Eisler, manuscrit) explique Hanns Eisler. Le contact avec l’art et la philosophie d’Extrême-Orient a été déterminant dans le développement de Brecht. C’est Elisabeth Hauptmann qui attira la première l’attention de Brecht sur l’art extrême-oriental, et plus particulièrement sur le théâtre Nô japonais. Pour lire Me Ti, Brecht s’est appuyé sur l’édition d’Alfred Forke, datant de 1922, qui contenait la première transcription intégrale du texte en langue allemande. Jusqu’alors le philosophe chinois était relativement inconnu, y compris dans les cercles d’experts (Fachkreisen). Son enseignement a été oublié pendant presque deux-cents ans, d’où le fait qu’à la fin du siècle dernier on ne trouvait guère plus d’exemplaire de l’œuvre de Me Ti en Chine. C’est pour cela que l’édition allemande n’a pas été une découverte uniquement pour Brecht.
Les lectures de Brecht laissent presque toujours des traces dans son œuvre. D’ailleurs, durant ses dernières années il ne lisait plus que ce qui était utilisable d’une manière ou d’une autre, ce qui lui apparaissait comme artistiquement ou théoriquement réalisable. La lecture de Me Ti ne peut être saisie, chez Brecht, par le concept d’« expérience formatrice » (Bildungserlebnis). Me Ti lui a offert, par bien des aspects, ce qu’il cherchait depuis longtemps. Le Brecht des années vingt était insatisfait de l’art de son temps. Il le trouvait spirituellement pillé, sans véritable intérêt. Les idées qui y étaient dominantes lui semblaient peu enclines à se repérer dans la réalité, voire à s’y affirmer. Il n’y voyait pas des centres d’intérêt (Interessen) et des idées, mais des effets, des ambiances. Cependant, ce qui l’intéressait, c’était un art capable d’enseigner une praxis, et ceci de manière élégante et artistique. L’art extrême-oriental lui dévoila – sous d’autres aspects sociaux – ce à quoi il aspirait. De grandes pensées y étaient transposées artistiquement devant un public. La didactique y était directement liée à l’artistique. La manière dont l’enseignement y était dispensé faisait oublier le tableau noir (Schultafel). Tout y était façonné de telle manière que cela s’imprègne et laisse des traces. L’enseignement y était applicable, les phrases pouvaient être citées.
Dans les représentations de l’ancienne philosophie chinoise, dans laquelle l’art et la science (Wissenschaft) formaient encore un tout, Brecht reconnaissait à la fois une approche productive et un modèle vers lequel tendre. Si les enseignements et les compréhensions de la lutte des classes, qui ne se retrouvent pas toujours directement dans des pièces ou des poèmes, ne se transformaient pas en notes volantes, en connaissance privée, en simple matériau (bloßen Material), l’art était utile, la forme prenait sens, ainsi que certaines traditions. La forme sous laquelle les élèves du vieux philosophe chinois Me Ti couchaient les pensées du maître sur papier a servi de boussole à Brecht dans sa propre praxis d’écrivain. Cela a mené à un assemblage de courts chapitres, de notes artistiquement organisées, qui allaient conduire Brecht à exprimer ses préoccupations sociales. Il intitula cet assemblage Me Ti – livre des retournements, mais il lui donna de temps en temps le titre de « livre de l’expérience » (Buch der Erfahrung) ou « livret aux enseignements comportementaux » (Büchlein mit Verhaltenslehren).
Les enseignements de Me Ti sont tombés dans l’oubli à cause de la prédominance de la philosophie de Confucius (551–479 avant notre ère). Me Ti combattait Confucius, dans lequel il voyait un rival. L’école confucéenne donna le ton en mettant fin à cette lutte d’idées et en s’assurant de la disparition des enseignements de Me Ti de la vie sociale. Brecht est revenu à plusieurs reprises sur ces deux philosophes tout au long de sa vie. En Me Ti, il voyait le philosophe dont la renommée en tant que classique avait été usurpée, tandis que Confucius lui apparaissait plutôt comme l’homme qui, outre sa grandeur, possédait aussi cette souplesse docile pour courber l’échine devant les puissants, afin de se frayer un passage vers les manuels et l’histoire.
Le Journal de travail renseigne sur ce qui intéresse particulièrement Brecht chez Confucius. Il s’occupait alors d’écrire un plan pour une pièce dans laquelle le jeune Confucius apparaît comme un réformateur, tout en reconnaissant qu’« il ne vit respecter vraiment que ceux de ses préceptes qui conservaient les rapports de propriété existants ». Confucius était pensé comme « figure significatrice » qui devait être en mesure de supporter un traitement humoristique ; car la pièce devait préfigurer sous forme de satire le projet de l’œuvre Vie et mort de Rosa Luxemburg. À d’autres endroits, Brecht compare les efforts réformistes de Confucius à ceux de Goethe à la Cour de Weimar. Sa collaboratrice Margarete Stefinn était chargée d’étudier le matériel confucéen. Elle le trouva, comme le note Brecht, « énormément réactionnaire ». Brecht ne semble pas avoir partagé cette opinion en tout point. Mais, à la différence de Confucius, Me Ti était un personnage qui se trouvait sous les projecteurs de Brecht et qui avait toute sa sympathie.
On ne sait presque rien sur le fondateur du Mehisme (Mehismus), Me Ti ou Möti (Mo Di). Selon Alfred Forke, Me Ti (ou Mö-tseu) aurait vécu de 480 à 400 avant notre ère. Il aurait passé la majeure partie de sa vie à Lu, où il aurait été fonctionnaire et enseignant. Forke écrit qu’il se serait retrouvé au moins une fois à la cour du roi Hui, où il y exposa ses propositions de réformes. Bien que ses propositions aient été couvertes d’éloges, elles ne furent pas pour autant retranscrites dans la réalité, ce qui poussa Me Ti à partir à nouveau, car il voulait que ses principes se trouvent également concrétisés dans la réalité. Il s’attira notamment les foudres de Confucius à cause de ses enseignements sur la « revendication d’homogénéité », sur « l’amour unificateur » (einigende Liebe) et sur la « préférence accordée aux habiles » (Tüchtigen). De tels enseignements entraient en contradiction avec Confucius, qui voulait que chaque être humain soit en harmonie avec sa position sociale.
L’un des mérites de Me Ti est d’avoir été l’un des premiers à introduire le raisonnement logique et la pensée systématique dans la philosophie chinoise. « Jusqu’alors, on s’était contenté d’aphorismes et d’aperçus spirituels », remarque Alfred Forke. « Un sage déclarait quelque chose et l’affaire était réglée, car ce qu’il disait était une sorte d’inspiration et devait forcément être vrai. C’est ainsi que s’y prenaient Lao-tseu et Confucius, dont les disciples buvaient les paroles. Me Ti au contraire cherchait à prouver ses thèses par des conclusions logiques. Cependant, il était lui aussi sous le charme des vieilles habitudes. Il n’était uniquement sûr de lui qu’après avoir démontré que les vieux sages pensaient également de cette manière. »
Les essais de Me Ti sur la dialectique sont également significatifs. Une partie de son œuvre, l’important dixième livre, a été décrit par Forke comme « dialectique ». Il serait cependant faux d’y voir un modèle pour la « grande méthode » de Brecht. Il ne s’agissait pas, pour Me Ti, de trouver des lois de la pensée, mais bien plus de poser des règles pratiques pour l’art du débat. Il essaya de cette façon d’enseigner une pensée correcte. La logique et la dialectique étaient chez Me Ti – comme chez les philosophes antiques de manière générale – très étroitement liées. Brecht, au contraire, fait dans son chapitre sur la « grande méthode » la démonstration de la dialectique matérialiste, en décrivant des cas concrets (Modellsituationen) de pensée et de comportement.
Brecht se réfère beaucoup plus directement à certains aspects sociaux du philosophe chinois. Me Ti condamnait sans équivoque les guerres d’agression, car elles n’entraînaient que la désolation et ne servaient personne. Par ailleurs, il s’opposait à la conception du destin de l’homme comme une suite sans fin de coïncidences et refusait de voir celui-ci comme étant déterminé. Le fatalisme lui apparaissait comme une « théorie pour scélérats ». Dans le chapitre 37, Me Ti écrit :
Quand Yü, T’ang, Wên et Wu régnaient sur le monde, ils dirent : « Nous devons faire en sorte que les affamés aient à manger et que les hommes grelotants (die Frierenden) aient de quoi se vêtir, que les exténués trouvent du repos et que l’ordre remplace le désordre ». Par la suite, ils obtinrent la renommée et la prospérité à travers le monde. Comment peut-on parler de destin ici ? Il ne s’agissait que de leur propre force (…) Ceux qui croient encore au destin de nos jours, ce sont les rois criminels des trois vieilles dynasties, Tschieh, Tschou, Yu et Li (…) Ils n’admettaient pas être eux-mêmes faibles et pourris, de ne pas avoir su gérer l’administration énergiquement, mais affirmaient plutôt que la providence avait provoqué la perte de leur royaume.
L’avis de Me Ti, selon lequel le destin « serait une invention de souverains criminels » traversa deux millénaires pour entrer en connexion avec la conception, tout aussi polémique, anti-destin (Antischicksalskonzeption) de Brecht, qui touche cependant à d’autres prémisses idéologiques (weltanschaulich).
L’éthique de Me Ti s’est également avérée intéressante pour Brecht : son enseignement du comportement n’était pas construit comme une loi morale immuable. Me Ti partait de raisons très concrètes et utiles, en cela qu’il s’interrogeait sur les effets des prescriptions morales. Il enseignait « l’amour unificateur » (einigende Liebe), la fraternité et la solidarité. Il n’exprimait ainsi aucune exigence, mais percevait l’amour comme un échange d’intérêts. Il rejetait le faste et le gaspillage. Il voyait dans l’élimination des « dépenses inutiles », l’un des plus importants bénéfices pour le royaume. Il se tourna donc rigoureusement vers le principe d’utilité (Nützlichkeitsprinzip), à tel point qu’il condamnait même la musique. Me Ti pensait savoir ce qui réjouissait l’ouïe, mais que ce n’était pas par cela que l’on pouvait assurer le bien-être du peuple. Lorsque l’on incitait le peuple à utiliser des instruments de musique, on ne lui enseignait pas comment nourrir les affamés.
L’engagement social de Me Ti, la « revendication d’homogénéité » (Geltendmachung der Gleichmäßigkeit) et la condamnation des guerres et des conquêtes, ont poussé certains érudits bourgeois à voir en Me Ti un socialiste ou un communiste. C’est surtout Ernst Faber qui désigna Me Ti comme un « caractère dévoué », qui ne se contentait pas que d’enseigner « l’amour communiste » mais qui vivait également de manière solidaire. Les concepts de socialisme et de communisme sont utilisés dans un sens très commun ici et ne sont pas compris dans leur sens scientifique. C’est pour cela que Me Ti est souvent décrit, dans un même souffle, comme socialiste et chrétien. Ces comparaisons anhistoriques passent à côté de l’essence de son enseignement.
Malgré tout le sens de la justice (Gerechtigkeitssinn) de Me Ti, le système de domination n’a jamais été remis en cause. Certes, les plus travailleurs, diligents et compétents devaient occuper des postes importants, mais les couches les plus basses (die Unteren) devaient se conformer au bon vouloir des supérieurs. Les masses populaires ne jouaient aucun rôle dans la réflexion de Me Ti. L’état d’esprit humain et la perspicacité de Me Ti quant aux questions sociales n’en font pas un matérialiste naïf, ni un révolutionnaire et encore moins un socialiste. De son vivant, ce philosophe est resté un homme pieux et croyant, qui vénérait le ciel, les esprits, les fruits des champs, les collines et les fleuves. Malgré tout le caractère progressiste de sa sagesse de vie, il ne faut pas perdre de vue cette base spirituelle. Ce n’est que par elle qu’il est possible de saisir la transformation importante de l’exemple extrême-oriental à travers Brecht. Bien que Brecht ait repris directement à son compte certaines pratiques, telles que décrites par Me Ti, afin de les adapter à sa propre vision du monde (Weltanschauung), il n’y a pas d’identification avec Me Ti l’éthicien social (Sozialethiker). Pour Brecht, la forme et la méthode étaient importantes, en ce qu’elles servaient à consigner des compréhensions sociétales et des revendications sociales d’une époque donnée.
Le contenu de l’œuvre chinoise se divise en quatre grandes parties : systématique, dialectique, discours, technique de guerre. La reprise du texte ne découle pas, comme c’est souvent le cas pour les vieux ouvrages, de Me Ti lui-même. Le critère de l’authenticité se réfère à l’enseignement et non au texte écrit. Il s’agit en fait plutôt d’un recueil de textes mehistes. L’éditeur Alfred Forke remarqua à ce propos : « Des quatre parties de l’œuvre, ce sont les “discours” qui possèdent le plus clairement le caractère de l’authenticité en eux-mêmes et qui semblent être intimement liés au fondateur du mehisme ». Ce sont surtout les « discours » qui ont servi de modèles et d’exemples formels à Brecht. Par souci de clarification, on compare, ici, le vieux texte chinois à un texte de Brecht. Les « discours » de Me Ti affirment que :
Ainsi parlait le maître Me Ti : « On aime bien répéter les mots qui peuvent mener à l’action, mais s’ils ne sont pas suivis par des actions il ne sert à rien d’en discuter éternellement. Si l’on se comporte comme s’ils pouvaient mener à des actes et que l’on n’arrête pas d’en parler, ce n’est que du bavardage inutile ».
Sous le titre « Mauvaises habitudes », Brecht écrit
« Se mettre en route pour des lieux où ne mène aucune route, c’est une habitude qu’il faut perdre. Parler d’affaires que les paroles ne peuvent régler, c’est une habitude qu’il faut perdre. Penser à des problèmes que la pensée ne saurait résoudre, c’est une habitude qu’il faut perdre », disait Me Ti.
La comparaison des deux textes montre une densification linguistique plus forte dans la version brechtienne. À travers la figure de style de la répétition, c’est une expérience générale qui doit être saisie à travers une sentence, un aphorisme. Mais plus encore que la sagesse, c’est la manière de penser qui intéresse Brecht. D’où la tentative répétée, devant servir à faire s’imprégner les conclusions. Le texte antique aussi possède ses beautés, bien que la recherche affirme que dans la forme, qu’estiment beaucoup les Chinois, Me Ti est inférieur à son rival Confucius, et qu’il n’atteint pas sa classicité et son style si brillant. Le Me Ti de Brecht est d’office composé comme une œuvre d’art, il est élaboré avec la même méthode et la même technique d’étrangéisation1 (Verfremdungstechnik), qu’il emploie dans ses pièces.
Vers une nouvelle forme de pensée ou les exercices dans l’art de la connaissance et du plaisir
Pour le lecteur, qui ne lie pas Me Ti aux expériences artistiques et aux tentatives idéologiques de Brecht au début des années 1930, ce genre, tout comme l’accès à cette œuvre, comportent certaines difficultés. Si l’on appréhende Me Ti autrement que comme un simple écrit philosophique, alors se pose la question de savoir de quelle manière la formation artistique a pu se faire. S’agit-il d’aphorismes, de dialogues, d’auto-confessions, ou alors de textes qui possèdent des effets esthétiques par leur seule force linguistique ?
La genèse de Me Ti doit être perçue en lien avec les essais sur la pièce didactique (Lehrstück), avec les expériences sur la position des Tuis et du Tuisme, ainsi qu’avec les études théoriques et sociologiques sur le film et la radio. C’est notamment par la pièce didactique que Brecht a tenté de rompre avec les vieilles habitudes du public concernant la réception de l’art. Ce qui frustrait Brecht dans l’art de son époque était son absence de conséquences (Folgenlosigkeit). Un art qui n’exprimait pas de grands intérêts lui semblait être dans l’incapacité de faire réagir le public, de l’activer. Le plaisir artistique (Kunstgenuß) passif prévalait. C’est pour cela que la technique artistique était organisée dans le but d’« attraper » le spectateur ou le lecteur. Tout était fait pour l’entraîner, sans qu’il ne s’en rende compte, dans le monde de l’art. Le critère pour juger de la technique la plus artistique consistait à évaluer à quelle vitesse et dans quelle mesure le public était disposé à se laisser aller dans le fleuve de la fantaisie artistique et des événements représentés. Brecht considérait un tel procédé comme un viol du spectateur et du lecteur. Il trouvait que la réflexion du public s’en trouvait neutralisée. Il est possible que la conception de Brecht apparaisse sur un point ou sur un autre comme trop absolue, trop peu nuancée, il n’en reste pas moins que les méthodes dominantes et les techniques artistiques de l’époque reposaient très largement sur la réception passive de l’art.
Pour l’art et la littérature révolutionnaires, une telle situation était inacceptable. Les artistes marxisants ont développé des représentations diverses afin d’arriver à une réception active et opérante de l’art. Les avancées les plus importantes ont été réalisées par le cercle des artistes matérialistes (Materialästhetiker) regroupés autour de Brecht et surtout par Hanns Eisler, Erwin Piscator et John Heartfield. Grâce aux efforts de ces artistes s’est dessinée, à la fin des années 1920 – Brecht lui-même y fait allusion – dans le mouvement artistique socialiste, une orientation autonome. Par l’unité de la production et de la consommation artistique, l’esthétique matérialiste aspirait à révolutionner les habitudes de réception. Les formes conventionnelles à travers lesquelles les œuvres d’art sont appréhendées – en cela que le lecteur ou le spectateur s’intègre dans l’action représentée –, doivent être dépassées. Les efforts étaient tournés vers l’idée de trouver un nouvel accès, autonome, à l’œuvre d’art. Ainsi, l’esthétique matérialiste s’opposait à une perception de l’art dans laquelle le lecteur ou spectateur prolétaire était réduit à n’être que l’objet de l’endoctrinement ou du spectacle. Une telle forme dans l’enseignement artistique, qui trouvait son expression typique dans le champ artistique et le principe éducatif social-démocrates, étaient perçue par l’esthétique matérialiste comme confinant et limitant les représentations révolutionnaires de l’art. Il s’agissait surtout de redéfinir la posture du spectateur, de rendre le contemplateur d’art plus actif. La réception de l’art devait devenir un acte de productivité humaine. La contemplation artistique passive était perçue comme dégradante, autant pour l’art que pour le récepteur de l’art. En tant que membre de la société, le spectateur devait être mis en état de pratiquer, afin qu’il puisse s’appréhender lui-même ainsi que le monde comme étant transformable. Dans l’essai « La dramaturgie dialectique », Brecht décrit le nouveau rapport au spectateur de la manière suivante :
(…) c’est aussi en tant que spectateur que l’individu perd son rôle central et disparaît ; il n’est plus une personne privée qui « assiste » à un spectacle organisé par des gens de théâtre, goûtant un travail qu’il se fait présenter : il n’est plus seulement un consommateur, il doit aussi produire. Sans participation active de sa part, la représentation n’est qu’à demi réalisée (et si elle l’était pleinement, elle serait aujourd’hui imparfaite).
Brecht a surtout développé ces pensées, à titre expérimental, dans « Contribution à la théorie de la pièce didactique ». Ses idées du rapprochement entre producteur et consommateur sont si radicales, qu’il cherche à effacer la séparation entre le comédien et le spectateur. Dans « Ozeanflug », c’est encore la disciplinarisation qui a été indiquée comme étant la fonction et le but de ces pièces : Brecht y voyait une base de la liberté. Dans ses travaux suivants, la dialectique matérialiste a remplacé la disciplinarisation comme but fondamental des pièces. Les expérimentations basées sur la dialectique matérialiste ont mené à plusieurs propositions méthodologiques dans l’œuvre de Brecht. L’ensemble de sa production artistique a été dialectisée. Car il ne s’agissait pas principalement pour Brecht de créer de nouvelles formes de représentations, mais plutôt une nouvelle manière de penser, une nouvelle culture de la pensée. Les pièces didactiques sont un aspect, une ligne expérimentale dans la mise à l’épreuve pratique de ces nouvelles manières de penser et cultures cognitives.
Une autre voie pour donner du sens et essayer artistiquement cette nouvelle culture cognitive résidait dans l’élaboration de son Me Ti. Ici aussi il s’agissait pour lui principalement d’une démonstration du matérialisme dialectique. C’est pour cette raison qu’il faut voir cette œuvre en rapport avec les incursions expérimentales de l’esthétique matérialiste. Tout comme les pièces didactiques, les textes qui composent le Me Ti sont une sorte d’« exercice d’agilité » (Geschmeidigkeitsübung) dans la pensée dialectique. Le lecteur est encouragé à examiner les comportements et à ne pas accepter de mots d’ordre. Les chapitres sont agencés de manière à ce que l’expérience historique puisse se confronter à l’expérience personnelle. La conclusion, l’enseignement que l’on peut en tirer, découlent de la dialectique entre le comportement et la pensée. Ainsi, Me Ti devient un cahier d’exercices pour la Haute école de la pensée matérialiste. On y enseigne à appréhender et à utiliser la dialectique comme un instrument délicat. Ce serait mal comprendre Me Ti que de saisir les sections du livre, prises isolément, comme des jugements, des appréciations et des prises de positions par rapport à des événements et des personnages historiques. À l’instar de Brecht, qui écrit sur la pièce didactique que seul l’acteur et non le spectateur passif peut apprendre à travers elle, Me Ti aussi exige un rapport indépendant et dialectique au partenaire. C’est seulement là que ces textes deviennent, pour reprendre ce que disait Brecht lors d’une discussion avec Paul Abraham sur « l’action », un « exercice de souplesse pour les athlètes de l’esprit que doivent être les bons dialecticiens ». La lecture s’adresse au lecteur actif, qui ne se laisse pas « emprisonner » par ce qui est décrit. Le lecteur doit évaluer souverainement les développements, les comparer à sa propre expérience.
Bien que l’écriture de Me Ti coïncide avec les pièces didactiques, le travail sur les différents textes le composant a pris une direction qui, bien que moins visible, était plus cohérente que celle des essais sur les pièces didactiques. Le développement cognitif du théâtre, obtenu grâce aux pièces didactiques et qui est également devenu un facteur d’importance sociale, menaçait cependant de ruiner l’expérience artistique, comme le reconnaissait Brecht depuis son exil. « L’évolution poussait à une fusion des deux fonctions du théâtre, à la fusion du divertissement et de l’enseignement » écrit-il dans sa conférence « [s]ur le théâtre expérimental », de 1939. C’est pour cela que Brecht tenta d’appliquer de plus en plus systématiquement la dialectique aux problèmes spécifiquement esthétiques. Ces expérimentations en matière de dialectique matérialiste le menèrent, durant son exil, à élaborer la méthode de l’étrangéisation (Verfremdungsmethode). Brecht dirigeait ses efforts vers la dialectisation de certaines catégories. Dans Me Ti, le problème de l’unité entre l’enseignement et le divertissement ne se fait pas autant sentir que dans le théâtre. Ce dernier permettait d’expérimenter la dialectique de façon beaucoup plus directe. Cependant, on doit appréhender ces représentations plus directes de la dialectique dans Me Ti et les tentatives pour mettre en place une médiation esthétique au théâtre à l’aide de la dialectique, comme une unité.
La forme artistique de Me Ti n’est pas composée de manière moins stricte ou soignée que les pièces. Ici aussi, Brecht utilisait l’étrangéisation (Verfremdung) dans son travail. Celle-ci apparaît à travers le fait que le texte original est retravaillé à l’aide de nouvelles pensées et de nouveaux points de vue. C’est ainsi qu’apparaissent plusieurs couches de textes qui se répondent et font s’écouler le fleuve dialectique des choses. Brecht parle de la « coloration » de nouvelles pensées dans de vieux textes. Il part d’anciennes représentations et lie celles-ci à l’expérience historique, de plus de deux millénaires d’histoire humaine. De cette manière on provoque des impulsions cognitives, d’anciennes sagesses sont transposées dans la nouvelle méthode de pensée, en une nouvelle culture cognitive.
La forme, artistiquement exigeante mais en même temps simple, de cette œuvre sert l’historicisation et la compréhension dialectique des expériences historiques. La confrontation entre d’anciennes et de nouvelles pensées met en évidence l’ampleur des efforts et des sacrifices humains consacrés à établir un ordre nouveau. Si urgente qu’était l’aspiration au changement, le nouvel ordre ne pouvait pas se mettre en place à n’importe quelle période. Le Me Ti de Brecht déclare, sur l’exploitation des humains : « [e]lle a toujours été pesante, mais il n’a pas toujours été possible de la supprimer ». Brecht renvoie par-là à l’évolution, compliquée et emplie de contradictions, par laquelle est passée l’humanité. Bien que les nouvelles pensées se construisent sur les anciennes, les efforts et les coûts nécessaires pour arriver à de nouvelles manières de penser deviennent explicites. La forme et la technique d’écriture de Me Ti mettent en exergue cette dialectique. Ainsi, le personnage de Me Ti n’est pas seulement la personnification de l’ancienne version du texte, il est également Brecht lui-même, qui prend la parole à la troisième personne. Ce stratagème contribue à renforcer l’historicisation des processus et permet, dans le même-temps, de donner des informations sur l’écrivain Brecht, qui est à nouveau étrangéisé (verfremdet) à travers la personne de Kin Yeh. Ainsi apparaissent plusieurs couches de texte, qui renvoient à travers différentes personnalisations à des contradictions, des antagonismes, mais aussi à l’identité de ces antagonismes. Il devient alors possible de réaliser des évolutions, et la pensée devient, dès lors, applicable.
La manière dont le participant à la pièce didactique prend conscience des processus dialectiques, en s’essayant à différents rôles, la posture du joueur, puis celle de l’adversaire, est censée aboutir, dans les chapitres de Me Ti sur les divers niveaux et personnages historiques, à une réception active de l’art et à des connaissances. On donne au lecteur le rôle du producteur ou, comme Brecht l’explique à d’autres endroits, de « co-fabulateur » (Ko-Fabulierers). Il n’est pas entraîné vers des résultats cognitifs (Denkresultate), mais vers des processus de pensée (Denkprozesse). Le lecteur doit faire ses preuves comme penseur autonome. La forme et la technique d’écriture ont pour but de rendre la méthode de pensée évidente. Elle seule est enseignée. Elle doit mener le lecteur à adopter la posture la plus productive. En ramenant la méthode de pensée à sa productivité, la dialectique de la pensée et du divertissement se fait jour. La force motrice de la méthode doit permettre une pensée interventionniste. Dans la lignée de l’esthétique matérialiste, le Me Ti de Brecht exhorte le lecteur à ne pas être contemplativement passif mais à avoir une pensée active. Ce livre n’est pas un recueil de sagesses proverbiales, d’idées philosophiques. Il veut être un guide d’entraînement à la pensée dialectique, afin qu’il soit possible pour les humains – c’est ainsi que le formule Brecht ailleurs –, de maîtriser le plus complet des arts, l’art d’exister.
Emploi et développement de la dialectique
Le Me Ti de Brecht reflète les luttes des diverses tendances qui, dans les années vingt et trente, firent rage autour du développement de la dialectique matérialiste. Mais en même temps, ce livre est une contribution théorique qu’il faut saisir dans toute sa spécificité. Les travaux de Brecht ne sont pas comparables aux trésors d’expérience, au degré de généralisations scientifique et stratégique, que l’on trouve dans les écrits de fonctionnaires dirigeants du mouvement ouvrier international. Néanmoins, ses travaux théoriques sont très instructifs, en ce qu’ils confrontent le point de vue du mouvement révolutionnaire mondial à la pensée philosophique des intellectuels de son époque.
La contribution de Brecht à la dialectique matérialiste se fait jour à deux égards. D’une part il a appliqué la dialectique au théâtre, à l’art, et a développé une théorie et une méthode autonomes. En transférant la nouvelle culture cognitive aux différents secteurs du travail artistique, sur des questions fondamentales comme sur des détails, il a eu, en même-temps, un effet sur le développement de l’esthétique et de la philosophie marxiste-léniniste. Ses tentatives pour fonder une théorie et une praxis artistique non-aristotélicienne, font la démonstration de la dialectique matérialiste dans le domaine de l’art. C’est pour cela que Brecht envisagea, dans les dernières années de sa vie, de remplacer le concept de « théâtre épique » par celui de « théâtre dialectique ». La méthode d’étrangéisation représente le résultat le plus marquant et le plus riche de conséquences de ses efforts sur la dialectique matérialiste. Dans ses écrits théoriques sur l’art, il souligne le rapport entre l’étude de la dialectique et le développement de l’idée d’étrangéisation (Verfremdungsgedanken). Brecht liait les découvertes de Marx et Lénine aux besoins artistico-esthétiques de son époque. Par la méthode d’étrangéisation, il cherchait à contrecarrer l’erreur désastreuse qui consistait à se comporter face à la réalité comme si on la connaissait déjà. Hegel avait déjà mis en garde contre le fait que ce qui est connu n’est, en fait, pas reconnu, justement parce que c’est connu. Chez Brecht, c’est un processus ou un personnage qui était étrangéisé afin de ne pas exposer son essence dissimulée. Mais ceci n’était possible que si l’on exposait les contradictions, apparemment internes, tout comme les possibilités de leur résolution dialectique. Le public devait avoir sous les yeux l’« être-ainsi » (So-Sein) et le « non-être-ainsi » (Nicht-so-sein) d’un processus, afin de pouvoir y déceler les changements possibles. Du fait que l’écrivain créait ainsi certaines conduites d’un personnage ou d’une situation, qu’elles apparaissaient, dans un premier temps, inhabituelles, insaisissables, il défia le public de prendre position, de formuler sa critique. Ce type de création était censé provoquer des questionnements, des réflexions : Le personnage agit-il de la bonne manière ? Ne serait-il pas possible d’agir autrement ? Sous quelles conditions serait-ce possible ? L’utilisation de l’étrangéisation pose des exigences très élevées à l’art et à la connaissance de la vie. Grâce à son développement théorique et pratique de la dialectique, Brecht a réussi à faire de l’éclaircissement des causes et des origines sociales la préoccupation centrale de son art, sans jamais tomber dans la didactique superficielle. En identifiant la dialectique dans ses diverses manifestations et processus, Brecht en est venu à la découverte et à la prise de conscience qui allaient mener à l’évolution de la dialectique matérialiste.
La réalisation de Brecht s’explique justement par son engagement direct dans les luttes pour le matérialisme dialectique des années vingt et trente. C’est uniquement de l’analyse de la position brechtienne dans ces luttes que l’on peut saisir l’envergure et la problématique intellectuelle de Me Ti.
L’appropriation et l’application du léninisme dans le mouvement ouvrier révolutionnaire se faisaient d’une part à travers la lutte contre la vulgarisation des théories matérialistes de la révolution et de la dialectique matérialiste par la social-démocratie, d’autre part dans la lutte contre les conceptions gauchistes de la théorie de l’offensive et de l’activisme subjectif. Alors que dans les théories de Kautsky, d’Adler, de Bauer, le problème du déterminisme du matérialisme historique est transformé en « empirisme rampant » (kriechende Empirismus) et en théorie de l’évolution, le gauchisme propage des conceptions révolutionnaires subjectives et aventurières. Ces deux conceptions ne faisaient que vulgariser le déterminisme dialectique. Pour l’aile gauchiste, le facteur subjectif découlait spontanément de la situation révolutionnaire, alors que l’aile opportuniste droitière partait de l’immaturité subjective du prolétariat. La première de ces directions fétichisait l’inconstance des processus sociaux, l’autre le développement évolutif. Dans les deux cas, cela débouche sur une distorsion de la dialectique de moments objectifs ou subjectifs. Ces deux points de vue essayèrent de gagner en influence sur la pensée marxiste et sur la stratégie révolutionnaire de la classe ouvrière en lutte et de son parti. Mais la question fondamentale du déterminisme dialectique résida justement là-dedans, trouver comment des rapports objectifs découle la volonté subjective des masses de faire la révolution.
C’est au milieu de ces luttes, que menait le parti marxiste-léniniste contre le mécanicisme et le subjectivisme, que la position philosophique de Brecht s’est dessinée. À l’époque où Brecht débutait le travail sur Me Ti, la lutte au sein du parti avait déjà abouti. Les représentants du mécanicisme tout comme ceux du subjectivisme avaient perdu leur influence sur la stratégie révolutionnaire du parti. Le gauchisme et le trotskysme étaient repoussés. Brecht a décrit certaines manières de penser et postures philosophiques depuis cette position nouvellement gagnée.
Pour un écrivain souhaitant établir un théâtre « résolument épique, [qui] a remplacé les situations par des processus » (« La dramaturgie dialectique »), qui souhaite donner la parole aux processus objectifs, il était compréhensible que le conflit avec les conceptions mécanicistes et subjectivistes, qui ont abouti à la défense du marxisme, ne l’aient pas laissé de marbre. Pas seulement dans Me Ti, mais également dans ses écrits théoriques sur l’art et la politique, Brecht s’intéressait à des questions de dialectique, de causalité, de déterminisme, de l’effet de lois objectives sur la société. Il prit position sur ces questions, en cela qu’il y contribuait par une pensée propre, non pas en partant d’une analyse de la situation philosophique et politique globale, mais à partir de son expérience d’écrivain et de praticien du théâtre. Ce sont les interrogations d’un artiste devenu conscient que, dans son domaine, aucune avancée n’est possible sans la dialectique matérialiste.
En 1929, lorsque Brecht cherchait à savoir quel rôle revenait à l’individu dans une dramaturgie dialectique, il arriva, pour la première fois dans un contexte plus large, à traiter du rôle de la dialectique matérialiste. Au constat que l’individu cède la place centrale qu’il occupait dans le drame, venait s’allier l’idée que l’individu ne peut arriver à produire des interventions efficaces qu’en tant que représentant de nombreux individus. Bien que ces réflexions sur la dramaturgie portent encore du mécanicisme en eux, elles ont mené Brecht à saisir le changement de fonction sociale du théâtre et de l’art en général.
Au cours des années suivantes, Brecht a développé une théorie et une méthode artistiques dont le but consistait à éclairer les processus derrière les précédents (die Vorgänge hinter den Vorgängen). Le problème de la causalité, lié au problème des individus et des masses, investissait de plus en plus le cœur de son imagination. La prise en compte du lien causal social dans sa méthode artistique n’était pas possible sans un vrai travail sur les représentations, de la causalité et du déterminisme, de l’époque, sans étudier le concept léniniste de loi. Afin de mettre les causes sociales en lumière, Brecht avait besoin d’informations et de preuves théoriques exactes. Il puisa dans plusieurs disciplines et chez divers penseurs ; chez Herman Duncker tout comme chez Karl Korsch, chez Max Planck comme chez Werner Heisenberg. Plus important encore, il a toujours vérifié ces indications, tout comme sa propre expérience, auprès des classiques.
Le cœur de la méthode artistique de Brecht, le lien de causalité sociale, impliquait la défense de la causalité, du déterminisme dialectique. Si ouvert que se soit montré Brecht envers le concept élargi de causalité dialectique, il restait pourtant insensible aux conceptions selon lesquelles la causalité ne serait plus perceptible. Malgré toute la complexité du problème, il met en lumière le point de vue du déterminisme dialectique, lorsqu’il fait dire à Me Ti que l’action des scientifiques est de constater nombre de déterminismes et de les rendre utiles à l’humain. Soulignant ce rapport à la situation de l’humain il explique que le mouvement de l’individu serait difficile ou impossible à pronostiquer pour la simple raison « qu’il y a pour nous un trop grand nombre et non pas une absence de déterminations ». L’attention remarquable qu’il portait à la défense du concept de causalité dialectique ressort également de la scène du fragment « Einstein » : un ouvrier n’accepte d’écouter la suite de l’exposé d’Einstein à l’école ouvrière marxiste que s’il en ressort assez de lois pour pouvoir faire des prévisions et des plans. La seule partie dialoguée dans le fragment « Einstein » est une phrase sur la causalité. Brecht fait dire à un ouvrier, débattant avec Einstein : « Votre théorie relève de la révolte et pour une révolte on a besoin d’une bonne causalité ».
Toute la théorie esthétique de Brecht est empreinte de l’idée du déterminisme dialectique. Sa préoccupation était de rendre le spectateur et le lecteur aptes à reconnaître des contextes sociaux. C’est seulement là qu’est possible une ingérence de l’individu comme force sociale à part entière. Concentrer cette problématique complexe du déterminisme dialectique dans le lien de causalité social et en faire le critère décisif de sa méthode est l’une des réalisations principales de Brecht dans l’application et le développement de la dialectique matérialiste dans le domaine de l’esthétique.
Dans ses œuvres de l’exil, Brecht cherchait, contrairement à certaines œuvres des années 1920, à élargir le champ de l’activité humaine. La pièce Homme pour homme reste encore imprégnée d’un automatisme social, d’un déterminisme mécanique. Les nombreuses discussions sur les possibilités de changer radicalement la société existante, mais surtout la praxis de la lutte antifasciste, menèrent Brecht à l’idée qu’il fallait accorder à « l’individu des mouvements propres non déterminés complètement ». Il faut conserver une certaine latitude. Tout comme les physiciens se sont révoltés contre des représentations causales trop fixes, Brecht s’opposait à tout déterminisme extrême, qui menait forcément au fatalisme dans la lutte politique. Dans son Journal de travail, il note :
déterminisme ou indéterminisme, la question est sans aucun espoir. si tout ce qui arrive est déterminé, les chaînes de déterminations sont sans fin, et nous ne sommes pas en état de dominer des enchaînements sans fin. la détermination totale est donc impossible. la probabilité des physiciens autorise en tous cas certaines affirmations même s’agissant d’événements irréguliers et complexes.
Que les physiciens aient continué à faire des calculs de probabilités là où les représentations causales n’avaient pu être prouvées jusqu’ici le fascinait. « le matérialisme historique aussi souligne ce ‘’flou’’ concernant l’individu ». C’est pour ça qu’il transféra la problématique des physiciens vers le processus social, sans pour autant négliger les autres types d’appropriations.
dans les activités humaines il en va ainsi : lorsqu’un certain nombre de causes se sont agrégées et imposées, une nouvelle qualité apparaît et il s’en suit une décision ou une activité. les causes ne peuvent être reconstruites par le changement qualitatif.
L’art et la manière dont Brecht conçoit des résultats de physiciens comme faisant partie de la manière dialectique de penser et le fait qu’il les applique au domaine artistique et les lie à ses propres expériences ont contribué à l’enrichissement et au développement de la dialectique matérialiste. Du fait que Brecht défendait, d’une part, la théorie de la causalité, tout en rejetant, d’autre part, les représentations de celle-ci, et voulait rendre utiles de nouvelles connaissances et expériences des différents arts et sciences, il aboutit également à une conception différenciée et réalisable des possibilités d’intervention de l’individu. Cette conception présupposait de saisir des impératifs sociaux comme faisant partie d’une chaîne d’événements et de faits objectifs. Il ne faut cependant pas oublier que l’humain est lui-même un fait, un facteur agissant. En travaillant sur le roman Les affaires de Monsieur Jules César, Brecht mit en évidence que la description et l’éclaircissement du lien de causalité sociale ne pouvaient pas mener à la conclusion, « que cela devait advenir comme cela advint » (Journal de travail). Et dans la confrontation avec l’écrit de Max Planck sur « Déterminisme et indéterminisme », il remarqua polémiquement que : « la phrase ‘‘le monde est déterminé’’ est une phrase creuse, puisqu’elle ne vaut pas pour les humains et qu’en fait, elle affirme que nous pourrions toujours trouver des raisons, si nous pouvions en trouver » (Journal de travail).
Cette conception des possibilités d’intervention de l’individu se traduit sur le plan esthético-théorique dans la méthode dialectique et la technique ainsi que dans la structure des personnages de Brecht. En lien avec cela – et faisant partie de sa conception de la révolution – il y avait ses réflexions sur le changement révolutionnaire, sur le renversement de l’ordre existant. Brecht refusait toute légèreté sur cette question. Cela ressort clairement dans Me Ti. C’est justement sa conception matérialiste-dialectique conséquente des rapports sociaux, l’accès aux lois économiques et la sensibilité découlant des processus objectifs ainsi qu’une dynamique subjective qui le rendirent sceptique envers la simple volonté révolutionnaire (Revolutionswillen), envers la « pure action » du prolétariat exploité. « Mais celui », écrit Brecht dans les notes sur « Masse et Révolution », « qui a étudié un soulèvement révolutionnaire, connaît les difficultés internes qu’ont les masses à se soulever. L’humain ne se jette dans la nouveauté qu’en cas d’urgence. La phrase magique ‘’Le prolétariat n’a rien à perdre que ses chaînes’’ est valide dans la sphère historique et justement pour toute la classe, mais l’histoire interne d’une révolution réside justement en cela que le prolétariat, c’est-à-dire les prolétaires, se trouvent agir en tant que classe. Dans ce processus, ils ont beaucoup à perdre et à risquer ».
Vingt ans plus tard, alors qu’il travaillait à la mise en scène du Coriolan au Berliner Ensemble, Brecht revint sur des réflexions similaires :
Je crois que vous vous trompez sur la difficulté d’unir les opprimés. Leur misère les unit – lorsqu’ils reconnaissent par qui elle passe … Réfléchissez à la difficulté qu’ont les humains à se décider à se soulever ! C’est une aventure pour eux, de nouvelles voies doivent être bâties et traversées, et, avec les dominants leurs pensées continuent aussi d’exister. Le soulèvement relève plutôt du non-naturel que du naturel pour les masses, et aussi terrible que soit la situation, dont seul un soulèvement pourrait les libérer, la seule pensée de ce dernier est aussi difficile que l’est une nouvelle conception de l’univers pour les scientifiques (« La dialectique au théâtre »).
C’est pour cela que Brecht orienta ses efforts en tant qu’écrivain et en tant que théoricien, non seulement vers la lutte contre l’ordre social capitaliste, mais qu’il voyait surtout son devoir dans la mise en lumière de cette société, jusqu’aux racines du mal. Avant de pouvoir combattre le mal, il faut en connaître les causes. Des actes brutaux de violence appellent assez vite la révolte de ceux qui pensent en termes de justice (Gerechtdenkenden), mais il est beaucoup plus difficile de saisir le système de la violence. Le mode de production capitaliste, écrit Brecht dans Me Ti, bâtit des geôles invisibles, bien plus sécurisées qu’aucune autre, devant lesquelles se dressent des geôliers. Mais c’est justement la geôle des rapports de production capitalistes que la classe ouvrière doit briser, si elle veut imposer ses intérêts vitaux. C’est pour cela que dans Me Ti, il s’agit toujours de parvenir jusqu’aux causes. Brecht met en garde contre le risque de se perde dans les multiples conséquences des causes. La révolte humaine, si grande soit-elle, pourrait s’y consumer.
Le rapport de Brecht à Karl Korsch
Le fait que certains textes théoriques de Brecht sur la dialectique se réfèrent à Karl Korsch et que ce dernier ait contribué à ceux-ci, a entraîné, chez les théoriciens bourgeois, la légende selon laquelle Karl Korsch serait le « maître marxiste » de Brecht. Certains vont même jusqu’à affirmer que les représentations de Brecht sur la dialectique ainsi que sa théorie du théâtre épique furent inspirées par l’« autorité nécessaire » (unbedingte Autorität) de Korsch. Comme dans Me Ti Brecht en vient à parler plusieurs fois de Korsch (Ko, Ka Osch) il est important d’esquisser brièvement le rapport entre Brecht et Korsch.
Dans les années vingt et trente, Brecht cherchait à se procurer des renseignements exacts sur le marxisme, et surtout sur la dialectique. Son développement idéologique le mena à entrer en contact avec de nombreuses personnes ; il en désignait certains comme ses « maîtres ». Au sein de ce cercle, Karl Korsch joua sans aucun doute un rôle important. Il serait cependant naïf de penser qu’il ait été « le maître » de Brecht, d’autant plus que Brecht aimait voir des gens qui le contredisaient dans son entourage, qui le stimulaient par leur posture en partie négative.
La surestimation de Korsch dans la recherche bourgeoise sur Brecht s’explique par la réception intensifiée de Korsch, qui débuta à la fin des années soixante-dix. Cette réception de Korsch a notamment mené à incorporer dans l’évolution de Brecht des problématiques et des tendances contemporaines. La présence de Korsch ne signifiait également qu’un épisode dans l’histoire du mouvement ouvrier révolutionnaire.
Le juriste et philosophe Karl Korsch (1886–1961) devint, dans la crise révolutionnaire d’après-guerre, porte-parole de l’USPD en Thuringe. Suite à la dissolution de l’USPD, en 1920, il entra dans le parti communiste et exerça en 1923 la fonction de ministre de la justice dans le gouvernement ouvrier mené par le KPD et le SPD, en Thuringe. Durant la période de stabilisation relative du capitalisme, il se retourna de plus en plus contre la politique du Kominterm et contre le léninisme. En 1926, il fut exclu du KPD. A l’écart du mouvement ouvrier international et de ses organisations, il propagea sa conception du marxisme dans des cercles restreints. Pendant son exil aux États-Unis, il chercha à entrer en contact étroit avec l’Institut de recherche sociale en exil. Mais même pendant les années quarante et cinquante, il n’est pas parvenu à gagner en influence politique et philosophique.
L’amitié entre Brecht et Korsch a débuté au début des années trente et dura jusqu’à la mort de Brecht. L’échange intellectuel s’est déroulé de façon relativement épisodique et avec une intensité variable. Mise à part la courte phase au début des années trente, pendant laquelle Brecht réfléchit sur quelques pensées et idées de Korsch, la relation se limita à quelques lettres et rares visites.
Bien que les familles de Brecht et de Korsch aient été amies, il faut différencier cette relation de leurs échanges philosophiques. La légende bourgeoise entourant Korsch profitait de la méconnaissance factuelle et a continué à suggérer une influence en contradiction avec les faits. Il est clair que Brecht était impressionné par certains traits et capacités de Korsch. En tant qu’interlocuteur curieux, il attendait de lui des instructions sur certains problèmes philosophiques. À cet effet, il s’est confronté à Korsch en tant que penseur autonome qui, bien qu’il posait des questions et attendait des réponses, s’était déjà positionné sur le plan politique. À partir de 1930, Brecht s’est rapproché toujours plus de la position idéologique représentée par le KPD, tandis ce que Korsch s’éloignait toujours plus de la classe ouvrière révolutionnaire organisée. Les voies politiques différentes déterminèrent, dès le début, leurs rapports intellectuels.
Pendant ses années d’exil, la discussion suivie avec des connaisseurs du marxisme-léninisme manquaient à Brecht. Les nombreux rapports avec le KPD ainsi qu’avec ses organisations les plus proches étaient rompus. Bien que Brecht ne fût aucunement un auteur de lettres endurant, il cherchait des possibilités pour pouvoir traiter de questions touchant au marxisme. Coupé de toute discussion et de tous contact, il ressentait l’échange intellectuel avec un philosophe tel que Korsch comme stimulant et n’était pas avare de compliments. C’est à la lumière de cette situation qu’il faut comprendre les variations de ton existant entre les lettres de Brecht, Me Ti et ses écrits philosophiques. Brecht espérait surtout recevoir, de la part de Korsch, des conseils et du soutien dans son rapport critique au monde intellectuel du réformisme, avec les demi-mesures et les compromis des intellectuels libéraux. En effet, le travail de Korsch sur le réformisme et l’opportunisme de droite avait un certain poids politiquement et philosophiquement, même s’il ne représentait pas une alternative. C’est pour cela qu’il n’est guère étonnant que dans une lettre, Brecht mentionne la critique de Korsch envers Kautsky de façon positive.
Depuis son tournant conséquent vers la classe ouvrière révolutionnaire, Brecht était entré en contact avec les diverses conceptions, arguments et pensées sur le marxisme. Certains écrits de Korsch ont également permis à Brecht de comprendre l’essence critique de la dialectique matérialiste, il devint alors limpide pour lui que l’aspect critique reposait dans la méthode dialectique elle-même et ne trouvait pas sa fondation dans le sujet. Mais finalement Brecht a puisé sa méthode critique en esthétique ainsi que sa pratique artistique des œuvres de Marx et Lénine, qui ont dégagé les caractéristiques révolutionnaires de la dialectique, en cela qu’ils lièrent la dialectique au matérialisme. À cet effet, les interprétations de Korsch lui ont donné certaines indications. Cependant, Brecht a exploité l’élément critique d’une toute autre manière que Korsch. C’est notamment très clair lorsque l’on compare les vues philosophiques de Korsch à la théorie de l’esthétique de Brecht et à son travail pratique sur le théâtre. Dans ses lettres, Brecht s’efforçait de minimiser les différences dans les points de vue. Ainsi, en 1939, il se dit « assez satisfait » du livre de Korsch sur Marx, sur le traitement de la dialectique, alors que dans Me Ti, il part du principe que les personnes comme Korsch ne savent plus se servir de la « grande méthode ». Les positions opposées sur la dialectique n’ont pas été traitées par Brecht, dans les lettres, contrairement à d’autres questions, bien que les deux penseurs aient été conscients de ces désaccords.
Il est important de préciser, ici, que Brecht ne connaissait que peu de travaux de Korsch. Il n’a jamais eu une perception réelle de l’évolution de cet homme, ce qui n’était que difficilement possible à l’époque. Il approfondit pourtant le livre sur Karl Marx, que Korsch a écrit au milieu des années trente pour la collection « Modern Sociologists » de l’université de Londres. Dans cette œuvre, la position anti-léniniste de Korsch était globalement absente. Le degré de cette posture anti-léniniste n’a jamais été très clair pour Brecht. Là où il voyait des différences et des antagonismes, il tentait de critiquer Korsch en se rapportant au « toujours-manquant », en cela qu’il se référait toujours à Lénine et au développement du léninisme. Dans une de ces lettres, Brecht demanda naïvement à quel moment Korsch prévoyait enfin de faire suivre son livre sur Marx d’un autre sur Lénine. A cette époque, Korsch avait depuis longtemps tourné le dos à Lénine et au léninisme. Korsch se montrait indifférent – quoiqu’il répondit en tant qu’ami – aux questions de Brecht, car son point de départ était tout autre. Tout comme il ne faisait aucunement preuve d’un zèle de missionnaire face à Brecht. Il était trop intelligent pour ne pas voir les balises philosophiques que suivait Brecht.
Il faut aussi noter que de nombreuses questions débattues entre Brecht et Korsch relevaient de la discussion marxiste générale de l’époque. Les textes de Brecht qui émanèrent de ses discussions avec Korsch – « Brechtisation », « Objectivisme et matérialisme chez Lénine », « Quels principes de la dialectique Lénine applique-t-il à sa critique de l’objectivisme-subjectivisme » – portaient en eux des problèmes qui avaient été au centre de la lutte du Parti Communiste pour la défense du marxisme contre les théories mécanistes et subjectivistes. Ce qui est frappant dans ces textes, c’est que Brecht vérifiait et confirmait ses pensées par des déclarations de Lénine. Il comprenait ses réflexions comme une défense et une poursuite du marxisme au sens léniniste. Cela apparait comme particulièrement significatif notamment en regard de la confrontation avec Korsch, qui s’opposait au léninisme, et auquel la philosophie matérialiste de Lénine apparaissait comme « secondaire », car « Lénine lui-même, de son vivant, n’a pas tenu à donner à la philosophie un fondement qui fût avant tout théorique » (« Anti-critique », 1930)., car « Lénine lui-même, de son vivant, n’a pas tenu à donner à la philosophie un fondement qui fût avant tout théorique » (« Anti-critique », 1930). Aussi paradoxal que cela puisse paraître, ce sont justement les passages de Brecht que les théoriciens bourgeois révèlent comme étant influencés par Korsch, qui mettent en lumière le tournant polémique contre Korsch. Brecht mobilise les travaux de Lénine sur le matérialisme dialectique, travaux que Korsch discrédite en tant que « propagande matérialiste », comme un retour au matérialisme révolutionnaire bourgeois du XVIIIe siècle. Plus Korsch s’opposait au léninisme dans ses écrits, plus Brecht argumente – comme le prouvent les « points-Korsch » (Korsch-Stellen) chez Brecht – avec Lénine. La place centrale accordée par Brecht à la personne et à la philosophie de Lénine dans Me Ti, montre que, pour lui, le positionnement par rapport au léninisme était la question centrale de la compréhension du marxisme, alors que depuis 1924, Korsch aspirait de plus en plus à une interprétation du marxisme qui s’orientait contre le léninisme.
Compte tenu de ces tendances opposées, il faut tout de même être doté d’une certaine inventivité pour vouloir démontrer, chez Brecht, un marxisme influencé par Korsch. La supposée influence de Korsch est essentiellement due aux conceptions de Brecht sur la dialectique matérialiste, à sa position sur la théorie du reflet et sur le problème du déterminisme.
Pour Korsch, la dialectique n’est pas le reflet de processus objectifs, mais une théorie révolutionnaire du sujet agissant. L’origine de cette thèse est «« l’effet conjugué de la conscience et de la réalité, lequel entraîne le fait que les rapports de production matériels de l’époque capitaliste ne sont également ce qu’ils sont que par leurs formes de conscience, dans lesquelles ils se reflètent à travers la conscience pré-scientifique tout comme par la conscience (bourgeoise) scientifique. » (Marxisme et philosophie). Cette distorsion de la dialectique mène conséquemment à la récusation de la théorie léniniste de l’image et au développement d’une philosophie subjectiviste de la praxis. L’ « action intellectuelle » devient le point pivot de la conception philosophique et politique de Korsch, elle est opposée à la théorie du déterminisme dialectique. La conscience révolutionnaire n’est pas comprise comme un reflet du processus objectif, ni comme déterminée historiquement, mais comme un changement brutal de la conscience vers le changement social, compris comme changement même de la réalité.
Ce primat de « l’action intellectuelle », ce rôle privilégié, voire déterminant du facteur subjectif, caractériserait également – selon les dires des défenseurs d’une Korschanisation de Brecht – la théorie esthétique et la méthode dialectique de Brecht.
Tout comme il s’agissait, dans la lutte politique, d’imposer la méthode dialectique comme instrument du changement révolutionnaire de la réalité et de s’éloigner des conceptions mécanistes comme subjectivistes, Brecht se tournait, dans le domaine de l’art, d’une part contre un processus représentationnel mécaniste, d’autre part contre un doctrinarisme subjectif. « Un simple reflet de la réalité, en admettant que celui-ci soit possible, ne saurait correspondre à ce que nous avons à l’esprit », écrit Brecht dans ses notes sur le programme des écrivains soviétiques. D’autre part, il rejetait l’art criard (Aufruf-Kunst), qui faisait appel à la conscience révolutionnaire, sans s’orienter vers les causes. Cette délimitation du pan mécaniste-objectiviste, comme du côté subjectiviste-volontariste, coïncidait avec la construction de sa théorie artistique. Lorsqu’il utilisait le lien de causalité sociale comme élément conceptuel esthétique, cela revenait à ce que son idée de la « pensée intervenante » passa de l’art au moyen d’un changement social du monde. Par le lien de causalité sociale, Brecht a développé sa théorie de l’art et sa méthode, afin de pouvoir refléter les lois sociales objectives et a ainsi pris clairement la position opposée à « l’action intellectuelle » de Korsch. Alors que Brecht utilisait la méthode dialectique pour dévoiler la dialectique objective, pour mettre au jour des processus cachés et des relations économiques, pour Korsch elle était l’expression du « mouvement de la pensée libre ». Dans le texte de Korsch, publié en 1971, « Ein undogmatischer Zugang zum Marxismus », il écrit :
[l]a dialectique matérialiste est (…) la manière dont, dans une période révolutionnaire donnée et pendant les différentes phases de cette période des classes sociales, des groupes et des individus bien précis, composent et adoptent de nouveaux mots et de nouvelles idées.
Plus Brecht mettait en lumière, dans sa théorie et sa méthode artistique, les lois sociales, plus il faisait des rapports économiques le point pivot, et plus il pouvait faire ressortir le moment de l’intervention, du changement. De cette manière, il lui était possible de transférer la préoccupation centrale de la méthode dialectique, le changement de la réalité, dans le domaine du théâtre, de l’art. Il contribua ainsi grandement à l’évolution du réalisme socialiste. En tant que dialecticien, Brecht comprit le lien indissoluble entre le déterminisme et les possibilités d’intervention, entre nécessité et liberté. La dialectique était pour lui la clé de l’essence d’un phénomène, d’un événement. C’est pour cela qu’il construisit surtout sa méthode dans le but de montrer tous les aspects d’un événement qui restaient dissimulés par l’approche empirique extérieure. La méthode d’étrangéisation – qui étrangéifie ce qui nous est trop connu, afin de mettre en lumière l’essence non visible, objective, les caractéristiques relevant de la loi – démontre instamment le lien indubitable entre le déterminisme et l’impulsion au changement. Pour Brecht, le déterminisme dialectique apportait une base valable à l’action raisonnable.
C’est pourquoi il s’est battu contre toute forme de réflexion passive. Il voyait en celle-ci une atteinte de l’essence même de la dialectique, qui est dirigée vers la transformation de la réalité. Ici, le conflit avec Korsch se fait à nouveau très clairement jour. Korsch polémiqua, en effet, vertement contre la théorie de l’image et du reflet. Dans la mesure où il identifia un fait relevant de la conscience à la réalité, le processus de réflexion devait inévitablement perdre tout son sens pour lui. Brecht, en revanche, voyait dans la mise en place d’images praticables un prérequis indispensable au théâtre, à l’art. Ce « service de la représentation » (Abbildungsdienst) (Martin Walser) lui a été reproché par différentes personnes et à différentes époques, mais il l’a toujours revendiqué. Déjà dans la première thèse du Petit organon pour le théâtre, la synthèse concise de sa théorie et de sa méthode, il se réfère au processus de l’illustration par l’image :
Le théâtre consiste à fabriquer des reproductions vivantes d’événements, rapportés ou inventés, qui opposent des hommes, et cela aux fins de divertissement.
Ses efforts en théorie comme en pratique artistique visent à obtenir des images « contemporaines », « efficaces » de la cohabitation des humains. Le plaisir des figures ne doit cependant pas dépendre du degré de ressemblance avec ce qui est représenté. Brecht aspire à des représentations au sens de la nouvelle méthode de pensée, le matérialisme dialectique, qui capturent dans l’image l’identité et les contradictions de ce qui est représenté.
Dans l’application de la méthode dialectique à la nature, Korsch et Brecht représentent également des positions distinctes, bien que l’on puisse parler ici, plus probablement, d’une influence passagère. Korsch considère la dialectique comme une science qui s’applique elle-même, qui ne vit pas de la dialectique objective, mais de sa propre application pragmatico-politique. C’est pour cela que, pour lui, la dialectique n’est possible que dans le domaine social, et pas dans la nature. Korsch combat la dialectique de la nature d’Engels comme une erreur d’interprétation de la méthode dialectique. Brecht, au contraire, veut appliquer la dialectique à tous les domaines, même s’il montre également clairement que l’attention qu’il porte au processus dialectique s’applique à la société. Si dans Me Ti, il s’oppose à l’affirmation selon laquelle les classiques auraient fondé une philosophie de la nature, il ne nie pas pour autant la dialectique objective de la nature. Il réclame bien plutôt que l’on considère la révolution comme quelque chose de naturel. Brecht utilise principalement la dialectique de la nature pour démontrer la dialectique dans la société. Sur Engels (Maître Eh Fu), il écrit dans Me Ti :
il tire un peu partout de l’observation de la nature de bons exemples pour la lutte et les idées sociales des travailleurs. Il leur fait remarquer combien il est plus facile de comprendre les phénomènes naturels quand on examine les tenants et les aboutissants des grands ensembles auxquels ils appartiennent ; comment chaque chose se modifie pour subsister et comment, pendant un certain temps, elle continue de jouer son rôle, bien que modifiée. Il montre les lois fondamentales de la nature chargées de qualités et de tendances contradictoires, et il y voit précisément la marque de la vie.
Cependant, fournir la preuve de la dialectique dans la nature semble moins urgent, pour Brecht, que celle de la dialectique dans la société. Il lui semblait beaucoup plus simple et pressant de « montrer les résultats tangibles et indispensables qu’a déjà permis d’atteindre un comportement dialectique, c’est-à-dire l’application de méthodes dialectiques aux faits et aux événements sociaux, donc à la nature de la société, nommément de notre société » (« Dialectique »). Chez le Brecht de la maturité, déjà en exil aux États-Unis, on ne trouve plus cette réticence quant à l’application de la dialectique à la nature. On ne trouve toutefois jamais chez lui une récusation directe de la dialectique dans la nature.
Le lecteur attentif des écrits philosophiques de Brecht ne manquera pas de relever certaines contradictions, également au vu de sa conception de la dialectique. Ce n’est que trop compréhensible, si l’on garde à l’esprit que la plus grande partie des notes ne servait qu’aux explications fragmentées pour sa propre compréhension. Brecht ne considérait jamais qu’il était de son devoir d’écrire des traités philosophiques systématiques. Ce sont des activités pratiques artistiques qui entraînèrent Brecht à s’intéresser à des questions philosophiques. Il se préoccupait principalement d’un aspect particulier du problème, qui lui semblait particulièrement urgent pour son travail. D’autres aspects ont été délaissés, certains ne furent même pas explorés. Ainsi, Brecht s’intéressait principalement aux problèmes liés à la méthode dialectique, sans approfondir à chaque fois la dialectique objective dans tous ses détails. C’est justement parce que cet aspect l’intéressait au vu de sa production artistique qu’il ne se préoccupait que de lui et en négligeait d’autres. Mais on ne peut pas en tirer pour autant la conclusion que Brecht n’aurait pas perçu ceci ou cela; c’est simplement qu’il privilégiait un certain aspect des phénomènes. Souvent c’est justement l’aspect manquant qui est mis à l’honneur dans un autre contexte. C’est pour cela que les travaux de Brecht sur le matérialisme historique et dialectique ne peuvent jamais être détachés du contexte global de ses considérations théoriques et de sa méthode artistique.
Mais il existe aussi des contradictions dans la pensée philosophique de Brecht, des traces de la lutte, de la confrontation, de l’évolution problématique du marxisme vers le léninisme. A cet égard, il importe de prendre en compte toute l’étendue de la discussion. Le débat avec Korsch n’en est qu’un aspect. De cette manière, on voit à quel point il était difficile pour Brecht de s’orienter dans ce processus contradictoire, et à quel point ses propositions sont considérables même là où il avançait à tatillons et où il restait bloqué face à des questions unilatérales. Chez Brecht, la dialectique était parfois exclusivement saisie comme méthodologie générale. Dans le texte « Dialectique », par exemple, il écrit :
La dialectique, en réalité, est une méthode de pensée ou plutôt une suite cohérente de méthodes intelligibles, qui permet de dissoudre certaines conceptions rigides et d’opposer la pratique aux idéologies dominantes.
Ce serait une personnalisation erronée de points litigieux, que de vouloir réduire de tels passages à l’influence de Korsch. Dans les années vingt et trente, les différentes conceptions de la dialectique ont fait l’objet de querelles houleuses au sein du mouvement ouvrier révolutionnaire international. Des idées essentielles pour la suite du développement de la dialectique émanèrent, à l’époque, de l’école soviétique Deborin. Abram Deborin défendait le matérialisme dialectique contre les conceptions mécanicistes, en cela qu’il mettait en lumière l’apport de Lénine pour le développement ultérieur de la méthode dialectique. En Allemagne, les textes importants de Deborin sur la dialectique ont surtout paru dans la revue Unter dem Banner des Marxismus. Ces textes qui ont fondamentalement marqué la pensée marxiste de ces années en Allemagne ne pouvaient pas échapper à Brecht. Deborin démontrait, dans ses textes, de quelle manière Lénine appliquait la dialectique à divers domaines. Ce faisant, la dialectique restait cantonnée de façon trop partiale à la méthode, à une méthodologie de la théorie de la reconnaissance. Cette conception, et d’autres, ont mené, au début des années trente, à la confrontation avec l’école de Deborin. Dans le cadre général de ces débats, les efforts de Brecht sur la dialectique matérialiste s’avèrent avoir fait partie de la grande discussion sur le léninisme en philosophie et en théorie de l’art.
Le débat avec les Tuis
Me Ti est en grande partie construit comme une réflexion sur des débats philosophiques de son époque et des discussions politiques que Brecht menait avec ses pairs ainsi qu’avec des dissidents. On retient la dispute avec les intellectuels bourgeois, que Brecht caractérise volontiers de Tuis – acronyme de Tellekt-uell-ins – car ils louent leur intellect aux propriétaires de marchandises et au marché. Une situation de discussion et de dialogue était déjà sous-jacente dans les textes anciens de Me Ti et pas uniquement ceux qui étaient directement désignés comme des « dialogues ». Même certaines œuvres de la littérature antique sont construites comme des dialogues, comme des échanges de pensées avec le lecteur. Brecht rencontra cette forme précise très régulièrement. Elle ne lui permettait pas seulement de consigner des opinions par écrit mais également de développer certaines approches en rendant visibles les causes et les conséquences.
Lorsque Brecht dû s’exiler, en 1933, sa praxis sociale changea inévitablement. L’accès aux grandes organisations politiques de la classe ouvrière révolutionnaire était rendu plus difficile, voire impossible. Le fascisme avait détruit beaucoup des alliances antérieures. Une isolation temporaire était donc inévitable, mais celle-ci ne signifiait aucunement un retrait de la politique. C’est précisément cette nouvelle situation qui exigeait des informations et une certaine orientation. Les discussions avec les personnes ayant une certaine expérience politique prirent une importance bien plus grande qu’auparavant. Dans les conditions de l’exil et de la lutte antifasciste, les discussions étaient souvent la seule source d’informations sur les événements politiques ou sur les grands bouleversements sociaux en cours en Union Soviétique. Brecht avait besoin de telles discussions, elles faisaient partie de sa manière de travailler et de penser. Les opinons qui arrivaient jusqu’à lui devaient être repensées et vérifiées. Il fallait distinguer entre les opinions forgées en toute connaissance des causes et les simples opinions qui ne reposaient que sur des opinions. Mais il fallait surtout analyser quels intérêts certaines opinions servaient. C’est dans ce contexte qu’il faut voir les textes qui composent Me Ti. Il s’agit de réflexions critiques d’une discussion permanente avec l’intelligentsia. Ces textes ne servent pas que la compréhension de soi-même, ne sont pas que des notes contemplatives ; ils prolongent plutôt la confrontation à d’autres niveaux.
Bien que Brecht n’était pas un de ces écrivains qui fréquentaient des représentants de toutes les classes, il ne faisait pas non plus partie de ceux qui n’étaient en contact qu’avec ses coreligionnaires. Dans la maison de Brecht, discutaient des personnes d’orientations différentes, mais d’une manière ou d’une autre, ils s’intéressaient tous au changement de la société existante.
L’exil faisait se rencontrer des gens de différentes tendances politiques. Mise-à-part les discussions dans son cercle d’amis, qui était en même temps son cercle de collaborateurs, il y eut également des conversations avec des intellectuels, dont Brecht examinait les arguments sans les accepter pour autant. Dans chacun des textes qui composent Me Ti, il y a différentes positions fondamentales, différents types de Tui qui sont présentés. Il s’agissait surtout, pour Brecht, d’une confrontation avec l’intelligentsia ; c’est ce que montrent notamment les phrases par lesquelles il débute plusieurs de ses notes :
Ce sont surtout les travailleurs de l’esprit qui se défendirent vigoureusement (…) Ceux qui travaillent avec leur tête (…) Des gens qui n’ont étudié les classiques que de façon approximative disent (…) ce que les travailleurs de l’esprit de notre époque comprennent sous le vocable de liberté.
Ce qui intéressait Brecht dans ce type d’intellectuel n’était pas le caractère, les conditions extérieures, mais plutôt la manière de penser, la posture de pensée. Ainsi, Me Ti constitue également une revue philosophique des personnalités de son époque.
C’est surtout le « Tui francfortois » qui fait l’objet des attaques polémico-analytiques de Brecht. Il s’agissait-là du type d’intellectuel qui se préoccupait sans cesse de problèmes sociaux, sans vouloir un réel bouleversement de société. Dans les histoires des Tuis comme dans le Journal de travail, Brecht prend les représentants de l’école de Francfort comme Adorno, Horkheimer, Marcuse et d’autres, directement pour cibles. Dans Me Ti, ils n’apparaissent pas en tant que personnes agissantes, mais leurs opinions, leurs arguments, font l’objet de conversations. Dans ce type d’intellectuels, Brecht voyait le contraire du révolutionnaire, le représentant de la pensée inconséquente, qui s’oppose à la pensée intervenante. Cette intelligentsia était invitée à se décider. Celui qui utilisait la pensée, qui se servait de la nouvelle manière de penser, ne pouvait – selon Brecht – s’arrêter à des demi-mesures. La dialectique matérialiste ouvrait la voie aux processus sociaux, c’est par là que l’intervention devint possible. De la connaissance de développements sociaux, qui était si difficile d’accès durant les années d’exil, Brecht fit, avec une implacabilité révolutionnaire, la déduction suivante : celui qui sait des choses mais qui ne se décide pas, n’a pas le droit de parler au nom du progrès, au nom de l’humanité qui lutte.
Brecht aimait à se décrire en « explorateur du tuisme ». Le débat critique avec l’intelligentsia bourgeoise, que Brecht a mené entre la crise économique mondiale et la Seconde Guerre mondiale, cherche toujours son équivalent. Personne n’a guère critiqué les intellectuels du point de vue de la révolution prolétarienne de manière si exhaustive et tenace, sans faire de concessions. Cette critique s’est faite sans compromis mais sans aucune mesquinerie. Elle était surtout dirigée vers la manière de penser de l’intelligentsia, qui était dans l’incapacité à saisir les vrais intérêts vitaux, y compris les leurs. On reprochait souvent aux intellectuels de moins bien trouver leurs repères dans la lutte des classes que les prolétaires. Brecht savait que le travailleur avait moins d’issues que l’intellectuel, mais qu’en raison de sa position de classe il était plus à même de trouver la bonne sortie de l’impasse. Mais, au fond, il refusait de ménager l’intelligentsia car elle était mieux placée pour se servir de la nouvelle méthode de pensée. Avoir des idées signifiait, pour lui, les rendre utiles.
Un autre type d’intellectuel, dont la manière de penser est mise en lumière dans Me Ti, est l’intellectuel déçu. Ici, Brecht pense surtout à Karl Korsch (Ka Osch). Korsch est impitoyablement critiqué dans chacun des trois textes dans lesquels il apparaît comme personnage. Brecht montre la manière dont ce genre d’intellectuel se ferme devant tout progrès du socialisme réel, comment le souhait de tout rendre meilleur, plus parfait encore, rend aveugle face aux acquis indéniables du socialisme. Brecht reproche surtout à Korsch de s’être éloigné de la « grande méthode », de la dialectique. Dans Me Ti, on ne trouve aucun compliment en faveur de Korsch. Bien que Brecht ait cherché à dialoguer avec Korsch, pour lui Korsch continuait à être celui qu’il rencontrait fréquemment pour discuter, qui, même lorsqu’il était dans la négation, avait toujours des idées à partager, qui en savait beaucoup. Mais les passages sur Korsch dans Me Ti ne laissent aucune place au doute, quant au fait que Korsch représentait, pour Brecht, une position qu’il étudiait pour pouvoir s’y confronter. Dans le domaine de la théorie sociale, Brecht était franchement la personnalité qui le devançait ; Korsch n’aurait guère pu influencer sa pensée. Durant les années d’exil, Brecht prit conscience du chemin suivi par son « professeur ». Dans le texte « Mon professeur », il écrit :
Mon professeur est un homme désabusé. Les choses auxquelles il a eu part n’ont pas pris le cours qu’il avait imaginé. Il n’en impute pas la faute à ses imaginations, mais aux choses qui ont pris un cours différent. En tout cas, il est devenu très méfiant. Son regard perçant discerne partout le germe de futures désillusions. (…) Mon professeur sert la cause de la liberté. Il s’est, quant à lui, assez largement libéré de toutes sortes de tâches désagréables. C’est pourquoi il m’arrive de croire que, s’il attachait moins de prix à sa propre liberté, il pourrait faire davantage pour la cause de la liberté. Il s’est, quant à lui, assez largement libéré de toutes sortes de tâches désagréables. C’est pourquoi il m’arrive de croire que, s’il attachait moins de prix à sa propre liberté, il pourrait faire davantage pour la cause de la liberté. (…) Il est tout à fait pour la lutte, mais, à la vérité, lui ne lutte pas. Il dit que le temps n’en est pas venu. Il est pour la révolution, mais, quant à lui, il développe plutôt ce qui est en train de devenir. (…) Mon professeur est très impatient. Il veut tout ou rien. Souvent je pense qu’à cette exigence le monde répond volontiers : rien.
Un autre type d’intellectuel dont Brecht confronte la méthode de pensée dans Me Ti est celui qui s’engage pour le progrès sans arriver à se défaire de conceptions idéalistes, qui ne saisit pas les intérêts matériels sous-jacent à la lutte politique. Brecht faisait toujours l’expérience du fait que, dans ses discussions avec des intellectuels, ces-derniers basaient leur lutte contre le fascisme et l’exploitation capitaliste sur l’éthique. Pour lui, cependant, tout rigorisme éthique n’était que l’aveu qu’on ne pouvait pas se référer à de vraies solutions. La philosophie du vieux Me Ti, qui n’écrivit pas des tables de la loi, mais qui dégagea la moralité de la logique, convenait bien à la vision de Brecht. Brecht pense l’idée de l’éthique jusque dans les moindres détails depuis la perspective du matérialisme dialectique, lorsqu’il écrit : « Mi En-leh disait : ‘’Notre moralité, nous la déduisons des intérêts de notre lutte contre les oppresseurs et les exploiteurs’’. » Cette phrase, qui caractérise parfaitement la conception brechtienne de l’éthique, explique pourquoi Brecht s’opposait à la revendication d’une vertu spécifique. Il voyait la vertu comme une catégorie qui était à déduire des conditions de la lutte des classes. Ce n’est pas la revendication d’une vertu spécifique qui lui semblait essentielle, mais l’analyse exacte des conditions de lutte et de la configuration de classes. Les conclusions et objectifs découlant d’une telle analyse marquèrent les vertus essentielles en dernière instance. Brecht argumentait, sur cette question, de la même manière que Lénine, qui répondit à une déclaration de Sombart sur l’éthique :
Il faut donc considérer comme juste l’affirmation de Sombart, selon laquelle il n’y aurait pas un pouce d’éthique dans le marxisme : dans son rapport théorique, celui-ci subordonne le « point de vue éthique » au « principe de causalité » ; dans leur relation pratique, il débouchait sur la lutte des classes.
L’ordre des exploiteurs avait besoin de la vertu au fur et à mesure que son système se fragilisait. Puisque celui-ci ne pouvait lui-même se débarrasser de ses maux, il avait besoin de tout un catalogue de vertus afin de garantir tant bien que mal la vie commune dans ce système social. Dans Me Ti, Brecht écrit : « Il y a des États où l’on prône trop la justice. Comme on peut le présumer, il est particulièrement difficile dans de tels États de pratiquer la justice ». Mais dans une société où l’humain n’est plus rendu étranger (entfremdet) à sa propre essence, il n’y a plus, selon Brecht, besoin de la vertu afin que l’humain agisse humainement. Le précepte selon lequel, dans un ordre humain, il n’y pas besoin de vertu et de moralité particuliers se retrouve dans l’ensemble de l’œuvre de l’écrivain et est surtout traité dans Mère courage et La vie de Galilée. Dans Galilée, le grand physicien répond, après sa révocation, par la phrase désespérée de son élève Andrea « Malheureux le pays qui n’a pas de héros », inversant ainsi la phrase « Malheureux le pays qui a besoin de héros ». Mais ce n’est que par l’échec de Galilée que cette phrase gagne en dialectique, celle-là même enseignée dans Me Ti. Galilée a tiré les mauvaises conclusions des conditions de la lutte que la bourgeoisie progressiste menait contre l’Église et la noblesse féodale, c’est-à-dire des conditions de lutte concrètes. Il n’a pas déduit son comportement moral de la lutte des classes. Il n’a pas fait preuve de « vertu », lorsque la « vertu » était nécessaire.
Les discussions que menait Brecht, durant son exil suédois, avec l’acteur Hermann Greid ont été l’occasion de toute une série de remarques sur l’éthique. Greid, qui dirigeait jusqu’en 1933, la troupe ouvrière « Truppe des Westens » et qui se sentait également lié à la classe ouvrière révolutionnaire pendant son exil, cherchait l’aspect positif du marxisme. Selon lui, le marxisme avait en plus besoin, aux côtés de l’analyse des processus économiques, d’aspects positifs, à trouver surtout dans l’éthique. Obsédé par l’idée de faire ressortir le caractère éthique du marxisme, il se mit à écrire une « éthique marxiste ». Brecht montrait, dans ses discussions avec Greid, plus de patience que ne le laissent transparaître les textes de Me Ti. Greid partait du principe que, sans satisfaction des besoins matériels, il ne pouvait y avoir une éthique, mais l’éthique nécessaire à la satisfaction de ces besoins n’était pas considérée, chez lui, comme une éthique. Dans le Journal de travail, Brecht mentionne « toutes sortes de matériaux pour le livre des retournements ». Toute l’éthique de son interlocuteur reposait sur des « phrases moralisatrices » (Soll-und-darf-Sätzen). À cet égard, il s’agissait typiquement d’une éthique de type tableau des commandements bourgeois. Mais comme Greid montrait un intérêt réel pour des nouveaux comportements du prolétariat, Brecht s’attardait longuement avec lui sur certaines questions. Dans un premier temps, il fit remarquer qu’il fallait comparer les postulats formulés avec les éthiques antérieures, afin de faire ressortir la nouveauté. Néanmoins, rien que d’amener son interlocuteur à utiliser le concept d’ « éthique » au pluriel était déjà difficile, dit Brecht. Greid, inexpérimenté dans l’utilisation de la « grande méthode », ne comprenait pas que des changements dans les rapports de propriété et de production entraînaient des changements dans le comportement éthique des humains. Il restait pourtant dans une optique de savoir « comment les hommes devaient changer eux-mêmes pour changer le monde afin de pouvoir se changer » (Journal de travail). C’est d’un tel matériau de discussion, qui s’est révélé être, dans le même temps, un matériau du réel très édifiant, que l’écrivain bâtit les textes qui composent Me Ti.
Si l’on regarde les points de vue, les habitudes de pensée, qui apparaissent dans Me Ti, on remarque que manque à l’appel dans la revue des personnages une personne avec laquelle Brecht s’est plusieurs fois confronté dans son Journal de travail : Georg Lukács. Peut-être que Brecht a plus volontiers couché ses vues, qu’il ne jugeait pas très propices à l’intérêt de la lutte politique globale, dans le Journal de travail, car ces documents, contrairement à Me Ti, n’étaient initialement pas destinés à être publiés.
La défense du « grand ordre »
Aussi lâches et sans cadre fixe que chacun des textes ait été écrit, leur construction et les rapports existants entre eux découlent logiquement de la dialectique, de la « grande méthode ». Les passages sur le « grand chamboulement » et sur le « grand ordre » apparaissent comme les composants déterminants de l’œuvre, comme instruments du changement social. L’objectif et l’intérêt du chamboulement résidaient dans la construction d’un ordre pouvant rendre possible un nouveau type de vie commune. Brecht s’occupait surtout, dans Me Ti, de la manière dont cet ordre pouvait être concrétisé. Aussi grands et vastes que furent ses espoirs, il s’opposait fermement à des conceptions illusoires qui lui apparaissaient comme l’expression d’une pensée non-dialectique. Il souligne les lois par lesquelles le « nouvel ordre » se développe. C’est pour cela que celui-ci ne peut se développer à travers la volonté subjective et à une période arbitraire.
On fait du neuf en bouleversant l’ancien, en le continuant, en le développant. Les classiques ont vu et montré dans le désordre de leur temps un ordre qu’on avait jadis introduit à grand-peine et par la violence, et qui était la continuation, le bouleversement, le développement d’un ordre précédent. Aussi, ne peut-on s’attendre que le grand ordre puisse être introduit d’un seul coup, tel jour, par décret. L’introduction du grand ordre est – puisque ses adversaires lui opposent la violence – un acte de violence, accompli par la grande majorité du peuple, mais son édification est un long processus, une production.
Le « grand ordre » signifie avant tout, pour Brecht, la libération de productivité humaine. Dans le Journal de travail, il écrit que la définition du socialisme comme « grand ordre » ne touche pas à l’essence de la chose. Il faudrait bien plutôt définir le socialisme comme « grande production ». Le chamboulement sert cependant l’émancipation de la productivité humaine des chaînes de l’aliénation capitaliste. C’est ainsi que la « grande production » peut être mise en marche. Brecht soulignait le caractère procédural du processus. Il ne s’agit pas de mettre sur pieds un plan prédéfini, déjà établi, l’homme n’est pas renvoyé dans la liberté, mais les humains libèrent les conditions pour se libérer eux-mêmes. La liberté est alors établie afin de pouvoir pratiquer la libération à chaque fois dans une nouvelle dimension. Ici, Brecht nota le changement décisif dans l’histoire humaine qu’il essayait de faire comprendre à son interlocuteur. C’est aussi de ce constat que découlait sa défense de l’Union Soviétique, cet état qui mettait en place comme premier le « grand ordre » rendant ainsi possible la nouvelle production.
Dans les années 1930, les conditions difficiles de l’exil amenèrent constamment à discuter de l’Union Soviétique. L’Union Soviétique imposant le socialisme d’un point de vue pratique, l’attitude vis-à-vis de l’Union Soviétique devint le critère de l’attachement aux idées du socialisme, à la classe ouvrière révolutionnaire. Au premier abord, il semblait tout naturel qu’une partie de l’intelligentsia, qui se faisait une certaine idée du « grand ordre », en arrive au conflit. Pour la première fois, la théorie, autour de laquelle il y avait une telle lutte et de telles disputes, fut testée dans la pratique. C’est dans ce contexte de discussion qu’il faut comprendre les remarques sur le « grand ordre ». Dans le Journal de travail, on trouve des inscriptions qui caractérisent clairement la forme et le contenu de ces débats. Brecht écrit ainsi :
ici quelques membres de la SAP, et quelques syndicalistes tiennent le raisonnement suivant : le danger principal pour une révolution allemande, c’est staline (…) (c’est d’après ce schéma, au demeurant identique à celui d’otto strasser, que tout sera ensuite conçu et construit : l’angleterre s’achemine vers une évolution à caractère socialiste, les syndicats se renforcent, contrôlent déjà la production de guerre, les français, contrairement à ce qui se passa en 1914, ne montrent aucune haine des allemands, et les prolétariats des puissances occidentales tireront le plus grand avantage de la victoire de leurs gouvernements. Ils préserveront l’allemagne de toute mainmise et lui offriront même des marchés. éventuellement aussi des parapluies.) (…) l’URSS offre un bon matériel d’enseignement sur le matérialisme. partout la querelle bat son plein, les uns estimant que « cela n’est pas du socialisme », les autres que « c’est cela le socialisme ». en réalité il y a là-bas des éléments de socialisme très marquants, de nature matérielle, et les superstructures correspondantes.
Les intellectuels dont il est question ici, s’étaient fait, suivant leurs conceptions philosophiques, une image du « grand ordre » qu’ils comparaient à la réalité. Ils relevèrent ainsi des différences. Ils ne trouvaient pas la confirmation de leur vision et se montrèrent déçus. C’est à de tels sentiments, à de telles postures, que se confrontait Brecht. Une telle perception n’était pas uniquement non-dialectique, elle menait à ce que certains intellectuels formalisent leur déception en une idéologie antisoviétique. Dans son Journal de travail, Brecht écrit ainsi à propos de Karl August Wittfogel : « au demeurant il est antistaliniste, un job qui nourrit bien son homme (…) W[ITTFOGEL] a la fièvre et le traumatisme du troubadour déçu (“et elle se fait foutre par le palefrenier”) ». Brecht montrait qu’une partie de l’intelligentsia s’était tellement enlisée dans sa propre vision du monde, qu’elle n’était même plus capable de considérer la réalité. D’une part, le processus de transformation ne se faisait pas assez vite pour ces intellectuels, d’autre part, ils se fermaient face aux bienfaits les plus frappants du nouvel ordre. Ces personnes, remarqua Brecht, se perdaient, sans connaissances de la dialectique.
C’est justement parce que Brecht observait les processus sociaux en Union Soviétique dans leur évolution qu’il ne resta pas sans formuler d’appréciation critique. Une posture qui défendait tout pour la simple raison que la nouveauté était exposée à des attaques subjectives malveillantes lui semblait non-dialectique, il la considérait comme n’étant pas suffisamment dans l’intérêt de la classe ouvrière. Il traita notamment sans concession de l’affaiblissement de la démocratie et du déclin de la méthode dialectique dans certains domaines de la vie intellectuelle sous Staline. Brecht se référait surtout aux conséquences que ces phénomènes avaient pour l’ensemble du processus révolutionnaire mondial :
Dans Su [Union Soviétique], toute sagesse fut reléguée dans le domaine de l’édification et chassée de la politique. A l’étranger, quiconque louait les mérites de Ni En [Staline], fussent-ils indéniables, se rendait suspect de vénalité ; dans Su, c’était se rendre suspect de trahison que de montrer ses fautes, même quand il s’agissait de celles dont il était le premier à souffrir.
Mais Brecht n’est pas toujours en mesure d’objectiver historiquement sa critique. C’est justement dans le passage « Edification et détérioration sous Ni En » que l’on trouve aussi des passages qui caractérisent de façon erronée la situation du mouvement ouvrier international de la seconde moitié des années trente. Il décrit l’influence de Staline de manière indifférenciée. Le ton et la façon de parler de ses interlocuteurs déteignent sur sa propre diction. La polémique de Brecht s’enlise dans l’argumentaire de ses interlocuteurs. Mais même dans ces passages, Brecht ne néglige jamais le fait que, dans l’Union Soviétique de Staline fut mise en place la « grande production » qui permettait de passer à une plus grande liberté humaine.
Dans les discussions de Brecht avec les intellectuels, les différences entre léninisme et trotskisme furent évoquées à plusieurs reprises. Comme certains de ses interlocuteurs ne pouvaient se décider pour aucune des deux tendances, ils promouvaient l’égalité des chances entre les deux conceptions. Brecht refusait une telle posture. Comme il résulte de Me Ti ou d’autres écrits, pour Brecht une seule voie était valable, celle que Lénine avait emprunté et qui fut, plus tard, poursuivie par Staline dans certains domaines décisifs. Il n’y avait que celui qui pensait que le changement social advenait à travers certaines conceptions qui pouvait prôner l’égalité des chances entre les conceptions. Selon Brecht, c’est par le trotskysme que le mouvement ouvrier révolutionnaire était tombé dans le conflit le plus fatal de son histoire. Ce conflit était tranché à travers la mise en pratique de la thèse sur la construction du socialisme dans un seul pays. Brecht ne s’est jamais défilé lorsqu’il s’agissait de prendre parti dans cette lutte. Il savait ce qui était en jeu. Une telle question n’était pas un exercice intellectuel pour Tuis qui restaient en dehors de l’arène politique.
Dans les extraits qui traitent de la controverse entre Ni En [Staline] et To Tsi [Trotsky], Brecht prend parti pour Staline. La construction du socialisme dans un seul pays était, pour lui, la bonne alternative historique et le cœur de la controverse. La « grande méthode », qui enseignait la pensée concrète, traçait le chemin. Pour Brecht, le processus révolutionnaire mondial ne serait pas endigué, ne serait pas limité par les frontières, par la construction du socialisme dans un seul pays, comme le prétendait le trotskysme, mais prendrait une orientation différente :
Me Ti était pour Ni En. Dans la question de savoir si l’édification de l’ordre pouvait être réalisée dans un seul pays, il adoptait le point de vue selon lequel cette édification devait être commencée dans un pays et complétée par l’édification de l’ordre dans les autres pays. L’édification de l’ordre dans un pays était une condition de son édification dans les autres pays, au même titre que celle-ci était une condition de l’achèvement de l’édification de l’ordre dans un pays.
Cette remarque suit la pensée de Lénine qui, dès 1915, n’excluait pas que la révolution socialiste puisse se limiter à un pays :
L’inégalité du développement économique et politique est une loi absolue du capitalisme. Il s’ensuit que la victoire du socialisme est possible au début dans un petit nombre de pays capitalistes ou même dans un seul pays capitaliste pris à part.
Dans l’appréciation qu’il fait de la personne de Staline, Brecht ne part pas des expressions extérieures du culte de la personnalité, mais plutôt des grandes questions, et alternatives sociales auxquelles l’Union Soviétique des années trente devait faire face. Dans Me Ti, Brecht dit de Ni En (Staline) qu’il ne faudrait pas l’appeler le grand, mais plutôt l’utile, surtout parce que sa réputation était noircie par trop de louanges et d’encensements. Concernant un emploi exagéré de louanges, Brecht avait un avis assez souple. Lorsque les louanges étaient utiles, il fallait en faire, peu importe d’où elles viennent. Le critère essentiel à son appréciation était que Staline, à la tête du parti, construisait la « grande production ». C’est pour cela qu’il ne considérait pas Staline d’un point de vue moral, comme le faisaient nombreux de ses interlocuteurs. D’autre part, il critiquait les faiblesses de ce dernier sans concession, notamment en comparaison à Lénine. Brecht voyait comme une erreur lourde de conséquences, pouvant porter atteinte à la démocratie socialiste, le fait que Staline ait mis en place le plan comme une question économique au lieu d’une question politique. De ce fait, la forme d’organisation sociale de la production n’était plus compréhensible pour beaucoup de partisans du socialisme en dehors de l’Union Soviétique. Brecht parlait ici de ses propres expériences. Après que le lien avec Tretjakov auquel il devait beaucoup d’informations sur les nouvelles postures humaines découlant de la nouvelle manière de produire, ait été rompu, Brecht se plaignit qu’il n’entendait rien d’autre que des phrases vides sur les événements politiques, sur la démocratie socialiste en Union Soviétique.
La critique faisait partie de sa défense du « grand ordre ». C’est sur cet ordre que les exploités du monde entier plaçaient leurs espoirs. C’est pour cela que Brecht aspirait à le jauger selon les conditions objectives, selon l’état des forces productives. Dans Me Ti, il écrit :
on ne doit pas se représenter cet ordre comme une chose que l’on décrète du jour au lendemain, comme une chose achevée en toutes ses parties et, en toutes ses parties, différente de l’ordre ancien. Longtemps, et sur bien des points, il a dépendu de l’état des forces de production, lequel ne cessait de changer. C’est ainsi que les différences de salaires ont été longtemps très grandes, et même, pendant un certain temps, se sont accrues considérablement. La société était obligée de payer au prix fort tout travail spécialisé et exigeant des connaissances. L’enseignement fut ouvert à tous. Mais, comme les études étaient pénibles et exigeaient un effort spécial, une prime dut leur être allouée. Même la famille à l’ancienne mode, qui présente des contraintes déraisonnables, fut conservée et même, un certain temps, soutenue par toute sorte de lois, car on ne pouvait pas élever arbitrairement les salaires, si bien qu’on avait besoin de petits groupes sociaux qui missent ensemble l’argent gagné. Il y eut aussi, longtemps, des différences sociales de toute sorte, et même, parmi elles, de nouvelles, et on les entretenait ou les tolérait, aussi longtemps qu’elles pouvaient augmenter les forces productives du pays. Ces faits faisaient jeter les hauts cris à de nombreux observateurs. Ils avaient vu que dans les vieux pays une institution comme la famille était maintenue par la police. A présent ils voyaient que la police ne pouvait pas la supprimer. Faute de connaître la grande méthode, ils étaient incapables de s’y retrouver.
Lénine comme modèle à suivre
Lénine est la figure intellectuelle qui flotte au-dessus de cette œuvre. Il n’apparaît pas uniquement comme personnalité préférée, et de loin, mais en prenant exemple sur sa manière de penser, Brecht entend démontrer comment la réalité peut être dépassée. Me Ti est le poème de Brecht sur Lénine ; un dialogue sur Lénine qu’il mène à la troisième personne, sur le dialecticien, le révolutionnaire, sur Lénine, le stratège, le sage.
L’étude intensive de l’œuvre de Lénine par Brecht débuta dans les années trente. Les traces de ce travail se retrouvent dans tous les aspects de sa pensée. Cependant, l’influence de Lénine a été, jusqu’ici, sous-étudiée dans la recherche sur Brecht. Partout on met la lumière sur l’importante coupure qu’a représentée l’étude du Capital dans sa vie. La familiarisation avec l’œuvre de Lénine marqua un tournant similaire chez Brecht. Elle contribua surtout à surmonter le fossé entre théorie et pratique, qui existait encore dans les années vingt, lorsque Brecht passa du côté du prolétariat.
Brecht, explique Hanns Eisler, a plus appris de Lénine que ce que l’on sait généralement (…) Son texte préféré était « Sur l’ascension des hautes montagnes » de Lénine, qu’il considérait comme une œuvre majeure de la littérature internationale. Il lisait très bien Lénine. Et ce qui lui plaisait particulièrement chez Lénine : la fermeté sur les principes – non sans ruse. Le stratagème léninien – consistant à introduire de la rationalité là d’où elle était d’ordinaire exclue, ou encore de la sortir du marécage dans lequel elle s’enfonce ; il pouvait le faire par la rudesse, mais aussi par la ruse, par la fermeté sur les principes et par une souplesse tactique –, oui cela avait extrêmement enthousiasmé Brecht (…) Mon hypothèse est la suivante : Brecht a appris la méthode du matérialisme dialectique de Marx et de Lénine et l’a appliqué à sa poésie, à sa dramaturgie et à des écrits en prose. Ainsi, tout y est intégré : le matérialisme dialectique, celui de Marx comme celui de Lénine, qui ne peut être ignoré (…) Il faut donc le décrire comme un élève de ces grands maîtres (Hans Bunge, Gespräche mit Eisler, manuscrit).
Eisler indique surtout que Brecht étudia l’œuvre de Lénine à une époque où le révisionnisme comme le gauchisme essayaient de séparer Lénine de Marx. Le fait que Brecht cherchait des éléments d’aide dans l’œuvre de Lénine signifiait que c’était en même temps une décision fondamentalement idéologique, que la recherche bourgeoise sur Brecht actuelle tente de voiler par des légendes.
L’étude de l’œuvre de Lénine ne façonna pas seulement la pensée de Brecht, elle influença également sa conduite sociale. La politique de Lénine rendait le rapport direct entre la pensée et la conduite très clair. Brecht estimait la sobriété, qui allait directement à l’essentiel, de la pensée de Lénine. Dans un poème, il décrit la manière dont, dans l’œuvre des classiques, la pensée l’a heurté : « La brutalité de la grandeur. Sans détours/Sans transition/ (…) par son utilité » (« La pensée des œuvres de nos classiques »). Le caractère impitoyable dans l’évaluation de situations difficiles, qui n’excluait jamais la possibilité de la défaite, d’un repli provisoire, impressionnait Brecht : « Pas comme des Césars qui s’enfuient, fatigués : demain vient l’abondance !/ Comme Lénine : demain soir/ Nous sommes perdus, à moins que… » (« La vérité unit »).
Il n’y a pas que sur l’évolution de Brecht que l’influence de Lénine a été décisive, ce dernier a également contribué à imposer le léninisme dans le domaine de l’esthétique. L’impact décisif et vaste de Brecht ne devient clair que si on l’observe dans les luttes qui furent menées dans les années vingt et trente autour du léninisme dans le mouvement ouvrier international ainsi que dans les diverses sciences. Dans cette lutte, il s’agissait également du rôle de Lénine au sein de la philosophie marxiste. Des théoriciens comme Korsch, qui contestait que le léninisme soit l’expression théorique et l’exigence pratique de l’époque, traitèrent Lénine comme praticien, non comme philosophe. Ils opposaient Marx à Lénine, en cela qu’ils prétendaient que Lénine, contrairement à Marx, n’avait fait aucune contribution à la pensée philosophique. Ainsi, le léninisme devait être limité et privé de son essence universelle. Pour Brecht, qui était justement impressionné par l’intuition pratique de Lénine, Lénine était le philosophe qui ne s’était pas contenté d’appliquer l’enseignement de Marx, mais qui, à l’aide de l’enseignement marxien, avait ouvert de nouvelles lois sociales, dont la prise en compte en avait fait un praticien fructueux. Dans Me Ti, Brecht réfléchit à ce débat d’opinions, qui tournait autour de la question de savoir si Lénine devait être vu comme un philosophe ou comme un praticien :
De Mi En-leh, beaucoup disaient qu’il avait été un grand praticien, et Le Peh un grand philosophe. Me Ti disait : « L’action pratique de Le Peh a montré qu’il n’était pas un grand philosophe, l’action pratique de Mi En-leh a montré qu’il était un grand philosophe. Mi En-leh faisait preuve d’esprit pratique en philosophie et d’esprit philosophique dans la pratique. (…) Si l’on admet que le philosophe vit pour la philosophie, dans ce cas seulement on peut dire que Mi En-leh n’était pas philosophe ; mais admettre une telle chose ne lui paraissait pas à lui-même être d’un philosophe ».
L’un des plus grands mérites de Lénine, selon Brecht, était d’avoir refait de la « grande méthode », qui était tombée en déclin avec l’échec de la société bourgeoise et du réformisme de la social-démocratie, un instrument de constat de la réalité (Wirklichkeitserkenntnis) et de changement social. Pour Lénine, la dialectique était synonyme de maîtrise de la réalité. C’est pour cela qu’il la considérait comme une méthode révolutionnaire devant être appliquée et élargie à tous les domaines. Brecht caractérisait ces traits par les mots suivants : « Elle enseigne à poser des questions qui rendent l’action possible ». La dialectique matérialiste était, pour Brecht, la découverte la plus excitante de sa vie, avec son passage aux côtés du prolétariat. En tant qu’élève de Lénine, il appliquait la dialectique à l’art. Il polémiqua, tout aussi fermement, contre l’excavation idéaliste, l’hégélianisation de la dialectique matérialiste et le « marxisme médiocre sans Hegel ».
Le degré auquel Brecht se sentait obligé face aux réflexions de Lénine sur la dialectique se révèle par le fait qu’il reprit la proposition de ce dernier de bâtir une sorte de « société des amis matérialistes de la dialectique hégélienne ». Lénine voyait le but d’une telle société surtout dans le développement de la dialectique dans tous les sens. Brecht poursuivait un objectif similaire au début des années trente avec la « société des dialecticiens » (Gesellschaft der Dialektiker). Le travail de cette société devait s’étendre, contrairement à son scepticisme d’antan concernant la dialectique de la nature, à tous les domaines de la nature et de la société. La société, soulignait Brecht, se préoccupait de la dialectique matérialiste, elle était l’organisatrice d’une pensée d’intervention (eingreifendes Denken) ; elle faisait de « ces dialecticiens, des organisateurs de dialecticiens » (« Plan général d’une société pour la dialectique ») ; l’apprentissage de chacun de ses membres était en même temps une activité d’enseignement.
La discipline, que Lénine exigeait du marxiste révolutionnaire, du membre d’un nouveau type de parti, joue un rôle névralgique dans l’image que Brecht avait de Lénine. Dans les discussions sur les travailleurs intellectuels (Kopfarbeiter), cette discipline était désavouée car elle restreignait la liberté individuelle. Brecht s’opposait à la perception trop laxiste qu’avaient les travailleurs intellectuels de la liberté, qui comprenait également la liberté d’exploiter. Il trouvait que ces conceptions de la liberté étaient purement idéelles et ne touchaient pas aux causes de la violence. C’est précisément parce que la pensée se laisse si facilement détacher des choses qui la produisent qu’on en arrivait à des conceptions illusoires de la liberté. C’est contre cette manière de penser que Brecht met en garde, car elle conduirait à une position qui ne compte que sur sa propre force, qui ne fait rien bouger que sa propre personne. Brecht oppose à l’impuissance de l’individu, le « parti » (den « Verein »), le parti de Lénine ; il éprouve l’humain et laisse l’humain faire des essais, ce serait lui qui ferait tout tenir ensemble. Dans Me Ti, Brecht renvoie à Mi En-leh [Lénine] qui disait :
Ne prendre pour règle que sa propre conscience, ne faire fond que sur ses propres idées, rentrer après chaque tentative malheureuse dans son propre trou, donner sans cesse dans toutes les nouveautés, se réserver toujours pour les choses les plus importantes, n’agir que selon sa disposition d’esprit, n’aimer que les dangers, autant de choses possibles en dehors du parti. Ce qu’on peut faire dans le parti, c’est remporter la victoire (…) Une seule faute suffit souvent à perdre un homme seul. Le parti ne se perd pas si aisément. Le parti peut oser davantage, parce qu’une seule faute ne suffit pas à le perdre.
Brecht écrivit la plus grande partie des textes qui composent Me Ti durant les années de persécution, de déroute. Il vérifia ses intuitions et expériences auprès de l’enseignement des classiques, à leur position dans les luttes des classes. Prenant note du constat que beaucoup de conditions étaient nécessaires au « grand chamboulement », mais qu’on ne pouvait donner aucune période où il ne serait pas utile de travailler à celui-ci, Brecht tenta de décrire des retournements du point de vue d’une nouvelle vie commune des humains, d’une humanité toujours plus audacieuse.
Ce texte fut initialement publié comme postface à l’édition est-allemande de Me Ti, en 1975, aux éditions Aufbau-Verlag. Il fut republié dans le Argument-Sonderband 11 de 1976, coordonné par Wolfgang Fritz Haug. Publié avec l’aimable autorisation de la revue Das Argument.
Traduit de l’allemand par Sophie Coudray et Selim Nadi.
- n.d.t : alors que le terme « Verfremdung » est traduit par « distanciation » dans les versions françaises des écrits de Brecht, il nous a semblé plus judicieux de le traduire par « étrangéisation », terme qui nous paraît plus exact quant à la manière dont il est utilisé par Brecht. [↩]