L’objectif de cet essai est de remettre en question la catégorie de « marxisme occidental ». Dans l’histoire des débats marxistes, peu de tâches ont davantage retenu l’attention que celle qui a consisté à pointer du doigt le pêché d’eurocentrisme de Marx. Il aurait approuvé l’impérialisme et le colonialisme britanniques en Inde au motif qu’ils avaient pour conséquence involontaire de renverser une structure archaïque malade et de la remplacer par de nouveaux fondements capitalistes. Une tâche moins visible, mais beaucoup plus importante, a été la provincialisation de Marx qui a réussi à déplacer la charge discursive des préoccupations relatives au procès de production et de travail vers la circulation, la marchandisation et la culture. Cette tendance est devenue de nos jours si hégémonique qu’elle est parvenue à masquer ses propres origines culturelles et politiques spécifiques derrière des arguments universalistes. Son succès inattendu l’a en outre exposé au risque de rendre ses arguments complices de la représentation que le capitalisme se fait de lui-même. Cette conception dérive indubitablement des interventions précoces (antérieures à la Seconde Guerre mondiale) de l’École de Francfort et de leur extension ultérieure aux disciplines culturelles, ainsi que de l’œuvre tardive d’Antonio Negri et de ses disciples qui ont postulé l’accomplissement final du rapport marchand en tous lieux – la prétendue réalisation de la « subsomption réelle » – pour réaffirmer l’image de soi du capitalisme dans sa quête du progrès. Dans les deux cas, on tient pour acquis l’achèvement, l’extériorisation et la naturalisation définitifs d’un capitalisme ayant subsumé la société toute entière. Dans le marxisme de Francfort, il y a un passage explicite à la circulation, tandis que chez Negri le travail productif, conçu comme intellectuel et immatériel, trouve désormais à s’exprimer dans le sujet souverain de l’ « intellect général ». Les uns et les autres soutiennent le rôle insignifiant ou secondaire du travail industriel, lequel, du fait de ce déplacement, est silencieusement relégué à un statut résiduel ; la valeur apparaît à présent comme émanant directement du procès de production, cette dernière étant étendue élastiquement pour remplir tous les pores de la société et informer toute activité humaine.
Cette image de soi du capitalisme, qui fait passer au premier plan l’achèvement du rapport marchand – le régime de la subsomption réelle –, se solidifie en une représentation de la société que Massimiliano Tomba a qualifié de « fantasmagorie » sans tête ni corps. Déjà dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Marx constatait l’apparition de cette représentation fantasmagorique (intimement liée chez lui au déploiement de métaphores gothiques, comme celles des vampires, fantômes et spectres), cette scène imaginaire d’ombres habitée non plus par des corps mais seulement par des fantômes terrorisant les masses prolétariennes au nom de la farce d’un ordre établi désormais privé de toute substantialité. Dans Le 18 Brumaire, il décrivait le Second Empire ; mais dans Le Capital, cette idée est étendue pour rendre compte de la forme spécifique de la totalité sociale annonçant la formation d’un nouveau « phénotype » qui engendrerait un nouveau type d’être humains produits par l’inversion capitaliste de la valeur d’usage et de la valeur d’échange, l’extension du domaine des besoins et la production accélérée d’un monde de marchandises menant à la domination du « consumérisme ». Ainsi naquit le règne de l’abstrait, de la valeur, sur le concret ; l’émergence de l’individu, créant sa propre nature et dénué d’histoire, révélait pour la première fois sous la forme de la robinsonnade ce que Marx appela temporairement l’ « individu social » (gesellschaftlicher Individuums1). C’est une histoire bien connue dans les études culturelles, un ingrédient de base des récits en vigueur chez les marxistes comme chez les non marxistes, qui est devenu un lieu commun des plus classiques. Mais si cette histoire demeure significative, c’est parce qu’elle signale un changement de perspective qui est devenu indissociable de ce que nous en sommes venus à désigner du nom de « marxisme occidental ».
Je voudrais examiner de quelle manière, dans la conjoncture de la Guerre froide, la singulière hégémonie du marxisme occidental a non seulement permis d’éclipser les arguments associés à la longue histoire du marxisme en Russie et en Union soviétique, mais également d’ignorer et même d’exclure les lectures marxiennes produites dans le monde colonial et semi-colonial de la périphérie euro-américaine avant la Seconde Guerre mondiale et dans ce qui a été appelé le Tiers Monde dans l’après-guerre, comme si le colonialisme n’était rien d’autre qu’un effet de la modernité capitaliste, alors qu’il entretient avec elle un rapport d’interaction, comme le suggère Marx dans son chapitre sur le « colonialisme de peuplement » et sur la théorie de Wakefield dans le Livre I du Capital. Des contraintes de temps et un manque de compétences m’empêchent de détailler le destin des premiers et m’autorise seulement à tracer brièvement les contours des secondes. La pensée marxiste de l’entre-deux-guerres en Union soviétique fut en grande partie réduite à la modernisation staliniste, tandis que le monde de la périphérie au-delà de l’Euro-Amérique – le monde colonial – fut relégué dans la catégorie de l’arriération et du sous-développement et considéré comme temporellement en retard et appartenant au passé de la modernité – qui pourrait être dépassé grâce à la charitable aide au développement de l’Occident. Alors qu’au cours de l’entre-deux-guerres le marxisme de la périphérie industrielle ne faisait temporairement qu’un avec le Comintern et ses aspirations internationalistes, cette unité apparente éclata rapidement pour former autant de provinces fragmentées, ceci avant tout en raison de la guerre. Durant l’interim de la Guerre froide, le marxisme occidental lui-même sacrifia une généalogie riche et hétérogène au profit d’une stratégie interprétative homogène. Celle-ci reposait sur le présupposé d’une unité fondée sur la proximité géographique et l’abandon de l’espoir en un « dépérissement de l’État », voire de la perspective d’une révolution sociale mondiale imminente2, auxquels se substituèrent une critique culturelle de la domination capitaliste sur la formation sociale. Indéniablement, cette stratégie était pour une large part une réponse au sentiment, rendu explicite par Walter Benjamin, que le matérialisme historique lui-même était littéralement infecté par l’idée du développementalisme progressiste, fruit des refontes opérées par les Deuxième et Troisième Internationales (même si Benjamin montrait peu d’intérêt pour le monde non-européen, à l’exception de l’Union soviétique). Dans cette optique, il s’agissait de considérer et de comparer différentes trajectoires afin de catégoriser les sociétés en les situant sur un arc de développement, des plus avancées aux plus arriérées. La puissante intervention de Benjamin visa à sauver le matérialisme historique de cette maladie fatale qui rendait la pratique historique marxiste de plus en plus semblable à l’historiographie bourgeoise, l’une et l’autre marchant main dans la main sur la voie de l’histoire sociale. Le terme « marxisme occidental » fut employé dans l’après-guerre par Maurice Merleau-Ponty pour différencier les premières interventions de Lukács (Histoire et conscience de classe) des lectures soviétiques de Marx, à commencer par Matérialisme et empiriocriticisme de Lénine. Si l’on en croit Karl Korsch, les critiques soviétiques de Lukács affublèrent son ouvrage aujourd’hui classique du nom de « marxisme occidental »3. Aux yeux de Merleau-Ponty, l’après-guerre et la violence intrinsèque au communisme soviétique et au Parti – qui, dans ses termes, se cachaient « à l’ombre de Marx » – offraient l’occasion de retracer le chemin parcouru par Marx pour déterminer en quel point ses successeurs avaient radicalement rompu avec lui et opéré de profondes distorsions. En un sens, ce retour à Marx dans l’après-guerre, qu’on attribue habituellement à Louis Althusser, avait en fait été inauguré par Merleau-Ponty une décennie plus tôt, fût-ce en ressuscitant une vision plus humaniste.
L’effet irréfléchi de la promotion du « marxisme occidental » dans le cadre du passage à la critique culturelle fut de renforcer l’argument capitaliste de la « subsomption réelle » et de l’achèvement du rapport marchand. De fait, ce postulat accompagna le tournant vers l’idée de l’ « autonomie » de la forme marchande comme force structurant la formation sociale toute entière, de sorte que la valeur supplante la valeur d’usage en se donnant comme auto-déterminée et que les individus confondent la seconde avec la première. Dès lors que le capital se présente définitivement comme un « automate », signalant le moment où il produit ses propres présupposés – de l’argent générant de l’argent –, il dissimule la source de la valeur dans le travail vivant et ouvre la voie à la perspective de la circulation. Cette représentation d’une société capitaliste qui serait pleinement réalisée en Occident accentue dramatiquement le contraste entre le développement avancé – ou, comme on l’appelait, la modernisation – et l’arriération. En résulte une fois encore l’abandon d’un matérialisme historique méticuleux fondé sur l’examen minutieux des contextes particuliers et souvent singuliers permettant l’identification de différences réelles. Or, il faut noter que cette focalisation spécifique sur l’Occident en tant qu’exemple modulaire d’avancement et de progrès fructueux dans le cadre de la confrontation entre théories concurrentes de la modernité puise ses racines dans la Guerre froide. Provincialiser Marx signifiait alors adhérer à une conception rigide de la trajectoire historique marxienne se limitant à défendre un récit particulier de l’évolution que devraient suivre toutes les sociétés, sur le modèle d’un lieu géographiquement (et culturellement) déterminé, exemplifié par l’Angleterre à partir de laquelle Marx « esquissa » sa genèse du capitalisme dans le premier volume du Capital. Ce scénario, dérivant de la Deuxième et de la Troisième Internationales, trouva ensuite à s’incarner dans l’imaginaire de la forme-nation dont elle vint à exprimer la vocation historique essentielle. Non sans ironie, au cours de la lutte pour gagner les coeurs et les esprits des nations récemment décolonisées et non-alignées, les partisans du « marxisme occidental » se soucièrent davantage de philosophie que d’histoire ; une histoire dont le mouvement demeurait lié à la promesse d’un développement menant au présent capitaliste et restait affecté d’un décalage temporel – une temporalité discordante révélant sa différence par rapport au temps social normatif – que les nations non occidentales avaient encore à combler dans leur effort pour « rattraper » l’Euro-Amérique. Ce qui avait apparemment été abandonnée était une perspective permettant de reconnaître l’inégalité de développement (unevenness) qui marquait toutes les sociétés, les sociétés supposément avancées comme les sociétés arriérées, et qui constituait la condition de réalisation de la loi d’accumulation du capital. Or, dans le nouvel alignement de la Guerre froide et quelle qu’ait été son intention critique, la mise à distance progressive par le « marxisme occidental » de l’économique au profit du culturel, en particulier dans le domaine de la production esthétique, de l’art et de la littérature, dans la mesure où elle contribuait à valoriser un fond culturel spécifique (et provincial) comme exceptionnel, supérieur et universel, relevait d’un mode de pensée rappelant Max Weber davantage que d’une attaque critique contre les remparts « superstructurels » du capitalisme. Plus précisément, le principal écueil de la préoccupation pour un capitalisme parvenu à maturité – les rapports constitutifs du processus de production immédiat – était qu’elle menaçait de sacrifier le capitalisme historique, sinon l’histoire elle-même, en tant qu’objet d’enquête. Ce désintérêt conduisait à négliger et la profondeur et la complexité des multiples formations précapitalistes, ce que Marx nommait les « présupposés historiques » du capitalisme, qui servaient à montrer à la fois l’historicité des modes de production et la manière dont le capitalisme avait dénaturé des rapports naturalisés en formant une nouvelle individualité. Mais ce désintérêt exprimait également l’incapacité à prendre en compte les « configurations distinctes, les formes du procès d’accumulation impliquant d’autres combinaisons », au profit d’un attachement exclusif à une « configuration unique »4. Occulter une telle complexité historique exigeait de postuler l’existence d’une voie d’évolution fondée sur un modèle universel devant être répliqué en tous lieux. Un exemple de cette obsession classique dans l’historiographie marxiste est l’acharnement à identifier et à rendre compte de la transition du féodalisme au capitalisme, là où aucun dessein de ce type n’apparaît dans les textes de maturité de Marx comme les Grundrisse (le féodalisme y est rarement mentionné et lorsqu’il l’est, c’est pour expliquer comment les communautés germaniques ont évolué vers cette forme). Dans Le Capital, Marx semble davantage concerné par l’accumulation primitive ou originelle et ses suites que par le féodalisme, lequel n’est mentionné qu’à des fins d’illustration pour expliquer le processus tel qu’il s’est produit en Angleterre, ainsi que dans une note de bas de page souvent remarquée sur le Japon. Le paradoxe de ce postulat est qu’il a été la source d’un consensus conduisant à ignorer durablement l’observation suivante de Marx lui-même concernant le processus d’accumulation originelle : « l’ histoire [de ce processus] prend des colorations différentes selon les pays et parcourt les différentes phases dans un ordre de succession différent et à des époques historiques différentes. Elle n’a de forme classique qu’en Angleterre, et c’est pour cette raison que nous prendrons ce pays comme exemple5. » Marx altéra la formulation de ce passage dans l’édition française du Capital pour mieux souligner que le mode particulier d’accumulation originelle qu’il avait dépeint était limité à l’Europe :
Mais la base de toute cette évolution, c’est l’expropriation des cultivateurs. Elle ne s’est encore accomplie d’une manière radicale qu’en Angleterre : ce pays jouera donc nécessairement le premier rôle dans notre esquisse. Mais tous les pays d’Europe occidentale parcourent le même mouvement, bien que selon le milieu il change de couleur locale, ou se resserre dans un cercle plus étroit, ou présente un caractère moins fortement prononcé, ou suive un ordre de succession différent6.
La voie était ouverte pour envisager d’autre formes d’expropriation hors d’Europe.
Marx concevait l’histoire comme incluant des formes économiques distinctes et multiples, notamment en Europe occidentale ; des formes hétérogènes relevant de modes de production distincts les uns des autres. Qui plus est, lorsqu’il se référait à l’Angleterre, il déclarait que son « esquisse historique » des origines du capitalisme était un portrait valant pour l’Europe et non « une théorie historico-philosophique de la marche générale [de l’histoire], fatalement imposée à tous les peuples, quelles que soient les circonstances historiques où ils se trouvent placés7 ». La véritable clef des phénomènes historiques, concluait-il dans une lettre à une revue russe, n’avait rien à voir avec « le passe-partout d’une théorie historico-philosophique générale dont la suprême vertu consiste à être supra-historique8 ». Par contraste, l’exubérance économique caractérisant l’Europe occidentale masquait la « monotonie » et le caractère figé de l’histoire en Asie, qui furent assimilés au « non-développement »9. L’Asie figurée dans le mode de production asiatique incluait une vaste région allant du Moyen-Orient à la Chine et comprenant également la Russie (que Lénine qualifiait d’ « État asiatique »). Elle se fondait en apparence sur l’absence de propriété privée et l’absorption de la classe dirigeante dans un État qui dominait une population répartie en une multiplicité de communautés villageoises stagnantes et isolées. Mais Jairus Banaji a adéquatement qualifié ce mode de production asiatique de « catégorie par défaut ». Or, on sait que dans les Grundrisse, Marx faisait preuve d’un intérêt particulier pour la prédominance générale de communautés fondées sur la reconnaissance de la propriété communale et dans lesquelles les propriétaires travaillaient également la terre en tant que cultivateurs. Dans ce texte, Marx désignait ces implantations archaïques du nom de « communautés naturelles » ou de « communautés agricoles ». Il y voyait un développement tardif variant selon le temps et le lieu, mais qui révélait en fin de compte la persistance du système tributaire en tant que principale forme précapitaliste. Ses notes montrent qu’à l’époque (les années 1870) où il finit par lire le récit détaillé de M.M. Kovaleski sur l’Inde, il abandonna l’idée d’un mode de production asiatique global, et plus particulièrement la thèse de l’absence de propriété privée et de rapports de classe entre le souverain et les communautés villageoises isolées10. Ces mêmes notes révèlent qu’il s’opposait à la catégorisation par Kovaleski de l’Inde précapitaliste en tant que féodale.
Avant même que Marx ne se tourne vers l’ethnologie, il avait déjà reconsidéré ses positions sur « le procès de travail » et « l’organisation du travail » en tant que façonnés par les circonstances données de certains types de production industrielle et agricole11. La catégorie de subsomption formelle (et son corollaire, la subsomption réelle), qui apparaît dans les « Résultats du procès de production immédiat », un chapitre auquel n’avaient pas accès les générations antérieures (chapitre VI dit « inédit »du Capital), fournit le prisme analytique à travers lequel peuvent être saisies les formes spécifiques (et non les stades) informant la « restructuration du procès de travail afin de générer de la survaleur relative12 ». Le processus entièrement achevé fut appelé la subsomption réelle. Marx l’associa à la réalisation de la « survaleur relative » et au rôle joué par l’introduction de la technologie et du système des usines. Il est difficile de dire si Marx a réellement cru ou non que le capital accomplirait à terme le rapport marchand (en éliminant ainsi les dernières traces d’inégalité de développement). Mais il est indubitable qu’il a eu besoin de recourir à un tel concept pour dépeindre le capitalisme comme une totalité achevée, pour littéralement l’imaginer et ainsi le soumettre à l’analyse et à la critique qui caractérisent Le Capital. Cela est évident en particulier dans son récit de l’accumulation et du processus de transformation de la survaleur en capital, où il reconnaît que dans le processus de conversion
[n]ous faisons abstraction […] du commerce d’exportation par l’intermédiaire duquel une nation peut convertir des articles de luxe en moyens de production ou de subsistance, et inversement. Pour appréhender l’objet de notre recherche dans sa pureté, débarrassé de toutes perturbations secondaires, il nous faut considérer ici I’ensemble du monde du commerce comme une seule nation et présupposer que la production capitaliste s’est établie partout et s’est emparée de toutes les branches d’industrie13.
Marx a posé ici l’accomplissement de la subsomption réelle comme un modèle, peut-être même comme un proto-idéal type, en envisageant l’éventualité de la réalisation et de l’achèvement du rapport marchand dans un avenir encore inaccessible et qui ne viendrait éventuellement jamais. D’un point de vue méthodologique, la subsomption réelle dépouillait le capitalisme « de toutes perturbations secondaires » et permettait d’imaginer une société exclusivement constituée par le capital et le travail14.
Il n’est cependant pas question de suggérer que les différentes formes de subsomption, en particulier les formes hybrides de subsomption mentionnées par Marx dans le chapitre du Capital sur la survaleur absolue et relative et qui ont largement été ignorées, sont de simples substituts à la catégorie surévaluée de transition, ni de réactiver une forme d’étapisme historiciste déguisé. L’enjeu est plutôt de réintroduire dans le texte historique la figure de la contingence et l’apparition imprévue de phases conjoncturelles ou aléatoires. Marx se référa à de tels processus dans plusieurs textes (vraisemblablement pour la première fois dans ses cahiers de notes et dans les Grundrisse15) et mis l’accent sur la coexistence de différentes pratiques économiques à certaines périodes et à la persistance dans de nouveaux environnements historiques de formes historiques et temporelles provenant d’anciens modes et irréductibles à de simples « vestiges ». Il faut remarquer que la subsomption était conçue avant tout comme une forme aux manifestations diverses, préfigurant fréquemment un contenu spécifique et survivant invariablement à ses incarnations singulières. Cette refonte de la conception du procès de travail était en outre conforme à l’adoption d’une perspective niant l’existence d’un modèle unitaire et accueillant l’éventualité de voies de développement économique et national différentes. De manière plus importante encore, la description des modalités spécifiques de subsomption du travail selon un mode formel permet de considérer la nature historique, relative à une époque, du mode de production, en tant que celui-ci a restructuré le procès de travail, et de rendre compte de la direction contingente qu’il a emprunté. Elle produit également un élargissement du champ de vision permettant d’inclure le monde situé au-delà de l’Europe occidentale. N’oublions pas que Marx répéta à maintes reprises que la « subsomption formelle » est « la forme universelle de tout procès de production capitaliste ; mais c’est en même temps une forme particulière au regard du mode développé de la production spécifiquement capitaliste, puisque la dernière implique la première, alors que la première n’implique pas du tout nécessairement la dernière16. » Cela vaut tout particulièrement de la manière dont la subsomption formelle opérait initialement, dans des sociétés où il n’y avait pas de frontières clairement établies entre les domaines de la pratique économique, de la culture, de la politique et de la religion ; dans ces modes de production, qui se sont maintenus durablement, ces domaines étaient généralement perçus comme partie intégrante du travail. Or, il est possible de montrer comment dans les sociétés asiatiques et africaines les pratiques relevant de la sphère non économique ont continué à être mises au service de la production capitaliste et restent fréquemment considérées comme indissociables de l’exécution du travail.
Si Marx s’intéressait moins à l’ « historicité » présumée des formations précapitalistes qu’au présent capitaliste dans son immédiateté, il reconnaissait cependant dans les sociétés communales qui perduraient au sein du monde contemporain la forme de la société archaïque qu’il avait décrite dans les Grundrisse et y identifiait des ressources politiques et économiques pour des développements à venir. Dans les années 1860 et par la suite, Marx, loin de modifier sa propre perspective, l’étendit et l’élargit de manière substantielle pour mieux neutraliser les effets de l’inversion qui « spatialisait le temps » et rétablir la réalité de la « temporalisation de l’espace ». Au sein de cet ensemble plus large de possibilités, la forme de développement la plus pertinente était l’inégalité et le désordre temporel qu’elle est susceptible d’engendrer. Dès lors, chaque présent nourrit une multiplicité de lignes de développement potentielles, ainsi que Marx le soutint dans ses ébauches de lettre à Véra Zassoulitch au moment où il commença à changer de point de vue sur le progrès historique et envisagea la promesse que la commune russe se libère elle-même graduellement des entraves de sa forme primitive pour encourager la production à l’échelle nationale. Or, « [c]’est justement grâce à la contemporanéité de la production capitaliste que [la commune rurale] s’en peut approprier tous les acquêts positifs, et ce sans passer par ces péripéties (terribles) affreuses17 ». Par conséquent, « la commune rurale […] se développera bientôt comme un élément régénérateur de la société russe et comme élément de supériorité sur les pays asservis par le régime capitaliste18 ». Selon Marx, la commune russe connaissait une crise qui ne prendrait fin qu’avec « [l’]élimination [du système social], par un retour des sociétés modernes au type “archaïque” de la propriété commune. […] Nous ne devons donc pas être effrayés par le mot “archaïque”19 ». Ce qui paraissait le plus important aux yeux de Marx était la situation induite par la coexistence à son époque encore de formes archaïques et modernes de production économique et le constat que la relocalisation d’une figure archaïque dans le présent redéfinissait le reliquat qui avait survécu en le dépouillant des corollaires culturels et économiques relatifs au mode de production au sein duquel il avait originellement fonctionné. Il faut également signaler que dans la mesure où la subsomption était une forme, elle pouvait inclure et faire coexister des contenus culturels, politiques et sociaux détachés des systèmes dont ils provenaient et libérés des fonctions qu’ils avaient pu autrefois remplir pour jouer de nouveaux rôles dans une configuration différente. Enfin, nous devons également prendre en compte les différents corrélats temporels associés à ces formes historiques-temporelles et au nouveau mode de production. De fait, les pratiques qui avaient survécu aux modes de production antérieurs ne constituaient pas en tant que tels des « vestiges », mais s’offraient comme autant de formes historiques et temporelles dissociées de l’époque qui les avait vues naître et opérant désormais dans un environnement historique différent, gouverné par la quête de survaleur. Marx tendait ainsi à concevoir des possibilités plurielles de transformation au sein des sociétés non-européennes. Dans un tel scénario, ces sociétés n’avaient plus à suivre les étapes du chemin balisant les grandes étapes de l’ascension du capital en Occident ; elles n’étaient plus dépendantes de la catégorie surdéterminée de transition. Cette catégorie, faut-il ajouter, fournissait à l’Europe son récit en jouant le rôle de pont permettant de maintenir l’idée d’un développement linéaire et continu du passé au présent – un récit qui en était venu à occuper le centre de l’histoire nationale pour expliquer l’évolution exceptionnelle de la société moderne et qui constituait en quelque sorte un deus ex machina rendant compte d’une continuité linéaire des origines à la fin, du passé au présent. L’un des principaux problèmes était que la question de savoir comment le féodalisme s’était dissout et comment le capitalisme avait émergé restait source d’indétermination. Au lieu de supposer que le féodalisme s’effondra de lui-même (contradictions internes) en laissant place à une reconfiguration de ses morceaux dans une nouvelle constellation, ne fallait-il pas supposer que l’ambition monarchique et aristocratique avait directement œuvré à abattre le féodalisme afin de sécuriser ce qui allait se substituer à lui ? Il semble y avoir des preuves qu’en Angleterre la Maison Tudor fournit davantage qu’un « coup de main » dans la ruine du féodalisme. La fonction la plus importante de ces débats a été de maintenir en vie l’idée de la transition à venir du capitalisme au socialisme, ce qui pourrait être la véritable raison du maintien d’un modèle de transformation historiciste pour expliquer la fin du médiéval et les débuts de la modernité.
Quoi qu’il en soit, ainsi que l’ont montré des penseurs issus des marges du monde capitaliste comme Rosa Luxemburg à propos de l’Afrique (et cela valait à n’en pas douter pour l’Europe de l’Est) et José Carlos Mariátegui à propos du Pérou dans les années 1920, il n’était plus requis des sociétés périphériques exclues qu’elles répliquent le modèle européen promu par l’expérience coloniale ; elles pouvaient s’appuyer sur certaines formes historiques et temporelles ayant survécu aux modes de production antérieurs pour créer de nouveaux registres de subsomption « formelle » ou « hybride », voire contourner totalement le capitalisme. Dans un ses premiers essais, « La Domination britannique en Inde » (1853), Marx avait déjà soulevé la question de savoir si l’humanité pourrait accomplir sa destinée sans une révolution fondamentale de l’ordre social en Asie. Si cela était impossible, alors il fallait considérer que quels que soient les crimes commis par les Britanniques, la Grande-Bretagne, qui avait provoqué une telle révolution, était involontairement l’instrument de l’histoire ; mais cela si et seulement si l’Asie échouait à le faire elle-même et avec ses propres ressources20. À cet égard, Marx était plus optimiste et adoptait une vision plus inclusive d’un point de vue géographique dans les Grundrisse quand il faisait remarquer qu’ « une fois que la forme bourgeoise bornée a disparu, qu’est-ce que la richesse, sinon l’universalité des besoins, des capacités, des jouissances, des forces productives des individus, universalité engendrée dans l’échange universel ? […] Sinon l’élaboration absolue de ses aptitudes créatrices, sans autre présupposé que le développement historique antérieur », de sorte que l’humanité « ne cherche pas à rester quelque chose ayant son devenir derrière soi, mais […] est prise dans le mouvement absolu du devenir ?21 »
Pour l’historien du marxisme occidental, Perry Anderson, la « scission » définitive entre la théorie socialiste et la pratique de la classe ouvrière se produisit au lendemain de la Première guerre mondiale. Le « divorce structurel » au sein des partis communistes de l’entre-deux-guerres sapa toute idée d’un « travail politico-intellectuel unifié22 ». Cette séparation mena à une division entre l’économie et la politique, d’une part, la réflexion philosophique, de l’autre, cette dernière se traduisant principalement par un intérêt pour l’épistémologie et « la méthode par impuissance », ainsi que pour les « consolations » de l’art23. En tout état de cause, on assista à une prise de distance grandissante à l’égard des masses et à une diminution du degré d’échanges internationaux. En dépit de l’engagement initial du socialisme marxien en faveur de l’internationalisme, il est évident, si l’on met de côté l’implication d’un Comintern bureaucratisé, que le mouvement fut toujours centré sur la classe ouvrière européenne, jamais sur le monde périphérique des régions coloniales et semi-coloniales. Anderson en conclut que cette division eut pour résultat de faire s’évanouir la « confiance » et l’ « optimisme » dont faisaient preuve les fondateurs du matérialisme historique ; c’était le signe d’un épuisement accentué par le déclin avéré des aspirations universalistes du marxisme dont la portée avait été limitée par sa dépendance géographique. Curieusement, le texte d’Anderson n’offre qu’un très bref aperçu de la manière dont le marxisme occidental pourrait se livrer à une critique immanente de sa propre historicité ; ainsi, malheureusement, il décourage plutôt qu’il n’encourage un tel élan, pourtant indispensable. « Le matérialisme historique ne peut exercer tout son pouvoir que s’il se libère de l’esprit de clocher, quel qu’il soit. Il a encore à le faire24. » Mais les sources d’un tel recouvrement peuvent être puisées chez Marx lui-même et chez tous ceux qui, à la périphérie, éprouvaient les différentes temporalités constitutives de leur histoire et cherchaient à donner sens à leur situation à travers le prisme fourni par les textes de Marx.
Le « marxisme occidental » tout en adoptant une posture universaliste a implicitement présupposé un principe d’exclusion. Ernst Bloch lui-même, qui formula le concept de synchronicité non-synchrone comme doué de valeur historique et politique, en réduisit la portée à l’Europe occidentale et laissa entendre qu’il s’agissait d’un stade qui disparaîtrait un jour où l’autre. Paradoxalement, au cours de la Guerre froide, le marxisme occidental proclama qu’il était spécifique à un espace géopolitique – l’Occident – et fit de sa particularité un modèle pour le Reste exclu. Du fait de cette manœuvre, il ne semblait plus y avoir aucune différence entre ceux qui, par le passé, avaient défendu l’unité culturelle et de portée universelle de l’Occident, tels que Max Weber et Erich Auerbach, et ces marxistes d’après-guerre qui se rassemblèrent à l’intérieur des frontières incertaines d’un marxisme occidental engagé dans la lutte pour préserver la « liberté » (le libre marché) face à la menace représentée par l’Union soviétique qui incarnait désormais le marxisme non-occidental. Or, on sait bien qu’avant même la guerre Edmund Husserl avait déjà fait preuve d’une telle vanité en déclarant que l’Occident était le seul et unique lieu de la philosophie – un héritage poursuivi de bon gré par le marxisme occidental jusqu’à nos jours. À cet égard, il faut rappeler l’effort paradoxal consenti par les sociétés situées à la périphérie capitaliste pour recourir soit à la forme littéraire (en particulier à l’écriture romanesque), soit à la philosophie, lesquelles ne leur offraient pourtant aucun moyen de s’expliquer à elles-mêmes leur entrée dans une expérience de modernisation capitaliste. Du fait des avantages que lui avaient prodigué la géographie et une histoire lui ayant permis d’éviter la colonisation pour devenir un protagoniste dans la concurrence impériale qui conduisit à la Seconde Guerre mondiale, le Japon eut le privilège d’être à la tête d’une telle quête donquichottesque de sens dans une philosophie ne réservant aucune place aux sociétés non-occidentales. Mais même les régions colonisées et entraînées dans la machine désirante du capitalisme par soumission forcée et coercition se tournèrent vers la philosophie pour saisir leur situation présente ; le néo-kantisme, l’existentialisme phénoménologique (notamment Heidegger) et le marxisme étaient les lunettes privilégiées à travers lesquelles observer le sens de leur existence capitaliste, c’est-à-dire le sens du passage à une modernité imposant une cadence nouvelle, accélérée, de changements à des sociétés qui jusqu’à récemment obéissaient à des rythmes temporels différents.
Malgré les différences conjoncturelles entre les années 1930 et l’après-guerre, la définition d’un marxisme appartenant exclusivement à l’Occident s’accompagna de l’établissement d’une généalogie remontant du contexte de la Guerre froide jusqu’aux penseurs marxistes européens d’avant-guerre, considérés comme visionnaires au sens où ils s’étaient déjà tournés vers les analyses culturelles après avoir reconnu la futilité de l’espoir en un dépérissement de l’État. Cet abandon de l’élan révolutionnaire allait de pair avec la polarisation politique propre à la Guerre froide qui faisait de l’Occident une unité culturelle synonyme de « liberté », sinon de liberté de marché, ce qui constituait une inversion des desseins originels du marxisme. En outre, la constitution particulière du marxisme occidental, prudemment isolé d’une colonisation camouflée par les théories dites développementalistes et de la croissance telles que la théorie de la modernisation et par le désordre de la décolonisation, le vouait à rejoindre le tournant culturel des années 1970 qui chercha à privilégier la représentation et la centralité de la production culturelle-textuelle. Cette période nous renvoie à une conjoncture historique particulière qui satisfaisait spontanément à la demande de nouvelles manières de considérer l’histoire, la culture et la politique, en dehors des arènes politiques, et fournissait un nouvel agenda théorique à même de remplir cette mission. Nous devons malgré tout appréhender ce tournant – qui trouva son apothéose dans la formation des cultural studies en tant que substitut à une révolution n’ayant jamais eu lieu – dans le sillage de la Guerre du Vietnam, des mobilisations politiques de masse un peu partout dans le monde (symbolisés par 1968 à Paris) et du bref spectacle offert par le « triomphalisme » du Tiers monde et la lutte contre le colonialisme et l’ingérence développementaliste de l’Occident.
Afin d’échapper à l’exceptionalisme à présent inséparable du « marxisme occidental » et le soumettre à une critique qu’il exclut, il paraît donc naturel de se tourner précisément vers ces marxistes de la périphérie qui n’étaient pas sujets à une provincialisation se dissimulant sous le masque de l’universalité, mais étaient convaincus qu’en affrontant la conjoncture qui leur était contemporaine ils participaient à une lutte indivisible à l’échelle mondiale. Le choix ne manque pas, à commencer par Lénine, en particulier son Développement du capitalisme en Russie, les puissantes méditations de Rosa Luxemburg sur la « reproduction élargie », Antonio Gramsci et sa rigoureuse théorisation de la « question méridionale » – bien qu’il ait été classé comme « occidental » –, José Carlos Mariátegui, Wang Yanan, et même les premiers textes de Mao Zedong, Uno Kozo et d’autres qui se sont attachés à interroger le développement capitaliste tardif et certaines formes ultérieures de développement dans leurs propres sociétés, en révélant les relations entre les conditions historiques particulières que le capitalisme rencontrait et la manière dont elles pouvaient lui être incorporées ou être dépassées.
C’est dans cet esprit que je conclurai en soulignant la nécessité d’approfondir la perspective offerte par la catégorie de subsomption formelle en tant que forme, et non en tant qu’étape ou comme relevant nécessairement d’une temporalité spécifique, quoiqu’elle attire l’attention vers les manifestations de temps mélangés. Cela requiert de faire appel à ce que Marx désignait comme différentes formes de subsomption, formelle et hybride. Si le capital vise à produire un présent anhistorique à partir de chaque présent passé et à annihiler pratiquement toute histoire, alors la subsomption formelle, de concert avec les sous-catégories de subsomption, devient le lieu de l’historicité ou de la fabrique de l’histoire dans la mesure où son déploiement implique l’événement de la rencontre, générant des relations inégales ou asymétriques, entre le capitalisme et des pratiques consacrées relevant de modes de production antérieurs. Reconnaître la temporalité du « présent-passé » (Tomba), du « maintenant et autrefois » de Benjamin, ou de ce que j’appelle les passés du présent requiert de saisir comment le moderne cherche à masquer la réalité de l’inégalité de développement en faisant fond sur l’aptitude du capitalisme à contrôler la représentation et à déterritorialiser les rapports établis. La réalité historique du capitalisme a révélé que la collision du présent et du passé se donnait à voir de la manière la plus abrupte à la périphérie, aux marges, en particulier dans les colonies, où le moderne et ses autres se rencontraient et où la dissonance des modes d’être produisait des non-synchronismes.
Dans la mesure où, comme le dit Marx, la subsomption formelle constituait le fondement et la forme générale de tout développement capitaliste, elle devint le principe gouvernant du capitalisme partout où il parvint à imposer son agenda. Parce que la subsomption était une forme plutôt qu’une étape déterminée à laquelle pourrait finalement s’en substituer une autre, le processus n’était pas limité à un temps et à un lieu donnés, mais se caractérisait, et se caractérise, par la co-présence de pratiques plus et moins avancées. La subordination des secondes n’imposait pas la nécessaire perte ou disparition de leur identité historique mais favorisait leur préservation et des formes de coexistence. Ce que les marxistes plus tardifs qualifiaient de « résidus » devaient finir selon eux par être dissout par le capitalisme ; quant aux modernisateurs bourgeois, ils décrivaient les « traditions » qui avaient survécu comme ayant pour fonction de médiatiser et de faciliter le processus de modernisation en assurant une évolution pacifique vers la modernité. Or, ces traces d’autres modes de production et l’historicité de l’événement de la subsomption se conjuguaient pour faire de ces pratiques des formes historiques et temporelles surdéterminées, incarnant la mémoire de temporalités différentes et mises au service de présents autres que ceux dans lesquels elles puisaient leur racines. Même si elles avaient été synchronisées par des chronomètres « universels » (par le marché mondial et plus encore par l’État-nation) marquant la temporalité du travail socialement nécessaire25, elles dénotaient une inégalité maintenant une différence à même de provoquer une rupture dans l’atemporalité de la « fantasmagorie » capitaliste, et ainsi de faire l’histoire. Avec l’appel de Marx à la fusion entre l’archaïsme de la commune russe et les formes industrielles modernes, avec la reconnaissance par Mariátegui de la persistance des formes incas et féodales de propriété foncière dans le Pérou moderne, et avec le constat plus tardif par Uno Kozo de la « collaboration » du village Tokugawa (« médiéval ») avec le capitalisme moderne au Japon, nous avons des exemples de la manière dont ces rétentions historiques-temporelles opéraient dans de nouveaux environnements temporels. Mais nous pouvons aussi observer le chemin analytique parcouru par les interprètes de Marx au-delà de l’Euro-Amérique, qui ont ignoré le régime achevé de la subsomption réelle et l’emprise auratique de la valeur pour rendre compte de la production et du procès de travail dans des lieux spécifiques, et ainsi fournir un modèle de rencontre historique joignant des pratiques anciennes à de nouvelles exigences, comme celles imposées par la forme du travail salarié requise par la modernité de l’accumulation capitaliste.
Traduit par Matthieu Renault, avec l’aide de Frédéric Monferrand.
- Massamiliano Tomba, Marx’s Temporalities, Leiden, Boston: Brill, 2013, p. 62, 61, 74 ; Voir également Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », trad. J-P. Lefebvre et alii, Paris, Éditions sociales, 2011, p. 157. [↩]
- Cela est clairement sous-entendu dans une lettre de Marx à Engels (8 octobre 1858) dans laquelle il soutient que la « véritable mission de la société bourgeoise, c’est de créer le marché mondial […] ainsi qu’une production conditionnée par le marché mondial. Comme la terre est ronde, cette mission semble achevée depuis la colonisation de la Californie et de l’Australie ainsi que l’ouverture du Japon et de la Chine. Pour nous, la question difficile est celle-ci : sur le continent européen, la révolution est imminente et elle prendra un caractère socialiste, mais ne sera-t-elle pas forcément étouffée dans ce petit coin, puisque, sur un terrain beaucoup plus vaste, le mouvement de la société bourgeoise est encore ascendant ? » ; Karl Marx, lettre à Friedrich Engels du 8 octobre 1958, cité in Roger Dangeville, Préface à Karl Marx et Friedrich Engels, La Guerre civile aux États-Unis, 1861-1865, Paris, Union générale d’éditions, 1970, https://www.marxists.org/francais/marx/works/00/gcus/gcus_pref.htm, consulté le 1er septembre 2017. [↩]
- Maurice Merleau-Ponty, Les Aventures de la dialectique [1955], Paris, Gallimard, 2000, p. 86-89. [↩]
- Jairus Banaji, Theory As History, Chicago, Haymarket Books, 2010, p. 9. [↩]
- Karl Marx, Le Capital. Critique de l’économie politique, Livre I « Le procès de production du capital », trad. J.-P. Lefebvre et alii, Paris, PUF, 1996, p. 806. [↩]
- Karl Marx, cité in Kevin Anderson, Marx aux antipodes. Nations, ethnicité et société non occidentales [2010], Paris, Éditions Syllepse, 2015, p. 275. Nous soulignons. [↩]
- Ibid., p. 345. [↩]
- Ibid. [↩]
- Jairus Banaji, Theory As History, op. cit. [↩]
- Ibid., p.20. [↩]
- Ibid., p.350. [↩]
- Ibid. [↩]
- Karl Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 651, note 21a. [↩]
- Ibid. [↩]
- Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », op. cit., p. 814. [↩]
- Karl Marx, Manuscrits de 1863-1867 (chapitre VI du « Capital »), trad. G. Cornillet, L. Prost et L. Sève, Paris, Éditions sociales, 2010, p. 179. [↩]
- Karl Marx, « Lettres à Vera Zassulitch » [1881] (éd. Roger Dangeville), L’Homme et la société, n° 5, 1967, p. 166. [↩]
- Ibid., p. 173. [↩]
- Ibid., p. 167. NdT : Traduction complétée. [↩]
- Voir Karl Marx, « Les résultats éventuels de la domination britannique en Inde », in Karl Marx et Friedrich Engels, Textes sur le colonialisme, Moscou, éditions du Progrès, 1977, p. 97. [↩]
- Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », op. cit., p. 446-447. [↩]
- Perry Anderson, Sur le marxisme occidental [1976], Paris, Maspero, 1977, p. 129. [↩]
- Ibid., p. 130. [↩]
- Ibid., p. 131. [↩]
- Massamiliano Tomba, Marx’s Temporalities, p. 149, 156. [↩]