Psychanalyse et marxisme sont, de nos jours et en particulier en France, rarement envisagés comme compatibles. Les tentatives qui croisent Lacan et Marx viennent surtout du champ de la philosophie (Badiou, Žižek) et sont peu concernées par les rapports avec le débat en psychologie, sans même parler des questions cliniques. L’originalité de votre travail porte dans deux directions : les liens entre psychanalyse, marxisme et critique de la psychologie d’une part, et d’autre part l’apport de Lacan à la théorie du discours. Quel a été pour vous l’enjeu politique de ces deux entreprises théoriques ?
Peut-être que je surestime ces entreprises en considérant que l’enjeu politique n’est ni plus ni moins que l’existence d’un espace théorique, un parmi d’autres, de résistance contre le capitalisme et de lutte pour le communisme. On sait que cette résistance et cette lutte ont toujours concerné la tradition marxiste. Or, pour moi, c’est également ce qui est en cause dans la psychanalyse, à savoir, l’irréductible singularité de chacun, le fait d’être singulier au point de ne pouvoir se mesurer à personne, qui est précisément la seule vérité que chacun partage avec les autres, la « solitude commune » dont parle Jorge Alemán, ce que nous avons en commun, le fondement du communisme. Il est vrai que ce fondement implique aussi de l’égalité entre singuliers. Pourtant, l’égalité que Marx associe au communisme, comme Alfred Schmidt l’a bien remarqué, ne mesure pas tous les sujets au même standard, mais fait justice à leurs différences, à leur diversité, qui est celle de leurs désirs. Leurs différences sont si irréductibles qu’elles ne sauraient se réduire à un système d’inégalités.
On peut dire que le fondement du communisme, tel qu’il est conçu par Marx et le marxisme, tient à ce qui est en jeu dans la psychanalyse, c’est-à-dire la différence absolue de chacun, la réponse unique de chaque être au fait d’exister – autrement dit, le communisme est fondé sur la condition de sujet au sens le plus radical du terme. Voilà, paradoxalement, le matériel toujours atypique avec lequel on tisse tout ce qu’il y a de vrai au sein d’une communauté. C’est là aussi le substrat de toute vraie universalité, l’universel singulier, ou ce que Louis Althusser décrivait comme l’exception qui est la règle. C’est là, enfin, ce qui est mis en danger par ce que le capitalisme fait aux sujets.
La réflexion de Marx et de nombreux auteurs de la tradition marxiste nous apprend beaucoup sur les effets du capitalisme sur les sujets : l’annulation de la singularité de chacun et donc le déchirement de leur tissu communautaire, leur atomisation et la massification qui s’ensuit, leur homogénéisation et leur normalisation, leur adaptation jusqu’à la confusion mimétique avec l’environnement, leur transformation en travailleurs et consommateurs échangeables et la réduction de leur vie à son aspect purement énergétique en tant que force de travail, force évaluable, force mesurable, vendable, exploitable. Certains de ces effets sont produits avec l’aide professionnelle des psychologues. La psychologie, en tant que science prétendument objective et générale, ne peut s’approcher du sujet singulier, non-objectif et non-général par définition, qu’en le niant théoriquement et en le détruisant dans la pratique. C’est ce qui arrive, par exemple, dans la plupart des évaluations quantitatives d’aptitudes ou d’intelligence, dans les diagnostics automatiques et autres catégorisations standardisées, classifications objectivantes et généralisatrices, dans les différentes stratégies managériales, dans la clinique normalisatrice ou dans les interventions rectificatives vouées à l’adaptation aux environnements scolaires ou industriels.
En contribuant à l’effacement capitaliste du sujet et de son irréductible singularité, le travail scientifique et professionnel en psychologie n’élimine pas seulement ce qui justifie la psychanalyse, mais aussi la seule vérité que l’on puisse mettre en commun pour construire le communisme. C’est pour cela qu’un engagement communiste comme le mien ne peut éviter de s’affronter à la psychologie, surtout de nos jours, non seulement à cause de l’influence croissante des psychologues, mais aussi en raison de la diffusion de la psychologie, de sa popularisation et sa diffusion en dehors de la sphère scientifique, académique et professionnelle.
Il y a, en effet, une psychologisation croissante de la société capitaliste. Comme le montrent Ian Parker et Jan De Vos, le capitalisme se manifeste de manière de plus en plus psychologique. Cela m’a amené à renforcer la dimension anticapitaliste (et pas seulement antipsychologique) de ma critique de la psychologie, d’autant plus que la psychologisation implique toujours une certaine dépolitisation, un remplacement du politique par le psychologique. Il faut toujours essayer de reconstituer du politique là où il semble absent. Cela doit s’appliquer aussi à la théorie la plus apparemment apolitique. De toute façon il n’y a aucun métalangage théorique en dehors de l’univers politique.
Ce qu’il faut trouver, c’est la voie pour que la théorie s’ouvre à la politique et sorte de son isolement spéculatif, mais sans tomber pour autant dans l’empirisme régnant dans les sciences humaines et sociales. C’est ici que j’ai besoin d’une méthode comme l’analyse lacanienne de discours élaborée par Ian Parker, moi et d’autres collègues à travers certains apports de Jacques Lacan. Une telle méthode, qui n’est pas sans rapport avec la tradition marxiste de la critique de l’idéologie, me permet constamment d’envisager l’enjeu politique de mon questionnement de la psychologie et de mes autres entreprises théoriques en les ramenant, par un travail d’écriture militante ou journalistique, au champ discursif des événements, de l’histoire et de la société.
Dans votre livre sur la psychanalyse et le marxisme, vous rappelez combien le matérialisme de Freud et celui de Marx sont non seulement compatibles, mais peut-être même complémentaires. Pouvez-vous rappeler sur quels aspects les critiques marxiennes et freudiennes s’avèrent affines ?
Il y a d’abord les coïncidences ou ce que Lacan appellerait les « homologies » entre les deux critiques. C’est une question inépuisable. Je ne donnerai ici qu’un exemple qui vous intéressera peut-être, puisque vous faites référence au matérialisme de Marx et de Freud. C’est vrai, ils sont matérialistes, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas idéalistes. Le problème, c’est que le matérialisme peut vouloir dire bien des choses différentes. Une d’elles, soulignée par Siegfried Bernfeld, c’est que Marx et Freud ne sont pas seulement critiques de l’idéalisme. Ils se méfient des idées. Ils y voient des prétextes pour dissimuler les causes réelles et les véritables raisons aux phénomènes. À travers les idées, les critiques de Marx et Freud révèlent des mécanismes d’idéologisation ou d’idéalisation. Elles y démêlent d’autres processus matériels qui fabriquent des objets idéaux ou idéologiques, plus ou moins illusoires et trompeurs, mais aussi révélateurs : les rationalisations de l’irrationnel qui donnent raison et produisent des effets de rationalité ; la naturalisation qui fait que l’on accepte ce qu’il y a comme tout à fait naturel ; des justifications et des autojustifications pour faire et se faire justice ; des mécanismes économiques ou pulsionnels inconscients engendrant et organisant intérieurement les contenus de la conscience ; l’individualisation du social et l’identification à l’autre comme arrière-fond de toute identité individuelle ; les assujettissements au sein de la subjectivité ; les pertes qui, paradoxalement, sont constitutives de la présence positive des objets ; la projection et l’aliénation à la base de ce qui apparaît comme extérieur et étranger ; l’introjection à l’origine de l’intériorité ou l’appropriation et l’exploitation des égaux à l’origine de toute propriété et inégalité.
Il y a ensuite les complémentarités. Ici aussi je ne peux donner qu’un exemple, mais j’aurais besoin d’un long détour. Il s’agit d’une étrange recherche que je développe lentement depuis l’année dernière.
Parmi les différentes notions de matérialisme, il y en a une que j’attribue à Marx et à Freud et dans laquelle je découvre la complémentarité de leurs critiques : celle de la matérialité comme totalité telle qu’elle a été explicitée dans la tradition marxiste occidentale de Georg Lukács, Karl Korsch et d’autres, que vous retrouvez chez certains freudo-marxistes comme Bernfeld et Otto Fenichel, qui se transmet à l’École de Francfort et que certains français, comme le surréaliste René Crevel, puis Louis Althusser, retrouvent par d’autres chemins. Ce que ces auteurs ont en commun, c’est que leur matérialisme ne consiste pas à envisager exclusivement l’aspect économique ou physique ou physiologique de la totalité, ce qui ne serait pour eux qu’une forme de réductionnisme idéaliste qui réduirait la totalité à un aspect, à une idée que l’on a d’elle, et qui ferait abstraction de tout le reste. Être matérialiste, c’est ici considérer une totalité matérielle qui inclut également ses composantes idéales et idéologiques, spirituelles et fictionnelles, et donc la conceptualisation de la totalité elle-même, ce qui pose toute sorte de problèmes, dont le caractère incomplet ou l’impossibilité de fermeture de la totalité sur elle-même. C’est ce que Lacan désigne avec l’idée qu’il met à la base du structuralisme, celle de l’absence de métalangage.
Le matérialisme dont je parle nous oblige à repousser toutes les conceptions abstraites du sujet comme quelque chose de purement idéal ou matériel, spirituel ou corporel, intellectuel ou manuel. Or, dans la division capitaliste du travail qui atteint son apogée au XIXe siècle, ces conceptions constituent des modèles de subjectivité que l’idéologie bourgeoise, au moyen de ses ressources éthiques et économiques, impose aux deux classes de la société. L’économie politique bourgeoise fait abstraction du côté animique ou spirituel des prolétaires et les réduit à leur survie physiologique et à leur force de travail manuel, alors que l’éthique victorienne fait abstraction du côté corporel et réduit les bourgeois et tout particulièrement les bourgeoises à leur aspect animique, intellectuel ou spirituel. C’est une situation qui a été entrevue par Plekhanov quand il associe le matérialisme au prolétariat et l’idéalisme à une bourgeoisie qui réussit à se libérer de toute détermination matérielle dans son miroir littéraire. Ces modèles subjectifs matérialiste et idéaliste, ou plutôt idéaliste-matérialiste et idéaliste-idéaliste, sont précisément les objets des critiques marxiste et freudienne.
La psychanalyse a fait ses premières armes en permettant aux patientes hystériques de la bourgeoisie de se rappeler leur corps et leurs pulsions corporelles, leur inconscient traversé par la sexualité, ce qui est refoulé par l’éthique idéaliste victorienne. De son côté, le marxisme a permis aux travailleurs manuels, aux prolétaires, de se souvenir de leur conscience de classe, de leur condition intellectuelle, de ce qui est refoulé par l’économie politique « matérialiste » bourgeoise. Ces deux retours freudien et marxiste du refoulé sont les résultats des critiques parfaitement complémentaires de l’économie politique chez Marx et de l’éthique victorienne chez Freud. L’une est tournée contre l’abstraction matérialiste de l’esprit dans la classe des travailleurs manuels, tandis que l’autre se réfère à l’abstraction idéaliste du corps dans la classe des travailleurs intellectuels.
Les deux critiques, aussi bien marxiste que freudienne, sont nécessaires dans leur complémentarité pour atteindre ce personnage matériel-idéal exigé par le matérialisme de la totalité, l’homme nouveau et la femme nouvelle du socialisme, l’être sexuel-sentimental dont nous avons un aperçu étonnant dans les réflexions d’Alexandra Kollontaï sur l’amour-camaraderie. Il s’agit là, bien évidemment, d’une tâche pratique, mais aussi théorique. Il faut une pensée libre, invariablement utopique, mais aussi « nécessaire », pour que quelque chose change, toujours en fonction de l’utopie. C’est ce que Lacan avait déjà bien reconnu, tout en s’écartant logiquement de cette pensée utopique, qui n’est selon lui pas poussée jusqu’à ses dernières conséquences, qui n’est pas conséquente au point de situer le sujet là où il réside, en-dehors de la totalité, dans une ex-sistence qui n’est rien, qui ne participe d’aucun être, ni idéal ni matériel.
Justement, en tant que lacanien, vous accordez un intérêt à la tradition freudo-marxiste qui peut sembler déconcertant. Il est plutôt d’usage pour les disciples de Lacan de considérer Reich et Marcuse, pour ne citer qu’eux, comme des théoriciens naïfs, aveuglés par leur biologisme et leur utopisme, porteurs d’une politique sexuelle qui se voulait libératrice mais qui s’est avérée absolument compatible avec le « discours capitaliste » ( à travers la « libération sexuelle » et le consumérisme). Alors, que reste-t-il pour vous à sauver dans cette tradition ? Que répondre à « l’immense condescendance de la postérité » ?
C’est en avril 1969, une année seulement après Mai 68, que Lacan explique dans son séminaire, comme je viens de le rappeler, que l’utopie est inséparable de la pensée libre, laquelle, à son tour, est indispensable pour que quelque chose change au niveau des normes de la société. Lacan ne se montre alors pas du tout intéressé par un changement révolutionnaire de la normativité sociale, non pas exactement parce qu’il est plutôt conservateur dans l’échiquier politique et plutôt sceptique à l’égard des révolutions sociales, ce qui est d’ailleurs vrai, mais parce qu’il donne un séminaire de psychanalyse et il veut expliquer pourquoi, selon ses propres termes, son propre discours, le savoir et l’expérience analytique doivent se développer « là où on travaille sérieusement », et non pas du côté de la « pensée libre », de l’utopie et du changement social, où « c’est la foire ». Cette même idée apparaît sous d’autres formulations dans d’autres endroits des écrits et de l’enseignement oral de Lacan.
Les disciples de Lacan apprennent par cœur la leçon de leur maître et méprisent tout utopisme, toute pensée utopique, c’est-à-dire, toute pensée libre, toute occasion de changement de la société. De toute façon, comme Lacan l’a bien dit, c’est la foire, ce n’est pas sérieux, on ne peut rien gagner d’un côté sans perdre de l’autre, les révolutionnaires ne veulent qu’un maître et les révolutions changent tout uniquement pour ne rien changer et revenir finalement au point de départ. Ces formules automatiques remplacent la théorie lacanienne, laquelle s’appauvrit ainsi pour devenir tout ce que Lacan ne voulait pas qu’elle devienne, à savoir, du lacanisme, une doctrine politique et même une vision du monde, une Weltanschauung. Dans cette caricature, il n’y a certes pas de place pour une pensée utopique et liée à l’imaginaire, souvent même naïve, « enfoirée » et pas très sérieuse, mais aussi libre et révolutionnaire, comme celle des surréalistes et des freudo-marxistes, de Reich et de Marcuse. Mais il n’y a pas non plus de place pour tout ce que nous apprenons de Lacan lui-même, par exemple, sur l’utilité de la psychanalyse pour ouvrir le cercle de la révolution, en empêchant qu’elle revienne au point de départ, ou sur la nécessité de l’utopisme et de la pensée libre pour la transformation des sociétés. D’où la tendance réactionnaire de ces lacanistes qui sont tout ce qu’il y a de moins lacanien.
Certes, Lacan était conservateur et votait De Gaulle, mais ceci est indépendant de ce qu’il nous apporte dans son enseignement. Le problème est que ses disciples interprètent souvent son apport comme une justification implicite de son conservatisme et adoptent ce même conservatisme comme une partie essentielle de son héritage. Ils s’imposent alors d’être conservateurs, même quand ils sont de gauche, et ils font tout pour se détacher des non conservateurs de la gauche freudienne. De toute façon, comme vous le savez bien, l’attachement de la plupart des lacaniens à Lacan est tel qu’ils s’acharnent à se détacher de tout ce dont Lacan se détachait à son époque. C’est leur façon à eux d’être conséquents. Et c’est peut-être ce qui les empêche de se rendre compte, par rapport à ce que vous dites, que le biologisme de Reich ne s’impose qu’au moment où il s’écarte du marxisme ou que Marcuse lui-même est peut-être celui qui est allé le plus loin dans la dénonciation de la compatibilité entre le capitalisme et l’émancipation sexuelle à travers des concepts comme celui de la « désublimation répressive ».
– Dans Marxisme lacanien, vous proposez une relecture systématique de la théorie lacanienne des 4 discours (+1, celui du capitaliste) en la comparant au Capital de Marx. Si j’ai bien compris, vous lisez dans la rencontre Marx/Lacan une analyse du capitalisme comme un régime fondé sur la renonciation généralisée, excessive et imposée pour les exploités, tandis qu’elle est choisie par les exploiteurs du fait des impératifs de l’accumulation du capital. Est-ce, implicitement, une réactualisation des analyses de Freud dans Malaise de la civilisation sur les inégalités face au fameux « travail de la culture » ?
Vous avez absolument raison de voir là un effort pour reprendre et peut-être même mettre à jour certaines idées que l’on trouve dans L’avenir d’une illusion et dans Malaise dans la civilisation. Je voudrais seulement ajouter une idée extrêmement problématique de Freud qui est devenue centrale dans ma réflexion et dont je ne mesurais pas encore la portée il y a dix ans.
L’imposition de la renonciation, telle qu’elle est soufferte par les exploités, apparaît comme pénurie, manque d’opportunités, nécessité de longues journées de travail, salaire de survie, risque du chômage et de la misère, mais aussi comme répression, violence d’État, CRS, obligation d’obéir aux lois, caméras de surveillance, menaces d’amende et de prison, murs intérieurs et frontières internationales. Dans tous les cas, il s’agît de contraintes externes qui s’avèrent indispensables pour imposer des sacrifices à ceux que Freud caractérise gentiment comme une « majorité récalcitrante », comme « la grande foule des illettrés, des opprimés », qui n’ont pas « intériorisé » les « interdictions culturelles », qui « n’aiment pas les renoncements » et qui ont « de bonnes raisons d’être des ennemis de la civilisation ». Freud oppose d’abord ces opprimés aux oppresseurs qui « s’approprient les moyens de puissance et de coercition », mais ensuite il ne distingue pas ces oppresseurs des « hommes cultivés » qui font le choix de la renonciation et qui n’ont pas besoin de contraintes externes parce qu’ils les ont intériorisées, devenant ainsi des « porteurs de la culture ». Il y a donc ici, dans cette représentation freudienne aristocratique de la société de classes, une opposition entre les minorités qui incarnent la culture et les majorités qui la menacent, entre les oppresseurs qui s’imposent ou imposent une renonciation et les opprimés auxquels ils l’imposent, entre ceux qui disposent et ceux qui ne disposent pas en eux d’un surmoi qui puisse les dispenser de la police.
La répression externe policière des opprimés serait seulement nécessaire parce qu’ils manqueraient d’une répression interne surmoïque (comme celle soufferte par les oppresseurs). Au contraire, l’homme cultivé qui opprime les masses n’aurait pas besoin d’être opprimé parce qu’il s’opprimerait lui-même, parce qu’il serait son propre oppresseur, parce qu’il serait intérieurement déchiré entre ses pulsions et son propre surmoi comme expression des contraintes intériorisées et de la culture dont il est porteur. Cette différence de classe fut reconnue par Antonio Gramsci et permet de comprendre le raisonnement gramscien selon lequel la psychanalyse ne peut être utile que pour les sujets des classes dominantes, car seuls ces derniers souffrent d’un déchirement intérieur entre leurs pulsions et leurs valeurs culturelles, entre le réel et l’idéal, dans la mesure où les oppresseurs s’identifient à ses idéaux et les éprouvent comme quelque chose de « spontané » au lieu de les reconnaître comme une imposition. Voilà pourquoi, toujours selon Gramsci, il faut des psychanalystes pour les oppresseurs, alors qu’il ne faut que des policiers ou des révolutionnaires pour les opprimés.
L’hypothèse de Freud et Gramsci est précieuse et révélatrice, mais elle est extrêmement problématique et elle doit être considérée uniquement comme un point de départ. Je suis convaincu, tout d’abord, que les opprimés souffrent d’un déchirement intérieur comparable à celui des oppresseurs. Une des meilleures réflexions sur ce déchirement se trouve dans l’œuvre du marxiste mexicain José Revueltas. On y voit les effets déchirants de l’oppression et leur étrange rôle dans la constitution du sujet et de ce qu’on appelle le « surmoi » dans la psychanalyse.
Qui oserait dire que les opprimés sont dépourvus de surmoi ? N’est-il pas évident qu’ils s’identifient eux aussi aux idéaux culturels et qu’ils intériorisent aussi les contraintes corrélatives ? D’ailleurs, puisque l’idéologie de la classe dominante est en une certaine mesure l’idéologie de toute la société, les idéaux et les contraintes des opprimés peuvent être les mêmes que celles des oppresseurs. Mais on trouve par ailleurs des configurations idéologiques différentes chez les opprimés, particulièrement à l’époque de la société néocoloniale et dite multiculturelle, ce qui provoque des déchirements supplémentaires au sein de la subjectivité. Voilà pourquoi, si on suit bien le raisonnement de Gramsci tout en modifiant son analyse comme je le propose, les opprimés ont aussi quelque chose à trouver dans la psychanalyse. Ils peuvent y trouver profit car ils sont eux aussi des sujets et ils ne peuvent être que déchirés par le discours, par la culture, par les idéologies qui les traversent. On pourrait déjà s’arrêter là. Or, pour moi, il faut aller au-delà de ce niveau purement idéologique.
Il faut considérer notamment l’exploitation économique sous-jacente à l’oppression idéologique, politique et culturelle. Il faut penser à ce que Marx dit de la personnification du capital par les exploiteurs, mais également sur les implications subjectives de la subsomption des exploités par le capital et leur transformation en capital variable. Aussi bien les exploités que les exploiteurs sont possédés par la même figure surmoïque du capital, par le même signifiant des signifiants dans le capitalisme, par cette même entité que Marx décrit avec perspicacité comme un vampire qui suce la vie pour la transformer en quelque chose d’aussi mort que l’argent. On peut dès lors supposer que les exploités et les exploiteurs sont tous deux intérieurements déchirés par la contradiction principale entre leur vie et le capital mortifère où ils s’aliènent.
L’aliénation au sens d’être réduit à du capital, d’être Autre ou d’Enfremdung, implique déjà chez Marx une aliénation comme Entausserung, comme déchirement ou division d’avec l’Autre qu’on est « soi-même », (c’est d’ailleurs ce déchirement qui est, comme on l’a vu, défini par Gramsci comme justifiant le besoin de la psychanalyse) et plus tard élaborée par Lacan dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Mais cette aliénation comme division n’est pas évidemment la même chez les exploités que chez les exploiteurs. Il faut se rappeler ce que Marx nous dit à ce propos d’abord dans les Manuscrits de 1844 et puis dans le sixième chapitre inédit du Capital : des capitalistes s’enracinent dans l’aliénation et y trouvent leur propre satisfaction, tandis que le prolétariat la souffre et c’est pour cela qu’il se révolte contre elle. C’est aussi pour cela que les prolétaires sont conçus comme les agents de la révolution. Mais c’est peut-être pour la même raison qu’ils devraient pouvoir profiter de la psychanalyse plus encore que les capitalistes, ce que Wilhelm Reich a très bien compris. Je pense que l’on peut accepter cette idée à condition de ne pas essentialiser les figures du capitaliste et du prolétaire, de ne pas les envisager, à la manière de Laclau et Mouffe, comme des identités données, mais plutôt comme des positions à l’égard du capitalisme et de l’aliénation.
Si, comme vous le prétendez dans ce même livre (Marxisme lacanien), l’être parlant est condamné à s’auto-exploiter ou à être exploité par d’autres du fait du langage et de la parole, comment éviter le cynisme lacanien qui veut que les révolutionnaires se trouvent toujours un nouveau maître ? Le lacanisme n’a-t-il pas à cet égard, et au moins en France, une lourde responsabilité dans la promotion d’une psychanalyse dépolitisée, voire dans l’ascension des Nouveaux philosophes et leur croisade anti-totalitaire ?
Je ne sais pas s’il est juste de tenir le lacanisme responsable des niaiseries de Bernard-Henri Lévy et des autres Nouveaux philosophes, mais on peut effectivement le responsabiliser d’une certaine dépolitisation de la psychanalyse, et pas seulement en France, mais aussi en Amérique Latine. La gauche freudienne latino-américaine a toujours eu de très bonnes raisons de se méfier des lacaniens. Ce sont à peu près les mêmes raisons pour lesquelles beaucoup de marxistes conséquents, aussi bien en Amérique Latine que dans le reste du monde, ressentent la plus grande méfiance envers ce qu’on appelle aujourd’hui la « gauche lacanienne ».
Ce qui est assez amusant, c’est que le lacanisme est fier de la méfiance qu’il inspire. Même quand il se prétend de gauche, il se croit trop lucide pour être compris par les gauchistes en général. Cependant, aux yeux de la gauche radicale, cette prétendue lucidité ne se distingue pas vraiment d’une posture cynique. Les lacaniens proprement dit, même quand ils se prétendent de gauche, paraissent trop cyniques pour être de gauche. Mais ce malentendu n’est-il pas un cas extrême et exemplaire de ce qui arrive avec la gauche qui est touchée par le structuralisme et par ce que les anglophones appellent « poststructuralisme » ?
De même que d’autres penseurs comme Foucault, Deleuze, Derrida et même d’une certaine façon Althusser, Lacan représente un défi pour le marxisme conséquent et la gauche radicale, communiste et révolutionnaire. Ce défi prend la forme d’une longue série d’énigmes impossibles à résoudre. Je pense qu’une de ces énigmes plus fondamentales s’exprime nettement dans la première partie de votre question.
Puisque le signifiant est maître, puisque nous ne pouvons être qu’exploités par ce que nous énonçons, puisqu’il n’y a pas moyen de se libérer du malaise dans la civilisation, à quoi bon faire la révolution pour changer de malaise, de signifiant, de maître ? Je pense qu’il n’y a pas de réponse définitive à cette question. C’est pour cela que je dis qu’il s’agit d’une énigme insoluble, c’est-à-dire, pour Lacan, d’une vérité. On ne peut que faire avec. Et que faire ? Voici la question des questions, des « questions brûlantes », comme disait Lénine. Et comme Lénine le dit également, il faut le travail théorique, les tentatives toujours insuffisantes et approximatives de savoir la vérité, de résoudre l’énigme, de répondre à la question qui se pose. Qu’il n’y ait pas de réponse définitive à la question ne veut pas dire du tout qu’il n’y ait pas de réponses. Il y a même trop de réponses, précisément parce qu’il n’y a pas de réponse définitive. Autrement dit, on a plus d’une raison de faire la révolution. Des raisons, on en a trop, en fait.
Pourquoi faire la révolution ? Pour qu’elle ne soit pas uniquement ce qu’elle est, pour ne pas la solidifier dans la forme qu’elle a, pour qu’elle puisse continuer, pour ne pas s’arrêter dans le constat du changement de malaise et de maître, pour ne pas se limiter à être cynique, pour ne pas rester au point où l’on est arrivé, pour traverser notre fantasme, pour aller au-delà dans la direction que Lacan lui-même nous marque, pour ouvrir le cercle de la révolution, pour transformer le cercle en une spirale, pour que la révolution devienne permanente, pour qu’elle soit culturelle, pour qu’elle nous fasse voir ce qui est encore invisible, pour qu’elle nous permette de savoir pourquoi nous aurons fait la révolution, mais peut-être aussi, au moins, pour que nous puissions encore nous poser la même question, pour qu’il y ait encore des questions, pour empêcher que le maître capital finisse par nous taire et nous supprimer, pour qu’il y ait encore un sujet qui puisse ressentir le malaise et tomber dans les pièges de la maîtrise, pour qu’il y ait aussi encore de la civilisation dans le malaise et de la signifiance dans la maîtrise, pour que le signifiant de l’argent ne dévore pas toute autre signifiance et toute civilisation, pour qu’il n’élimine pas toute condition d’existence du sujet, pour que le capitalisme néolibéral ne poursuive pas sa destruction de plus en plus rapide de notre vie et de notre monde.
Comment concevez-vous l’alliance générale que vous semblez prôner entre les psychologies marxistes anti-psychogisation, et les différents courants de la psychanalyse ? Avez-vous une conception fondamentalement pluraliste ? Y aurait-il du coup une urgence à constituer des espaces éditoriaux ou théoriques pluralistes autour de la psychologie ou des psychanalyses critiques ?
S’il y a là du « pluralisme », je pense que c’est l’effet de la destruction dont je parlais juste avant, du mouvement historique vertigineux et dévastateur que nous vivons et qui devrait nous obliger nous, les anticapitalistes, à nous unir et à utiliser tous les « débris » que nous trouvons dans les ruines, toutes les ressources à notre disposition, même les plus hétérogènes. Ce qui en résulte, c’est le style hétéroclite de la barricade, ce qui n’exclut pas, bien évidemment, certains principes de méthode et de rigueur, puisqu’il faut que la barricade soit consistante et tienne les coups.
Je suis donc persuadé qu’il s’agit effectivement d’une question d’urgence. La critique ne peut que suivre le rythme des circonstances. Et il est indiscutable que ce rythme ne cesse pas de s’accélérer. Voilà un autre effet du capitalisme qui a été souligné par Lacan lorsqu’il a décrit le discours capitaliste à Milan.
Comme dans les tornades, peut-être que l’accélération passe inaperçue, curieusement, là où elle devrait passer moins inaperçue, dans quelques centres intellectuels privilégiés situés dans le vortex. Ce que je peux vous assurer, c’est qu’elle est plus qu’évidente dans certaines marges, banlieues ou périphéries comme celle où je me situe, à Morelia, à l’ouest du Mexique, dans une université publique où les professeurs ne sont pas toujours payés et où les étudiants ne cessent de s’agiter et de cavaler entre leurs boulots et leurs études pour essayer d’échapper aux dangers de la misère, du trafic de drogues et l’émigration forcée. Ici et maintenant, en effet, on n’a pas le luxe de pouvoir s’offrir le temps pour de somptueuses et interminables controverses théoriques, comme celles de l’époque de l’État-providence dans le Premier Monde, ce qui est d’ailleurs assez regrettable.
Comment ne pas regretter ce temps qui passe trop vite ? Comment ne pas faire tout ce qui est entre nos mains pour le récupérer, pour le freiner, le ralentir ? C’est d’ailleurs le plus sensé qu’on puisse faire contre le capitalisme néolibéral. Je veux dire que je ne prônerais jamais une stratégie accélérationniste. Je suis plutôt partisan de la vieille tactique d’obstruer, d’entraver, de bloquer la route, de se mettre en grève. Mais je reconnais qu’on devra faire la révolution pour tout arrêter, pour avoir enfin vraiment le temps et tout ce qu’il peut contenir, pour nous libérer de l’urgence et de tout ce qu’elle nous fait sacrifier, comme par exemple la possibilité d’un idéalisme spéculatif, lequel, comme Plekhanov l’a bien dénoncé, a toujours été le privilège de certaines classes, époques et nations. Rosa Luxemburg a raison là-dessus quand elle considère que le droit à l’idéalisme doit être aussi une cause révolutionnaire. Peut-être que ce droit n’est finalement qu’une expression du droit à la paresse, à l’inaction et à l’oisiveté, dont parlait Paul Lafargue au XIXe siècle.
Ce qui est sûr, c’est que l’urgence nous écarte de l’idéalisme et favorise des positions pragmatiques plutôt matérialistes comme celle que vous appelez « pluraliste ». Ce pluralisme, tel que je l’envisage, consiste à privilégier des alliances politiques en fonction de la matérialité historique des luttes de classes, de la conjoncture et des événements, et aux dépens de l’idéalité prétendument anhistorique des conflits entre des écoles théoriques ou des guildes professionnelles. D’ailleurs, faute de métalangage, une telle idéalité n’est souvent qu’une élaboration idéologique, une rationalisation au sens freudien du terme, de l’enjeu matériel véritable. C’est pour cela que je ne m’inquiète pas beaucoup du fait que mes compagnons de tranchée, de barricade, ne soient pas les lacaniens, mais plutôt des psychologues critiques, des représentants de la gauche freudienne, des anticapitalistes, certains anarchistes, des féministes et des décoloniaux, des zapatistas et des psychologues de la libération de la tradition d’Ignacio Martín-Baró, et bien évidemment des communistes et des marxistes conséquents, parmi lesquels on trouve heureusement de nombreux lacaniens.
Étonnamment, vous ne développez pas fondamentalement les apports de Wilfred Bion dans vos ouvrages, alors qu’il se prête à la fois à d’intéressants dialogues avec Lacan et propose une théorie de la psyché radicalement portée vers le social. Plus étonnant encore, vous dites très peu de choses de Deleuze et Guattari, alors qu’il y aurait beaucoup à dire sur leur rapport au lacanisme et à la politique. Pourquoi ces deux omissions ?
Il y a précisément pas mal de compagnons deleuziens dans ma tranchée, tels que le brésilien Domenico Hur ou l’américain Hans Skott-Myhre. Je me sens proche d’eux et j’ai toujours été sincèrement intéressé par le travail monumental de Deleuze et Guattari. Je mentionne de temps en temps certaines de leurs idées, mais je les prends de manière isolée, je les décontextualise et je m’en sers avec légèreté, voire irresponsabilité.
J’essaie toujours de tenir à distance l’ensemble de la pensée de Deleuze et Guattari, peut-être simplement parce qu’elle me submerge et que je ne saurais pas comment l’articuler correctement avec la mienne et celle de mes auteurs. Elle me paraît, par ailleurs, trop proche et simultanément trop éloignée. C’est à peu près la même chose qui m’arrive avec Bion. Là aussi je trouve une pensée étrangement familière, unheimlich, et en plus hautement systématisée et élaborée, assez achevée et fermée, avec des conceptualisations précises qui renvoient les unes aux autres et qu’il n’est pas facile de reprendre à travers une autre perspective.
Il faut dire, enfin, que je suis déjà trop occupé par mon travail d’articulation entre Marx, Freud, Lacan et mes auteurs des traditions marxiste et freudo-marxiste. Et ma barricade est déjà trop hétéroclite comme ça ! Imaginez seulement si maintenant j’y incorpore du Bion et du Guattari !
L’un des points les plus forts pour contester la psychanalyse concerne la question de l’Œdipe et, dans le cas des lacaniens, le primat du phallus et de la castration. Que répondez-vous par exemple aux critiques queer de la différence des sexes ou du phallocentrisme des écoles de psychanalyse ?
Je me suis tout récemment penché sur ces critiques dans un livre qui paraîtra dans les prochains mois. Je leur y consacre un chapitre. Je vous surprendrai peut-être en vous disant que je les trouve justes et nécessaires. Elles ont raison de mettre en question la normalisation de la sexualité au sein de la psychanalyse. Mais il y a là un détail assez évident sur lequel je voudrais insister.
Le phallocentrisme et l’essentialisme de la différence sexuelle ne sont pas un problème spécifique de l’héritage freudien. Comme Juliet Mitchell l’a bien montré, la psychanalyse ne fait que manifester d’une manière peut-être idéologique, mais aussi profondément véritable, révélatrice et dénonciatrice, une composante hétéro-patriarcale inhérente à la société de classes et fondamentale dans une civilisation précise, dans le système capitaliste et dans la subjectivation propre à la modernité. C’est là que réside le problème et non pas dans la découverte freudienne. Une telle découverte ne devrait pas être l’objet des critiques, lesquelles, selon moi, devraient plutôt s’attaquer à ce qui a été découvert plutôt qu’à la découverte en tant que telle.
Ce que la psychanalyse nous apprend sur le patriarcat fut déjà magistralement exposé par Mitchell et d’autres. Il reste encore beaucoup à dire là-dessus. Je voudrais m’arrêter seulement sur un point qui me paraît crucial et auquel je réfléchis depuis quelques années. C’est un point qui nous renvoie au niveau radical de la vérité, lequel ne peut s’aborder malheureusement que de manière mythologique, dans sa structure de fiction. Il s’agit de l’interprétation de la différence sexuelle en termes d’une distinction entre l’être féminin et l’avoir masculin, entre être et avoir le phallus, qui s’établit par la castration et qui inaugure une dialectique symbolique où viennent s’opposer l’existence et la possession, l’ontologie et l’économie, le monisme de l’être et le dualisme sujet/objet de l’avoir. Une telle dialectique permet de sonder tout ce qui est en jeu dans l’instant mythique du surgissement de la propriété privée tel qu’il se présente chez Johann Jakob Bachofen, chez Lewis Morgan, dans les Cahiers ethnologiques de Marx et dans L’origine de la famille d’Engels.
Ce n’est pas un hasard si le surgissement de la propriété privée coïncide avec la défaite finale du « matriarcat » et le début du règne du patriarcat victorieux dans tous ces différents récits. Ce que la psychanalyse nous apprend, c’est que la transition de la logique matriarcale à celle proprement patriarcale est un passage de l’être à l’avoir, de la communauté à la propriété, de la continuité à la discontinuité entre le sujet et l’objet, du monisme existentiel-ontologique au dualisme possessif-économique. Voilà quel est l’enjeu de cette disparition du communisme primitif qui est aussi l’entrée en scène d’une société de classes qui atteint sa forme achevée dans le capitalisme. Voilà aussi l’enjeu qui pourrait être celui d’une lutte féministe, dès lors conçue comme inséparable du combat communiste.
Ce que je vous dis là n’est pas de l’essentialisme et même pas de l’essentialisme stratégique. Il s’agit tout simplement, comme je l’ai déjà indiqué, d’une interprétation mythologique, affine à celle de Totem et Tabou, qui peut contribuer à raffermir le fondement de notre mystique révolutionnaire. Et la mystique est quelque chose dont nous avons besoin, surtout dans un mouvement collectif, comme celui du communisme, où nous luttons pour une vérité qui reste inaccessible au savoir et à sa rationalité. C’est une des leçons de Max Eastman et particulièrement d’Henri De Man dans l’époque d’entre-deux-guerres. C’est quelque chose que les intellectuels communistes ont encore le plus souvent à apprendre, afin de s’écarter des positions d’avant-garde fondées sur un savoir supposé (ou un sujet-supposé-savoir), même s’il s’agit justement de savoir que les signifiants sont vides – une telle illusion de maîtrise n’est pas sans exposer au danger d’une autre rationalité oppressive, comme celle (prétendument stratégique) d’une manipulation du « peuple » quant à lui naïvement attaché au contenu des signifiants.
Ce qui est certain, c’est que la naïveté n’est pas celle du peuple. Il y a bel et bien un contenu, une vérité, qui ne peut se manifester que de manière approximative, irrationnelle, mythologique, esthétique. Il faut bien avoir le courage de manifester ce contenu, ce qui n’a rien à voir avec la stratégie fasciste que Walter Benjamin appelait « esthétisation de la politique ». Il ne s’agit pas d’esthétiser pour escamoter la vérité, mais de reconnaître, au contraire, qu’il y a une vérité du communisme qui n’est pas rationnelle et qui ne peut se manifester que de manière esthétique. Cette manifestation peut contredire la réalité, mais elle est vraie au sens le plus radical du terme, celui précisément où la vérité doit contredire une réalité aussi fausse que celle où nous vivons. On touche là une idée fondamentale de Lacan. Or, au moins de ce point de vue, Lacan n’est pas seul. Ernst Bloch, Theodor Adorno et Herbert Marcuse ont déjà insisté, chacun à sa manière, que ce n’est pas dans la réalité que nous trouvons la moindre vérité. Voilà pourquoi nous avons encore besoin de la mythologie dans le communisme. Il s’agit d’y croire et non seulement de faire semblant, comme des leaders populistes avec leurs signifiants vides. Il s’agit, en d’autres termes, de se rapporter esthétiquement à la vérité de notre lutte, sans aucune prétention de savoir et de raison qui nous autoriserait à être leader ou avant-garde, et de renouer ainsi des rapports sincères et horizontaux avec ce que nous sommes toujours, avec ce qui est exprimé par des termes comme « peuple » ou « masse », au lieu de continuer à nous laisser entre les mains des néofascistes avec leur stratégie traditionnelle d’esthétisation de la politique.
Êtes-vous sensible au fait qu’aujourd’hui, la psychologisation voire les catégories psychiatriques ont fait un grand retour dans les milieux militants de gauche radicale (notamment via les politiques féministes et trans, autour des questions de trauma, de résilience, d’anti-validisme et de dysphorie de genre) ? Quels sont les effets idéologiques à en attendre et comment les combattre ?
Je connais bien cette psychologisation dans la gauche radicale. D’une certaine manière, nous sommes entourés par de telles argumentations. Je la déplore parce qu’elle porte aussi la dépolitisation dont je parlais au début et participe à rendre nos luttes plus bancales. Si je ne l’ai pas critiquée, c’est tout simplement par solidarité avec mes camarades, mais aussi, pour être sincère, parce que j’hésite en ce qui concerne l’aspect stratégique. J’oscille ici entre deux extrêmes. D’une part, je me dis que la psychologie est devenue une arme très puissante de notre époque et qu’il ne faudrait peut-être pas nous en priver et la laisser entre les mains de nos ennemis, ce qui serait seulement à leur avantage. Mais, d’autre part, je sais très bien, comme disait Althusser, qu’on ne peut se servir d’une idéologie qu’en lui étant soumis. Et se soumettre à la psychologie ce n’est ni plus ni moins que se soumettre à tout ce contre quoi on lutte. Il y a là non seulement un risque d’objectivation (entendue comme neutralisation du sujet, tel que je l’ai développé dans ma première réponse), mais aussi ce qui fait la force du capitalisme sur le terrain subjectif, à savoir, l’individualisme universaliste qui dissout le singulier universel, c’est-à-dire, la singularité que l’on a en commun, avec laquelle on tisse toute communauté et qui est le fondement du communisme.
Enfin, on a beaucoup parlé des effets politiques (dans le registre de la théorie) de la psychanalyse, mais la clinique psychanalytique a-t-elle pour vous un rôle politique à jouer (à la fois dans et hors l’institution) ?
Ma réponse est affirmative. La clinique psychanalytique peut avoir un rôle politique subversif, révolutionnaire et émancipateur, mais à condition de ne pas être ce qu’elle est le plus souvent. Il faudrait que la psychanalyse cesse d’être une psychologie travestie et qu’elle cesse d’accomplir des fonctions psychologiques habituelles comme celles de soupape, défoulement cathartique, distension et pacification, individualisation et généralisation du singulier universel, normalisation et pathologisation, objectivation neutralisante du sujet, fausse réponse à ses énigmes, supposition d’un savoir général, conversion dans une Weltanschauung et dans une religion laïque, identification à la figure de l’analyste, promotion de certains courants et recrutement pour certaines écoles ou associations en concurrence, soumission aveugle à certains leaders, endoctrinement et idéologisation, diffusion du relativisme et du subjectivisme, justification du scepticisme et du cynisme, solution individuelle des conflits sociaux, révolutions personnelles pour empêcher des révolutions collectives, individualisation et renfermement sur soi, dissolution des classes et des communautés, dépolitisation par la psychologisation du politique, exercice du pouvoir de suggestion, occultation du fonctionnement de la psychanalyse comme profession libérale rémunérée ou refoulement de son caractère de classe et de ses profondes complicités avec le capitalisme néolibéral et néocolonial.
Pour mesurer les services que la psychanalyse rend à ce qui nous opprime, il faut toujours garder à l’esprit combien elle a été complaisante avec l’oppression et débrouillarde au sein des systèmes oppressifs. On en a des exemples frappants comme ceux des psychanalystes nazis Felix Boehm et Carl Müller-Braunschweig, ou celui du tortureur freudien Amilcar Lobo Moreira dans la dictature brésilienne, mais il faudrait penser aussi à ceux beaucoup plus nombreux, mais plutôt discrets et presque invisibles, qui ont été dénoncés par Lobo Moreira en personne : les psychanalyses qui savaient très bien ce que ce dernier faisait, qui ne l’ont pas dénoncé et qui se limitaient à exercer tranquillement la psychanalyse sous le régime dictatorial.
Les psychanalystes signalés par Lobo Moreira se trouvent un peu partout en Amérique Latine. Ils sont majoritaires et ils ne se laissent déranger ni par les dictatures ni par la répression politique ni par l’impérialisme des États-Unis ni par les conditions d’extrême injustice et inégalité dans cette région du monde. Leurs analysants appartiennent souvent aux oligarchies d’oppresseurs. Ils s’en fichent, mais en profitent pour s’enrichir et appartenir eux-mêmes à ces oligarchies. Alors il arrive qu’ils commencent à faire de la politique pour dénoncer des régimes populistes de gauche comme celui de Chávez et Maduro au Venezuela. Ils leur reprochent précisément ce qu’ils n’ont jamais su reprocher aux dictateurs de droite. Et les psychanalystes français, bien entendu, s’unissent à leurs chorales plaintives. Les uns et les autres appartiennent aux mêmes classes sociales. Ils ont les mêmes intérêts et les mêmes orientations idéologiques.
Même quand ils ne se mêlent pas de politique, les psychanalystes ne devraient pas croire que leur pratique est apolitique. Elle ne l’est pas et ne le sera jamais, comme Lacan l’a bien constaté. Voilà pourquoi il faudrait maintenir une réflexion permanente sur les implications politiques de la clinique psychanalytique et prendre au sérieux les critiques lucides qu’elle a reçue à ce propos de part de Valentin Voloshinov, Georges Politzer, Wilhelm Reich, Theodor Adorno, Michel Foucault, Robert Castel et tant d’autres.
En plus de réfléchir à la politique de leur pratique, les psychanalystes devraient aussi continuer à s’aventurer sur des voies qui permettent à la clinique de s’ouvrir à l’histoire et d’échapper à son mirage d’apolitisme, de son enfermement bourgeois, de son inertie et de sa récupération et domestication par le système. Je pense, par exemple, aux pratiques où le marxisme et la psychanalyse s’unissent pour la transformation radicale des institutions et de la société. Il y a bien évidemment les cliniques SEXPOL de Reich et les expériences pédagogiques libératrices de Siegfried Bernfeld à Baumgarten et de Vera Schmidt à Detski Dom, ainsi que les stratégies poétiques révolutionnaires de Tristan Tzara ou la psychothérapie institutionnelle de François Tosquelles et ce à quoi elle donne lieu chez Frantz Fanon. Il y a également certaines formes de psychanalyse groupale et institutionnelle comme celles associées au mouvement Plateforme et aux figures de Marie Langer et d’Armando Bauleo en Amérique Latine. Je pourrais donner bien d’autres exemples que j’examine dans le dernier chapitre de mon livre Marxism and Psychoanalysis : in or against Psychology ? Je voudrais seulement, pour finir, ajouter la récente expérience brésilienne de psychanalyse gratuite dans les rues, dans les parcs et les gares, qui est étroitement liée à des organisations de gauche radicale et à laquelle on consacrera une section spéciale dans le prochain numéro de la revue Teoría y Crítica de la Psicología.
Propos recuellis par Félix Boggio Éwanjé-Épée.