Il est hors de doute que nous vivons à la limite de deux époques et les événements historiques d’une importance considérable qui se déroulent sous nos yeux ne peuvent être compris que si l’on analyse, en tout premier lieu, les conditions objectives du passage de l’une à l’autre. Il s’agit de grandes époques historiques : il y a et il y aura dans toute époque des mouvements partiels, particuliers, dirigés tantôt en avant, tantôt en arrière ; il y a et il y aura des écarts par rapport au type moyen et au rythme moyen du mouvement. Nous ne pouvons savoir à quelle allure ni avec quel succès se déploieront les mouvements historiques d’une époque donnée. Mais nous ne pouvons savoir et nous savons quelle classe se trouve au centre de telle ou telle époque, et détermine son contenu fondamental, l’orientation principale de son développement, les particularités essentielles de son cadre historique… etc. C’est seulement sur cette base, c’est-à-dire en considérant tout d’abord les traits distinctifs essentiels des diverses « époques » (et non de l’histoire particulière de chaque pays) que nous pouvons déterminer correctement notre tactique… (Lénine, Sous le pavillon étranger).
Cette attention de Lénine lors du premier conflit mondial demeure juste pour la situation que nous connaissons en cette fin de siècle l’identification du prolétaire précaire, comme sujet principal et universel de classe à l’époque du modèle toyotiste-néolibéral, nous amène effectivement à examiner certains contenus du programme révolutionnaire tels qu’ils étaient sempiternellement exposés depuis les années 1930-1940 et à essayer de tracer quelques traits de leur dépassement et en particulier en posant la question du rôle de la subjectivité organisée aujourd’hui.
Le combat pour l’unité politique du prolétariat autour du sujet du prolétaire précaire réactualise de nombreux problèmes tactiques primordiaux et simultanément dynamise leur réévaluation critique. À travers cette figure de classe se posent en effet les questions cruciales du front de classe et de l’agir en parti autonome, mais aussi les questions des nouveaux espaces d’action et d’organisation introduits non seulement par la globalisation des processus économiques, financiers et sociaux, par la transétatisation et la subsidiarité des pouvoirs publics étatiques monopolistes, mais aussi par l’essence de la classe révolutionnaire et par le rapport actuel entre révolution démocratique et révolution prolétarienne.
La condition de « solitude sociale » du prolétariat précaire
Le prolétariat n’est plus uniquement seul dans les pays développés, comme le rappelait Gorter à Lénine au début des années 1920, aujourd’hui, il est mondialement seul. Du moins la polarisation sociale est telle que cette tendance est globale et irrépressible. Le prolétariat est seul parce qu’il forme la seule classe qui se développe avec la production sociale, et seule classe capable de dépasser les axiomes bourgeois de la division (la bourgeoisie « change les différentes parties de la société en autant de sociétés à part » Marx). La seule classe mondiale qui peut agir sur l’espace mondial et dans l’impératif de nos jours de le faire pour exister comme classe. Et par-là même, la seule classe à pouvoir résoudre la crise globale du capital. C’est le but inscrit dans son essence : répondre et résoudre la question sociale universelle. Sa place dans la production globale en fait la classe centrale plus que le développement de cette même production en a fait la majorité de l’humanité.
Cette condition de « solitude sociale » n’est plus aujourd’hui un problème politique indépassable comme il y a quelques décennies, cela fut le cas internationalement et dans la grande majorité des formations économico-sociales. En effet, hier, le prolétariat devait impérativement s’allier à d’autres classes et renégocier ses intérêts avec d’autres classes afin de pouvoir avancer dans la résolution de sa tâche historique et assumer le « pas suivant ». De nos jours, il est le sujet de la révolution de la majorité de l’humanité. Et pour être l’acteur des intérêts de cette majorité et les représenter jusqu’au bout, il doit agir essentiellement seul et par lui-même en regroupant autour de lui l’accomplissement de son programme révolutionnaire et donc graduellement les autres fractions et strates de classes opprimées. Le prolétariat n’a plus à négocier avec quiconque son programme révolutionnaire et le front populaire n’est plus indispensable au déclenchement de l’action révolutionnaire.
Il est le sujet révolutionnaire de la majorité et non une infime minorité comme i le fut dans la Russie de 1917 ou dans la Chine de 1930. Le retournement décisif dans le rapport de force entre les différentes classes subalternes se conclut et avec lui un saut qualitatif dans la potentialité révolutionnaire du conflit de classe. Ce retournement décisif impose sans retard à tous les révolutionnaires toute une série de rectification des tactiques, toutes plus décisives les unes que les autres.
L’immobilisme des positions que l’on constate chez de nombreux camarades est absurde et totalement subjectiviste. Car bien sûr ils sont nombreux, ceux qui, en Europe, ne veulent pas comprendre ce retournement qualitatif décisif : unions populaires, unions républicaines… Dans la conjoncture, ces projets tombent inéluctablement dans le marais du chauvinisme métropolitain. Leurs promoteurs persistent dans l’interclassisme car, selon eux, le prolétariat serait toujours une classe dans l’impossibilité d’agir seule et de façon autonome. Elle a et aura toujours besoin de ses béquilles paysanne et petite-bourgeoise, toujours besoin des masses paysannes pour fonder son projet populaire et des intellectuels petits-bourgeois pour l’éduquer et l’encadrer.
A partir de leur lecture myope du Talmud ML, ils parviennent à en trahir l’essence et à rejeter ainsi la perspective révolutionnaire du développement du mode de production capitaliste et de la polarisation de classe qu’il produit. « L’émancipation de la classe ouvrière ne peut être l’œuvre que de la classe ouvrière elle-même, parce que toutes les autres classes et tous les autres partis se tiennent sur le terrain du capitalisme et que, malgré les rivalités d’intérêts entre eux, ils ont cependant un but commun, la conservation et la consolidation des bases de la société actuelle. » (Programme d’Erfurt). Dans les textes fondamentaux du marxisme, l’autonomie de classe est inscrite comme inéluctable avec l’extension de la production sociale. Et aujourd’hui le point primordial de l’autonomie de classe ne relève plus strictement de la perspective du seul but révolutionnaire, une projection à partir d’une compréhension historique de la polarisation de classe induite par le capital transnational, puisqu’il s’agit désormais d’une objectivité à retranscrire en permanence et subjectivement dans le combat quotidien. C’est toute l’actualité du combat pour la conscience et l’autonomie de la classe majoritaire.
Et cela doit être une large processus d’auto-éducation. C’est indispensable. Et ceci est également un axiome de la pensée marxiste : « il faut que les masses elles-mêmes y coopèrent, qu’elles aient déjà compris elles-mêmes de quoi il s’agit, pourquoi elles interviennent (avec leur corps et leur vie. » (Engels) Le prolétariat trace son chemin de libération dans la conscientisation de sa propre situation et donc dans la conscience de la précarité de son existence. Il doit apprendre à s’organiser et à lutter seul, et par-dessus tout à ne rien attendre des partis des autres classes et des fausses unités à deux sous que savent produire la politicaillerie petite-bourgeoise et les mobilisations hystériques enrégimentées par les divers médias.
L’autonomie prolétarienne est à l’ordre du jour. Tous les groupes et les organisations révolutionnaires doivent agir à cette conscience prolétarienne, l’aider à surgir en révélant les nœuds de la conjoncture, en ouvrant des espaces de lutte et d’organisation, en orientant et unifiant les antagonismes. La conscience autonome du prolétariat ne découlera jamais mécaniquement de sa condition objective de « condition sociale ». L’autonomie est un terrain de lutte sur lequel interagissent les multiples organismes prolétaires, ils forment les avant-gardes internes à la classe, indispensables à son auto-organisation et à son auto-éducation.
Dans la révélation de situation de « solitude sociale » du prolétariat mondial et face à la nécessité de devoir effectivement lutter pour ses véritables intérêts, la prise de conscience de ses propres intérêts, la prise de conscience de ses propres intérêts de classe (seule classe à combattre pour une société sans classe) et l’aptitude à s’auto-organiser comme classe antagoniste sont aujourd’hui plus que jamais fondamentaux en tant que mouvement général pour l’autonomie prolétarienne. Ils sont le point de départ de la résolution politique de la condition hétérogène actuelle des prolétaires précaires et de leur redressement du drapeau prolétarien dans le combat social radical. La condition préalable à toute révolution est plus que jamais la constitution du prolétariat en parti autonome, c’est-à-dire sa recomposition politique comme classe révolutionnaire.
Contre le frontisme populaire
Tout ce qui s’est passé, depuis les années 1920, dans les pays industriellement développés où la classe prolétarienne constituait déjà la majorité, doit nous éclairer sur le chemin à prendre aujourd’hui. Et par-dessus tout sur les voies à écarter. En suivant une ligne d’union populaire et nationaliste, la majorité prolétarienne a toujours été dans l’incapacité de prendre en main son propre destin de classe, toujours plus empêtrée dans l’interclassisme et le cadre institutionnel de la démocratie formelle que lui proposaient l’aristocratie ouvrière et les organismes de gestion sociale du capital. Chaque pas en avant dans cette fausse union éloignait le prolétariat de sa recomposition politique comme classe révolutionnaire et de son but de libération, et alourdissait d’autant plus les chaînes de l’exploitation intensive et de l’aliénation de la politique spectacle. De fait, cette voie, telle qu’elle s’organisera après-guerre, matérialisait le renoncement à toute émancipation, jusqu’à forger une articulation décisive de la politique de contre-révolution préventive. Ainsi pris fin la lente agonie de la stratégie instaurée par la IIIe Internationale qui privilégiait, partout et hors contexte historique, la même ligne de frontisme populaire, une ligne d’accords à négocier et renégocier entre les principaux partis de gauche et les syndicats pour la conquête pacifique des régimes bourgeois et de participation à leur gestion. C’est-à-dire la politique de la « gauche » sociale-démocrate ficelant sempiternellement les intérêts du prolétariat –toujours plus localisés et divisés- aux intérêts de la moyenne bourgeoisie et des petits propriétaires. Et c’est bien ce qui se perpétue aujourd’hui avec les conceptualisations autour des sujets comme le technicien ou « l’intellectuel masse ». Malgré leur fonction de classe, nous savons bien que ces strates prolétariennes ou prolétarisées essentiellement métropolitaines auront toujours tendance à projeter davantage une unité politique et idéologique avec la moyenne bourgeoise qu’avec les déshérités des « classes dangereuses » ici et surtout sur Tricont, c’est-à-dire avec les expressions des ghettos périphériques et avec les intérêts radicaux des prolétaires précaires. Ils privilégieront toujours les fronts populaires au front international de classe, les intérêts locaux et partiels de l’aristocratie ouvrière aux intérêts généraux de la classe toute entière.
De fait, il s’agit là encore d’une énième reproduction de la division réifiée du prolétariat, celle entre le national et le mondial impliquant un cortège de nouvelles séparations arbitraires et abstraites, de fausses unités et de faux projets d’émancipation reflet de campagnes démagogiques « du moins pire » pour une passivité spectatrice et intégrée des prolétaires. La base de la politicaillerie de tous les PC occidentaux, du PCF, de Rifundazione Communista en Italie, du PDS en Allemagne, d’Izquierda Unida dans l’État espagnol… c’est bien toujours le front populiste et chauvin.
Du fait de leur pathétique habitude à singer les vieilles structurations bureaucratiques, nous ne pouvons que critiquer également tout l’opportunisme des groupuscules. « ML » ou le marais du lobbysme « trotskiste » tentant de remettre sur pieds, dans la « virginité » de son abstraction actuelle, cette ligne frontiste de la IIIe Internationale. C’est Krivine attendant désespérément un coup de téléphone de Robert Hue et se consolant dans les bras de l’aile gauche du PC. Tous ces nouveaux prétendants ont finalement toujours le même espoir-démocrate, celui de passer de la gestion des syndicats institutionnels et des strapontins du protestataire officiel aux accords de gestion étatique.
Les groupuscules institutionnels comme hier le PC n’ont rien à apporter au « mouvement historique autonome de la classe ». Ils en sont l’antinomie dans la sempiternelle falsification que représente cette fausse alternative : l’extrême gauche du projet social-démocrate. Ils ne peuvent rien apporter et n’apporteront jamais rien à l’expérimentation de la rupture autonome, car ils réfutent en bloc tous les déterminants tactiques de la rupture-critique avec l’Institution contre-révolutionnaire actuelle, avec son spectacle, sa légalité, ses formes d’organisation et de compromission, avec le nouvel ordre triadique global. Ils ne rompent pas avec le « faire de la politique » à la mode bourgeoise, ils participent et leur critique est participative, elle demeure dans le domaine du protestataires compatible, de l’évolution et de la réforme. Dans cette acceptation des limites, ils sont devenus les acteurs indispensables de la politique « démocratique » des centres impérialistes et en cela ils sont également des agents de la division du prolétariat et de son contrôle social. Ils font croire que le système du monopole peut accepter une opposition révolutionnaire. Mais pour cela, ils lessivent la critique du système de toute subversion révolutionnaire et banalisent les discours en les opposant à l’action concrète. Ils fonctionnent à l’étatique en récupérant dans le cadre réformiste intégré toutes les révoltes montantes des secteurs prolétariens. Ils travaillent ainsi à ouvrir de nouveaux espaces institutionnels capables de contenir l’antagonisme réel dans les réserves de l’ordre.
Par exemple, dans tous les organismes travaillant sur le problème de l’immigration, ils ont toujours alimenté les lignes d’intégration des jeunes arabes, des lignes de participation et de réforme (intégrations et acceptation, avec des possibilités de représentation politique) et non des lignes qui permettent à ces jeunes de prendre conscience de leur propre situation (force de travail déportée) et de ce qu’ils peuvent faire ici avec d’autres prolétaires pour la cause arabe et plus globalement pour la cause du prolétariat de Tricont. Ils agissent à la nationalisation métropolitaine des sujets transnationaux et réduisent ainsi leur potentialité d’antagonisme face aux nouvelles réalités.
Les groupuscules institutionnels ne peuvent appuyer le mouvement autonome du prolétariat, car eux-mêmes (comme les derniers réformistes) sont toujours plus prompts à choisir l’alliance avec le programme de la gauche nationale du capital (ils en sont l’alibi et l’otage) et à rejeter en bloc au nom de la lutte contre l’aventurisme, les structures auto-organisées et armées, et toutes les initiatives révolutionnaires dépassant les « réserves consenties et acceptées » de cette extrême gauche patentée et nationale.
Parallèlement le faux concept de front populaire Kominternien est tout aussi présent chez d’autres groupes « ML » prétendument plus radicaux et sans aucun doute plus sectaires encore. D’ailleurs leur conception de l’opposition entre front populaire et front de classe fut identique lorsqu’ils s’acharnèrent à calomnier, à caricaturer et ce jusqu’à la plus mesquine élucubration, la ligne du front des forces révolutionnaires anti-impérialistes et de convergence des communistes, telle qu’elle s’expérimenta en Europe occidentale de 1977 à 1988 avec des organisations de guérilla (Raf, Brigades Rouges et Action Directe), des groupes de résistances du mouvement et des structures auto-organisées du prolétariat.
Leur ligne politique de « pure » dénonciation n’a rien de paradoxal. Elle est même tout à fait logique, car la politique et la pratique de ce front révolutionnaire échappaient à leurs cadres de routine idéologique en établissant un véritablement dépassement vers de nouvelles formes de lutte et d’unité autonomes, communes aussi bien aux organismes « guérillos » de divers territoires comme entre ces avant-gardes armées et les groupes de base. Il s’agissait d’un front allant au-delà des simplismes outranciers de la liturgie ML dans les questions d’organisation et d’unité internationale qu’ils voudraient éternels. C’est-à-dire qu’il affirmait une rupture radicale avec les concepts mécanistes et opportunistes du front social-démocrate d’unité politique de parti frère à parti frère, de parti à syndicat, de fraction à fraction, de confédération à confédération… Car ces « unités » au sommet et de circonstances sont toutes aussi ponctuelles que partielles et craintives face aux initiatives des masses et à leur autonomie. Elles sont sempiternellement impuissantes à faire émerger une perspective valide et commune pour aborder la nouvelle époque et la transformer.
Ces camarades, héritiers auto-patentés des lignes tardives et opportunistes de la IIIe Internationale (et cela sans avoir réalisé un véritable ou même minimum bilan critique), sont condamnés à reproduire jusqu’à l’ultime caricature la même erreur sociale-démocrate. Celle qui fait croire bien plus révolutionnaire le front avec les forces de la « gauche » populiste d’un même territoire, un front même avec les lignes les plus social-traîtres, que le front révolutionnaire des forces communistes et anti-impérialistes combattantes d’une même zone géostratégique de la Méditerranée-Moyen-Orient, et le front avec les organismes de base du mouvement révolutionnaire.
Ces camarades reproduisent une mythologie embaumée et tout le protocole d’un catéchumène de boutique, ainsi ils n’oeuvrent pas à une totalité critique. Leur critique reste toujours en deçà de l’objet de cette critique, le capital et les développements-mutations de la reproduction sociale. En conséquence eux aussi fonctionnent à la reproduction de la division du prolétariat contre son unité autonome. Les cloisonnements qu’ils soutiennent encore démontrent que leur ligne est toujours sous l’emprise d’une époque révolue. Pire « elle dénonce la conception correcte de la situation économique globale, la conscience de classe correcte du prolétariat et sa forme organisationnelle » en devenir comme étant le abstractions, l’irréalité, « contraire aux vrais intérêts » des ouvriers (intérêts immédiats, intérêts nationaux ou professionnels pris isolément) ».
La ligne de front révolutionnaire, combattant et anti-impérialiste pratiquée par les organisations révolutionnaires et de nombreuses instances autonomes dans les années 1980 assume la validité d’une expérience concrète de lutte. Elle a été une réponse dans le vif du combat aux grandes mutations politico-sociales de ce tournant historique, aux révolutions de l’espace et du temps introduites par la diffusion des rapports de production capitalistes, et enfin à la révolution conservatrice globale. Et elle doit être examinée et critiquée à la lumière des mobilisations et résistances de ces années, les restructurations massives, la préparation de la guerre en Europe, la crise des missiles, les politiques néofascistes de Reagan et Thatcher… Et non dans l’atemporalité des saintes écritures distillées en Œuvres complètes.
La ligne de front révolutionnaire découle d’une étude de la mondialisation du capitalisme à la fin du XXe siècle, à l’époque du dépassement décisif de l’espace national autocentrée de l’accumulation, de l’État-nation et du capitalisme monopoliste d’État, de la rigidité du lieu de production. C’est-à-dire à l’époque d’un saut qualitatif à la lutte des classes mondiale.
Pour le front commun prolétarien
La mondialisation a remis en cause le système de l’accumulation nationale : l’économie nationale, l’État national, la monnaie nationale, l’éducation nationale, l’idéologie et la culture nationale, le droit national, les services publics nationaux. L’économie mondiale et passée à un système dominé et régulé par les États-nations à un système principalement dominé et « régulé » par le marché transnational, par la diffusion du marché capitaliste, de ses logiques et mécanismes à l’ensemble de la planète. « La mondialisation va beaucoup plus loin : elle signifie la fin du « national » en tant que lieu central de pertinence stratégique, en matière économique et technologique. De ce fait, elle établit des rapports entièrement nouveaux entre l’État et les entreprises, entre le pouvoir économique et le pouvoir politique » (Petrella). L’étatique au service des monopoles se détache du national, et l’époque du capitalisme monopoliste d’interventionnisme des appareils. Cet interventionnisme ne peut être que multidimensionnel, parce que supranational, transnational et localement subsidiaire à ces espaces complexes. Il s’agit là d’une donnée fondamentale pour appréhender la conjoncture actuelle.
Face à ce mouvement de révolution de l’espace de la domination, il est urgent de dépasser le cadre des visions de l’économie « inter-nationale » (économies nationales, systèmes socio-économiques nationaux et système international des États) et de saisir la formation de l’économie transnationale. Le capitalisme, dominé par l’ergonomie rigide du taylorisme, s’ordonnait principalement en espaces bien définis t concrets, sur la base d’échanges domestiques simples, de frontière étatiques limitant strictement un marché intérieur et un marché extérieur, un national et un étranger, une économie nationale et une économie internationale… D’ailleurs par interrelation de plus en plus structurée et régulée, l’international surgissait de ce national. Parce que l’accumulation elle-même s’organisait essentiellement autour de ce centre national, grâce à un étatique toujours plus omniprésent et tout-puissant, comme capitalisme monopoliste d’État. C’est-à-dire comme procès de lutte de classe territorialisé nationalement.
L’État-nation prétendait devenir la norme universelle. L’époque actuelle a inscrit la débâcle de cette prétention, c’est l’époque de la décomposition de cette forme spécifique de dictature de classe et de sa continuité sous une forme nouvelle. Il n’était qu’une simple forme transitoire des appareils et rapports de la domination de la bourgeoisie. Centrale à tout processus, depuis les années 1930 et il y a 20 ans encore, subsidiaire aujourd’hui dans la formation d’un étatique continental et d’un transétatique impérialiste. Et cela, même s’il conserve aujourd’hui une importance cruciale pour l’a domination de classe.
Cette représentation de l’économie « inter-nationale » était devenue une donnée a-historique et de nombreux militants refusèrent de lire les premières turbulences du graduel démantèlement des systèmes de production autocentrés et leur recomposition tels des éléments constitutifs d’un système de production mondialisé. D’où, l’erreur très répandue et révisionniste de comprendre encore la mondialisation comme la seule économie mondiale des États, c’est-à-dire la somme générique des différentes économies nationales. Alors que la mondialisation actuelle n’est pas un processus de relations neutres de nation à nation mais l’extension-contradiction du rapport social dominant (les échange s marchands, technologiques, culturels et idéologiques, la circulation des capitaux, le crédit, les migrations de population…). En conséquence, c’est tout un élan structurant qui submerge, déchire, bouleverse et redimensionne sans cesse les formes et contenus passés de l’organisation capitaliste, les espaces limités par des frontières nationales.
Avec la diffusion du rapport de capital, la mondialisation est avant toute chose l’implication de tous les individus et de toutes les classes dans les processus de production, d’échange et politico-idéologiques toujours plus interdépendants. Ce qui était hier encore du domaine presque exclusif des transnationales et des États ne l’est plus. L’activité de chacun des acteurs sociaux entre dans la globalisation des activités humaines. Ainsi de fait, la mondialisation impose une mutation de toutes les régulations sociales en vigueur localement et transnationalement. Les régulations fonctionnent de plus en plus sur le mode « universel ». Mais un universel sans valeur en dehors de la valorisation de l’échange, de la marchandise et du profit, un universel déshumanisé1.
La mondialisation c’est dans cet ordre d’idée une temporalisation de l’espace. Le temps est la variable discriminante. A partir du moment où les idéologies font que l’espace n’est plus une contrainte, la compétition se reporte sur ce qui en devient une nouvelle, c’est-à-dire le temps. On bascule de l’espace vers le temps. (Zaki Laïdi).
La flexibilité, qualité montante du processus de production, a engendré une révolution de l’espace et du temps réel, et instauré le transnational correspondant au flux tendu et à l’ergonomie du just in time. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, des milliards d’hommes et de femmes sont confrontés à la même exploitation, oppression et inégalité sociale, aux mêmes formes de la dépossession existentielle et matérielle. À travers le monde, nous sommes tous soumis aux ravages, de la spéculation financière et de la course à la productivité, aux dangers pour l’environnement, aux drogues médiatiques, religieuses et opiacées. Nous sommes des centaines de millions de prolétaires précarisés à nous poser quotidiennement la même question : comment affronter ce système mondial, comment le renverser pour ériger notre gouvernement ?
Face à ces mutations qu’on le veuille ou non, la subversion du rapport social globalisé dépend de la mise en œuvre d’une tactique inédite de libération et de nouvelles méthodes de lutte. Les formes et les méthodes de la domination ont radicalement changé et en en cette fin de siècle. Dès lors, on ne peut compter sur aucun des vieux modèles organisationnels ou d’action. D’ailleurs, ils sont tous plus ou moins mais sûrement récupérés au bon fonctionnement du système. Ils ont perdu tout leur subversif en restant rivés au culte national. C’est pourquoi, la rupture définitive avec, non seulement, les vieux habits sociaux-démocrates revisités ou non par les apparatchiks new-look, mais aussi avec les images d’Épinal de la mythologie gauchiste vulgaire, devient indispensable. Les révolutionnaires doivent rompre en priorité avec toute la vulgate étriquée de l’existence atemporelle du sujet central qui serait la « classe ouvrière nationale » aux intérêts et aux discours toujours plus réducteurs et populistes jusqu’au chauvinisme sans fard. Elle n’est que le rejeton difforme des ultimes circonvolutions révisionnistes d’un stalinisme moribond. Comme ils doivent rompre également avec tous ceux qui défendent des orientations anti-impérialistes châtrées qui, par leurs limites politiques et pratiques, se résument à l’ultime avatar d’un tiers-mondisme plus ou moins extrémiste.
Un nouvel espace politique s’ouvre à la subversion et, pour la première fois, il est commun aux prolétaires de tous les pays. Non par pour des « lendemains qui chantent » mais dès à présent dans la construction et la pratique d’une ligne d’unité et de guerre de classe. Car il nous faut trouver ensemble les clefs de la rupture révolutionnaire.
La dialectique luttes des classes/base économique constituant l’essence même du matérialisme historique, n’a de sens, comme l’explique Samir Amin, que si l’on replace chacun de ses termes dans son cadre véritable, qui est le système capitaliste global. Et avec lui, nous arrivons à la même conclusion, c’est précisément là que se situe la coupure décisive en cette fin de siècle entre toutes les écoles opportunistes et le mouvement révolutionnaire, entre le marxiste dévoyé et le laxisme révolutionnaire.
Concrètement, la conjoncture du nouveau modèle néolibéral rend impossible toute solution réelle et durable à un niveau strictement local. Toute libération nécessite non seulement un espace assez vaste de réalisation mais plus encore une solidarité puissante des prolétaires ailleurs pour neutraliser toute velléité de la bourgeoisie impérialiste d’interventionnisme armé et de blocus économique. La situation extrêmement précaire de Cuba aujourd’hui et les reculs du procès révolutionnaire que sa population doit concéder en sont une parfaite illustration.
Même si, au cours des années 1920, le débat sur « socialisme dans un seul pays » portait toute la marque et les limites des circonstances particulières de l’échec de la Révolution conseilliste européenne, il n’en demeure pas moins qu’il reposait sur l’Union soviétique, c’est-à-dire sur un bloc géostratétique considérable (et même avant la phase d’industrialisation) et donc sans commune mesure avec les conditions de bastions assiégés tel que les connaît Cuba, ou l’ont connu d’autres pays progressistes du Sud avant de s’écrouler sous la vague réactionnaire néolibérale.
Dans le projet des combats révolutionnaires à long terme mais aussi dans leurs unités en devenir qui se créent sur le terrain européen et dans toute la zone géostratégique européenne orientale et méditerranéenne, il n’y a pas de combat révolutionnaire pouvant être séparé ni un seul instant de la lutte de classe des prolétaires précaires de toute cette zone et plus globalement de Tricont. Pas plus qu’une revendication fondamentale. Toute lutte, tout moment d’unité doit aller dans le sens de la prise de conscience et de l’organisation de ce sujet révolutionnaire de classe, dans la prise en compte de ses besoins et intérêts réels. Sinon toute action tombera ou retombera et ne produira sempiternellement qu’une aggravation de la division du prolétariat en des termes non révolutionnaires et impérialistes, à l’abri de la puissance politico-militaire de « sa propre bourgeoisie ».
Par exemple, il est clair qu’une revendication, aussi juste serait-elle, peut se retourner contre son objectif initial. C’est le cas de la revendication du salaire social pour « tous ». « Pour tous », c’est là que le bât blesse, car dans l’amnésie de nombreux militants ce « tous » correspond à « quelques-uns » : la catégorie nationale ou voire européenne du prolétaire précaire. En conséquence, une catégorie délimitée par les appareils et rapports de l’État impérialiste. Dans les versions les plus fraternelles, ce « tous » s’élargit à tous les prolétaires « étrangers » qui auront réussi à franchir les frontières de la forteresse « sociale ». Et à ceux qui auront obtenu des papiers, qui seront donc en « bonne voie d’assimilation ».
Idem pour la revendication des 32 heures payées 39. Si cette idée syndicale va dans le sens véritable d’un allègement du poids du travail, il est clair aussi que la société des loisirs métropolitaine sera éternellement payée et protégée par la relation impérialiste que l’Europe saura imposer au reste du monde dans le repartage en cours des richesses sociales produites. C’est-à-dire qu’elle sera payée par une exploitation intensive ailleurs. La société des loisirs à l’époque des monopoles reposera toujours sur plus d’exploitation, et non le contraire. Même si quelques millions de prolétaires travaillaient moins dans les citadelles de l’’ordre impérialiste, ça sera toujours au prix de la mise au travail de centaines de millions de nouveaux prolétaires dans les pays dépendants, de l’absence de toutes politiques sociales en leur faveur, de leur oppression quotidienne.
La globalisation et le passage au capitalisme monopoliste transnational éclairent d’une lumière crue les déformations métropolitaines des politiques protestataires dans les centres impérialistes !
Bien sûr, il ne faut pas comprendre que nous critiquons ces deux revendications en elles-mêmes, bien au contraire, à notre tour nous ne pouvons pas tomber dans le travers de la séparation sectaire de l’immédiat et du but. Nous voulons simplement souligner qu’aucune lutte pour une avancée sociale ici ne peut se rattacher au but sans une critique de la division qu’elle peut occasionner et qu’elle occasionne, sans une démarche d’unité avec les prolétaires de la zone géostratégique dominée par l’UE et au-delà avec ceux de Tricont. La perspective de transformation sociale ne peut faire un seul pas en avant sans une conscience commune, sans les débuts d’une pratique réelle d’unité.
Dans la métropole plus que partout ailleurs, l’internationalisme ne se satisfait de la répétition décervelée des vieux principes et des dogmes, des mots d’ordre vidés de leur antagonisme immédiat. Il faut qu’ils se concrétisent dans l’action. Ils ne peuvent plus être différés. À chaque instant, il faut faire surgir l’élément international de la réalité locale, car l’internationalisation se vérifie aujourd’hui dans l’activité militante quotidienne. Le protestataire institutionnel banalise la question révolutionnaire et en particulier la question internationaliste. Il dégoise de révolution alors qu’il est toujours plus plongé dans la survie intégrée des réserves métropolitaines. Simultanément, il clame haut et fort son internationalisme alors que toute sa reproduction ne se réalise plus que sur le terrain local et national. La moindre solidarité révolutionnaire internationale concrète représente une subversion de sa condition locale et de son intégration au domaine de la vie « politique » tolérée. On ne peut être solidaire des combats révolutionnaires de Tricont sans une action critique de l’impérialisme, sans une critique des appareils et rapports transétatiques actuels (organisés par des structures comme l’OTAN, le FMI, la BM, l’OMC…), sans une action contre les transnationales et les vendeurs de canons. On ne peut être solidaire sans mouiller sa chemise, sans prendre des risques à la hauteur de l’enjeu. L’expérience des porteurs de valise durant la guerre d’Algérie ou encore celle des nombreux camarades prokurdes en Allemagne est sans ambiguïté. Qui peut être surpris d’être poursuivis et criminalisés par la bourgeoisie dès lors qu’on apporte une aide concrète à la révolution mondiale ? on ne peut pas dire comme certains le répètent encore « nous soutenons le véritable processus révolutionnaire mené par de grands combattants ailleurs mais nous, ici, nous sommes de gentils garçons et filles qui respections les règles du jeu ». L’internationalisme de ces groupes se résume à des déclarations de papier et de bonnes intentions, sûrement très « orthodoxes » mais erronées. L’internationalisme est un combat, c’est une solidarisation de tous les instants. Comme le rappelait le Che : « L’impérialisme est un système mondial, stade suprême du capitalisme, et il faut le battre dans un grand affrontement mondial. Le but stratégique de cette lutte doit être la destruction de l’impérialisme. ».
À l’entrée du XXIe siècle, nous vivons l’époque du multidimensionnel. Tout projet révolutionnaire doit poser immédiatement et concrètement la question et la résolution de la complexité et de l’interdépendance des espaces de la domination impérialiste, tels qu’ils dessinent réellement aujourd’hui du local au continental, de la zone géopolitique au mondial. Le projet révolutionnaire doit répondre à ces grandes mutations historiques, et sa praxis capable d’intérioriser le multi-espace.
Les lignes de front révolutionnaire et de front anti-impérialiste découlent de ses exigences incontestables. Elles découlent de la nécessité d’une stratégie révolutionnaire commune et de la définition du programme politique à partir de la qualité multidimensionnelle.
Primo, nous avons déjà mis en évidence la nécessité du rassemblement et de la politisation de la subjectivité antagoniste du prolétariat précaire, du fait de sa forte hétérogénéité à notre époque. Le parti monolithique de la première partie de ce siècle ne peut plus assumer correctement cette tâche. L’époque de la tactique résumée aux devenirs du parti de la grande fabrique et de sa conquête du pouvoir dans l’État-nation est tout simplement dépassée. Ce parti correspondait à la rigidité de la production tayloriste, à l’unité de lieu et à l’unité de temps. Il agissait sur le terrain balisé d’une formation économico-sociale stricte. L’imposition de la flexibilité productive et de la précarisation multidimentionnelle de la classe prolétarienne universelle ont condamné cet organisme centralisé, tout aussi sûrement que la critique des prolétaires eux-mêmes émise lors des derniers grands moments révolutionnaires. Mai 68 et le mouvement autonome international des années 1970 ont ainsi révélé la crise profonde du binôme. Parti-syndicat, le grand parti national et la confédération hégémonique. Partout où éclate une révolte radicale, elle s’affronte à la conservation des structures du contrôle social et en particulier à ce binôme institutionnel. Et cette structure ne peut être réformée de l’intérieur, ni même reconstruite « sur de nouvelles bases », car toutes ses fonctions de la plus importante à la plus insignifiante sont gangrenées par plus d’un demi-siècle de collaboration.
La domination du capital se fait plus complexe dans l’enchevêtrement des espaces de l’uniformisation/inégalité du temps réel, mais elle complexifie également dans l’intense ramification et pénétration des rapports de production capitalistes au plus profond de la société. C’est pourquoi la domination transnationale pointe d’une manière toujours plus aigüe la mutation des rapports politico-organisationnels dans chaque réalité sociale, même la plus locale, la plus périphérique. Pour nous aujourd’hui, la ligne de front révolutionnaire est la seule capable de répondre à l’antagonisme multiple et à la nécessaire unité politique des différentes expérimentations, des différentes luttes, luttes à la base, luttes dans les régions, luttes nationales et continentales, dans l’ensemble de la zone géostratégique, luttes partielles et luttes contre les stratégies de la bourgeoisie impérialiste, luttes contre la réaction continentale et luttes pour la libération, luttes d’émancipation prolétarienne, lutte des femmes, luttes antiracistes… Le front révolutionnaire peut être l’instance immédiate d’unité des multiples combats surgissant sur le terrain anticapitaliste et anti-impérialiste.
En cela, le front n’est en rien la négation des partis et des organisations révolutionnaires2. Mais de leur côté, les nouveaux organismes révolutionnaires doivent vraiment accepter que la classe produise « ses moments propres, ses niveaux politiques autonomes ». Le front correspond à l’objectivité du multidimentionnel mais aussi au rapport organisations révolutionnaires/luttes autonomes. Concrètement, si l’agir actuel en parti assume la critique de la dégénérescence sociale-démocrate des partis bureaucratiques et des conceptions stéréotypées tirées de la littérature révolutionnaire, sa qualité décisive réside désormais dans la capacité à faire vivre un rapport ouvert avec les multiples expressions de la lutte dans la politisation des antagonismes hétérogènes, dans la lutte pour créer des espaces politiques communs aux différents antagonismes montant de la base sociale. Le front n’est pas un obstacle ni un détournement de la lutte pour l’unité des communistes, au contraire, il est une étape indispensable à sa construction à une échelle et sur des espaces imposés par la mutation des rapports de production et de domination.
C’est le premier élément du front prolétarien à notre époque.
Secundo, les forces révolutionnaires sur notre continent doivent aujourd’hui faire face au capitaliste collectif européen tel qu’il a émergé dans les luttes des années 1980, dans la lutte pour le rétablissement des profits, dans la lutte concurrentielle avec les autres pôles impérialistes, dans la lutte contre le bloc de l’Est et enfin dans la lutte contre le prolétariat lui-même. La transétatisation au niveau européen, c’est-à–dire la constitution des appareils et des rapports de la domination des fractions monopolistes de la bourgeoisie sur ce continent, ne peut plus être comprise comme un élément à part, au–dessous ou à côté de l’État-nation ou une simple tendance inscrite dans le temps (aux échéances toujours repoussées). L’UE est une réalité et bien une réalité transétatique, un ensemble d’appareils, de rapports et d’interventionnismes monopolistes. C’est une réalité d’intensification de l’exploitation est une réalité réactionnaire d’usurpation des pouvoirs.
L’UE est un dispositif étatique à l’époque des monopoles et donc, une réalité impérialiste, non seulement dans son expansion vers l’État de la « transition capitaliste » (en Pologne, en Tchéquie, en Slovénie, en ex-Yougoslavie…) mais aussi vers le sud subordonné de pays tels le Maroc ou la Turquie promus au rang de nouvelles marches de la forteresse Europe. La formation de la périphérie européenne découle de la volonté de pacification sociale de toute la zone géopolitique, de la volonté de constituer un marché et un domaine réservé aux investissements européens. Mais par la même occasion, elle devient un lieu d’affrontement concurrentiel avec les autres pôles impérialistes et en particulier les États-Unis comme la guerre en ex-Yougoslavie en fut la claire démonstration ou encore les politiques secrètes au Moyen-Orient et dans le Caucase.
Les luttes prolétariennes se développement de plus en plus sur le terrain européen. Ce fut une grande démonstration des antagonismes des années 1990. Les principales revendications de la classe s’affrontaient aux politiques de convergence, d’union économique et monétaire, dans la fondation de nouveaux compromis continentaux. L’exploitation intensive et l’oppression politique sont aujourd’hui dominées par cette dimension européenne. Dans ce conflit, la référence continentale de classe croît en permanence.
Donc la question du pouvoir révolutionnaire et de la recomposition politique de classe, la question de l’attaque contre l’État, la construction de l’autonomie prolétarienne peuvent et doivent être posées sur cet espace continental (assurant un compromis de subsidiarité entre les espaces locaux, nationaux et régionaux). À notre époque cette dimension ne peut plus être éludée ni présentée d’une façon édulcorée dans le programme révolutionnaire. Elle est décisive parce qu’elle correspond pour les prolétaires de ce continent à l’émergence de la qualité multidimentionnelle du modèle transnational. C’est sur ce terrain qu’ils devront en priorité faire vivre leur projet de transformation sociale.
Le front doit répondre aux indispensables moments d’unité des révolutionnaires contre l’étatique européen, et au fil rouge anti-impérialiste de l’unité des révolutionnaires dans la zone géostratégique de l’Europe, de la Méditerranée et du Moyen-Orient. Dans ces convergences en devenir, le front de classe révolutionnaire peut assumer et exercer une dialectique correcte entre le « local » et le « global ». C’est à travers lui que à notre époque, les révolutionnaires sont capables de porter l’attaque contre l’impérialisme comme système. Qu’ils sont en mesure de répondre à la mondialisation du capital, de créer des liens et une action commune avec les organisations révolutionnaires de Tricont et de participer ainsi aux combats pour la désarticulation du système impérialiste dans sa totalité.
La construction du front anti-impérialiste et de l’unité des révolutionnaires en Europe constitue le second élément fondamental du front prolétarien à notre époque.
Continuité réactionnaire de la révolution bourgeoise
Le point décisif que représente la « solitude » sociale du prolétariat, et en particulier du sujet précaire, nous amène finalement à étudier la validité et l’actualité du concept stratégique de « révolution permanente ». (« Révolution in permanenz » selon le concept développé par Marx surtout dans son Adresse au comité central de la Ligue des communistes et dans La lutte de classes en France3 ). Nous avons ce qu’il en est pour la Triade. Nous avons constaté que depuis près d’un siècle alors que le prolétariat représente la majorité de la population, la stratégie de front de la IIIe Internationale, celle de la « gauche unie », le front républicain ou la lutte pour la « nouvelle citoyenneté »,… toutes ces formes d’interclassisme reproduits dans le jeu institutionnel masquent les véritables antagonismes de classe, les dépolitisent – c’est leur but principal – et reproduisent les formes et les limites de la révolution bourgeoise autour de ses principaux pivots de division et de chosification du prolétariat (« le spectateur entièrement passif du mouvement des choses soumis à des lois et dans lequel on ne peut en aucun cas intervenir »). Ils repoussent donc et d’autant plus les termes de la réparation à la révolution sociale et non le contraire.
Non seulement nous savons parfaitement que les fronts populaires s’arrêteront toujours en cours de route, mais pire, puisque dès leur constitution, ils détournent aujourd’hui le processus révolutionnaire de sa voie prolétarienne. Ils dépolitisent la recomposition de la classe pour la noyer dans l’apolitisme bourgeois de la course à une reconnaissance institutionnelle. Désormais, ils se résument à leur seul protagoniste dans la contre-révolution préventive transnationale.
La vieille idéologie sociale-démocrate associait mutation et progrès, c’est-à-dire que les forces réactionnaires s’opposaient aux changements et les forces progressistes les provoquaient. La révolution bourgeoise et démocratique représentait ainsi un large front pour le progrès, un progrès augurant la révolution sociale. Mais avec la domination réelle du capital, les bases concrètes des mutations ne reposent absolument pas sur le progrès (on l’a vu avec l’examen des processus d’exploitation intensive, de surpopulation et de paupérisation) mais sur la seule reproduction élargie du capital, sur la conservation des taux de profit, sur les processus de monopole… L’ensemble des forces de gauche ou de droite, bourgeoises ou populaires liées à l’extension du mode de production capitaliste, sont désormais et tout simplement réactionnaires. Parce que la ligne générale du capitalisme est aujourd’hui la seule réaction. Les réformes économiques et démocratiques fonctionnent aux ajustements du système, et dans cette œuvre les courants conservateurs et progressistes sont interchangeables au gré des impératifs de la contre-révolution préventive. C’est d’ailleurs le leitmotiv de la fameuse 3e voie de la social-démocratie libérale Tony Blair et Schröder : opposer un large front du progrès au capitalisme sauvage. Et dans les faits on constate ce que ça donne à Berlin comme à Londres avec les réformes et les démantèlements des acquis du travail et simultanément dans le bellicisme atlantiste en Yougoslavie et en Irak en particulier. Le front progressiste est également un objectif des PC européens, et c’est finalement ce qui se cache derrière les conceptions de « front du mouvement social » défendues par certains groupusculistes invétérés.
Loin de conduire jusqu’au bout les conséquences de la lutte des classes, ces projets frontistes tentent d’en dissimuler toutes les expressions et les réalités comme les potentialités de transformation sociale. L’ensemble des organismes politiques et syndicaux de la gauche populaire organise la dépolitisation au coeur du mouvement prolétarien et reproduit l’axiome d’une révolution prolétarienne impossible. C’est justement la garantie de leur institutionnalisation dans la banalisation des discours de justice sociale.
Leur oeuvre politique se condense en deux moments essentiels de la reproduction élargie. D’un côté, ils travaillent au renforcement de l’étatique (appareils et rapports étatiques présentés comme un simple instrument neutre jouant le rôle de contre-tendance à l’exploitation et au monopole) et simultanément ils participent à la légitimation des cadres de la démocratie formelle bourgeoise. Et à notre époque, tout perfectionnement des rapports et appareil étatiques (local, national, continental ou transnational) est réactionnaire, car à l’époque des monopoles, il donne lieu à un bond en avant antidémocratique et à une consolidation et à une expansion de la dictature impérialiste et non le contraire. Les étatistes de gauche garantissent le secret de l’équation : puissance économique égale pouvoir politique.
La social-démocratie étatiste mobilise ainsi les prolétaires au renforcement des rapports de forces en faveur de la bourgeoisie et à l’aliénation de leur situation. Ils les poussent donc vers des perspectives ouvertement contraires à leurs propres intérêts et aux développements sociaux.
Conjointement dans leurs projections essentiellement métropolitaines de gauche « blanche », ils s’opposent à la constitution du prolétariat comme classe universelle, à son unité autonome et révolutionnaire et finissent par fonctionner aux divers néocolonialismes de l’apartheid global et aux agressions impérialistes. Pas besoin de remonter à la guerre d’Algérie ou aux massacres du gouvernement d’Union nationale de l’après-guerre (à Sétif, à Madagascar, en Indochine) pour démontrer ce fonctionnariat. La « vague rose » de 1981 et son gouvernement socialo-« communiste » a reproduit à son échelle cette même tendance à la guerre de canonnière contre Tricont, au Tchad, en Libye, au Zaïre, au Liban… C’est celle que l’on vérifie aujourd’hui avec le gouvernement Jospin dans le vote des lois d’apartheid contre l’immigration, dans la protection de larges pans des corps de police et de justice ouvertement racistes. Ce sont les mêmes politiques avec le va-t-en guerre Blair et les réformes antisociales de Schröder.
Finalement dans leur cooptation avec le front social-démocrate, tout l’élan de libération sociale qui animait à leur début les partis communistes et les syndicats s’est retourné en bureaucratie frileuse, en représentation puis contrôle de l’initiative des prolétaires et enfin en administration parallèle de l’État-nation bourgeois. Et un des fondements de cette action interne au programme du capital (comme politique de contre-révolution permanente) est bien sûr de démontrer que, dans la métropole industrialisée, la seule révolution acceptable serait la continuité sans rupture ni traumatisme de la révolution démocratique bourgeoise. Qu’il faudrait poursuivre sempiternellement la révolution interne pour plus de droits politiques et sociaux, pour l’amélioration des régimes bourgeois et de leur légalité. C’est-à-dire une révolution graduelle, consensuelle et pacifique. En un mot : la Réforme.
Petite parenthèse. Sans une critique radicale des termes et limites du droit et de la loi, cette « action » de réforme reste fichée ad vitae œternam aux cadres étriqués et falsificateurs de la formalité des droits politiques et sociaux à l’époque du monopole économique et informationnel (à l’époque de la séparation décisive entre les pouvoirs formels et les pouvoirs réels issus de la concentration de tous les pouvoirs économiques et médiatiques), à l’époque de l’apartheid et du procès de fascisation que constitue et fait peser sur la planète entière le nouvel ordre des monopoles. Cette réforme ne peut être qu’un élément de la mystification de l’« égalité » telle que le capital et la marchandisation la produisent. Elle n’est que le simple bricolage permanent mais indispensable pour l’amélioration de la dictature de la puissance économique. C’est pourquoi elle est réactionnaire.
Dans les songes pragmatiques de la révolution démocratique bourgeoise continue et de négation de la révolution prolétarienne, les organismes de la « gauche » ou de l’extrême gauche institutionnelle établissent ainsi une séparation toujours plus stricte entre les combats pour l’émancipation économique et ceux pour les droits politiques, entre les objectifs de la démocratie politique et ceux de la démocratie sociale. En conséquence, ils dénaturent tous jusqu’à la caricature l’essence même de ces deux combats et leur unité. Là encore, ils s’ingénient à mettre un masque sur les contenus fondamentaux de la lutte des classes, c’est-à-dire sur l’antagonisme réel dominant la société. Ils détournent ainsi au profit d’une « conscience de citoyen » la possibilité d’une réelle conscience de la classe issue de la révélation et de la pratique de la situation antagoniste. Toute leur action « responsable » a pour but d’ériger un fossé entre le sujet citoyen et le prolétaire exploité, et celui entre le « participant » à la citoyenneté et le « banni » (celui qui est aux bans de l’institution) quel que soit le nom dont il est affublé au gré des terminologies actuelles ou plus anciennes : terroriste, aventuriste, provocateur, ultra, bolchevik, anarchiste, internationaliste…
La politique séparée est résumée à la politique du citoyen, c’est‑à-dire pour celui qui accepte et légitimise le politique bourgeois et son régime de participation même si cette participation est de plus en plus formelle et limitée. L’économique est quant à lui résumé à la seule lutte syndicale, c’est-à-dire là encore à une participation interne au rapport de capital, à une négociation économique de la vente de la force de travail, à sa reproduction comme classe exploitée et opprimée.
Dès lors, le prolétariat métropolitain n’atteindra par lui-même et ce dans son action autonome et son auto-éducation, la conscience ce dans l’impérieuse nécessité de l’unité des deux révolutions économique et politique, qu’à la seule condition de faire exploser la cogestion complexe du système des partis métropolitains et le parti réformiste de la bourgeoisie se reproduisant dans ses propres rangs. En conséquence, la pantomime sociale-démocrate (des grands partis révisionnistes aux groupuscules institutionnels) s’évertuant à lui faire prendre les voies toutes tracées de la révolution bourgeoise, est son tout premier adversaire. Pour toute action révolutionnaire et ce dès ses prémices, il est indispensable de rompre avec tous les organismes (partis, syndicats, association) qui le lient au jeu du politique bourgeois et qui perpétuent la séparation entre action politique et économique.
C’est pourquoi toute action révolutionnaire repose à notre époque sur un mouvement réel de comités d’action, de comités de lutte, de coordination à la base, de cellules révolutionnaires internationalistes… dans les quartiers et les usines, dans les diverses luttes sociales, ce front révolutionnaire doit synthétiser les expressions multiples d’un mouvement révolutionnaire d’un type nouveau et former le creuset de fusion de la rupture et de la critique dans le programme prolétarien. Il doit être capable de le projeter concrètement au-delà des limites de la cogestion et des limites strictement nationales. Les comités des prolétaires en lutte pourront ainsi submerger la « conscience syndicale » sur tous les lieux du travail où éclatent les révoltes spontanées et les combats revendicatifs. Et les comités révolutionnaires pourront subvertir la « conscience citoyenne » en s’opposant aux cadres subventionnés de la fausse opposition. Ils le feront ainsi émerger dans la démocratie directe de leur auto-organisation, le système de la démocratie d’un nouveau type. Bien évidemment, la construction du parti autonome de classe ne se restreint absolument pas aux luttes à la base mais elles en sont néanmoins les témoins et les garants fondamentaux, elles sont les expérimentations décisives du pouvoir prolétarien.
La lutte réformiste agissant à la séparation de l’économique et du politique tend inexorablement vers une unité réactionnaire avec la bourgeoisie dans son projet de domination impérialiste. Car elle agit à la division et à la réification des prolétaires, elle leur fait défendre les intérêts de capitaux nationaux concurrentiels et des projets politiques locaux et le plus souvent empreints de déformations impérialo-chauvine4. Alors que par un juste retournement des choses, la lutte révolutionnaire de rupture, portant en avant la fusion des revendications économiques et politiques, assume une critique du système impérialiste et de la division, elle tend par conséquent à l’unité mondiale des prolétaires.
Les luttes politiques doivent aujourd’hui correspondre à la globalisation du monde économique et les luttes économiques aux stratégies géopolitiques qui le parcourent. C’est un et même combat avec les prolétaires des pays de Tricont. Car l’unité des deux révolutions démocratique et prolétarienne se répercute en interaction concrète dans la solidarisation des combats anticapitalistes et anti-impérialistes. Et cette solidarisation ne peut vivre autrement qu’à travers les perspectives de l’unité des deux révolutions, c’est-à-dire dans le dépassement historique de la révolution démocratique et de la révolution prolétarienne, en deux mots : la révolution communiste à notre époque. Cette dimension dialectique est désormais immédiate à chaque problème à résoudre, à chaque engagement et à tout moment. Cette symbiose ne peut être éludée si l’on veut demeurer dans le cadre d’une action révolutionnaire concrète. Car elle imprime sa marque indélébile à tout le processus.
Assumer l’unité est une des conditions impératives afin de mener jusqu’au bout la révolution démocratique prolétarienne. C’est-à-dire l’unité jusqu’au bout des buts de l’émancipation économique et politique, dans un procès de collectivisation de tous les pouvoirs révolutionnaires qu’ils soient économiques ou politiques. Le mouvement classiste est porteur d’une révolution politique et culturelle, dès sa formation, dès les débuts de la construction de la subjectivité organisée ; et le mouvement démocratique (pour une démocratie d’un type nouveau) traduit les valeurs des exploités et leur exigence historique de partage social. L’un et l’autre sont indissociables.
Désormais, la révolution bourgeoise n’est plus une révolution démocratique mais la seule réforme réactionnaire du régime de capitalisme monopoliste transnational. La « démocratie » bourgeoise s’oppose fondamentalement à la démocratie prolétarienne, et les pouvoirs néofascistes des monopoles triadiques sont l’antinomie des pouvoirs démocratiques prolétariens. Aujourd’hui la révolution « démocratique » bourgeoise et la révolution prolétarienne sont résolument antagonistes, il n’y a plus aucun pont les reliant ni de mécanisme faisant naître la seconde de la première.
Dictature bourgeoise et démocratie prolétarienne
Dans la lutte idéologique de cette fin de siècle, le concept de démocratie est toujours plus au cœur de tous les combats. Et il faut reconnaître que là encore, comme sur les autres terrains, la bourgeoisie a remporté de grandes victoires. Alors que ses rapports de pouvoir sont de plus en plus monopolisés, réactionnaires, technocratiques et autoritaires, alors que les 4/5e de la population sont interdits de toute décision sur leur propre existence, alors que le marché terrorise la planète entière pour les profits d’une minorité, que plus aucune population n’échappe à la dictature de la production salariale et au processus de dépossession, les régimes bourgeois projettent avec succès l’image frelatée de « démocratie par excellence ». Tout le discours du nouvel ordre triadique tourne en boucle dans la propagande de cette démocratie et sa légitimation contre la volonté de justice sociale des prolétaires. Et toute tentative de pouvoir prolétarien est bien évidemment toujours réduite à une « dictature par excellence ». La réécriture de l’histoire sociale du XXe siècle est telle que la succession de révolutions depuis la chute de la tyrannie tsariste jusqu’au renversement de la dictature de Batista à Cuba n’est plus entrevue que par ce bout conservateur de la lorgnette. Le faux débat autour du « Livre noir du communisme » en fut la parfaite illustration. La compréhension des expressions de démocratie et de dictature est ainsi de plus en plus abstraite et mensongère. Tout est fait pour dissimuler le caractère de classe de cette question et propager les mots d’ordre de la pensée unique. Pour les nouveaux mandarins, les exigences du capital et son expansion universelle seraient les éléments organisateurs et les garants indiscutables des grands développements sociaux : la démocratie, la liberté, l’égalité, les droits de l’homme… Comme le déclara F. Fukuyama : « La démocratie libérale occidentale est la forme finale du gouvernement des hommes ». À Houston, le sommet des sept puissances impérialistes s’est réuni pour lancer la « décennie de la démocratie ». Voilà tout le sens de la pensée unique de « fin de l’histoire », une démocratie pour la planète entière certes mais pour les seules élites et une minorité de citoyens. C’est pourquoi, derrière la dichotomie entre « démocratie par le haut » et « démocratisation par le bas », se dissimulent toujours plus mal les devenirs conflictuels entre dictature et démocratie, entre nouveau fascisme et démocratie d’un nouveau type.
Même si ce travail n’est pas le lieu pour étudier à nouveau cette question, nous devons l’aborder afin de resituer le conflit de classes entre démocratie et dictature à notre époque. Les marxistes ont toujours affirmé que l’État le plus démocratique demeurait toujours l’État de la classe la plus puissante, « de celle qui domine du point de vue économique et qui, grâce à lui, devient aussi classe politiquement dominante et acquiert ainsi de nouveaux moyens pour mater et exploiter la classe opprimée ». La « démocratie » des régimes capitalistes actuels est finalement la reproduction de la dictature de la classe la plus puissante aujourd’hui : la bourgeoisie monopoliste transnationale. Et cette classe exploiteuse domine sans partage la société, elle a « besoin de la domination politique pour maintenir l’exploitation, c’est-à-dire pour défendre les intérêts égoïstes d’une infime minorité contre l’immense majorité du peuple5 ». Voilà quelle est l’essence « démocratique » de tout pouvoir d’État à l’époque des monopoles.
Derrière le masque de la circonvolution rhétorique, la « liberté du marché » et les « régimes démocratiques » condensent la dictature politique des grandes firmes monopolistes et des pays les plus puissants de la chaîne impérialiste. Car comme l’a souligné en son temps et fort justement Hilferding : « Le capital financier veut non pas la liberté mais la domination. » Et plus le capitalisme monopoliste se développe, plus il étouffe dans ses griffes toute liberté, plus il modèle le monde et tous les rapports sociaux à son image et à ses propres intérêts.
Au-delà de la grotesque propagande « démocratique » des pays de la Triade, est-il possible d’être aveuglé et de dégoiser de démocratie et de liberté sans considérer la dictature des monopoles en cette fin de siècle ? Comment ne pas se révolter face à l’équation selon laquelle aujourd’hui 359 milliardaires sont économiquement égaux à 2,9 milliards de pauvres, c’est-à-dire à plus de 44 % de la population mondiale ? Comment peut-on parler d’humanité, de liberté, de démocratie, d’égalité de la citoyenneté quand les fortunes cumulées de ces 359 bourgeois métropolitains correspondent ainsi aux rentes de près de trois milliards d’êtres humains ? Lorsque les logiques capitalistes d’accaparement ont atteint un tel degré de destruction, d’appauvrissement et d’inhumanité de l’immense majorité des hommes et des femmes de notre planète. Jamais les conditions réelles vécues par l’immense majorité de la population mondiale n’auront été aussi éloignées des représentations juridico-politiques de l’égalité. Le fossé entre « démocratie » politique et démocratie sociale est aujourd’hui infranchissable sans une révolution prolétarienne radicale.
Quels sont les besoins des hommes et des femmes, et en particulier leur besoin de démocratie véritable ? Comment les résoudre ? Le « prêt-à-penser » idéologique néolibéral n’est plus connecté à ces problématiques pourtant cruciales. Il ne projette qu’un modèle idéologique de reproduction et de gestion immédiate dans la forfaiture de la « démocratie » par excellence » globale.
Tout d’abord, évoquons le tournant réactionnaire des années 1980 et 1990 à partir du gigantesque mouvement de fusion des entreprises et des banques, à partir de la structure du mode de produire et de la centralisation de la propriété.
Entre 1984 et 1987, il y eut 10 800 acquisitions et fusions pour les seuls États-Unis, durant les années 1980, elles quadruplèrent. Ainsi entre 1986 et 1996, le rythme de multiplication est de 15 % par an. En 1995, 340 fusions dans le seul secteur bancaire (« c’est-à-dire un changement de propriété du capital et non une création de moyens de production nouveaux »). En 1998 le montant total des opérations a dépassé 2 500 milliards de dollars, 50 % de plus que l’année dernière. Aujourd’hui on ne peut plus ouvrir un journal sans tomber sur la saga du mariage de deux ou plusieurs grandes entreprises. Au début de l’an 2000, on estime que le coût cumulé de telles transactions atteindra 10 000 milliards de dollars (le PIB des États-Unis en 1996 et en prix courant était de 7 600 milliards de dollars)6.
En quelques années, le poids économique des transnationales TNN a été multiplié par trois. En 1994, les profits des 500 premières TNN ont été plus importants que 50 % du PIB des États-Unis ; 10 fois plus que le PIB de toute l’Amérique latine et 25 fois plus que celui du Brési124. Dans une classification comparant les PIB des différents pays et ceux des TNN, la General Motors occuperait la 15e place devant la Suisse et la Belgique. Exxon la 20e, Ford la 21e devançant l’Autriche et la Norvège… Et le procès de concentration s’accélère toujours. Si en 1960 les bénéfices des 200 TNN atteignaient 18 % du PIB de tous les pays à économie de marché, aujourd’hui ce chiffre a doublé. Dans le marché réunifié, elles représentent 25 % du PIB mondial, soit 5,5 billions de dollars. L’ensemble des 38 000 firmes transnationales contrôle déjà un tiers de tous les biens productifs. Et parmi elles, seul 1 % en possède la moitié. 1 % encore détient la moitié du stock total des IDE (investissements directs à l’étranger). Seuls cinq monopoles occidentaux contrôlent quasi 90 % du commerce international des céréales vital à l’alimentation mondiale. Les trente plus grandes entreprises chimiques détiennent la totalité du marché. Les douze plus grandes entreprises d’électronique contrôlent la quasi-totalité du marché et le traitement de données/DRAM contrôlé à 100 % par dix sociétés, et encore le matériel médical, pour lequel sept entreprises détiennent 90 % du marché…
La haute concentration des structures d’offres atteint au paroxysme avec la situation de monopole dans les productions à grande échelle et surtout les industries high-tech et à fort taux de R&D : industries militaires, aviations, espaces… Les trois cents plus importantes firmes TNN concentrent 70 à 80 % des dépenses en R&D et 80 à 90 % des dépenses en technologie. La structuration autoritaire de l’offre correspond à une situation hiérarchisée des monopoles. Comment oser parler de démocratie quand le savoir et la technologie sont ainsi monopolisés ?
Les TNN réalisent les deux tiers du commerce mondial. Il y a moins de dix ans, ce chiffre ne dépassait pas les 30 %. A ce rythme, on calcule que plus de 90 % de tous les échanges seront détenus et concentrés par les seules TNN au début des années 2000. Elles contrôlent déjà 90 % de l’exportation des produits de base des pays dépendants. Et 84 % de l’ensemble de la flotte marchande mondiale. Les cinq plus importantes TNN par secteur représentent aujourd’hui, 70 % des ventes des biens de consommations durables, 58 % des voitures et camions, 58 % des lignes aériennes, 55 % de l’aérospatiale, 53 % des composants électroniques…
Même si cette litanie chiffrée est ennuyeuse, il était essentiel de donner quelques exemples pour bien afficher l’importance de nos jours du monopole économique et combien au niveau mondial le processus de travail est accaparé. Le grand mouvement néolibéral de dérégulation-régulation s’est inscrit dans cette explosion de la concentration économique. Et la mutation de l’interventionnisme étatique et des pouvoirs politiques suivit les grands préceptes de larévolution conservatrice qu’il portait en lui. Le saut qualitatif à l’autoritarisme réactionnaire des appareils et rapports étatiques rompit avec le Welfare state comme avec toutes les formes de régulation de l ‘« après-fascisme7 ».
« Ni M. Ted Turner de CNN, ni M. Rupert Murdoch de News Corporation Limited, ni M. Bill Gates de Microsoft, ni M. Jeffrey Vinik de Fidelity Investments, ni M. Larry Rong de China Trust & International Investment, ni M. Robert Allen d’ATT, pas plus que M. George Soros ou des dizaines d’autres vrais maîtres du monde n’ont jamais soumis leurs projets au suffrage universel. La démocratie n’est pas pour eux. Ils sont au-dessus de ces interminables discussions dans lesquelles des concepts comme le bien public, le bonheur social, la liberté et l’égalité ont encore un sens. Ils n’ont pas de temps à perdre8. ». Au contraire, Monsieur Ramonet, la démocratie actuelle est faite pour eux, elle fonctionne à leur pouvoir et les interminables discussions ne sont plus que le masque de leur seule formalité.
Depuis les années 1970, un changement radical s’est produit dans le rapport de force entre le pouvoir transnational du capital et le pouvoir des prolétaires. Le pouvoir du capital s’est concentré dans les mains des firmes transnationales triadiques et les nouvelles régulations étatiques qu’elles ont mises en place, alors que le débat politique auquel participait encore le prolétariat s’est restreint à la seule « démocratie » formelle locale et moribonde. Jamais comme aujourd’hui, les délégations institutionnelles qu’elles soient populaires et surtout prolétariennes, n’ont représenté un tel ersatz de pouvoir. Plus les monopoles se concrétisent et dominent la société plus ils fonctionnent inéluctablement en mainmise et en réaction en termes de pouvoirs. Tous les pouvoirs réels sont arrachés aux individus et accaparés loin d’eux. Partout les centres de décision sont de plus en plus « anonymes » et opaques. La domination des firmes transnationales est marquée par un centralisme dictatorial, des règlements privés, un mépris des lois locales et un contrôle autoritaire des salariés (encadrement, surveillance, flicage…). Et plus leur domination s’étend à la terre entière plus ces firmes généralisent la tendance à ce type de pouvoir. Fondamentalement, le monopole agit à la dichotomie entre les pouvoirs réels (avec à la clé, la dominance de l’économique et des pouvoirs occultes, la corruption généralisée et le monopole de la Propaganda) et les pouvoirs formels que représentent le spectacle du système des partis et l’éloignement des masses prolétariennes de tous les centres de décision. C’est-à-dire que le techno-autoritarisme actuel reprend à son compte ce qui caractérise depuis toujours le fascisme : la polarisation croissante entre pouvoirs réels et formels. Ce modèle politique est né justement au stade impérialiste avec le monopole parce qu’il alourdit sans cesse l’inégalité profonde dans la participation-détermination aux décisions politiques. Le « néofascisme néolibéral » est le caractère nodal des pouvoirs de monopole. C’est une norme des appareils et des rapports du monopole politique qui s’étend et se diversifie simultanément en s’adaptant aux diverses circonstances de son application, qui s’insinue à tous les rapports sociaux des plus importants aux plus infimes.
Il faut rappeler également que le mouvement de concentration des années 1980-1990 ne déjoue bien évidemment pas les tendances de l’impérialisme à la polarisation entre la Triade et Tricont, au contraire. En effet, au cours des années 1980, 92 % des 4 200 alliances stratégiques ont été conclues entre des firmes américaines, européennes ou japonaises9. Les TNN sont ainsi essentiellement triadiques et fonctionnent aux monopoles métropolitains (monopoles économiques, financiers, politiques, militaires et culturels) et à leur conservation réactionnaire face aux besoins réels de l’immense majorité de la population mondiale.
Les TNN agissent simultanément à l’uniformisation du marché mondial et à sa hiérarchie polarisée et donc à la divergence exponentielle entre la Triade et Tricont. Elles agissent à la dictature de la régulation impérialiste. Elles ne sont donc pas un facteur de démocratie ni de liberté dans l’influence décisive qu’elles ont sur les mutations des pouvoirs locaux et sur les structures transnationales de la régulation impérialiste. À l’inverse, elles font du marché l’espace mondial de leur dictature et des inégalités croissantes. Là encore, on constate la progression de la divergence entre démocratie politique et démocratie sociale. Les monopoles ont besoin de l’expansion de la démocratie formelle du rapport impérialiste pour mieux le désamorcer des conflits d’émancipation mais ils ont tout aussi besoin de reproduire les disparités sociales pour les utiliser à leurs profits.
Le mouvement de concentration implique l’engrenage de la conservation politique de la domination du monopole. Car cette lutte réactionnaire fonde justement les monopoles. Ils recherchent l’hégémonie dans tous les domaines et dans tous les rapports sociaux, sur les marchés, sur la production mondiale, sur les nouvelles technologies, sur les échanges, sur les autres capitaux, sur les économies de chaque pays, sur les relations internationales, sur toutes les populations, sur la liberté politique, sur l’autodétermination des individus, sur toutes les autres formes de pouvoir. Dans cette quête à l’hégémonie totale, le monopole économique se lie étroitement au monopole de la force de répression, juridique et militaire, au monopole de la violence et au monopole des pouvoirs politiques et idéologiques, et régit leur interdépendance croissante. Finalement, les monopoles se fondent dans la lutte de la bourgeoisie contre la libération prolétarienne. Ils se dressent toujours sur les bases d’un containment des volontés prolétariennes de résistance et de renversement social, sur l’affrontement entre les pouvoirs réactionnaires de la minorité possédante et les besoins inextinguibles de l’immense majorité de la population mondiale prolétarisée. Et une des marques décisives du Capitalisme Monopoliste Transnational est bien ce double caractère. Il est prisonnier de la logique du besoin d’étendre les rapports sociaux capitalistes et de devoir contenir les répercussions politico-sociales qui en découlent. D’étendre l’accaparement monopoliste du travail mondial et de contenir les contrecoups violents de la polarisation sociale globale.
L’idéologie néolibérale développe l’ancien principe militaire de containment mais avec un tout autre sens pour les termes « contenir » et « étendre », car tous deux correspondent aujourd’hui aux mutations de la guerre économique concurrentielle et à la globalisation de la guerre des classes. Comme le rappelait Noam Chomsky, l’offensive politico-sociale de la bourgeoisie impérialiste est marquée par le fait de devoir « contenir la menace » et de mener campagne pour user les résistances du prolétariat jusqu’à le faire passer sous les fourches caudines du front du travail.
La bourgeoisie a un impératif besoin d’une idéologie cimentant les différentes forces impliquées dans cette offensive et organisant les diverses formes de guerre de classe, autant les formes de containment face à la « menace » des immenses masses de Tricont que le contrôle manipulateur et répressif des prolétaires de la Triade. Avec la révolution conservatrice, les régimes de contre-révolution permanente assument les contours du nouveau « pouvoir spécial de répression » à l’époque du containment global. Tous les pouvoirs fonctionnent désormais à l’autoritarisme réactionnaire et à la dissimulation de cette réalité.
La bourgeoisie monopoliste doit contenir en permanence les révoltes du prolétariat précaire international et étendre mondialement le carcan de la dictature bourgeoise de la Révolution conservatrice sous la forme de régimes à façade démocratique. Car cette forme de régulation politique et d’interventionnisme est toujours la forme la plus adaptée et la plus fonctionnelle à la dictature des monopoles triadiques. Déjà les marxistes du début du siècle l’avaient parfaitement compris : « La république démocratique est la meilleure forme politique possible du capitalisme ; aussi bien le capital, après s’en être emparé assoit son pouvoir si solidement, si sûrement, que celui-ci ne peut être ébranlé par aucun changement de personnes, d’institutions ou de partis10. » Lorsque le pouvoir est parvenu à ne plus avoir besoin de régimes d’exception à visage découvert et qu’il a su domestiquer une grande partie de l’opposition sur l’espace politique qu’il a lui-même dessiné et où il dicte les règles de collaboration, il se perpétue. Il fonctionne d’autant mieux qu’il domestique le balancier électoral droite-gauche, conservateurs-démocrates et toutes les illusions d’alternance. Les appareils et rapports étatiques consacrent et reproduisent l’hégémonie « en remettant en place un jeu (variable) de compromis provisoires entre le bloc de pouvoir et certaines classes dominées » (Poulantzas). Dès cet instant, l’espace du politique toléré se résume exclusivement à la « négociation » des compromis mais non des règles du jeu lui-même. Il faut ajouter qu’au-delà du système des partis, c’est-à-dire du système complexe des compromis, l’étatique met toujours en réserve des alternatives internes. Il laisse mijoter en permanence une ou plusieurs oppositions vierges de tout compromis institutionnels pour mieux les intégrer en cas d’urgence lors de l’agression de la Yougoslavie. Et aujourd’hui, on le constate encore avec les multiples embryons de petits pouvoirs que l’étatique préserve dans le mouvement des « associations citoyennes » par exemple. De nos jours, le système complexe du protestataire institutionnel correspond aux réalités et fonctions de la vieille aristocratie ouvrière de l’époque de l’impérialisme de la grande fabrique.
Partout, la bourgeoisie monopoliste doit contenir l’élan de démocratisation à la base projeté par la révolte des masses et étendre la caricature « démocratique » par le haut du système des partis, du parlementarisme, des foires électorales, de la manipulation permanente de la fausse égalité, de la propagande aliénante, de l’usurpation et de la corruption des pouvoirs11… . C’est de cette caricature dont le capital a besoin et non de la véritable démocratie capable d’accorder démocratie politique et démocratie sociale. Lui a seulement besoin d’une enveloppe idéologique capable de donner un maquillage moins sinistre à la polarisation socio-économique croissante et à la divergence accrue entre pouvoirs réels des monopoles et les pouvoirs formels des représentations politiques et sociales.
Autoritarisme des appareils et rapports étatiques
L’autoritarisme actuel naît des ruines du Welfare state. Il renvoie aux modifications des rapports de force entre les classes. D’un côté, les forces monopolistes sont toujours plus puissantes mais toujours plus isolées socialement (au-delà de la crise économique générale, les bases politico-sociales des régimes monopolistes actuels sont trop étroites pour permettre une stabilisation à long terme des principales régulations de régime). De l’autre, la majorité de la population se reconnait de plus en plus difficilement dans l’image de « démocratie par excellence ». De ce fait, les compromis politiques se trouvent fragilisés et superficiels, les alliances classiques s’écroulent. Et la crise politique est latente à chaque situation. C’est justement dans cette crise et dans l’impossible temporisation des diktats monopolistes face à la crise économique que l’autoritarisme se généralise.
Le principal virage de l’étatique actuel par rapport aux formes précédentes d’État démocratique réside non seulement dans le phénomène de transétatisation (la déconnexion de l’étatique et du national) mais surtout dans l’incorporation et la légitimation d’éléments totalitaires aux divers degrés de la structure des appareils et rapports étatiques.
Cet État, pour la première fois probablement dans l’existence et l’histoire des États démocratiques, non seulement contient des éléments épars et diffus de totalitarisme, mais cristallise leur agencement organique en dispositif permanent et parallèle à l’État Dédoublement de l’État qui semble bien être un trait structurel de l’étatisme autoritaire, et qui ne signifie pas une réelle étanchéité ou dissociation entre l’État officiel et le dispositif en question, mais leur chevauchement fonctionnel de leur osmose constante. (Poulantzas).
Les desidereta des capitaux les plus puissants doivent passer en force. Ils ont beau ériger de nouvelles formes de régulation, elles ne peuvent être que provisoires et partielles, car ils n’ont plus les alliances leur facilitant la tâche et la flexibilité de leur application. Partout l’usage de l’État d’exception s’intériorise aux appareils « démocratiques ». En permanence, le monopole doit aggraver dans ce sens les formes de répression et simultanément de cooptation des masses. Il doit anticiper et prévenir la montée des antagonismes. Dans tous les domaines, la contre-révolution préventive jongle désormais avec les contenus autoritaires.
Aujourd’hui dans les nouvelles formes d’interventionnisme étatique local ou transnational, tout pouvoir politique fonctionne ainsi à l’étatisme autoritaire. Et c’est dans cette mutation de l’étatique que l’on identifie la tendance historique au renforcement de la dictature du capital, à la dominance de l’exécutif, au fascisme et non à la liberté, à la démocratie et à la formation d’organismes populaires de pouvoir. C’est pourquoi nous reprendrons à notre compte ce constat : celui qui ne veut pas parler d’impérialisme devrait également se taire en ce qui concerne le fascisme. Car le fascisme se situe justement au stade impérialiste et non à un autre stade du développement du capitalisme, il existe avec le monopole et dans la crise politique qu’il introduit tendanciellement.
Depuis le grand tournant réactionnaire des années 1980-1990, le néofascisme occidental reflète la régulation politique de la domination économique du capital monopoliste transnational. Mais, contrairement à ce que voudraient nous faire croire certains camarades, le néofascisme n’est pas contradictoire aux axiomes de la « démocratie avancée » dans les pays impérialistes, au contraire, il s’articule au système des partis, à la coopération et à la manipulation de masse, il en est le noyau dur et le ciment.
Le néolibéralisme actuel est ainsi une forme historique et universelle de la montée du néofascisme.
Le fascisme n’est pas l’arme des forces réactionnaires nostalgiques n’en déplaise aux militants des fronts républicains antifascistes. Bordiga le soulignait dès les années 1920 : « C’est une erreur de considérer le fascisme comme l’organisation des éléments les plus arriérés de la bourgeoisie. Le fascisme n’est pas la partie la plus aveugle de la réaction, mais l’instrument des éléments les plus avancés, expérimentés et conscients de la bourgeoisie… » À notre époque, le fascisme ne peut être confondu avec la mobilisation réactionnaire des classes populaires locales, une simple réaction face à la mondialisation et à leur prolétarisation (les artisans, les commerçants, les petits propriétaires… et leurs partis lepénistes et Republikaners) mais un totalitarisme interne à la puissance réactionnaire concentrée dans les appareils monopolistes (appareils et rapports étatiques, structures de concurrence et de guerre économique, contrôle et exploitation intensive du travail). Les politiques néofascistes des monopoles utiliseront ou n’utiliseront pas ces forces populaires réactionnaires, renforceront ou non cette mobilisation, afin de briser les oppositions et détourner les questions de l’heure, là n’est pas la question, car la logique de fascisation est ailleurs. Elle ne se réduit pas aux basses manœuvres des vieux partis réactionnaires. Le néofascisme dans les centres impérialistes préfère avancer dans la manipulation de la démocratie parlementaire bourgeoise, dans le BCBG de l’appareil technocratique, avec la normalisation et la justification des bulles de violence (bavures, tortures, pressions des appareils de répression) et cela autant de temps que la résistance du prolétariat ne le lui interdit pas, ni ne le révèle tel qu’il est véritablement.
Si le néofascisme des monopoles correspond historiquement à la profonde dissymétrie entre les pouvoirs réels et les pouvoirs formels, il se fonde également sur une dissymétrie tout aussi importante entre l’offensive de la bourgeoisie et la défensive du prolétariat12. Le saut décisif à cette tendance dans les années 1980-1990 s’est résolu dans la Grande Répression du travail pour le redressement du taux de profit et l’édification du marché transnational durcissant à l’extrême le rapport impérialiste. Le processus de fascisation est bien cette guerre de classe que la mondialisation introduit aux différents rapports et espaces de la globalisation.
Dans les années 1980, la bourgeoisie transnationale avançait sous le drapeau de la révolution conservatrice néolibérale. Le néolibéralisme devint ainsi un « mouvement idéologique à l’échelle véritablement mondiale, comme le capitalisme n’en avait jamais produit jusqu’alors. Il s’agit d’un corps de doctrine cohérent, autoconsistent, militant, conscient dans sa détermination à transformer le monde entier à son image, dans son domaine structurel comme dans son expansion internationale. Quelque chose plus proche du vieux mouvement communiste que du libéralisme éclectique du siècle passé13 ». Ce rapprochement est très opportun. Car, et nous le répétons une fois encore, le bond de la mondialisation est une lutte de classes, une lutte économique, mais aussi une lutte politique et idéologique14. La classe bourgeoise a dû se forger une idéologie à la hauteur des enjeux de la phase (le rétablissement des profits et de sa domination dans la crise de surproduction de capitaux) et à la hauteur donc de la lutte des classes mondialisées. Elle y a parfaitement réussi. Alors que le prolétariat précaire était lui dans l’incapacité de réactualiser et de revivifier les axiomes de l’internationalisme révolutionnaire qui fut sa force et sa cohérence face à l’impérialisme dans la phase du capitalisme monopoliste d’État.
Le prolétariat abandonnait, non sans résistance, ses acquis, ses bastions, ses utopies. Alors que la lutte de la bourgeoisie se faisait toujours plus politique, toujours plus idéologiquement unifiée, le prolétariat s’éparpillait en des milliers de luttes d’arrière-gardes exemptes de conceptualisation de la guerre de classe prolongée. Partout la dépolitisation de la lutte citoyenne et syndicale régnait en maître dans les petites résistances au quotidien. Alors que la subordination réelle connaissait un pas décisif. Jamais au cours de ce siècle, il n’y eut un tel abîme entre la dictature politique de la bourgeoisie et la résistance dépolitisée du prolétariat.
Pour conclure, il n’y a pas et il n’y aura plus de lutte pour la nouvelle démocratie sans une remise en question des rapports de production capitalistes, de la dictature du capital sur le travail, de la dictature de la minorité sur la majorité. Il n’y aura pas de lutte démocratique sans une résolution concrète du problème du monopole et de la dépossession. Il n’y a pas de lutte démocratique sans l’unité avec les luttes économiques, sans une convergence décisive entre démocratie politique et démocratie sociale.
Nombreux sont ceux qui présentent encore la lutte démocratique comme une école révolutionnaire. Par le passé, il en fut de même pour le syndicalisme. Mais nous savons très bien ce que cela donne, le syndicalisme engendre le seul syndicalisme. Qu’on nous donne des exemples précis de la réussite de ces schémas alors que le prolétariat constituait déjà la majorité sociale ! L’économisme et le démocratisme ne peuvent plus être présentés telles que des écoles de la lutte de classes, ils en sont les instruments de dépolitisation. Par exemple, la lutte antifasciste telle qu’elle est mise en avant dans les fronts républicains bourgeois finit toujours par s’articuler à la légitimation de la démocratie néofasciste des monopoles et de la « démocratie par excellence ». Alors que dans l’usine, dans le quartier, dans la loi et le droit, dans le système des partis, dans le monopole de la violence, dans tous les rapports sociaux, la dictature a fait son lit. Toute conscience repose désormais sur la révélation de la dictature derrière le voile des rapports actuels. Et l’auto-éducation révolutionnaire repose sur la critique de classe des lignes internes au système de contre-révolution préventive qu’elles soient citoyenne et syndicale. La lutte pour la démocratie d’un type nouveau repose sur une critique de classe de la dictature de la bourgeoisie et sur la conscience que seule la classe prolétarienne mondiale peut aujourd’hui faire avancer la cause de la démocratie dans l’unité jusqu’au bout de la démocratie sociale avec la démocratie politique. C’est le concept même de révolution démocratique prolétarienne.
Nouvelle démocratie face au néofacisme des monopoles transnationaux
La révolution politique séparée dite « démocratique », demeurant donc dans les cadres de l’institution impérialiste, participe tout autant à généraliser le spectacle politico-idéologique de son imposition dans la métropole par la propagande de régime qu’à renforcer simultanément l’oppression des pays de Tricont. Elle devient la vitrine politique du « développement » et du « seul développement possible ».
Bien évidemment, la mondialisation de l’idéologie dominante accompagne la mondialisation du capital. Et en conséquence, l’idéologie de régime, la communication sociale monopolisée, l’information Propaganda, le spectacle politique,… se répandent à la planète entière. La bourgeoisie exporte ses capitaux et son modèle de « démocratie par excellence ». Les régimes de l’égalité formelle et de la manipulation médiatique leurs sont les plus fonctionnels dans le cas de situation relativement pacifiée et de rapport de force consolidé pour la bourgeoisie monopoliste.
Ainsi aujourd’hui, la moindre petite République bananière peut accéder au suprême honneur d’être considérée comme une démocratie. Dès l’instant où elle respecte scrupuleusement les plans du FMI et qu’elle convie sa population au rituel électoral de la délégation sous condition. Les deux soumissions sont inséparables. D’ailleurs les organismes mondiaux n’oublient jamais de s’en vanter. Qu’importe que 75 % de la population soit dans la pauvreté absolue ! Qu’un enfant sur quatre soit obligé de travailler ! Qu’importe puisque « ils ont choisi librement » leur régime politique… Par contre si leur choix ne correspond pas aux attentes du G7 et des organismes financiers internationaux, une intervention d’un corps d’armée impérialiste ou un coup d’État interne sera rapidement mis sur pied. Comme cela s’est passé au Pérou, en Algérie, à Haïti,… La démocratie pour les Occidentaux, c’est le soutien au putschiste et tortionnaire Fujimori (le G7 l’a toujours soutenu face aux organisations révolutionnaires, le MRTA et le PCP), ainsi qu’à son confrère Zeroual en Algérie ou au narco-politique Samper en Colombie, à l’antisémite croate Tujman… etc et etc. Comme l’Occident a défendu leur agent Savimbi en Angola alors qu’il reprenait les armes après avoir perdu les élections de la réconciliation face au gouvernement progressiste de Luanda.
Même sur la base de la vitrine occidentale « démocratique », lorsqu’une puissance impérialiste doit choisir concrètement entre des intérêts économiques palpables et ses principes démocratiques abstraits, elle n’hésite pas un seul instant. Nous le constatons avec le soutien américain aux nouveaux maîtres de Kaboul, entre un oléoduc et les droits de la femme, les droits à l’éducation libre, à tous les droits démocratiques, il n’y a pas eu l’ombre du soupçon d’un doute pour la Maison-Blanche.
Tant dans les pays impérialistes que dans les pays dominés, il ne peut plus y avoir de révolution démocratique à l’intérieur du système capitaliste à l’époque de son déchirement pour la domination totale. Là aussi la révolution bourgeoise est antinomique à la révolution prolétarienne. En effet, partout les formes de régime même les plus démocratiques sont totalement dépendantes des stratégies et des logiques de « government » du marché et plus globalement de l’économique. Elles fonctionnent toutes à la dictature des monopoles. Parce qu’elles sont toutes entièrement dépendantes des intérêts des monopoles transnationaux et de formes détournées, accaparées et déformées par ces concentrations extraordinaires de pouvoirs réels. Les appareils et rapports de démocratie formelle (les partis, les parlements, les jeux électoraux, les délégations institutionnelles,…) sont ainsi toujours plus éloignés des véritables centres de décision. Ils se trouvent donc toujours plus réduits au seul spectacle du pouvoir démocratique et condamnés à une crise politique permanente de la représentation.
Désormais dans les pays de Tricont également, tout élan démocratique véritable de la majorité prolétarienne, comme procès d’autodétermination, de renforcement des droits politiques et économiques réels du prolétariat, toute démocratie directe agissante,… prend corps dans la seule rupture avec l’Institution et l’ensemble des rapports de la relation impérialiste. Elle doit être une lutte contre les monopoles, les instituts transnationaux et les gouvernements fantoches. C’est ainsi que s’actualisent les paroles de Lénine : « Les temps sont à jamais révolus où la cause de la démocratie et celle du socialisme étaient liées uniquement à l’Europe. » Il n’y a pas d’autres alternatives possibles, ni de demi-rupture. Cet élan se forge dans l’unité avec la lutte pour l’émergence de nouveaux rapports de production. À notre époque la Révolution démocratique prolétarienne doit lier, à chacun de ses moments comme tout au long de son procès, la lutte anticapitaliste à la lutte anti-impérialiste dans la révolution démocratique des droits politiques nouveaux et l’émancipation économique.
Front anti-impérialiste prolétarien
Le point précédent relativise l’importance et la nécessité passée de constituer des fronts de lutte sur le seul terrain de l’anti-impérialisme pris au sens le plus bas de son expression. Pour les forces révolutionnaires communistes, il ne s’agit plus de faire comme les héritiers actuels des politiques du bloc de l’Est, et de tenter les racolages les plus vaseux au nom de « l’ennemi de l’impérialisme américain est mon ami » quelle que soit la nature de cet « ami ».
Aujourd’hui sur Tricont, avec les faiblesses actuelles de la conscience prolétarienne induites par les défaites et la désorientation politique, avec les réactions chauvines et le retour sur le devant de la scène de projets archaïques religieux de type féodal, les fronts populaires avec les forces rétrogrades les plus extrêmes et toutes étrangères tant aux notions d’internationalisme prolétarien véritable qu’aux points programmatiques essentiels de l’émancipation sociale sont impérativement à proscrire. Car ces alliances remettent en cause fondamentalement tout procès de conscientisation prolétarienne de la nature du combat de classe, tout le concept de centralité internationale du sujet du prolétaire précaire, et toute actualité de la mobilisation révolutionnaire pour une véritable action de transformation sociale.
D’ailleurs ce n’est pas un hasard si ces alliances ne savent produire envers le sujet principal de classe qu’une charité de type religieux. A l’aube du XXIe siècle, il ne saurait être question que les révolutionnaires se transforment en « dames patronnesses » postmodernes. Surtout lorsque c’est au nom d’une prétendue conquête du « coeur » des masses ! La solidarité et l’adhésion des masses à la cause se conquièrent dans le combat contre l’exploitation et l’oppression, dans la construction d’une perspective crédible de libération et non dans ces communions larmoyantes de la générosité des miettes ou dans la distribution des soupes et des chaussures comme peuvent s’en glorifier certains ex-révolutionnaires.
De nombreux « gauchistes » sont toujours prompts à hurler à la mort quand ils entendent parler des islamistes du Proche-Orient (pourtant et malgré tout certaines organisations chiites libanaises sont bien plus à gauche que les groupuscules métropolitains), et à sourire au passage d’une bande de « Hare Krisna » en sandalettes. Mais ce sont les mêmes qui aujourd’hui ne peuvent plus manifester sans se faire précéder de la toge violine d’un évêque ou béni par le « saint homme » Pierre, et faire de l’église St-Bernard un bastion ! C’est vrai qu’ils jugent tous plus présentable la bonne et vieille religion occidentale que les « fondamentalismes » nés des bidonvilles de Tricont.
Il est tout aussi impossible de se lier aux tendances anti-impérialistes institutionnelles. Parce que les gestionnaires ont toujours dans la tête des idées chauvines et de défense des intérêts de leur propre impérialisme. Combien de fois avons-nous vu de prétendus pourfendeurs de l’impérialisme américain se révéler des adorateurs impénitents de l’UE, de la constitution en bloc de la bourgeoisie impérialiste européenne. Ou encore des anti-impérialistes claironner leur liturgie de défenseurs des « souverainetés » nationales d’un pays oppresseur comme la France, de la vision d’une nation indivisible et d’un seul peuple, jusqu’à l’appel à la répression des MLN, des cultures différentes et contre les revendications des communautés historiques.
Définir la Révolution actuelle comme étant la révolution démocratique prolétarienne signifie que l’on comprend que tout pas tactique doit aller dans l’orientation de la démocratie d’un type nouveau, c’est-à-dire dans le sens de la construction de pouvoirs prolétariens authentiques et non le contraire. A partir de là, il faut orienter la perspective des unités constituées sur le terrain de la révolution anti-impérialiste et démocratique, en concrétisant dans la pratique la liaison interactive de ces voies avec la révolution anticapitaliste, avec l’émancipation sociale du prolétaire précaire (et avec lui de toutes les fractions et strates des classes opprimées). Toutes les autres unités se feront toujours au rabais, dans le sacrifice des intérêts principaux du prolétariat, et se retourneront ainsi finalement contre l’émancipation prolétarienne, en reproduisant la séparation entre économie et politique, entre les prolétaires de différents pays et de différents continents, en opposant la réforme à la révolution…
La situation révolutionnaire mondiale
Nous le répétons peut-être avec insistance mais, pour nous, le pas décisif et l’actualité de la Révolution démocratique prolétarienne est fondée d’un côté par la polarisation sociale qui a fait de la classe prolétarienne la majorité sociale de la planète et de l’autre par la production qui la place toujours plus au cœur de la reproduction globale de ce système. Et la polarisation sociale comme les formes spécifiques de production l’amènent à lutter à a lutter sans cesse, et à se révolter. À rejeter l’ordre établi et l’exploitation. À le saboter dans une perspective de libération.
« L’évolution économique objective ne pouvait que créer la position du prolétariat dans le processus de production, position qui a déterminé son point de vue ; elle ne peut que mettre entre les mains du prolétariat la possibilité et la nécessité de transformer la société. Mais cette transformation elle-même ne peut être que l’action libre du prolétariat lui-même » Chaque lutte et chaque moment organisationnel doivent donc révéler au sujet prolétaire précaire que c’est bien sa propre révolution qui est à l’ordre du jour, et pas une autre.
Dès lors son action autonome et sa direction sont décisives. Et pour tous les militants de la gauche prolétarienne, l’action révolutionnaire doit être menée et orientée au service de cette prise de conscience et de sa praxis. Elle doit être vouée à ouvrir des espaces de pouvoir autonome et à les rendre politiquement agissant.
Simultanément, le prolétariat mondial est la seule classe à pouvoir mener la révolution démocratique jusqu’au bout, à partir de son action autonome, de son auto-organisation, des formes généralisées de démocratie directe jusqu’au pouvoir des conseils. La transition au communisme est une république des Conseils d’un ou plusieurs pays, d’un continent et mondiale, en tant que rapports et appareils d’État collectivisés au plus haut degré, et donc un État qui n’en est plus tout à fait un (comme entité s’élevant au-dessus de la société) mais le pouvoir organisé des masses.
Ainsi le prolétariat doit amener à son terme les expérimentations qu’il a faites tout au long de ce siècle lors des phases d’offensive et d’insurrection dans ses bastions : les Soviets de Russie en 1905 et en 1917, la République des Conseils de Bavière en 1919, le mouvement conseilliste en Allemagne, en Hongrie, les « Consigli di Fabbrica » turinois de 1920-1921, les Comités de grève de l’insurrection de Shanghai en 1925 et les Comités de la Commune de Canton en 1927, les Comités de collectivisation de l’Espagne révolutionnaire en 1936-1937, les Comités de la libération après 1945, mais aussi toutes les expériences entre 1967 et 1973 en Europe, de la gauche extraparlementaire allemande aux « Comitati di lotta », aux Comités d’occupation de Mai 68, aux « Comitati di Base » et jusqu’aux dernières expériences largement diffusées à la base en Italie (la « pantera », Cobas, CUB…) ou ici lors de la grève de 1995.
En opposition à la pensée de cogestion philo capitaliste et confédérale et face à la constipation dogmatique proposée par les différentes factions opportunistes, le mouvement d’auto-organisation représente plus que jamais le fer de lance de l’action des masses prolétariennes contre la logique du capital et de la domination, le fer de lance de la révolution démocratique prolétarienne.
Et nous en revenons aux conclusions déjà mises en évidence plus haut : la condition préalable à l’unité des deux révolutions prolétarienne et démocratique réside dans la conscience du sujet prolétaire précaire, dans sa capacité d’auto-éducation, d’organisation, de rupture avec tous les cadres de la domination et en particulier les limites des divisions nationales. Tout dépend finalement de la politisation. Dans la lutte pour la collectivisation du pouvoir, le mouvement autonome devra solidifier simultanément la convergence des diverses strates exploitées et opprimées ici et sur Tricont, en utilisant pour cela dès aujourd’hui la formation de nouveaux espaces (zone continentale, union de pays, zone géostratégique, etc.) et révéler à chaque moment révolutionnaire, le point de vue de l’unité des deux révolutions. Il se dotera ainsi de la capacité d’atteindre à la révélation et à la transformation de la totalité sociale.
Aucune question de la révolution démocratique ne peut plus faire abstraction de la révolution prolétarienne mondiale. Il ne s’agit plus seulement de deux mouvements historiques interdépendants mais bien d’un et même moment de transformation sociale tendant toujours plus à l’unité. A l’unité dans l’immédiat et dans son rapport au but, dans la pratique, dans « le dévoilement pratique de la réification », à l’unité de l’économique avec le politique,…
« Seule la conscience du prolétariat peut montrer comment sortir de la crise du capitalisme. Tant que cette conscience n’est pas là, la crise reste permanente, revient à son point de départ, répète la situation, jusqu’à ce qu’enfin, après d’infinies souffrances et de terribles détours, la leçon de choses de l’histoire achève le processus de conscience dans le prolétariat et remette entre ses mains la direction de l’histoire. Ici le prolétariat n’a pas le choix. Il faut, non seulement « vis-à-vis du capital », mais « pour lui-même », comme dit Marx (Misère de la philosophie), qu’il devienne une classe au niveau d’une volonté consciente, d’une conscience de classe agissante. Les pacifistes et les humanitaristes de la lutte des classes qui, volontairement ou involontairement, travaillent à ralentir ce processus par lui-même déjà si long, si douloureux et soumis à tant de crises, seraient eux-mêmes horrifiés s’ils comprenaient combien de souffrances ils imposent au prolétariat en prolongeant cette leçon de choses. Car le prolétariat ne peut se soustraire à sa vocation. Il s’agit seulement de savoir combien il doit encore souffrir avant de parvenir à la maturité idéologique, à la connaissance correcte de la situation de classe, à la conscience de classe. » (Lukacs).
À notre avis les différents éléments tactiques que nous venons d’énoncer dans ce chapitre assument un poids considérable dans la perspective de nouveaux combats, qui plus est parce que nous sommes entrés dans une période de grande instabilité de la domination et de possibles révolutionnaires.
Depuis le saut au stade impérialiste, chaque situation sur Tricont est « grosse de deux révolutions, incapable d’engendrer la première, la nationale bourgeoisie, sans déclencher la seconde, la socialiste ». Mais il faut encore le souligner que, jusqu’à présent, le prolétariat demeurait minoritaire dans ces pays. En conséquence, dans le combat de libération, il devait lier son destin à la classe majoritaire de ces pays, les petits paysans et finalement aux classes intermédiaires elles-mêmes capables de constituer le ciment des démocraties populaires. Il devait, au moins dans un premier temps (qui s’est éternisé de fait jusqu’à la défaite de la fin des années 1980), laisser de côté ses intérêts de classes les plus radicaux.
Le développement de l’industrialisation dans les pays du socialisme d’État devait développer tout naturellement la centralité du prolétariat, et permettre ainsi le saut à son pouvoir comme classe réalisant la révolution communiste. Mais au contraire dans les termes même du développement des forces productives organisé par ces régimes, dans le « passage au communisme » par décret, en dissociant eux aussi l’économique et le politique. Plus la classe prolétarienne était élargie, plus sa condition d’exploité et de sans-pouvoir s’affirmait. Toutes les corrections ont été vaines. L’ultime, dans la seconde partie des années 1960, avec la tentative de réveil et de développement de la révolution à partir des grands centres prolétariens chinois, avec l’initiative de masses des Gardes Rouges et des Groupes Rebelles échoua et se retourna en contre-révolution sanglante, en renforcement du « parti étatique d’union populaire » et par une direction consolidée des cadres bourgeois.
La limite historique comprise par Lénine en son temps (« La Russie est une contrée paysanne, l’une des plus arriérées d’Europe. Le socialisme ne peut immédiatement et directement s’y implanter en vainqueur. ») fit de la révolution démocratique le prologue à la révolution prolétarienne, et le capitalisme d’État au socialisme. Cette limite s’est révélée indépassable avec le retour graduel aux vieux modèles sociaux-démocrates. C’est ce qui se démontra dans la pratique. La séparation domina jusqu’à nos jours.
Le prolétariat aurait pu abréger le cours normal du capital, par une prise de conscience globale, par la fin de ses illusions dans de nombreux domaines, par le rejet de toutes les politiques de sacrifice, il ne le fit pas. Il se trouva très rarement en capacité de le faire, sauf à deux occasions au cours de ce siècle, lors de la tentative de révolution européenne à la suite d’Octobre 17 et ensuite dans les années 1960, avec l’unité internationale des révolutions cubaine, vietnamienne et culturelle chinoise, avec tous les mouvements d’émancipation sur Tricont et dans la métropole même. Mais toutes deux échouèrent. Et le capitalisme s’est perpétué parce que sans aucun doute « une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir.» (Marx)
La séparation entre les deux révolutions démocratique et prolétarienne n’était concevable et se révéla infranchissable tant que la domination réelle du capital sur le travail ne fut pas une condition universelle et globale, tant que la polarisation sociale n’avait pas connu le saut qualitatif décisif qu’elle a réalisé depuis les années 1960.
Le rapport entre les révolutions démocratique et prolétarienne n’a jamais été établi une fois pour toutes, quoi que puissent en penser les petits sacristains dogmatiques. Il se périodise. Et Lénine a bien décrit cette périodisation : « Tandis qu’autrefois, avant l’époque de la révolution mondiale, les mouvements de libération nationale faisaient partie des mouvements démocratiques généraux, maintenant, après la victoire de la Révolution soviétique en Russie et le commencement d’une période de révolution mondiale, le mouvement de libération nationale fait partie de la révolution prolétarienne mondiale.» Dans ce propos, il anticipe déjà la détermination d’unité.
Après l’échec de la révolution européenne, toute la stratégie développée par l’URSS fut essentiellement celle de la reproduction clonique de démocraties populaires et du modèle de socialisme d’État. Et non la marche vers la véritable démocratie prolétarienne, dans le sens donc d’une remise en cause fondamentale des rapports ports de production capitalistes, des rapports de propriété (non l’étatisation et la gestion planifiée mais la collectivisation jusqu’au bout…), des rapports de pouvoir… la remise en cause du capitalisme monopoliste et du capitalisme d’État… Le mouvement révolutionnaire pour le socialisme finit par se confondre jusqu’à la nausée, avec des révolutions où le pouvoir d’État «prolétarien » se substituait à la gestion bourgeoise pour accélérer seulement la modernisation des pays de Tricont, dans les efforts de développement des seules forces productives.
Mais aujourd’hui un cap décisif a été franchi. Non seulement avec l’écroulement politiques du bloc de l’Est, mais surtout avec les grandes mutations tant celles quantitatives de l’époque fordiste que celles qualitatives de la rupture des années 1970-1980, nous pouvons déceler dans chaque moment particulier combien le stade impérialiste est aujourd’hui gros de la révolution démocratique prolétarienne mondiale. A présent le développement des forces productives et le carcan mondial des limites des rapports de production capitalistes jettent, sans intermédiaire ni étape, la question sur le tapis. Avec le bond à la mondialisation, à la socialisation, les rapports de la « société capitaliste se rapprochent toujours plus de la société socialiste, ses rapports politiques et juridiques, par contre, dressent entre la société capitaliste et la société socialiste un mur toujours plus haut. ». (Rosa Luxembourg, « Réforme sociale ou révolution ») Et jamais ce mur n’a été aussi haut et oppressant.
Ce processus inéluctable, né avec l’impérialisme, arrive au point de non-retour. Toute rupture des rapports politiques et juridiques du nouvel ordre mondial et où que ce soit dans la Triade comme sur Tricont sera grosse de la révolution prolétarienne mondiale. Car il ne pourra s’agir que d’une rupture valable, acceptable et praticable pour tous les prolétaires. Chaque foyer révolutionnaire porte en lui cet avenir.
L’expansion de la domination réelle du capital à toute la vie et la reproduction des hommes et des femmes de cette planète tend à mettre inexorablement à l’ordre du jour leur unité pour l’abattre.
Mondialement, l’heure est donc à l’ouverture d’une brèche décisive dans la digue séparant la société capitaliste et la société socialiste, pour la libération de nouveaux rapports de production correspondant effectivement aux développements des forces productives. Partout où qu’il vive et travaille, où qu’il survive, que cela soit dans les ghettos des favelas lointaines ou les grandes cités métropolitaines, chaque prolétaire trouve en face de lui les mêmes barrières et les obstacles à l’apparition de nouveaux rapports de production. Sa conscience de devoir les renverser et de s’unir aux autres prolétaires ne peut plus être remise aux « lendemains qui chantent ». Elle est de toute évidence et un devoir à court terme malgré les efforts décuplés de la Propaganda et des réseaux de subordination politico-idéologique.
Les forces politiques du sujet prolétaire précaire sont seules à pouvoir mener à son terme cette mission historique, car ses propres intérêts sont les intérêts universels de la classe révolutionnaire et en cela de toutes les classes exploitées et opprimées. Il matérialise ainsi les conclusions de Marx face à la polarisation sociale : « Les individus de l’époque actuelle sont contraints d’abolir la propriété privée parce que les forces productives et les formes d’échanges ont atteint un tel niveau de développement qu’elles sont devenues sous le règne de la propriété privée des forces destructrices. » (Marx, « L’Idéologie allemande »). Cette échéance, sempiternellement repoussée, s’impose aujourd’hui comme la question de notre époque, en prenant les caractères et les contours d’une urgence permanente, comme crise du système lui-même. La très vieille alternative entre socialisme et barbarie.
Extrait tiré de Joelle Aubron, Nathalie Ménigon, Jann-Marc Rouillan et Régis Schleicher, Le prolétaire précaire – Notes et réflexions sur le nouveau sujet de classe, éditions Acratie (2001) avec l’aimable permission de l’éditeur.
Texte retranscrit par Jeanne Perchet.
- “ Mondialisation et universalité ne vont pas de pair, elles seraient plutôt exclusives l’une de l’autre. La mondialisation est celle des techniques, du marché, du tourisme, de l’information. L’universalité est celles des valeurs, des droits de l’homme, de slibertés, de la culture, de la démocratie. La mondialisation semble irréversible, l’universel serait plutôt en voie de disparition “ J. Baudrillard, “Le mondial et l’universel” dans Libération du 18 mars 1996. [↩]
- Ceux qui ont monté en épingle l’opposition entre la ligne de front et la ligne du parti « lumineux », en présentant le front comme antagoniste à la ligne d’unité des communistes, sont précisément ceux qui avec leurs petits partis sectaires ne peuvent avoir qu’un agir frontiste dans la pire dégénérescence du terme. Dès qu’ils doivent agir, ils sont dans l’obligation de se retrouver embringués dans les « mobilisations de masse » regroupant l’extrême gauche mais aussi les multiples sous-marins et crypto sociaux-démocrates quand ce ne sont pas les représentants du Parti-syndicat. Donc ces camarades partent toujours de la même logique fonder le parti pour agir en front réformiste et suivre à la traîne des mobilisations spontanées et s’entredéchirer pour leur récupération politique. Le front révolutionnaire a à notre époque une toute autre logique, l’agir en parti, en organisation, dans le front est un élément de la construction du parti autonome de la classe. La question organisationnelle centrale n’est pas niée au contraire puisqu’elle est actualisée et mise en avant sous sa forme la plus adéquate pour l’époque. [↩]
- « Tandis que les petits-bourgeois démocratiques veulent terminer la évolution au plus vite (…), il est de notre intérêt et de notre devoir de rendre la révolution permanente, jusqu’à ce que toutes les classes plus ou moins possédantes aient été chassées du pouvoir, que le prolétariat ait conquis le pouvoir public et que, non seulement dans un pays, mais dans tous les pays principaux du monde, l’association des prolétaire ait fait assez de progrès pour (…) concentrer dans les mains des prolétaires du moins les forces productives décisives. Pour nous, il ne saurait être question de la transformation de la propriété privée, mais uniquement de son anéantissement ; il ne saurait être question de masquer les antagonismes de classes, mais de supprimer les classes, … » [Marx, Adresse du Comité central à la ligue des communistes…] [↩]
- « En rejetant la prééminence du fait impérialiste et de ses effets sur les luttes de classes à l’échelle mondiale…, le marxisme « occidental » exprime naïvement sa tendance pro-impérialiste.
Le fait impérialiste n’a certes pas supprimé la lutte des classes au centre ; au contraire, d’une certaine manière, il en a avivé la dimension économique, mais au détriment de la perspective politique. L’organisation de la classe ouvrière sous l’hégémonie social-démocrate intègre les travailleurs dans la nation bourgeoise, qu’on le veuille ou pas, et les solidarise de leur bourgeoisie dans la compétition extérieure. » (Samir Amin, La loi de la valeur et le matérialisme historique, Éditions de Minuit, 1977). [↩]
- Lénine, L’État et la Révolution. [↩]
- « Selon le Bureau d’information et de prévisions économiques (BIPE), sur les 18 transactions d’un montant supérieur à 3,5 milliards d’euros que la France a connus dans son histoire, 12 ont été annoncées en 1998. Au niveau européen, le nombre total d’opérations de concentration notifiées à la Commission en 1998 a augmenté de 36 % par rapport à l’année précédente, déjà en hausse de 31 % par rapport à 1997. Enfin, au niveau mondial, les rapprochements entre entreprises ont atteint un total de 2 200 milliards de dollars (2 070 milliards d’euros) sur les neuf premiers mois de l’année, en hausse de 16 % par rapport à la même période de l’an passé, selon Thomson Financial Sécurities Data. » Annie Kahn, Le Monde Économie du 12 octobre 99). [↩]
- Les ventes de General Motors en 1992 sont équivalentes aux PIB cumulés des pays suivants : Tanzanie, Ethiopie, Nepal, Bangladesh, Ouganda, Nigeria,
Kenya et Pakistan. Wal-Mart, 12e TNN mondiale pèse comme 161 pays, y compris Israël, la Grèce et la Pologne. Mitsubishi est plus importante que l’Indonésie, Toyota plus important que la Norvège, Ford que l’Afrique du Sud… Les 200 plus grandes TNN accumulent un poids économique de plus du double des 4/5e plus pauvres de la population mondiale. Chiffres cités par Harpal Brar, Imperialism, Decadent, Parasitic, Moribound Capitalism. [↩]
- Voir note plus avant de Samir Amin sur ce point. [↩]
- Parmi les 100 TNN les plus importantes 53 sont européennes, [↩]
- Lénine, L’État et la révolution. [↩]
- Huntington adjoint de Brzezinski pour la sécurité nationale a écrit dans une étude de la Trilatérale à la fin des années 1970, il faut « reconnaître qu’il y a des limites désirables à l’extension indéfinie de la démocratie politique ». [↩]
- Le procès de fascisation correspond à un tournant décisif dans le rapport des forces en présence ; il correspond très exactement à une étape et à une stratégie d’offensive de la bourgeoisie et à une étape défensive de la classe ouvrière. » Nikos Poulantzas, Fascisme et Dictature, Le Seuil, 1974. [↩]
- Perry Anderson, conférence de La Habana, 1995. [↩]
- Les phénomènes économiques distincts n’existent pas, qui seraient dissociables des phénomènes sociaux et politiques : le tout constitue un tissu sans couture. » (I. Wallerstein). [↩]