Althusser et le meurtre d’Hélène Rytmann

Le meurtre d’Hélène Rytmann par Louis Althusser est une tragédie qui a trop longtemps été balayée d’un revers de main par la gauche althussérienne. L’apport de Rytmann dans la trajectoire du philosophe est honteusement ignoré. Le meurtre est entièrement mis sur le compte de la démence, et celle-ci ne fait l’objet d’aucune analyse attentive. Refusant cette posture de déni, Richard Seymour mobilise l’éthique de la psychanalyse pensée par Lacan pour relire le féminicide et l’inscrire dans un cas singulier. Loin de déresponsabiliser Althusser, la clinique s’avère être la seule approche à même de donner sens et gravité à un passage à l’acte, de pouvoir se déclarer coupable. Cette réflexion est aussi une leçon de chose sur la brutalité et l’aberration de la psychiatrisation du crime.

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Si les intellectuels savent une chose d’Hélène Rytmann, c’est qu’elle a été étranglée par son mari, le fameux philosophe marxiste Louis Althusser, le 16 novembre 1980. Althusser lui massait le cou lorsqu’il lui brisa le larynx et, par là, la tua.

Cet événement constitua, comme le dit Scott McLemee, un « scoop morbide » pour nombre de commentateurs. À l’époque, il fut instrumentalisé sans vergogne par la réaction anticommuniste qui sévissait au sein de la gauche parisienne, des critiques insinuant que ce meurtre constituait une bonne raison d’envoyer les rouges au lit et d’oublier toute cette théorie obscure. Hélène Rytmann, militante communiste toute sa vie, se vit donc réduire à une sorte d’épouvantail tout droit sorti de la dramaturgie anti-rouge.

Le meurtre ne fit jamais l’objet d’une réelle enquête. Le tribunal décida en janvier 1981 que, du fait de sa maladie mentale, Althusser avait une « responsabilité diminuée » et était inapte à être jugé, en vertu de l’article 64 du Code pénal français. Il avait été diagnostiqué maniaco-dépressif en 1947 et effectuait depuis des allers-retours à l’hôpital, tout en suivant un lourd traitement et une psychothérapie psychanalytique.

Le meurtre semble avoir été commis durant un épisode psychotique provoqué par des médicaments. Les trois psychiatres qui défendirent l’application de l’article 64 expliquèrent que l’étranglement avait été commis « au cours d’un épisode hallucinatoire iatrogène compliqué par une dépression mélancolique » ; « iatrogène » signifie que l’hallucination était due à son traitement. Le tribunal décida donc qu’il n’était responsable ni de sa pathologie, ni de son hallucination, ni de son acte.

On peut dire que le jugement résuma en quelque sorte sa psychose. Le privant de la responsabilité de ses actions, il lui ôta également son statut de personne légale. Comme il l’avait soupçonné tout au long de sa vie d’adulte, il n’existait tout simplement pas en tant que sujet. Son autobiographie, écrite en 1985, expose les caractéristiques de sa psychose : l’expérience d’un vide subjectif, de n’avoir pas de réalité intransitive, d’une existence qui soit en fait une ruse, est cristallisée dans sa (fausse) revendication de charlatanerie intellectuelle. Il explique par exemple qu’il n’a jamais lu les auteurs qu’il cite. Comme pour une large part de ce texte, qui comporte des passages réellement surréalistes, il était facile pour ceux qui avaient lu ses travaux de réfuter ce point, mais les journalistes et leur cynisme bouffon en firent leurs choux gras.

Selon Elizabeth Roudinesco, si l’on avait donné à Althusser l’occasion de témoigner, il aurait déclaré être coupable du meurtre de sa femme, et porter pleinement le fardeau de cette responsabilité. Il passa ses dernières années hospitalisé et sous médicaments, et sa biographie se démarque par le déni de toute responsabilité dans cette affaire.

Il est important de dire d’Hélène Rytmann, femme russe de pauvre ascendance, qu’elle militait pour le parti communiste avant de rencontrer Althusser. Elle avait combattu pour la Résistance française et avait été exclue du PCF pour « déviations trotskystes » et ce, malgré sa loyauté. Althusser avait, lui, débuté au sein de cercles catholiques conservateurs avant d’être aspiré par le mouvement des travailleurs catholiques de gauche. Bien qu’il ait déjà pris cette direction, Rytmann a probablement joué un rôle dans le passage d’Althusser au communisme. Elle façonna toutes ses idées politiques, même lorsqu’il rompit avec le PCF au cours des critiques années 1970. En réalité, Rytmann a sans doute contribué à certains des articles politiques publiés sous le nom de Louis Althusser.  Nombre d’éléments attestent que la cinglante polémique qu’Althusser mena avec la direction du PCF au cours des années 1970 porte sa marque mordante — bien que K. S. Karol, dans ses souvenirs des Althusser, n’en dise pas mot.

Rytmann avait été violée par son père et rejetée par sa mère lors de son enfance. Lorsque ses parents étaient malades et mourants, elle leur avait, suivant les instructions du médecin, administré des doses létales de morphine — tuant ainsi le père qu’elle aimait et la mère qu’elle abhorrait. Elle souffrait elle-même de maniaco-dépression, bien que les écrits disponibles sur le couple donnent l’impression qu’en plus d’être âgée de dix ans de plus que lui, elle était plus solide psychologiquement qu’Althusser. Il existe peu de descriptions de ses symptômes spécifiques, sinon qu’elle souffrait comme Althusser de psychose et qu’elle avait des tendances paranoïaques, tout comme lui ; mais elle mena sa propre lutte contre la maladie. Elle avait étudié la littérature et l’histoire, et refusé de porter l’étoile jaune sous l’occupation nazie, décidant plutôt de combattre au sein de la Résistance. Après la guerre, elle fut chercheuse en sciences sociales à l’Institut d’étude du développement économique et social jusqu’à sa retraite, en 1976.

Ayant rencontré Althusser en 1946, elle a été sa première partenaire sexuelle. Avant de la rencontrer, il avait évité les femmes de manière presque phobique. Il n’osait même pas se masturber avant l’âge de 27 ans. Althusser présente en cela certaines similarités avec le cas de « Bronzehelmet » exposé par Jean-Claude Schaetzel : « Bronzehelmet » souffrait d’angoisses terribles à l’égard de la sexualité et sa première tentative de relation sexuelle se solda par un épisode psychotique. De même, la première relation sexuelle d’Althusser avec Rytmann provoqua une spirale dépressive et son premier séjour à l’hôpital.

Althusser, qui a écrit des pages brillantes à propos de sa démence, soutenait que sa mère, Lucienne Berger, l’avait adopté comme un mari de substitution, et désapprouvait de sa part toute rencontre ou intérêt érotique. Berger avait été amoureuse d’un jeune homme nommé Louis Althusser, mort à Verdun pendant la guerre. Conformément à une tradition méditerranéenne, elle se maria avec son frère, Charles Althusser, et donna le nom de son amant défunt à son premier fils. Or, Louis est proche du terme « Lui », de sorte que lorsque Louis était interpellé, c’était toujours quelqu’un d’autre qui était appelé. Charles semble ne pas avoir été un père très présent, d’où l’affirmation d’Althusser :« Oui, je n’avais pas eu de père, et avait indéfiniment joué au “père du père” pour me donner l’illusion d’en avoir un […] Et cela n’était possible qu’en me conférant la fonction par excellence du père : la domination et la maîtrise de toute situation possible.1»

En réalité, cette analyse semble provenir de Rytmann elle-même, qui la lui propose dans une lettre de 1964 suite à une lecture des œuvres de Melanie Klein. Manquant d’un « père » symbolique, il en avait créé un à un niveau imaginaire : lui-même.  Ses idéalisations (religieuses, politiques et personnelles) et son investissement au sein d’institutions incarnant des idéaux, pouvaient être vus comme une tentative pour introduire le « troisième terme » paternel lui permettant de se séparer d’une mère dépressive, pour laquelle il semble avoir été « le petit phallus de la mère ».

Mais l’idéalisation dans la psychose présente une certaine particularité. Comme le souligne Annie Rogers (elle-même diagnostiquée psychotique), le délire psychotique n’est pas une « croyance » mais bien une expérience vécue comme réalité objective, où les pensées sont objets. Dans le cas de Bronzehelmet, ses égo-idéaux formaient littéralement « le meilleur de soi », des objets qui pouvaient lui être ôtés, le laissant appauvri. Les égo-idéaux d’Althusser furent toujours institutionnalisés : l’Église, l’École normale supérieure (« une ambiance maternelle…comme un fluide amniotique »), le PCF. Et il en va de même pour le mariage. Ils fournissaient un certain degré de continuité et de stabilité, une structure de sens dans laquelle il pouvait vivre. Mais ils n’opéreraient jamais la séparation (« castration ») attendue, en partie parce qu’Althusser dépendait de la démence d’être le « père du père » et n’avait aucun désir d’être castré : ses épisodes dépressifs étaient souvent liés à l’angoisse de la castration. Cela explique en partie son ambivalence à l’égard de ces institutions, sa tendance à l’oscillation entre une humilité loyale et un certain ressentiment voire un mépris dissident.

Certes, le délire fonctionnait pour lui, lui permettant de produire l’une des plus originales et brillantes œuvres philosophiques du XXe siècle. Il serait proprement tendancieux, au mieux, d’affirmer que son antihumanisme théorique et sa conception de l’histoire comme procès sans sujet sont réductibles de quelque manière que ce soit à sa pathologie, à son expérience intense du non-être. Une large part de ce qui le faisait rester sain la plupart du temps était la rigueur et la logique propre au penseur. Toutefois la production du savoir dépend toujours de conditions psychiques — sinon, dans le contexte de la psychose, de conditions inconscientes — et Althusser ne le savait que trop bien.

Sa relation avec Rytmann relevait de l’éblouissement, et il tentait de lui rendre son amour « comme une offrande religieuse, comme je l’avais fait pour ma mère » : une idéalisation qui, bien sûr, était profondément ambivalente. Il voulait tout d’elle :

« Elle m’aimait comme une mère son enfant, son miraculeux enfant, et en même temps comme un père, un bon père enfin, puisqu’elle m’initiait tout simplement au monde réel, ce monde infini dans lequel je n’avais jamais pu entrer. Elle m’initiait aussi, par le désir qu’elle avait de moi (…), à mon rôle et à ma virilité d’homme : elle m’aimait comme une femme aime un homme !2»

Il n’est pas nécessaire de croire que Rytmann était plus « gentille » dans leur relation que ne l’était Althusser, ce qui reviendrait à reconduire une version du mensonge patriarcal selon lequel « les femmes sont plus gentilles que les hommes ». D’après tous les témoignages, ils se tourmentaient l’un l’autre et faisaient chacun les frais de la maladie de l’autre. Les choses que les couples se font subir, les mensonges dans lesquels ils s’entendent, la destruction qu’ils s’assurent mutuellement, ne sont pas le moins du monde neutres sur le plan du genre, mais ne sont pas non plus conformes à de simples fables politiques. Il est cependant absolument clair que personne ne serait capable de tenir le coup face à ce type d’idéalisation, qui est toujours violente, difficile et systématiquement décevante, et ses liaisons passionnées et coupables hors-mariage en sont une conséquence parfaitement prévisible.

Leur relation semble avoir alterné violemment entre des tentatives de prises de distance et une intimité destructrice, surtout après 1962, lorsque ses périodes dépressives s’intensifièrent. Souvent, il ne put assurer ses cours et ses interventions publiques que grâce à un grand effort de volonté. Lorsque Althusser et Rytmann commencèrent à voir le même analyste, en 1966, la tendance vers une fusion destructrice s’accéléra. Althusser joua le rôle du père-du-père, ou de l’analyste-de-l’analyste, « expliquant » son cas à Rytmann, tout en enseignant à son psy (shrink) non-lacanien les idées lacaniennes à l’égard desquelles il était lui-même ambivalent. On ne sait pas exactement pourquoi Rytmann accepta cet arrangement avec l’analyste, pourquoi elle demeura dans cette relation destructrice, ou encore pourquoi elle n’essaya pas de la modifier  — en d’autres termes, de quel symptôme elle souffrait. Toutefois, l’aggravation de leur dépendance mutuelle et de leur désespoir culminèrent dans l’isolement au sein de leur appartement, celui-là même où le meurtre eut lieu et où ils se déchiraient verbalement.

Le contexte était, bien sûr, celui de la crise d’idéaux que vivait Althusser : la chute du communisme français, le repli de la classe ouvrière, la désintégration de l’école lacanienne avec la dissolution de l’école freudienne. Comme le défend le psychanalyste Lewis Kirshner, la dissolution de ces égo-idéaux représentaient une menace toute particulière pour la stabilité psychique d’Althusser. Et Rytmann avait été, depuis le début, une sorte d’héroïne pour Althusser, « son ultime bouclier émotionnel et intellectuel, qui ne pouvait plus le protéger du désespoir ». De nombreuses personnes étaient alors soumises aux mêmes affres :  Evald Ilyenkov et Nicos Poulantzas se suicidèrent tous deux en 1979 ; l’année suivante, Fay Stender, une ancienne avocate des Black Panthers, se donna la mort. D’autres se retirèrent simplement de toute activité politique. La nature de la psychose d’Althusser, évidemment, était telle qu’il ne pouvait pas abandonner ses idéalisations sans s’appauvrir lui-même.

Selon Roudinesco, les faits du meurtre sont les suivants. À la suite d’une opération pour une hernie, Althusser subit une grave spirale dépressive. Il fut hospitalisé et soumis à de nombreuses traitements, aucun d’entre eux ne se révélant efficace. Il sortit de l’hôpital avant d’être tout à fait remis. Il vomissait constamment, perdant sa maîtrise du langage, dans un état de grand chaos mental. Leur analyste, pressentant un grave danger, écrivit à Rytmann qu’il devait être hospitalisé de toute urgence. La lettre n‘arriva jamais à destination. À l’aube du 16 novembre 1980, Althusser massait le cou d’Hélène comme il le faisait souvent. Il entra dans un état hallucinatoire. Il reprit ses sens et vit Rytmann, le regard vide, la langue pendante. Elle n’avait pas crié et il n’y avait eu aucun bruit. Toutefois, Althusser sut immédiatement ce qu’il avait fait et sortit de son appartement en hurlant qu’il avait étranglé sa femme.

Il est important de ne pas éluder différents registres de responsabilités. Les responsabilités légales et éthiques sont des domaines très différents. La responsabilité légale assigne la culpabilité et la rancœur qui bien qu’évidemment justifiée doit être tempérée par la maladie mentale. La logique de la punition porte en elle assez d’absurdité pour ne pas être menée à l’encontre de ceux qui ont commis un crime dans un état hallucinatoire et qui plongent déjà dans un enfer personnel. Toutefois, comme Althusser le savait bien, l’éthique de la psychanalyse est que chacun doit être rendu responsable de sa propre pathologie, tout simplement parce que personne d’autre ne peut en être tenu responsable. Prendre la responsabilité de sa propre pathologie consiste à avoir quelque chose à dire sur sa propre destinée. C’est refuser la victimisation, une forme paranoïaque de l’être au sein de laquelle on est toujours l’objet des actions de forces plus vastes et plus puissantes que soi.

Le récit de Roudinesco donne l’impression qu’avant le meurtre, Althusser n’avait aucune envie de changer. Pour toute la souffrance qu’elle lui procurait, il était dépendant de sa pathologie. En réalité, j’irais jusqu’à dire que cela constitue la norme. À la suite du meurtre, sa non-existence ayant été confirmée par le tribunal, il fut plongé dans des années de ténèbres, marquée par les médicaments et les hospitalisations.

Son acte final, la publication posthume de sa biographie, est un recueil délibérément déroutant d’inventions, de demi-vérités, de confessions, de spéculations, d’auto-analyses, toutes visant probablement à obscurcir le fait central : il n’était non pas une absence, mais, pour le dire avec les mots de son biographe Gregory Elliott, « un homme plein de qualités », c’est-à-dire un homme avec une pathologie et responsable de celle-ci. Mais il est honteux qu’au sein des discussions sur le meurtre, Rytmann n’apparaisse presque jamais comme une femme pleine de qualités.

Traduit de l’anglais, avec l’aimable autorisation de l’auteur, par Ernest Moret. Traduction revue par Juliette Raulet.

Ce texte est initialement paru sur le blog de Richard Seymour : https://www.patreon.com/posts/13153242

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  1.  Cf. L’avenir dure longtemps (suivi de Les faits), Stock / IMEC, 1992 ; édition augmentée : Flammarion, coll. « Champs Essais », 2013, p.193 []
  2. Cf. L’avenir dure longtemps (suivi de Les faits), Stock / IMEC, 1992 ; édition augmentée : Flammarion, coll. « Champs Essais », 2013, pp. 123-124 []
Richard Seymour