Althusser et l’opéraïsme. Notes pour l’étude d’une « rencontre manquée »

L’althussérisme et l’opéraïsme de Tronti représentent deux des tendances les plus marquantes du marxisme des années 1960. Pourtant, malgré certaines similarités, ces deux expériences théoriques se sont mutuellement ignorées, et il aura fallu attendre les élaborations postopéraïstes de Negri pour qu’elles commencent à dialoguer. C’est cependant sur un tout autre terrain que Fabrizio Carlino et Andrea Cavazzini esquissent ici un rapprochement entre Althusser et Tronti : celui du rapport entre la théorie et la pratique, dont la problématisation culmine dans la double thèse du primat des classes sur leur lutte et du caractère intrinsèquement politique de l’économie.

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Dans les années 1960, l’essor d’un nouveau cycle international de luttes politiques et sociales ayant suivi la stabilisation d’après-guerre et la guerre froide, a impulsé le renouvellement de la pensée marxiste. Parmi les nombreuses tentatives de refonte à la fois théorique et politique des référentiels intellectuels du mouvement communiste, les deux expériences inaugurées par Louis Althusser en France et par l’opéraïsme en Italie continuent encore aujourd’hui à inspirer des questionnements et à exercer une influence directe ou indirecte. Pourtant, les rapports historiques et conceptuels entre ces deux entreprises restent relativement opaques et difficiles à reconstruire avec précision. Cette contribution ne vise qu’à ouvrir la discussion à ce sujet, si bien que ses hypothèses et ses conclusions sont entièrement provisoires. Elle se limitera à explorer certains rapports entre Althusser et les formulations philosophiques principales de l’opéraïsme – élaborées respectivement par Mario Tronti et Antonio Negri, et ce du seul point de vue, certes limité mais néanmoins révélateur, des relations entre la pratique politique et la pratique théorique. Notre hypothèse est que les affinités et les divergences entre althussérisme et opéraïsme à propos de ce point précis recèlent des enjeux cruciaux dans l’histoire du marxisme, que nous ne pourrons qu’évoquer ici1.

Du point de vue historique, la première rencontre réelle et documentée entre Althusser et l’opéraïsme a eu lieu tardivement, par appropriation partielle, et sous condition d’une lecture idiosyncrasique, dont il s’agira justement de mesurer les enjeux. Cette rencontre s’est produite à travers les travaux d’Antonio Negri, à partir de la deuxième moitié des années 1970, et s’est consolidée au cours des années 1990. Nous pouvons en cerner certains effets encore aujourd’hui, dans le monde anglo-saxon et dans les courants postopéraïstes, là où certains éléments des héritages althussérien et opéraïste se trouvent singulièrement entrelacés. En dépit de certains vœux formulés après l’effondrement du socialisme réel2, les relectures de l’œuvre de Marx, impulsées par la crise de 2008, ne se font pas sans passer par une reprise des marxismes du XXe siècle ; et cette reprise semble entretenir un dialogue constant avec la « leçon » d’Althusser3.

Mais il ne s’agit pas que d’un dialogue : dans le récit que Negri propose de la généalogie des catégories biopolitiques, récupérées par le postopéraïsme, une place centrale et un rôle décisif sont assignés à Althusser. Cette appropriation rétrospective implique une sélection vis-à-vis des positions d’Althusser – une sélection visant la légitimation de l’évolution interne de l’opéraïsme négrien – et une torsion de ces positions.

Dans sa présentation de l’édition italienne de Machiavel et nous, Negri évoque sa première rencontre avec Althusser, qui l’avait invité à donner un séminaire à l’École Normale Supérieure, entre 1977 et 19784. Cette rencontre n’a pas produit d’effets immédiats ; Negri lui-même rappelle que les althussériens qui suivaient ses leçons se montraient impatients et réagissaient de manière confuse aux thèses provocatrices qu’il proposait5. Cependant, Althusser avait apparemment exprimé son intérêt pour cette démarche consistant à aller avec Marx au-delà de Marx. D’après les souvenirs de Negri, Althusser avouait avoir « redécouvert Machiavel », ce qui voulait dire retrouver, « au-delà de la “théorie”, ce qu’il y a de vivant et de joyeux dans le communisme, le renouvellement de ses catégories, la découverte d’un horizon nouveau d’organisation et de lutte du prolétariat6 ». Negri rappelle qu’ « “au-delà de la théorie”, la biopolitique communiste commençait » (scilicet : pour Althusser), et qu’Althusser lui-même aurait affirmé que « le communisme n’avait jamais été aussi imminent qu’aujourd’hui ». Althusser est ainsi convoqué comme caution postmortem du parcours de Negri. La lecture et la diffusion des écrits althussériens sur Machiavel, au cours des années 1990 dans la revue Futur antérieur, sera le terrain principal de cette rencontre posthume7.

Ce que Negri cherche chez Althusser – tant dans les textes sur Machiavel que dans l’essai sur les appareils idéologiques d’État – est une position qui permettrait de traduire certains aspects de son propre parcours politique par les concepts et l’histoire de la philosophie. Plus précisément, il s’agit pour Negri de repérer tout d’abord une correspondance entre l’évolution de la pensée d’Althusser et le passage à la postmodernité qu’il formule à travers l’élaboration de sa propre ontologie matérialiste. Althusser aurait saisi, bien que dans des termes purement théoriques, des transitions à la fois historiques et conceptuelles – tels la « disparition de la frontière conceptuelle entre la structure et la superstructure », le déplacement de la production dans la sphère de la reproduction et finalement l’adoption du « point de vue des corps » – qui ne seront pourtant pleinement réalisées, via l’École de Francfort et le poststructuralisme, que par « une pensée produite directement par le militantisme »8 – à savoir, la pensée de Negri lui-même. Ce sont donc les préfigurations de ces « transitions biopolitiques » que Negri cherche chez Althusser9. Cette opération avait été déjà tentée avant la lecture des textes sur Machiavel. En 1987, Negri écrivait que le problème du rapport entre infrastructure et superstructure s’est dissous dans leur « indifférence matérielle », dans laquelle les deux instances se trouvent « pleinement unifiées, indistinctes, inséparables », même s’il reste possible de distinguer la genèse propre à chacune. Althusser représenterait une prise de conscience de cette indistinction :

De Marx à Althusser, la théorie marxiste décrit la crise du rapport infrastructure-superstructure10.

Selon Negri, Althusser aurait poussé sa critique de la topique marxienne jusqu’à la négation de toute forme de distinction entre les instances. Il aurait réussi à saisir philosophiquement « la transition entre une analyse transcendantale de la propriété en tant qu’exploitation, et une analyse centrée sur l’organisation matérielle des corps dans la production et la reproduction de la société capitaliste11 »  – ce qui correspond politiquement à l’expérience inaugurée par les Quaderni rossi et par la formulation de « l’importance théorico-pratique du point de vue des corps dans l’analyse marxiste12 ». En somme, c’est en tant que précurseur de la biopolitique que cet Althusser postmoderne franchit la frontière des années 1990, pour réapparaître parmi les références majeures de collectifs proches du postopéraïsme, tel que le groupe Uninomade13.

Cette opération implique le rejet de tout ce qui, dans l’œuvre d’Althusser, relèverait du « théoricisme ». À partir de l’incorporation d’Althusser à la genèse des catégories biopolitiques utilisées par le postopéraïsme, les thèses fondamentales de Pour Marx et de Lire « Le Capital » sont soumises aux exigences de la « ligne » postopéraïste, voire tout simplement effacées. Des thèmes tels que la séparation entre la pensée et la réalité, l’autonomie relative de la théorie et le rapport complexe entre infrastructure et superstructure sont réinscrits dans l’ « ontologie du commun » propre au « matérialisme postmoderne ». Sans vouloir juger de la pertinence de cette lecture négrienne de l’évolution d’Althusser14, il importe de souligner qu’elle tend à éclipser la spécificité de la proposition par laquelle ce dernier avait fait irruption sur la scène du débat marxiste au milieu des années 1960. Il faut également reconnaître qu’une appropriation fondée sur la mise à l’écart des thèses dites théoricistes, ne concerne pas que les courants proches de Negri. Cette appropriation partielle a en effet été assez précoce dans le monde anglo-saxon : ce qu’Althusser proposait dans l’essai sur les appareils idéologiques d’État y a été reconnu, dès le début des années 1970, comme un instrument fondamental pour penser différemment ce qui était traditionnellement assigné à la superstructure ; et corrélativement, le dispositif de l’interpellation a été lu, notamment par les études culturelles et les théories poststructuralistes, comme une description plus ou moins efficace des processus d’assujettissement-subjectivation.

Bien évidemment, certains textes althussériens, et surtout ceux qui suivent la prise de distance vis-à-vis de la période « théoriciste », légitiment cette lecture faisant d’Althusser le précurseur d’un nouveau rapport entre économie et société, infrastructure et superstructure. Et pourtant, les autocritiques constituant le parcours complexe d’Althusser doivent être interprétées à la lumière de dynamiques tout aussi complexes, relevant du souci d’efficacité des interventions théoriques au sein d’un champ théorique déterminé15. Le débat italien autour des deux premiers livres d’Althusser, Pour Marx et Lire « Le Capital », avait engendré une certaine confusion, lourde de conséquences, entre différents niveaux de discours, à l’égard surtout du rapport entre théorie et praxis16, ce qui a conduit à négliger précisément l’originalité de la proposition althussérienne. Loin de concevoir la « pratique théorique » comme susceptible de se soustraire à la problématique traditionnelle de l’unité/opposition entre théorie et praxis, le débat italien a porté sur la distinction ontologique entre pensée et réalité, ainsi que sur le conflit entre action révolutionnaire et analyse scientifique. À l’origine de cette vision de la théorie comme étant opposée à l’action, et de l’accusation qui en découle d’avoir accordé une portée excessive à la théorie, conçue comme étant l’autre de la pratique, il est possible de reconnaître l’influence décisive du néo-idéalisme italien. D’un côté, l’influence de Benedetto Croce, théorisant la séparation, au sein de la synthèse de l’esprit, entre différentes sphères (esthétique, logique, économique et éthique), et, de l’autre, celle de Giovanni Gentile et de sa théorie de l’acte concret –, ces deux influences donc n’avaient pas cessé d’agir tant sur la théorie officielle du PCI que sur le marxisme critique dont l’opéraïsme faisait partie17.

Étant donnée la sensibilité d’Althusser à la réception italienne de ses positions18, il est possible de lire les glissement successifs auxquels il a soumis ses thèses à la lumière des débats italiens autour de son « théoricisme ». On peut ainsi faire l’hypothèse qu’Althusser aurait été conduit sur un terrain bien différent de celui dont relevaient ses thèses de 1965, et qui ressortissait d’un héritage néo-idéaliste spécifiquement italien, avec lequel l’opéraïsme lui-même n’avait pas réglé ses comptes ; ce qui expliquerait que l’autocritique althussérienne semble parfois régresser vers des positions bien traditionnelles en ce qui concerne le statut de la théorie et de la pratique. Ces influences directes ou indirectes peuvent contribuer à expliquer le jeu d’analogies, différences, convergences et prises de distance entre certains développements respectivement de l’œuvre d’Althusser et de l’opéraïsme. D’où aussi l’utilité d’étudier la manière dont ce jeu s’est présenté vers la moitié des années 1960, avant que le double héritage opéraïste et althussérien ne fasse l’objet d’une appropriation négrienne. C’est par une comparaison des symétries et des asymétries entre les deux champs théoriques, tels qu’ils se présentent dans les années 1960, qu’on va conclure ces remarques sur Althusser et l’opéraïsme.

La relecture althussérienne de Marx est contemporaine des activités des Quaderni Rossi, et les ouvrages principaux du philosophe français précèdent d’un an Ouvriers et capital, le livre de Mario Tronti qui peut être considéré comme le texte fondateur de l’opéraïsme. Pourtant, aucun rapport n’a existé entre ces trajets, alors même que Tronti et Althusser étaient tous les deux membres des deux plus grands partis communistes en Occident, et que des relations existaient entre Althusser et les philosophes marxistes Galvano Della Volpe et Lucio Colletti, dont Tronti était assez proche. Cette indifférence réciproque est d’autant plus frappante que Tronti et Althusser avaient des objectifs partiellement communs : il s’agissait pour l’un comme pour l’autre de surmonter les impasses théoriques et politiques du mouvement communiste en découplant le marxisme de toute philosophie évolutionniste de l’histoire, et de reformuler la théorie comme une pensée du moment actuel, de l’intervention dans la conjoncture présente. En outre, leur statut de philosophes membres des PC italien et français revêtait une signification particulière. Comme le souligne Perry Anderson, la France et l’Italie occupaient une place singulière dans la géographie politique d’après-guerre: alors même que la perspective communiste cessait d’exister comme orientation politique concrète en Allemagne, et que le marxisme devenait idéologie d’État en Europe centrale-orientale, en Italie et en France des partis communistes de masse devenaient hégémoniques dans les classes laborieuses19.

La non-rencontre entre la relecture althussérienne de Marx et l’aire Quaderni Rossi-opéraïsme ne s’explique pas seulement par les liens de l’opéraïsme avec les marxistes occidentaux des années 1920 (Lukács, Korsch) qu’Althusser avait liquidés sommairement. Le vrai obstacle était l’écart entre deux manières très différentes d’organiser le rapport entre pratique politique et fonction intellectuelle. La démarche althussérienne visait à exercer sur le PCF des effets indirects, rendus possibles par une transformation des coordonnées intellectuelles sur lesquelles se fondait l’unité entre la vision officielle de Marx et la ligne du parti. D’où le choix de revendiquer l’autonomie de la théorie face aux instances dirigeantes du parti, ce que permettait la territorialisation du groupe althussérien au sein de l’École normale supérieure. Pour Tronti, en revanche, il s’agissait de forcer la ligne du PCI à partir des luttes ouvrières que le parti négligeait ou refoulait, la théorie ne pouvant s’amender que par la participation directe à l’action de la « classe ». L’écart entre ces deux démarches relève de plusieurs circonstances : d’abord le faible degré d’institutionnalisation des intellectuels italiens, ce qui a empêché les effets sur lesquels pouvait compter Althusser – influencer le parti depuis l’espace de liberté (et d’autorité) que lui fournissait l’ENS. Pourtant, le facteur décisif a été la différence entre le PCF et le PCI en ce qui concerne leur rapport à la fonction intellectuelle. Le PCF se voulait « théoricien collectif », porteur d’une philosophie officielle et d’une interprétation de Marx qui étaient inséparables de la légitimation de la ligne politique : d’où le terrorisme à l’égard des intellectuels mais aussi la possibilité de (croire) transformer le parti en agissant sur sa légitimation théorique. Au contraire, le PCI laissait à ses adhérents une très grande liberté intellectuelle à condition de ne pas mettre en question la ligne et l’autorité de la direction politique. Il s’en suivait que la seule possibilité d’influencer le PCI était de lui opposer une intervention directement politique susceptible de modifier sa ligne. C’est pourquoi Tronti choisira – contrairement à Althusser – de côtoyer des groupes externes au PCI, mais qui avaient reconnu le potentiel politique du nouveau cycle de l’antagonisme ouvrier : c’était par le repérage d’une alternative politique concrète que la théorie allait être régénérée, alors que pour Althusser il s’agissait de sauvegarder l’espace autonome de la théorie pour agir indirectement sur la politique. On verra que cet écart entre deux stratégies politiques implique également des différences majeures dans la structure fine des dispositifs théoriques respectifs d’Althusser et Tronti.

Examinons donc les positions de ces derniers à l’époque de leurs premières – et décisives – percées théoriques, notamment en ce qui concerne le lien entre théorie et praxis. Les points qui séparent l’opéraïsme de l’althussérisme portent finalement sur le statut de la théorie et de son rapport à la politique : Althusser aborde le problème du rapport entre théorie et praxis sur le terrain philosophique, c’est-à-dire épistémologique, tandis que la réflexion de Tronti s’installe dès le début sur le terrain de la lutte des classes. Alors que pour Tronti la distance entre théorie et politique tend à s’annuler dans le « point de vue » de la classe qui fait coïncider agir et savoir, pour Althusser l’autonomie de la théorie se fonde sur l’écart irréductible entre connaissance et réalité. Tronti pousse le principe de l’identité entre pensée et action de classe jusqu’à l’affirmation que le recours aux « mots » n’est légitime que lorsque la classe ouvrière perd la « liberté de choisir les moyens » de sa lutte contre « la société ennemie »20. Selon cette conception agonistique de la théorie, sous-jacente à l’affirmation selon laquelle « les armes, qui ont servi dans les révoltes prolétaires, ont toujours été prises dans les arsenaux des patrons21 », le primat de la « science ouvrière » sur la « science bourgeoise » ne relève pas d’un horizon épistémologique. Ce primat relève de la créativité de la pensée ouvrière, symétrique de la décadence de la culture bourgeoise, et dont le statut est entièrement politique : « Le vainqueur est celui qui a l’initiative22 ». La théorie s’enracine dans les luttes, et la distinction entre la théorie et la praxis est entièrement interne à la praxis. C’est le niveau des luttes qui détermine la possibilité de la théorie et son rapport à la pratique, ce qui implique que « la renaissance théorique du point de vue ouvrier » soit soumise aux « nécessités des luttes23 ». Mais c’est pourtant une distinction entre théorie et praxis qui permet à la théorie de se dissoudre dans l’acte concret – une distinction qui finit en réalité par affirmer l’indistinction des deux moments. La distinction entre théorie et praxis est conçue comme une succession correspondant à des phases différentes de la lutte, et c’est le rythme des temps de la lutte qui opère cette différenciation. La théorie est assignée à une fonction d’anticipation stratégique :

Anticiper cela signifie penser et voir, en chaque chose, plusieurs choses qui se développent ; regarder tout d’un œil théorique et du point de vue de sa propre classe (…) Certes, il faudra procéder à de larges anticipations stratégiques du développement capitaliste, mais à condition d’en faire des concepts-limites à l’intérieur desquels déterminer les tendances du mouvement objectif (…) Parfois le sens de la lutte et de l’organisation, consiste justement, à prévoir le chemin objectif du capital, et les nécessités qui lui dictent ce parcours, à lui en refuser la réalisation24.

Et, inversement, à l’action est assignée une fonction subordonnée au présent immédiat :

Suivre, cela veut dire agir, se mouvoir au niveau des rapports sociaux, évaluer l’état matériel des forces en présence, et saisir enfin le moment, ici et maintenant, de façon à s’emparer de l’initiative de la lutte.

Cette conception purement instrumentale de la distinction entre théorie et praxis transparaît bien dans la condamnation sans appel de l’acte même de l’écriture :

La seule condition pour qu’un livre aujourd’hui contienne quelque chose de vrai, c’est que son auteur ait pleinement conscience, en l’écrivant, d’accomplir une mauvaise action. Si pour agir on doit écrire, il faut vraiment que le niveau de la lutte soit tombé bien bas25.

Par-là, toute élaboration théorique est conçue comme destinée à disparaître grâce aux progrès des luttes de la classe ouvrière, la théorie ne visant qu’à « lire directement dans les choses sans la fichue médiation des livres et à les faire bouger avec violence sans les veuleries de l’intellectuel contemplatif26 ». La tension entre, d’une part, la théorie comme anticipation et stratégie, et, d’autre part, la praxis comme tactique orientée en fonction du présent, est vue comme susceptible d’être dépassée par un moment futur où le travail théorique lui-même cessera d’exister, sa seule source étant une phase bien déterminée de la lutte.

Les différences entre le premier Althusser et le premier opéraïsme concernent aussi bien la fonction que la forme de la théorie. Ainsi, Tronti peut écrire :

Jusqu’à présent nous avons fait un peu de broderie sur la trame que nous ont laissée les classiques. Désormais, c’est une nouvelle trame qu’il faut ourdir, couper et inscrire dans le nouvel horizon de la lutte ouvrière27.

Cette indication peut être confrontée à la façon dont Althusser conçoit le travail théorique consistant à « lire le Capital ». Nous avons, d’une part, le livre de Tronti, Ouvriers et capital, qui se présente comme un recueil d’articles prenant chacun comme point de départ un problème politique concret, et qui vise à accélérer le processus conduisant à lire les choses elles-mêmes, « sans la fichue médiation des livres » ; alors que, d’autre part, Althusser réunit dans Lire « Le Capital », les actes d’un séminaire organisé à l’ENS, visant plutôt à faire émerger – précisément : par une lecture de certains livres – une philosophie implicite conçue comme épistémologie, au sens large de théorie de la connaissance. L’ambition de Tronti consiste à produire une lecture directe des choses elles-mêmes, alors que l’entreprise althussérienne reste la lecture philosophique d’un texte. Et s’il s’agit, pour Tronti, d’ourdir une trame nouvelle, Althusser, lui, se borne à faire une broderie sur la même trame – une broderie qui agit sur des tissus empruntés, et qui vise à laisser émerger une trame qui est certes déjà tracée, mais qui n’est pas encore pleinement visible pour autant.

Pourtant, il est un point à propos duquel les positions respectives de Tronti et d’Althusser semblent pouvoir se rencontrer : nous faisons allusion au primat de la lutte des classes sur l’existence des classes. Mais là aussi, un point crucial de divergence peut être cerné, à partir d’un malentendu au sujet de la place qu’Althusser assigne à la lutte des classes. C’est contre l’économisme, pour montrer le statut politique de l’économique, que les deux philosophes communistes affirment que la lutte des classes précède leur existence. Tant Tronti qu’Althusser tentent ainsi de remettre en question le caractère secondaire de la lutte des classes, contre toute une tradition qui en faisait la simple expression d’une contradiction plus profonde entre les rapports de production et les forces productives. Pourtant, l’affirmation anti-économiste du primat de la lutte peut se transformer en affirmation métaphysique d’un antagonisme originaire en tant que principe interne de la totalité historico-sociale. La divergence décisive entre Althusser et Tronti se situerait dans le statut assigné à l’antagonisme : loin d’être une catégorie philosophique, chez Althusser, la lutte des classes relèverait plutôt du domaine de la science28, pour laquelle il n’y a pas de principe essentiel du « Tout structuré à dominante » qu’est la formation sociale. Tandis que, chez Tronti, l’antagonisme semble être élevé au rang d’axiome fondamental, tout en fonctionnant comme essence ou principe de l’histoire.

Ces problèmes restent bien entendu ouverts. Ils indiquent que la correspondance entre l’autonomie du politique chez Tronti et l’autonomie de la théorie chez Althusser, telle qu’elle a été récemment établie29, mérite d’être interrogée. Il s’agit de deux positions qui sont en réalité asymétriques. Si les deux autonomies peuvent être pensées comme symétriques, c’est à cause d’un malentendu conduisant à lire la distinction entre théorie et praxis comme une séparation entre ordre de la connaissance et ordre du réel. Pour Althusser, la pratique théorique est certes porteuse d’une spécificité irréductible qui lui confère un certain degré d’autonomie, mais elle ne saurait pour autant être opposée à la praxis, puisqu’elle est justement, une pratique. En revanche, dans Ouvriers et capital, l’autonomie du politique est liée à une distinction entre théorie et praxis qui fait de la théorie l’instrument ou l’expression simple de la praxis. Et l’unité finale entre pensée et action relève précisément de cette distinction, qui fait que la praxis pose la théorie comme un moment de son propre développement autonome. Du coup, alors que l’autonomie de la théorie dans Lire « Le Capital » implique l’immanence des critères de validité, dans Ouvriers et capital l’autonomie du politique implique que le politique dispose de la théorie, et que l’action exerce une efficacité immédiate sur la totalité des déterminations historico-sociales.

Il est donc possible de cerner certains points philosophiques qui rendent légitime de parler d’une « rencontre manquée » entre le premier Althusser et le premier opéraïsme. Cependant, en raison des différentes compositions des champs idéologiques à partir desquels Tronti et Althusser élaborent leurs catégories, certaines cibles critiques qu’ils semblent partager – tels l’économisme, l’humanisme et l’historicisme – ne désignent pas le même objet ni la même problématique. D’un côté, le débat italien entraînait Althusser sur un terrain qui n’était pas celui dont ressortissaient ses thèses30 – ce qui a contribué à la reformulation, voire au rejet, des positions qualifiées de théoricistes, et préparé, sur la base de certains malentendus et incompréhensions, le terrain propice pour la rencontre avec l’opéraïsme de Negri. En réalité, l’anti-économisme – comme nous venons de le voir à propos de la lutte des classes – ainsi que l’antihistoricisme et l’antihumanisme, alors qu’ils semblent constituer un point commun, restent des référentiels profondément ambigus. L’humanisme auquel Althusser se confronte n’a rien à voir avec la philosophie de la Renaissance à laquelle les philosophes italiens associent le mot « humanisme », mais est intimement lié à une certaine forme de marxisme « à la française », qualifiée de « rationalisme moderne », et qui est le fruit d’une opération singulière dont l’enjeu consistait à greffer la tradition rationaliste des Lumières sur une problématique anthropologique tirée de la lecture des œuvres du jeune Marx31. En ce sens, cet humanisme a très peu en commun avec ce que l’humanisme pouvait évoquer en Italie. Tandis que le marxisme en tant que « rationalisme moderne », en France, avait tendance à réduire l’histoire à la nature – en insistant sur l’éternité et l’universalité des lois au sein d’une conception au fond statique de la dialectique matérialiste –, en Italie, au contraire, le marxisme en tant que « philosophie de la praxis » aurait eu tendance à réduire la nature à l’histoire, en direction d’un historicisme absolu de la praxis32. Ce que Tronti entendait rejeter dans le marxisme n’était donc pas son identité avec le rationalisme moderne proclamée par le PCF ; son point de départ était bien plutôt la critique d’une certaine lecture, démocratique et « national-populaire », de Gramsci, dont il aurait récupéré en revanche l’idée d’une identité ontologique entre l’activité humaine concrète (histoire-esprit) et la nature historicisée, transformée par l’homme, dans « l’acte historique concret »33.

Pour conclure : une confrontation entre ces différentes traditions, dont tant Tronti qu’Althusser restent en quelque mesure prisonniers – tout en essayant d’en produire la critique définitive –, pourrait aider à revenir sur le prétendu « théoricisme » d’Althusser, en prenant en compte les effets de sa « réception sous-déterminée34 » sur les critiques et les autocritiques successives. À quelques années de distance de la publication de Lire « Le Capital » et d’Ouvriers et capital, tant Althusser – par l’abandon de sa démarche épistémologique première –, que l’opéraïsme – par les développements que lui imposera Negri – emprunteront des chemins différents de ceux qu’ils annonçaient dans les années 1960. Et c’est justement sur ce terrain – dont il s’agit de reconstruire la complexité déterminée par un jeu d’appropriations et de méconnaissances – qu’a pu se jouer la rencontre posthume entre Negri et Althusser. En ce sens, la genèse de la rencontre réelle peut fournir la clé pour la compréhension de la rencontre manquée, et inversement.

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  1. Ce texte développe les interventions des auteurs à la journée d’études « Althusser e l’operaismo : un incontro mancato ? », organisée par l’Association « Louis Althusser » et le Groupe de Recherches Matérialistes le 9 avril 2014 à Venise (http://grm.hypotheses.org/1025). Il en a largement gardé la structure programmatique et orale. []
  2. Voir, par ex., ce qu’Etienne Balibar préconisait en 1993 (La philosophie de Marx, Paris, La découverte, 2001, p. 210-214). []
  3. C’est ce que souhaitait Maria Turchetto, il y a une dizaine d’années : qu’à une Marx-Renaissance s’associe une Althusser-Renaissance, tout retour à Marx présupposant le passage par une lecture althussérienne (I « due Marx » e l’althusserismo, in R. Bellofiore (a cura di), Da Marx a Marx? Un bilancio dei marxismi italiani del Novecento, Rome, Manifestolibri, 2007, p. 108). []
  4. Après une première invitation en 1973, qui restait purement « formelle », d’après le récit de Negri. L’un des textes les plus célèbres du philosophe italien, Marx au-delà de Marx, est issu justement de ce séminaire qui suit l’invitation de 1977. Il est intéressant de remarquer que c’est précisément en 1977 que paraît la traduction française du livre de Tronti par Yann Moulier Boutang. La position de ce dernier représente un althusséro-opéraïsme tardif ; au cours des années 1990 il a été l’un des rédacteurs de Futur antérieur, ainsi que le biographe d’Althusser et l’éditeur de quelques-uns de ses ouvrages posthumes. []
  5. Cf. le texte en ligne : http://lgxserver.uniba.it/lei/rassegna/990713b.htm []
  6. Ibid. []
  7. Tronti lui-même, d’autre part, ne cite Althusser qu’une seule fois, et ce sera précisément à propos de Machiavel (dans Nous opéraïstes, trad. par M. Valensi, Paris, L’éclat, 2013). []
  8. Voir M. Hardt-A. Negri, Commonwealth, Paris, Stock, 2012, p. 44-45 ; ainsi qu’ A. Negri, Alle origini del biopolitico, in Il comune in rivolta. Sul potere costituente delle lotte, Vérone, OmbreCorte, 2012, p. 81 sq. []
  9. Cf. Negri, « Pour Althusser : notes sur l’évolution du dernier Althusser », Futur antérieur, n. spécial, Sur Althusser. Passages, déc. 1993. []
  10. Negri, Fabbriche del soggetto, Carrara, 1987, p. 75. []
  11. Hardt-Negri, Commonwealth, cit., p. 45. []
  12. Ibid. []
  13. Tel est le projet théorique du collectif de recherche Euronomade, héritier d’Uninomade. Voir par ex. l’importance accordée à l’héritage althussérien dans Anna Curcio (dir.), Comune, comunismo, comunità. Teorie e pratiche dentro e oltre la crisi, Vérone, Ombre corte, 2011. []
  14. Cf. Negri, « Pour Althusser. Notes sur l’évolution du dernier Althusser », art. cit. []
  15. L’étude récente de Cristian Lo Iacono (Althusser in Italia. Saggio bibliografico – 1959-2009, Milan, Mimesis, 2012) montre l’influence que la réception italienne exerçait sur le développement de la pensée d’Althusser, et permet de comprendre plus précisément les autocritiques comme une réaction aux critiques reçues. []
  16. Voir M. Turchetto, Per la critica di un’autocritica, in M. Giacometti (a cura di), La cognizione della crisi. Saggi sul marxismo di Louis Althusser, Milan, Franco Angeli, 1986. []
  17. Sur le néo-idésalisme italien, cf. Cf. également A. Tosel, Marx en Italiques. Aux origines de la philosophie italienne contemporaine, Toulouse, TER, 1991. Certains critiques ont attribué à Mario Tronti une orientation néo-idéaliste, débouchant sur le primat subjectiviste de l’acte concret d’une classe ouvrière mythologisée (voir à ce sujet Raffaele Sbardella, « Le maschere della politica: gentilismo e tradizione idealistica negli scritti di Mario Tronti », Unità proletaria, n. 1-2, 1982). La présence chez Negri de « très profondes traces de l’actualisme philosophique » de Gentile, constituant l’une de ses « grandes références culturelles », ne fait aucun doute pour E. Balibar (cf. Les questions du communisme, exposé présenté le 15 octobre 2011 au Colloque international « Communism, A New Beginning ? », version française consultable en ligne : http://www.ciepfc.fr/spip.php?article307#nb43 ). []
  18. Ce qui est bien documenté par Lo Iacono (op. cit). []
  19. P. Anderson, Sur le marxisme occidental, traduit par D. Letellier et S. Niémetz, Paris, Maspero, 1977, p. 64. []
  20. Tronti, Ouvriers et capital, trad. par Y. Boutang, Paris, Bourgois, 1977, p. 23. []
  21. Ibid. []
  22. Ibid., p. 16. []
  23. Ibid., p. 16. []
  24. Ibid., p. 22. []
  25. Ibid., p. 23. []
  26. Ibid., p. 28. []
  27. Ibid., p. 23. []
  28. Maria Turchetto a insisté, depuis une perspective althussérienne, sur l’appartenance de la catégorie de « lutte de classes » à la « la science dont l’objet est la société capitaliste » (Turchetto, Per la critica di un’autocritica, cit., p. 204). []
  29. Voir Sara Farris, « Althusser and Tronti: the primacy of politics versus the autonomy of the political », in Encoutering Althusser, : politics and materialism in contemporary radical thought, New York, Bloomsbury academic, 2013. []
  30. Comme nous l’avons vu, tout en renvoyant à l’étude de Lo Iacono. []
  31. J’ai essayé de reconstruire ce processus d’intégration du marxisme au rationalisme matérialiste des Lumières, dans ma thèse de doctorat (Science et idéologie « A la lumière du marxisme ». La contribution du Cercle de la Russie neuve dans le procès d’élaboration et activation du matérialisme dialectique en France, 2014). []
  32. Voir à ce propos deux articles du jeune Tronti sur Gramsci (Alcune questioni intorno al marxismo di Gramsci, in Studi gramsciani, Rome, Editori riuniti, 1958, p. 304; Tra materialismo dialettico e filosofia della prassi. Gramsci e Labriola, in A. Caracciolo, G. Scalia (a cura di), La Città futura. Saggi sulla figura e il pensiero di A. Gramsci, Milan, Feltrinelli, 1959, p. 156-157). Cf. également A. Tosel, Marx en Italiques, cit., p. 119. []
  33. Et ce nouveau monisme constituerait la fécondité du « bloc historique » gramscien (cf. Tronti, Alcune questioni intorno al marxismo di Gramsci, cit., p. 315). []
  34. J’emprunte cette expression à Lo Iacono (op. cit.). []
Fabrizio Carlino et Andrea Cavazzini