Althusser lecteur de Machiavel : la pratique politique en question

Penseur de la conjoncture, Machiavel fut le premier authentique théoricien de la révolution. Telle est, en substance, l’hypothèse althussérienne mise en lumière par Julien Pallotta dans cet article. Ayant saisi la division de la société en classes antagonistes et la position que lui-même ne pouvait manquer d’occuper dans ce conflit, le Machiavel d’Althusser se présente comme le précurseur de Marx ; comme le penseur de la fondation révolutionnaire, prolongée dans une théorie et une pratique du gouvernement. Sur ce second aspect, la réactualisation althussérienne du machiavélisme, incarnée à ses yeux par Lénine et le Parti, pose question. Comment transposer Machiavel dans une situation où l’enjeu n’est plus de « faire durer » l’État, mais de le conduire à son auto-abolition ? Au-delà de la prise du pouvoir, la rupture avec le capitalisme ne doit-elle pas passer, comme le suggérait Foucault, par l’invention d’un art de gouverner socialiste ?

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Je ne vais pas parler ici spécifiquement de ce que la lecture d’Althusser apporte aux études machiavéliennes ; je vais, à l’inverse, étudier ce que Machiavel apporte à Althusser, ou plutôt la fonction que Machiavel joue dans le discours d’Althusser. Il semble opportun de commencer par rappeler que, dans la liste des auteurs qu’Althusser a analysés et utilisés, le Florentin occupe une position particulière : ainsi, dans une lettre à Franca (la lettre du 29 septembre 1962)1, Althusser fait part d’une fascination à son égard qui va jusqu’à l’identification. Le motif de la « solitude » peut être convoqué pour étayer ce rapport fantasmatique : comme il y a une solitude du théoricien Machiavel dans l’histoire de la pensée politique (à qui il incombe la tâche titanesque de rompre avec l’idéologie religieuse politique médiévale, et la philosophie politique antique, pour fonder seul une « science de la politique »), et qu’il y a une solitude du Prince machiavélien qui doit fonder seul une nouvelle Principauté, il y a une solitude de Marx (qui découvre le « continent » histoire, ou fonde la science de l’histoire), et il y a une solitude d’Althusser au sein du Parti Communiste Français tentant de rectifier la ligne théorique du Parti, et de lutter contre ses déviations théorico-politiques. Toutes ces solitudes communiquent, mais autour d’un point central : Marx. Justement, on peut suggérer que le rapport d’Althusser à Machiavel n’est jamais direct, mais qu’il est toujours médié par le rapport à Marx. Ainsi, je ne vais pas parler en général de la lecture de Machiavel par Althusser : je vais rechercher ce que la lecture de Machiavel produit comme effet au sein du marxisme althussérien, si on se souvient qu’une des principales tâches que se fixe Althusser dans ses premiers écrits est de découvrir la philosophie qui existe à l’état pratique dans les œuvres de Marx (puis de Lénine)2, ou, à la fin de sa carrière, de produire une philosophie (matérialiste aléatoire) pour le marxisme3. Ce rapprochement entre Marx et Machiavel n’est pas nouveau : Emmanuel Terray, dans son article sur la « rencontre » entre Althusser et Machiavel, rappelle que c’est, non pas chez Gramsci (qui est la source principale d’Althusser à ce sujet), mais dans Matérialisme historique et économie marxiste de Benedetto Croce que l’on trouve la caractérisation de Marx comme « le Machiavel du prolétariat »4.

Mon hypothèse plus précise rejoint celle d’Emmanuel Terray dans ce même article : Althusser, qui se donne pour tâche de produire de manière explicite et thématisée ce qui semble être à l’œuvre à l’état pratique chez Marx et Lénine, ne trouve pas chez eux de théorie de la pratique politique, et rencontre, chez Machiavel, une pensée tout à fait originale et saisissante de la pratique politique. Aussi, loin de m’en tenir simplement au livre inachevé d’Althusser sur Machiavel (« Machiavel et nous »), je ferai un va-et-vient permanent entre les positions mêmes de Machiavel exposées par Althusser et les positions et les problèmes rencontrés par les marxistes. Mon exposé sera composé de trois moments : (1) Je m’intéresserai d’abord à l’originalité de la pensée politique de Machiavel : être une théorie dans la conjoncture. (2) Puis, je m’intéresserai au contenu précis de cette théorie : être une théorie du commencement révolutionnaire de l’État national, et une théorie du gouvernement propre à faire durer cet État. Enfin, dans un dernier moment (3) j’esquisserai les problèmes que pose pour le marxisme une transposition des problèmes machiavéliens, notamment en évoquant la critique que Foucault fait de l’absence de gouvernement spécifiquement socialiste.

1. La question de la théorie de la pratique politique : de Pour Marx à Machiavel et nous

1.1. Pour Marx : le concept de pratique politique n’existe qu’à l’état pratique

Je repartirai des énoncés de Pour Marx, et notamment de l’article « Sur la dialectique matérialiste (De l’inégalité des origines) »5. Althusser y conditionne toute sa recherche à un énoncé de Lénine : « sans théorie, pas d’action révolutionnaire ». L’importance politique de la théorie est présentée comme décisive : la pratique politique a besoin du concept de sa pratique pour affronter au mieux des situations nouvelles et des problèmes nouveaux, sous peine de déviations, toujours imputables en dernière instance à des erreurs théoriques6. Mais, ce qui est remarquable à ce niveau de l’analyse, c’est que la pratique politique marxiste contient toujours déjà une solution aux problèmes qui se posent à elle (ou, du moins, à certains d’entre eux), mais sous une forme seulement pratique, et non pas théorique : aussi Althusser se propose-t-il de la faire accéder à un niveau supérieur, qui est celui, en langage spinoziste, non pas de l’idée, mais de l’idée de l’idée. Il s’agit de combler l’écart entre la théorie et la pratique : théoriser, c’est donc réduire un écart. Avant de rentrer plus avant dans l’analyse, il faut commencer par rappeler ce qu’il faut entendre par pratique : la transformation d’une matière première donnée en vue d’un produit déterminé, transformation effectuée par un travail humain à l’aide d’instruments. Ce paradigme de la production pour penser la pratique est, en 1963, si prégnant dans la pensée d’Althusser qu’il lui permet même de penser la théorie qu’il redéfinit alors comme pratique théorique (destinée à produire des connaissances, à partir du travail d’instruments conceptuels sur une matière première constituée de représentations, concepts et faits). La pratique politique, quant à elle, transforme les rapports sociaux en de nouveaux rapports sociaux. C’est à ce sujet qu’on peut repérer une tension dans l’exposé d’Althusser. En effet, il semble osciller entre deux positions : soit il insiste sur le fait que, dans le marxisme, la pratique politique n’est pas aveugle et spontanée ou irréfléchie, et qu’elle est, au contraire, « organisée sur la base de la théorie scientifique du matérialisme historique7 » ; soit il souligne plutôt le fait que cette pratique peut se développer et exister sans éprouver le besoin de s’élever à un niveau théorique, de penser sa propre « méthode » de manière réfléchie, jusqu’au point où la réalité (la résistance du monde existant à transformer) lui imposera de combler l’écart entre la théorie et la pratique. On pourrait penser que d’un côté, le marxisme dispose d’une théorie de l’histoire qu’il peut appliquer pour triompher dans l’expérience, et que d’un autre côté, la théorie, en réalité, est à constituer pour réellement affronter la réalité à transformer. On peut synthétiser les deux positions, ou disons, les deux inflexions de la même position en disant que certains problèmes ont pu être traités sans recours à la théorie, mais que d’autres, en revanche, requièrent le passage à la théorie de la pratique politique. Quoi qu’il en soit, il s’agit, dans l’itinéraire althussérien, d’un moment théoriciste où tout, en politique, dépend de la théorie. Je serais tenté de l’appeler positiviste si la conception positiviste des rapports entre la théorie et la pratique est la suivante : la pratique découle de l’application d’une théorie préalable.

À ce sujet, je pense qu’en réalité il faut fermement tenir un point : la théorie de la politique (souvent confondue, en partie du moins, avec la théorie de l’État) est, pour Althusser, absente dans le marxisme, et l’est sur le mode d’une absence déterminée. Il le soutient très clairement dans les textes des années de « crise », c’est-à-dire les textes des années 1977-1978. Cette absence est, selon nous, le symptôme de l’échec de ce modèle positiviste des rapports entre la théorie et la pratique où il suffirait de disposer de connaissances théoriques générales pour les appliquer à une actualité particulière. Quoi qu’il en soit, la pratique politique doit être envisagée de deux points de vue : par son objet (ce sur quoi elle porte, ou ce qu’elle doit transformer), et par son objectif (ce qu’elle vise à produire). On peut répondre simplement à cette double question : la pratique politique porte sur le « moment actuel » ou la « conjoncture » qui est toujours singulière, et elle vise à accomplir une tâche historique déterminée. C’est chez Machiavel qu’Althusser va trouver les éléments les plus pertinents et les plus originaux de développement de cette position.

1.2. Machiavel et nous : la théorie de la politique, une théorie de la conjoncture

Depuis 1962 au moins, il fait un cours sur l’œuvre du Florentin, mais c’est en 1972 qu’il écrit l’essentiel de ce qui sera un ouvrage inachevé, et toujours repris et retravaillé, y compris après le drame de 1980. Cet ouvrage s’intitule « Machiavel et nous »8, et n’a jamais été publié par Althusser : aujourd’hui, on peut le considérer comme l’un de ses meilleurs ouvrages, et l’une des sources principales de sa dernière philosophie (la philosophie du matérialisme de la rencontre). Immédiatement, je m’interroge sur le « nous » qui est accolé au nom de Machiavel : qui Althusser interpelle-t-il ? Bien sûr, ses contemporains, mais c’est encore trop vague et trop général. S’exprimer ainsi signifie déjà interpeller le lecteur pour l’impliquer dans une question redoutable : qu’en est-il du problème posé par Machiavel pour nous aujourd’hui ? Je répondrais que, pour Althusser, le « nous » interpellé ne peut être que celui des militants communistes ; on peut ainsi reformuler la question : quelle doit être notre utilisation ou notre réactivation de la pensée de Machiavel aujourd’hui ? En posant cette question, on rentre dans le vif du sujet, et dans l’originalité même de la théorie de Machiavel : penser la politique, penser politiquement, ce n’est pas dégager des lois générales de fonctionnement du pouvoir politique dans les sociétés humaines, c’est se soumettre à la tâche que nous prescrit notre présent ou notre conjoncture. Autrement dit, Machiavel est celui qui nous montre ce que signifie penser politiquement : c’est penser dans la conjoncture, ou sous la conjoncture. Citons Althusser à ce propos :

Que signifie penser dans la conjoncture ? penser un problème politique sous la catégorie de conjoncture ? Cela signifie d’abord tenir compte de toutes les déterminations, de toutes les circonstances concrètes existantes, en faire le recensement, le décompte et la comparaison. Par exemple, c’est, comme on le voit dans Le Prince et dans les Discours, revenir avec insistance sur la division, le morcellement de l’Italie, la misère extrême où la jettent les guerres entre les princes et les républiques, l’intervention du Pape, le recours aux Rois étrangers. Mais c’est en même temps leur opposer et comparer l’existence et le développement impétueux des grandes monarchies nationales qui existent dans le même moment, celles de la France et de l’Espagne.

Mais ce recensement des éléments et des circonstances ne suffit pas. Penser sous la catégorie de conjoncture, ce n’est pas penser sur la conjoncture, comme on réfléchirait sur un ensemble de données concrètes. Penser sous la conjoncture, c’est littéralement se soumettre au problème que produit et impose son cas : le problème politique de l’unité nationale, la constitution de l’Italie en État national9.

On voit alors bien le point de vue adopté par celui qui pense sous la conjoncture : ce n’est ni celui d’un philosophe qui réfléchirait sur les principes généraux sur lesquels fonder le pouvoir politique dans une société humaine, ni celui d’un théoricien qui dégage des lois universelles du fonctionnement des sociétés, ni celui d’un historien qui analyse un fait passé déjà accompli, mais c’est celui d’un acteur historique engagé dans une action à accomplir soumise aux conditions de la conjoncture dans laquelle il est pris. J’ai proposé de reprendre l’expression de Croce à l’égard de Marx (« Machiavel du prolétariat ») ; en réalité, celle-ci s’applique tout aussi bien, et mieux même pour Althusser, à Lénine. Cette pensée dans la conjoncture, qui suppose un point de vue inséré dans l’action en cours à accomplir, et non pas un point de vue désengagé, neutre, extérieur ou postérieur, c’est celle de Lénine dans les textes de l’année 1917 qu’Althusser analyse dans Pour Marx :

Ces textes [les textes de Lénine sur la révolution de 17], il faut en préciser le statut. Ce ne sont pas les textes d’un historien, mais d’un dirigeant politique, arrachant quelques heures à la lutte pour parler de la lutte à des hommes qui sont en elle, et leur donner l’intelligence de leur lutte. Ce sont donc des textes à usage politique direct, rédigés par un homme engagé dans la révolution, qui réfléchit son expérience pratique, dans le champ de son expérience même10.

Si on résume ce qui précède, on peut dire que la pensée dans la conjoncture n’analyse pas les circonstances d’une conjoncture du point de vue d’un fait déjà accompli (qu’il n’y aurait qu’à connaître), mais du point de vue d’un fait à accomplir, plus précisément une tâche à accomplir, ou un problème à traiter. Ainsi, Machiavel se distingue de tout questionnement philosophique abstrait sur les fondements et les fins de la cité : il enregistre, dans sa conjoncture (le morcellement dramatique de l’Italie), le problème à traiter (la constitution de l’unité nationale), et identifie le moyen : la fondation d’un nouvel État, un État national. Cette tâche, Althusser l’appelle révolutionnaire, et fait donc de Machiavel un penseur révolutionnaire.

En juxtaposant les passages de Pour Marx sur les textes de conjoncture de Lénine et les passages de Machiavel et nous sur la tâche à accomplir de la conjoncture italienne de Machiavel, on se rend compte d’un paradoxe : les deux tâches sont en quelque sorte en miroir, comme si chacune était un reflet négatif de l’autre aux deux bouts de l’histoire. En effet, si la tâche révolutionnaire pensée par Machiavel est la fondation d’un État national (seul propre, dit Althusser, à créer des aires matérielles et sociales de marchés requises par le développement de l’activité industrielle et commerciale d’une bourgeoisie naissante et ascendante), en revanche, la tâche que se propose Lénine est la conquête du pouvoir d’État, mais pour passer, à terme, à une société sans classes, et tendanciellement donc à une société sans État. Je mentionne simplement pour le moment ce paradoxe, et je passe à une autre caractéristique essentielle de la théorie machiavélienne de la conjoncture.

Althusser lit les écrits de Machiavel comme des interventions dans la conjoncture dans laquelle ils prennent place, et ainsi, à la suite de Gramsci, il voit dans l’ouvrage Le Prince un « manifeste politique », et même un « manifeste utopique révolutionnaire ». Le statut théorique du Prince est caractéristique de ce qu’est un écrit de conjoncture : le texte lui-même est un outil au service d’une cause qu’il soutient, ce qui a pour conséquences certaines qualités littéraires (être un texte court au style passionné propre à rallier des partisans), et ce qui définit une démarche matérialiste : l’écrit doit prendre en compte ses destinataires potentiels pour agir sur eux, c’est-à-dire que l’écrit doit envisager sa propre efficace. Althusser soutient que le caractère innovant et déconcertant de cette écriture tient au double lieu qui la détermine : le lieu du « sujet » ou de l’agent de la pratique politique, et le lieu du point de vue théorique et social où est écrit le texte. Chez Machiavel, les deux lieux sont dissociés. En effet, Machiavel en appelle, pour accomplir la tâche historique, à un individu valeureux, inconnu, anonyme, sorti de nulle part pour ainsi dire, et sans lien avec le passé féodal avec lequel il s’agit de rompre : un Prince nouveau. C’est en cela que Machiavel est un théoricien de la révolution : celui qui doit surgir pour transformer de manière révolutionnaire les rapports sociaux existants (présentés comme passés-dépassés en fait) doit commencer absolument à partir de rien. Althusser dit que le lieu de l’agent de la pratique révolutionnaire est un lieu « vide », d’où l’appellation de « manifeste utopique » donné au Prince. Son surgissement dans l’histoire est improbable, rien ne peut l’anticiper, ou l’annoncer : Althusser le dit à la fois nécessaire et impossible.

Mais, pourtant, Machiavel n’écrit pas son texte du point de vue de sujet impossible et nécessaire de la pratique politique : Althusser s’appuie sur la dédicace du Prince11 pour montrer que l’ouvrage est écrit du point de vue du peuple. Par là, il faut entendre deux choses, et les deux anticipent largement la tradition marxiste. Premièrement, le discours de Machiavel n’est pas un discours tenu d’un non-lieu qui serait un point de vue universel et neutre : il est écrit à partir d’une perspective, et produit ses effets d’intelligibilité à partir de cette perspective. En effet, dans la dédicace du Prince, Machiavel dit que « pour bien connaître la nature des peuples, il convient d’être Prince, et pour celle des Princes, d’être populaire » : pour écrire un traité révolutionnaire sur le Prince, Machiavel prend une position de classe populaire. Plus profondément, cela suppose que la réalité sociale et politique étudiée est une réalité conflictuelle, et que pour étudier une telle réalité, il faut soi-même occuper une position dans le conflit : c’est la grande thèse matérialiste qu’Althusser voit à l’œuvre chez Marx, et qui fait de la science marxiste une science nécessairement conflictuelle. L’objet lui-même (une réalité conflictuelle) de la théorie implique une prise de position à son égard. Contre une tradition qui fait d’une position nulle, neutre et hors conflit (universelle, c’est-à-dire occupée par n’importe qui, c’est-à-dire par personne) la position pour accéder au vrai, Marx met en pratique l’idée que « dans une réalité nécessairement conflictuelle comme une telle société, on ne peut pas tout voir de partout, on ne peut découvrir l’essence de cette réalité conflictuelle qu’à la condition d’occuper certaines positions dans le conflit même et pas d’autres », et renoue ainsi, conclut Althusser, avec une tradition, « dont on peut trouver les traces chez les plus grands, par exemple Machiavel, qui écrivait qu’il faut être peuple pour connaître les Princes12 ». La thèse de Machiavel transposée chez Marx se reformule ainsi : « il faut être prolétariat pour connaître le Capital13 ».

On peut dire plus radicalement encore que c’est le positionnement politique qui ouvre même la possibilité d’une connaissance théorique. Mais, dans le cas de Machiavel, rappelons que tout est suspendu au problème, ou à la tâche à accomplir : la fondation d’un État national pour constituer l’unité italienne. Mais, Althusser précise que la question n’est pas seulement de fonder un État nouveau, mais un État qui dure : comment faire durer l’État nouvellement fondé ? C’est à ce propos que nous retrouvons la conflictualité de la réalité sociale sur laquelle il s’agit d’intervenir : cette réalité est conflictuelle car la cité, dit Machiavel dans les Discours, est divisée en deux « humeurs opposées », ou, dit Althusser, en classes antagonistes, le peuple et les Grands. C’est le deuxième élément qui anticipe le marxisme : la reconnaissance de la division conflictuelle de la société en classes antagonistes, et l’idée que le pouvoir d’État ne peut pas s’exercer hors des classes sociales. Cela distinguera nettement Machiavel de toute une tradition qui fait de l’État la volonté de l’universel qui ne serait qu’une réflexion de la volonté elle-même universelle du citoyen (Althusser a ainsi fondé toute sa lecture du Contrat social sur l’idée que la théorie rousseauiste de l’État est une théorie idéologique de dénégation de l’existence des classes14). Machiavel soutient clairement, en s’appuyant sur l’exemple de la Rome antique, que l’État ne peut durer que si les lois stabilisent le rapport des forces entre les classes ; si l’origine des lois est l’agitation causée par le peuple pour réfréner le désir de domination des Grands, et pour conquérir une forme de liberté, alors on peut dire que le Prince doit s’appuyer sur le peuple contre les Grands. Althusser montre que Machiavel soutient qu’« il vaut mieux être le prince du Peuple que le prince des grands » dans le chapitre IX du Prince : « On ne peut honnêtement et sans faire tort aux autres contenter les grands, mais certes bien le Peuple ; car le souhait des peuples est plus honnête que le souhait des grands, qui cherchent à tourmenter les petits, et les petits ne le veulent point être15. »

On vient de voir les anticipations importantes du marxisme par Machiavel, ou plutôt que Marx s’est inscrit, malgré sa propre solitude de fondateur, dans une tradition ouverte par Machiavel. Néanmoins, sur la question qui vient d’être évoquée, la prise de parti dans la théorie conditionnée par une prise de parti en politique, Althusser relève la différence essentielle : on ne trouve pas dans le Manifeste du Parti Communiste la dissociation des lieux entre le « sujet » de la pratique politique, et le point de vue de classe. Le prolétariat occupe les deux lieux : le manifeste est écrit de son point de vue, et c’est lui qui est appelé à devenir l’agent de la transformation révolutionnaire.

Après avoir vu ce que signifie que penser dans la conjoncture, entrons dans le détail de l’analyse de la pratique politique opérée par Machiavel.

2. La théorie machiavélienne de la révolution et du gouvernement

De ce qui a été dit, je retiendrai ceci pour le moment : Machiavel pense une tâche qui est la fondation d’un État nouveau qui dure. Je pense qu’on peut diviser l’exposition en deux : la théorie de la fondation de l’État à partir de rien, la théorie du commencement révolutionnaire de l’État, et la théorie de la pratique politique du Prince nouveau qui doit faire durer cet État. À ce propos, on peut tout de suite dire qu’Althusser, en distinguant fondation et durée, résout un problème classique des études machiavéliennes : Machiavel semble monarchiste dans le Prince, tandis qu’il semble républicain dans les Discours. Comment expliquer cette contradiction ? Althusser montre que la contradiction n’en est pas une si l’on distingue fondation et durée. Pour fonder un État nouveau, Machiavel soutient qu’il faut un individu valeureux inconnu et seul, et qu’ensuite, pour faire durer l’État, et ne pas sombrer dans la tyrannie, cet individu doit devenir « plusieurs », et le gouvernement doit devenir combiné. L’important est de se rappeler que le pouvoir du Prince doit s’appuyer sur le peuple : l’État fondé doit être populaire.

2.1. La théorie de la fondation révolutionnaire

On a vu que le problème posé par Machiavel est celui de la fondation d’un État nouveau, et pour étudier plus avant cela, il faut rappeler les éléments essentiels de sa théorie de la conjoncture. Dans le chapitre XXVI du Prince, Machiavel expose la situation de l’Italie de son temps : une Italie émiettée, morcelée, impuissante face aux invasions étrangères, bref une misère politique, un vide politique comme le dit Althusser, mais un vide qui aspire à l’être. Cette situation misérable, Machiavel l’appelle une matière, et plus précisément une matière sur laquelle peut être introduite une forme, la forme d’une Principauté nouvelle, qui pourra unifier le pays sous l’autorité d’un Prince nouveau. Althusser dit que la maxime de pensée de Machiavel est de penser aux extrêmes, ou de penser à la limite : de passer à la limite. Puisqu’il s’agit de penser un commencement, qu’il soit absolu, c’est-à-dire entièrement nouveau, c’est-à-dire venu de rien : le Prince qui va unifier le pays par la conquête doit surgir du vide, ne peut être qu’absolument nouveau. Le Prince nouveau et la Principauté nouvelle doivent émerger ensemble, et le passage d’homme privé à Prince est appelé par Machiavel au chapitre VI du Prince une « aventure ». Althusser cherche à énumérer les conditions générales de cette aventure ; j’en retiens deux ici.

Premièrement, cette aventure revêt la forme de la rencontre heureuse entre deux termes : entre les conditions objectives de la conjoncture X d’une région indéfinie, ce que Machiavel appelle la Fortune, et les conditions subjectives d’un individu Y, également indéfini, ce que Machiavel appelle la virtu. J’ai déjà parlé d’individu valeureux pour désigner le Prince : ce n’est que maintenant que j’emploie le terme intraduisible de virtu pour désigner ses qualités subjectives. Il ne s’agit pas de vertu morale, sans pour autant que l’individu valeureux soit systématiquement immoral : il s’agit d’une capacité politique à savoir user des qualités (comme la force, ou la ruse) pour parvenir à réaliser une tâche politique, sans s’identifier à aucune qualité. Disons que c’est le terme générique pour désigner la capacité politique que doit mettre en œuvre l’agent de la pratique politique, ou, même, qu’elle est la fonction politique intégralement portée par un individu.

L’important est de voir que la théorie de la conjoncture est une théorie de la rencontre entre des éléments indépendants les uns des autres, d’où son caractère imprévisible et incalculable. C’est ce caractère aléatoire de la rencontre historique qui fait la spécificité de la théorie de la conjoncture et la rend étrangère à toute théorie générale qui voudrait subsumer des cas particuliers et singuliers dans des catégories générales. Philosophiquement, je dirais qu’elle est nominaliste (il n’existe que des cas singuliers), et qu’elle fait dépendre toute réalité d’une contingence irréductible16.

La réussite de l’action révolutionnaire dépend donc d’une bonne rencontre entre des conditions objectives favorables et des capacités subjectives. Cette théorie de la révolution comme rencontre entre ces deux types de conditions, je crois qu’elle n’est pas entièrement nouvelle chez Althusser : on la trouve dans ses analyses des textes de conjoncture de Lénine dans Pour Marx17. Comme chez Gramsci qui fait du Parti léniniste le Prince nouveau, les conditions subjectives sont assurées par l’existence d’un parti révolutionnaire d’avant-garde, même si Althusser précise plus loin que ce sont les masses populaires (divisées en classes) qui se sont jetées à l’assaut du régime existant. On peut envisager une synthèse de ces deux formulations en disant que ce sont les masses, mais regroupées sous la direction du parti d’avant-garde qui n’est qu’un pas en avant d’elles (selon la formule de Lénine). Pour ce qui est des conditions objectives de la conjoncture russe (un pays semi-féodal, engagé dans une guerre inter-impérialiste qu’il ne peut pas mener), Lénine précise aussi qu’elles sont elles-mêmes composées de courants absolument hétérogènes18. Autrement dit, ce n’est pas seulement entre les deux types de conditions (objectives et subjectives) qu’il y a une rencontre contingente (elle n’est garantie par aucune nécessité), mais au sein même des conditions objectives, il y a une rencontre entre des séries de courants et de facteurs indépendants.

Mais, dans cette dualité de conditions, il semble bien que, pour Machiavel, la condition subjective doive dominer la condition objective, car, dans une inspiration stoïcienne, il faut savoir distinguer entre ce qui dépend de nous, et ce qui ne dépend pas de nous. Exemplairement, la Fortune est le nom générique de ce qui ne dépend pas de nous. Or, si la tâche politique est la fondation d’un État qui dure, il est impossible qu’elle soit livrée aux caprices de la Fortune : la deuxième condition de l’aventure révolutionnaire est donc que l’individu valeureux maîtrise son commencement par sa virtu (il ne peut se reposer sur une occasion avantageuse un moment). En somme, il s’agit de transformer un instant heureux en durée politique.

La théorie de la fondation révolutionnaire est donc une théorie de l’action historique supposant une philosophie de la contingence et de la rencontre contingente ; on peut dire une théorie générale de la rencontre (entre Fortune et virtu). Or, ce n’est pas cela qui en fait le caractère politique, ce n’est pas en cela que Machiavel est un penseur véritablement politique. Ce qui frappe Althusser à ce moment-là, c’est le fait que Machiavel laisse en blanc le nom des acteurs de cette rencontre : les termes restent inconnus. On ne sait pas de quelle région va surgir le Prince, on ne sait rien sur son identité : il est absent en personne de la théorie, mais son absence est une absence déterminée. Quelqu’un doit surgir pour endosser sa fonction. Si on veut s’en tenir à une pensée politique, et uniquement politique, la forme générale et abstraite de la théorie n’est pas à lire comme la présentation d’une théorie philosophique de l’action historique, puisque, de toute manière, Machiavel ne développe pas d’analyse conceptuelle sur les catégories de contingence et de nécessité. La forme générale, dans son abstraction même, laisse un vide autour du nom des acteurs, et, de la sorte, prend position concrètement sur ce problème : aucun individu existant, aucun prince des formes politiques existantes d’Italie n’est apte à accomplir la tâche historique. L’anonymat est non pas une simple imprécision ou une simple généralité : c’est un savoir positif de l’insuffisance radicale des princes présents de l’Italie, princes féodaux passés-dépassés, représentant ce passé dont il faut faire table rase. Nous retrouvons l’idée que le commencement, pour être un véritable commencement, doit être absolument nouveau, et doit donc absolument rompre avec l’état existant. Néanmoins, cet appel à un surgissement imprévisible et contingent n’est pas une vue de l’esprit, une simple chimère : Machiavel en trouve le caractère réalisable dans l’aventure de César Borgia. L’exemple de Borgia, parti de la Romagne pour commencer à conquérir le reste de l’Italie, puis arrêté par la maladie contingente (c’est-à-dire brisé par une fortune malheureuse), est la preuve du caractère réalisable de l’exigence posée par Machiavel : la preuve que cela est possible est que cela a été réel.

C’est dans cette indécision sur le lieu et l’agent de la pratique politique révolutionnaire que réside le caractère proprement politique de la théorie de Machiavel, et c’est en cela qu’elle se distingue radicalement de toute théorie prétendant déduire le particulier du général. Dans Pour Marx, nous avons vu naître l’exigence d’une réduction de l’écart entre la théorie et la pratique. Ici, nous voyons plutôt que la théorie de la pratique politique, si elle est politique, doit maintenir l’écart entre des déterminations définies (l’état de la conjoncture, la théorie de la rencontre Fortune/virtu) et le lieu et l’agent de la pratique politique : cet écart maintenu, et impossible à combler, est, dit Althusser, « la présence de l’histoire et de la pratique politique dans la théorie même19 ». On peut bien élaborer une théorie de la rencontre singulière de facteurs singuliers : c’est hors de la pensée, c’est-à-dire hors de la théorie, que va se résoudre le problème posé par la nécessité de cette rencontre. La théorie peut seulement poser la nécessité des conditions pour que survienne l’événement, mais en aucun cas indiquer quels éléments du réel vont remplir ces conditions20.

Après avoir étudié la théorie du Prince nouveau, qui est une théorie de l’action révolutionnaire, Althusser va s’intéresser à la pratique politique de ce Prince nouveau : si le problème est la fondation d’un État national, alors la pratique politique sera la manière d’user du pouvoir d’État, ce en quoi théorie de la pratique politique et théorie de l’État se rejoignent tendanciellement.

2.2. La théorie de la pratique politique, ou théorie des appareils d’État

Althusser s’appuie sur les chapitres XI-XXIII du Prince pour analyser cette pratique politique. C’est ici qu’il est au plus près de ses propres recherches marxistes, notamment de son article « Idéologie et appareils idéologiques d’État. Notes pour une recherche »21 : il reformule tout dans le langage de la tradition marxiste22, en affirmant que le Prince machiavélien est dit être détenteur du pouvoir d’État, qu’il exerce à travers des moyens ou outils appelés appareils d’État. La théorie de la pratique politique est donc une théorie de l’exercice du pouvoir d’État par le biais des appareils d’État, mais immédiatement, pour prévenir une lecture erronée, c’est-à-dire juridique, de cette théorie, je précise que le concept de pouvoir utilisé ici n’est pas un concept juridique. L’exercice du pouvoir ne passe pas que par la loi, et donc ne peut être réduit à la conception traditionnelle de la souveraineté comme puissance de faire la loi (et de la casser). En effet, entre l’appareil juridique ou juridico-politique (le « système des lois ») se trouvent deux appareils qui exercent le pouvoir selon une modalité différente : l’armée, qui est l’appareil de la force, et la religion et la représentation idéologique du prince auprès du peuple, qui constituent l’appareil du consentement. Althusser s’inspire ici de la définition de l’État donnée par Gramsci : « une hégémonie (consentement) bardée de coercition (force) ». Dans son propre langage, Althusser parlerait de l’État comme de l’ensemble constitué par l’Appareil juridico-politique, l’Appareil répressif, et les Appareils idéologiques. Mais, retenons l’idée que le pouvoir s’exerce soit de manière prévalente à la répression ou à la force, soit de manière prévalente à l’idéologie. Ainsi, cette théorie de l’État déborde un cadre simplement juridique, c’est pourquoi je propose de l’appeler théorie du gouvernement. Au-delà même des lois, il s’agit pour le Prince de gouverner la population par le biais de la force ou du consentement.

Il a déjà été dit que les lois du système juridico-politique sont un instrument de régulation de la lutte des classes, ce qui nous rappelle que la politique du Prince est une politique qui doit réfréner le désir de domination des grands et assurer une liberté pour le peuple, donc que son État doit être un État populaire, un État enraciné dans le peuple. Les deux autres appareils ont en commun de devoir réaliser cette même politique, que ce soit l’appareil militaire, ou l’appareil idéologique. Mais, comme dans la tradition marxiste avec laquelle Althusser fait un rapprochement systématique, Machiavel soutient le primat de la force dans le système des appareils d’État : un Prince sans arme n’est qu’un prophète désarmé (Prince, VI). Néanmoins, l’idée intéressante à ce sujet est que l’armée exerce aussi une fonction idéologique : par sa réforme du recrutement (recruter dans les couches populaires), et son primat de l’infanterie sur la cavalerie, l’armée du Prince nouveau participe de la formation de l’unité nationale, et produit le consentement idéologique. Quant à l’idéologie, autre arme du Prince pour asseoir sa politique, elle est elle-même double : fondée sur la religion, et sur l’image du Prince auprès du peuple. L’idéologie religieuse est l’idéologie dominante de la masse : le Prince doit s’en servir pour asseoir son pouvoir. Elle permet de gouverner par la crainte (des dieux), et de fortifier également la virtu du peuple, c’est-à-dire des conduites dignes de l’État. Considérer l’idéologie et ses rituels comme un appareil idéologique n’a rien de surprenant ; en revanche, considérer la représentation du Prince dans l’opinion du peuple l’est davantage : Althusser en fait une pièce de l’idéologie d’État, et même un appareil idéologique d’État. Pour comprendre comment est produite cette représentation, Althusser propose de passer derrière la scène pour découvrir l’agent de la pratique idéologique : le Prince. Comment Machiavel l’envisage-t-il ? Comme un individu entièrement politique, un individu entièrement défini par sa fonction politique, ou encore la fonction politique faite homme. Il se caractérise par une qualité, la virtu, qui n’est ni morale, ni immorale, mais qui se situe à un autre niveau, un niveau purement politique. La virtu est la capacité politique incarnée en un individu. Déjà, elle se définit comme la réflexion en l’individu de la tâche objective de la conjoncture, et ensuite comme la possession des qualités et moyens à mettre en œuvre pour parvenir à cette fin. Ainsi, par rapport à la question, la virtu consiste à savoir quand être moral, et à savoir quand être immoral : elle est prise de distance par rapport à toutes les qualités, et usage de l’une d’entre elles en fonction de la circonstance et de la tâche à accomplir. Il ne faut pas essayer de penser psychologiquement un tel individu : en réalité, l’individu doté de virtu n’est que la pure fonction politique, entièrement désubjectivée.

C’est au chapitre XVIII du Prince (« Comment les Princes doivent garder leur foi ») que Machiavel expose les principes de la pratique politique du Prince nouveau, c’est-à-dire l’exercice en acte de la virtu ou sa méthode de gouvernement du peuple. Machiavel part de l’image du Centaure pour figurer l’homme politique : mi-homme, mi-bête. Il est homme quand il en appelle à la morale et aux lois, et il est bête quand il recourt à la force lorsque moralité et lois sont impuissantes. Mais, ajoute Machiavel, la bête se divise elle-même en deux : en renard et en lion. Le renard figure la maîtrise de la ruse, tandis que le lion figure la force « féroce ». C’est sans doute la ruse qui définit le mieux la pratique politique du Prince nouveau : elle ne se limite pas à la guerre par les feintes et autres tromperies militaires, elle s’applique également dans le gouvernement des hommes. En fait, remarque Althusser, il n’y a pas deux manières de gouverner les hommes, par la force et par les lois : il y en a trois, par les lois, par la ruse, et par la force. C’est la ruse qui a un statut particulier par rapport aux deux autres : elle n’a pas l’existence objective des lois ni de la force. En réalité, elle est en position de domination par rapport à elles : elle est le savoir de quand il faut user des lois, et de quand il faut user de la force. C’est elle qui incarne le véritable art de gouverner du Prince nouveau. Althusser peut ainsi dire :

La ruse n’est pas alors une troisième forme de gouvernement, elle est un gouvernement au second degré, une manière de gouverner les deux autres formes de gouvernement : la force et les lois. Lorsqu’elle utilise l’armée, la ruse est ruse de guerre ; lorsqu’elle utilise les lois, la ruse est tromperie politique.  […] La maîtrise de la ruse chez le Prince, c’est la distance qui lui permet, à volonté, de jouer sur l’existence et de l’existence de la force et des lois, et, au sens le plus fort du mot, de les feindre23.

On peut dire que la ruse est l’incarnation même de la capacité politique mise en œuvre par le Prince : pure fonction politique de calcul des modes de gouvernement des hommes, fonction vide qui se remplir de n’importe quelle qualité adaptée aux circonstances de l’action. C’est ici qu’on peut parler d’un art de gouverner machiavélien : une rationalisation de la pratique politique qui anticipe sur l’efficacité ou l’inefficacité de tel ou tel moyen en fonction de la circonstance.

Si l’on devait reprendre le paradigme de la production utilisé par Althusser dans Pour Marx pour penser la pratique, on pourrait dire que la pratique politique opère sur les hommes (leurs conduites, leurs comportements), à l’aide d’outils de gouvernement (les lois, l’armée, la religion), pour produire des rapports sociaux conformes à l’existence d’un État populaire. N’oublions pas que tous ces instruments de gouvernement n’ont qu’un but : produire et reproduire en permanence, c’est-à-dire faire durer, un État populaire, un État qui régule le conflit de classes en s’appuyant sur le peuple.

Cette théorie de la pratique politique est la théorie adaptée au problème de la conjoncture de Machiavel est fondée sur une analyse d’exemples d’autres États, soit contemporains, soit antiques. Elle constitue une rationalisation de la pratique de gouvernement à adopter pour produire l’effet recherché. Si on reprend la question de la transposition de cette théorie dans le champ du marxisme, à quels résultats peut-on aboutir ? Il ne peut s’agir de transposer mécaniquement la pratique théorisée par Machiavel, puisque le problème à résoudre posé par la conjoncture est différent. Depuis le Manifeste du Parti Communiste, celui-ci est la révolution socialiste devant conduire à une société sans classes et sans État. La théorie de l’État qu’esquisse Althusser est une théorie de l’État capitaliste et de la domination de la classe capitaliste, et offre une proposition de démontage des mécanismes de pouvoir qui assurent la reproduction des rapports de production capitalistes. Le problème à traiter est donc d’abord celui de la révolution, ou de la prise du pouvoir d’État. Dans un dernier moment de l’exposé, je me propose d’étudier les problèmes posés par une réactualisation du machiavélisme dans le marxisme de Lénine et d’Althusser.

3. Le marxisme au-delà de la prise du pouvoir d’État : un art de gouverner socialiste ?

3.1 Un machiavélisme transposé au marxisme ?

La meilleure transposition de la théorie machiavélienne de la conjoncture, on l’a vu, est effectuée par Lénine dans ses textes sur la révolution de 1917. Lénine rend compte de la possibilité de la révolution par la rencontre entre des conditions objectives et des conditions subjectives, et les conditions objectives (elles-mêmes le résultat de courants hétérogènes), Lénine les a résumées dans sa théorie du « maillon le plus faible »24 : une chaîne vaut ce que vaut son maillon le plus faible. Lénine essaie de rendre compte de la possibilité de la révolution en Russie par la position que ce pays occupait dans la chaîne ou le système des États impérialistes : la position du maillon le plus faible. Dans ce pays, l’humanité était entrée dans une situation objectivement révolutionnaire : les dirigeants ne pouvaient plus continuer à gouverner comme avant, et les gouvernés ne pouvaient plus continuer à être gouvernés. Le déchaînement de la guerre inter-impérialiste rend la situation intenable dans un pays impropre à la mener.

Je suggère qu’Althusser, dans sa théorie de l’État esquissée en 1969, fournit une transposition de cette théorie du maillon décisif25. Si l’appareil répressif semble la partie la plus cuirassée des appareils d’État, en revanche, le système des AIE (appareils idéologiques d’État) semble plus vulnérable. En analysant ce système, Althusser réalise une sorte de théorie de la conjoncture : une théorie dominée par une tâche historique (la révolution) et qui propose une analyse des facteurs de la conjoncture (les mécanismes de pouvoir de l’État capitaliste). Dans le système des AIE, il s’agit ainsi de repérer un appareil dominant (plutôt un couple d’appareils), l’appareil scolaire (auquel Althusser couple l’appareil familial), celui par lequel se réalise de manière dominante l’inculcation de l’idéologie dominante qui assujettit les individus à l’ordre social. Cet appareil occupe une position paradoxale : il semble en même temps le plus fort et le plus fragile. Il semble le plus fort : l’idéologie qu’il véhicule est invisible tant le milieu à travers lequel elle se propage est présenté comme « neutre ». Althusser utilise une métaphore musicale pour désigner cet état de fait : la musique diffusée par l’école dans le concert des appareils idéologiques est silencieuse et n’est perçue par personne26. Néanmoins, il ajoute plus loin que les révoltes de la jeunesse scolarisée (principalement des lycées et universités) de Mai 68 ont révélé la sourde lutte (de classes) qui se menait dans l’appareil scolaire : l’apparente solidité de cet appareil se renverse en son contraire. On voit bien que la théorie d’Althusser est une théorie dans la conjoncture, soumise aux événements et aux luttes de la conjoncture. À cette théorie, il ajoute l’idée que toute révolution sociale est précédée par une longue lutte de classe idéologique (il donne l’exemple des luttes idéologiques autour de l’appareil religieux qui ont précédé la révolution française)27, et de la sorte, indique bien un lieu de la structure sociale où accentuer la lutte idéologique pour mener à une révolution sociale. Ainsi, dans le système (ou la chaîne) des AIE, point le plus vulnérable de la structure sociale, l’appareil scolaire, parce que dominant, est le maillon décisif. Néanmoins, on peut se demander si cette théorie n’aboutit pas, malgré tout, à un « petit traité de la pratique de la révolution » par dénégation, Althusser concluant ce raisonnement ainsi :

Nous ne venons nullement de proposer un petit traité de la pratique de la révolution qui pourrait se formuler dans les règles suivantes :

1- commencer par déchaîner la lutte des classes dans les appareils idéologiques d’État, en veillant à ce que le « fer de lance » de la lutte soit dirigé contre l’appareil idéologique d’État dominant (aujourd’hui l’Ecole) ;

2- combiner toutes les formes de lutte de classe dans tous les appareils idéologiques d’État afin de les ébranler au point de rendre leur fonction de reproduction des rapports de production impossible, puis,

3- toutes forces populaires regroupées sous la direction du Parti Politique révolutionnaire, celui de la classe révolutionnaire, monter à l’assaut du pouvoir d’État, en écrasant son ultime appareil : son appareil répressif (police, CRS, etc., Armée)28.

Ce passage problématique, bien proche d’une dénégation, nous permet de souligner une grande différence entre la position de Machiavel telle que l’analyse Althusser et ce que serait une transposition du machiavélisme par Althusser dans sa propre conjoncture. Nous avons vu que Machiavel, lorsqu’il étudie les conditions de l’événement révolutionnaire (la fondation d’un nouvel État), laisse en blanc le nom de l’agent de la politique et fait de la place qu’il doit occuper un lieu vide (c’est-à-dire indéterminé et inassignable). Qu’en est-il chez Althusser lui-même ? À lire le passage précédent, on ne peut pas dire que le lieu soit vide : il serait plutôt complètement saturé par le Parti révolutionnaire29. Le seul élément machiavélien, authentiquement machiavélien, devient alors le fait contingent de la rencontre entre des éléments indépendants qui constitue l’occasion ou la « fortune » que doit saisir le Parti. Le Parti doit donc, pour accomplir sa tâche historique et être conforme à sa fonction, saisir la rencontre, lui donner consistance : faire que la surprise de l’événement prenne. Nous avons dit que la théorie de l’État et de la domination étatique de classe du manuscrit de 1969 a été produite dans la conjoncture de Mai 68.

Précisément, quelle a été l’action du Parti en 1968 ? En 1969, Althusser n’ose pas le dire trop clairement encore, mais à la fin des années 1970, dans le pamphlet Ce qui ne peut plus durer dans le parti communiste, et dans ses textes des années 1980 (aussi bien le texte de 1982 sur le matérialisme de l’aléatoire que dans son autobiographie L ‘Avenir dure longtemps), il soutient sans équivoque que le Parti a laissé passer l’occasion historique d’une rencontre entre étudiants et travailleurs, et a délibérément organisé leur séparation30. Ainsi, dans le texte de 1982, il dit que, dans la manifestation du 13 mai 1968, « les ouvriers et les étudiants […] se croisèrent en leurs longs cortèges parallèles mais sans se joindre, en évitant à tout prix de se joindre, de se conjoindre, de s’unir en une unité encore sans doute à jamais sans précédent31 ». En réalité, cette formulation est imprécise : dans son autobiographie, Althusser précise bien que cet évitement de la conjonction entre les éléments indépendants est dû avant tout au Parti qui a lui-même organisé la défaite du mouvement :

Le Parti, comme toujours en retard de plusieurs trains et terrifié par les mouvements de masse, arguant qu’ils étaient aux mains des gauchistes (mais la faute à qui ?), fit tout au monde pour empêcher la rencontre, dans les très violents combats, des troupes étudiantes et de l’ardeur des masses ouvrières qui menaient alors la plus longue grève de masse de l’histoire mondiale, allant jusqu’à organiser des cortèges séparés. Le Parti organisa en fait la défaite du mouvement des masses en forçant la CGT (à laquelle, à vrai dire, il n’avait guère besoin de faire violence, vu leurs liens organiques) à s‘asseoir à la table paisible de négociations économique32.

Le Parti, animé par la peur d’un mouvement de masse qui lui échappe, organise la séparation entre le mouvement étudiant et le mouvement ouvrier, et préfère rester à la place que lui donne le système de l’appareil idéologique politique d’État : il échange la fin du mouvement contre des négociations économiques à court terme (à travers son syndicat, la CGT), et contre des postes de députés au Parlement. Nous sommes au plus loin d’une situation caractérisée par un vide : au contraire, tous les lieux sont pleins et saturés. À la limite, le Parti devrait faire le vide de la situation existante : nier sa détermination de simple pièce d’un appareil politique parlementaire, et organiser une autre politique, fondée sur l’articulation de comités de base. La politique révolutionnaire ne semble pouvoir se faire que si l’agent politique s’arrache aux places et aux fonctions que lui réserve le système des appareils d’État, mais, pour Althusser, elle ne saurait se passer de la direction du Parti : ainsi, sa position consiste-t-elle, non pas à attendre un Prince inconnu et anonyme, mais à lutter à l’intérieur du Parti pour le transformer et le révolutionnariser. Et, l’on en revient au texte de 1969 qui offre bien une sorte de méthodologie de l’action et de l’attitude à adopter par le Parti en cas de situation révolutionnaire : seul le moment de l’action demeure contingent et inanticipable.

Quoi qu’il en soit de cette volonté ou non de rationaliser la pratique de la révolution, alors que nous avons établi que l’événement révolutionnaire est l’événement inanticipable par excellence, tout ce néo-machiavélisme est une théorie de la prise du pouvoir d’État connectée à une théorie des mécanismes de pouvoir qui assurent la domination de classe. Cette théorie correspond au premier aspect de la théorie machiavélienne : qu’en est-il du second aspect, c’est-à-dire du gouvernement ?

3.2. Une théorie de la pratique du gouvernement socialiste ?

Nous sommes désormais confrontés au paradoxe qui a déjà été soulevé : si Machiavel pense les conditions de la durée d’un État populaire, les marxistes doivent penser les conditions de la destruction de l’État, ou, selon d’autres termes, les conditions de dépérissement de l’État : un État qui poursuive son abolition. Il s’agit alors de détruire ou de transformer les appareils d’État : de changer le rapport des masses aux appareils d’État, c’est-à-dire de faire que les masses populaires contrôlent réellement les appareils. Dans la tradition marxiste, c’est la notion de « dictature du prolétariat » qui est avancée. Althusser soutient la pertinence de ce concept en 197833 alors que le PCF l’a abandonné : il affirme alors que la révolution doit consacrer la domination du prolétariat et que celle-ci doit s’exercer aussi bien sur l’appareil productif (par des nationalisations, le contrôle ouvrier de la production, etc.), sur l’appareil politique (par un Conseil national formé par des délégués de conseils locaux), et dans les formes idéologiques (ce que Lénine a appelé la « révolution culturelle »). On peut dire qu’il s’agit d’une pratique du gouvernement révolutionnaire.

Si l’on prend le cas de la révolutionnarisation de l’appareil politique, on peut dire que le modèle révolutionnaire par excellence est la Commune de Paris présentée par Marx comme un « gouvernement de la classe ouvrière ». Celui-ci remplace l’armée permanente par un peuple en armes, et le parlementarisme et le fonctionnarisme par la subordination directe des élus à l’ensemble du peuple34. Lénine, dans L’État et la révolution, y voit un État qui n’est déjà plus un État : un État qui tend à être un non-État, c’est-à-dire un État où les masses ne sont pas coupées de la direction politique comme dans l’État bourgeois représentatif.

Je voudrais finir cet exposé par les difficultés de la pratique politique révolutionnaire. Je me limiterai à deux points. Premièrement, la question de l’appareil politique. Le paradoxe est que l’échec de la Commune est pour Lénine la situation qui a posé le problème de l’efficacité de l’organisation des luttes révolutionnaires, et Lénine lui a proposé comme solution le parti d’avant-garde. Or, si la révolution de 1917 dans son moment effervescent connaît bien un moment de double pouvoir, entre le pouvoir central et le pouvoir des Soviets, la suite de la révolution va consacrer le pouvoir du parti. On retrouve étonnamment le problème du Prince machiavélien : pour éviter de devenir un tyran, après la fondation révolutionnaire de l’État, il doit devenir « plusieurs ». La question pour le léninisme qui fait du Parti le nouveau Prince est de lutter contre sa bureaucratisation, et sa coupure par rapport aux masses. Les problèmes machiavéliens semblent subsister au-delà de leur conjoncture.

Deuxièmement, prenons le cas de l’appareil productif. On pourrait se référer à ce sujet aux analyses de Robert Linhart sur l’introduction du fordisme dans le système productif soviétique35, mais je vais plutôt me reporter aux remarques critiques de Foucault sur le socialisme, que ce soit dans les Cours au Collège de France ou dans les entretiens des Dits et écrits. En effet, l’intérêt de ces remarques est qu’elles vont au-delà de l’analyse du seul appareil productif en s’étendant à l’analyse du fonctionnement des dispositifs concrets de pouvoir. Je partirai d’une remarque de Foucault dans le Cours de 1979, Naissance de la biopolitique, mais que j’illustrerai par deux entretiens antérieurs à ce cours. Dans la leçon du 31 janvier 1979, Foucault soutient une thèse simple mais forte : il faut délaisser la question de savoir s’il existe dans le marxisme une théorie satisfaisante de l’État, et relever un manque crucial : l’absence dans le socialisme d’un art spécifique de gouverner, c’est-à-dire d’ « une mesure raisonnable et calculable de l’étendue des modalités et des objectifs de l’action gouvernementale36 ». Foucault dit simplement que le socialisme (historiquement existant) a été incapable d’inventer une nouvelle manière de pratiquer la politique et de rationaliser l’action du gouvernement des hommes. Cette lacune dans le socialisme, je voudrais l’illustrer par les remarques que Foucault fait dans une étape antérieure de sa réflexion en 1976, dans deux entretiens recueillis dans les Dits et écrits.

Ainsi, dans l’entretien qu’il a accordé aux géographes de la revue Hérodote, Foucault soutient que le travail qu’il mène dans la première moitié des années 1970 a tendu à éviter de se focaliser sur le seul appareil d’État au sens courant (c’est-à-dire juridique) du terme pour davantage se concentrer sur les micro-pratiques sociales gouvernées par des dispositifs de pouvoir. Cette précaution méthodologique lui permet de relativiser l’importance accordée par le néo-machiavélisme léniniste à la prise du pouvoir d’État lorsque, par ailleurs, les multiples dispositifs de pouvoir de la société ne sont pas révolutionnarisés, et ainsi conclut-il sur la société soviétique :

On a avec la société soviétique l’exemple d’un appareil d’État qui a changé de mains et qui laisse les hiérarchies sociales, la vie de famille, la sexualité, le corps à peu près comme ils étaient dans une société de type capitaliste. Les mécanismes de pouvoir qui jouent à l’atelier entre l’ingénieur, le contremaître et l’ouvrier, croyez-vous qu’ils sont très différents en Union soviétique et ici ?37

Si l’on s’exprime dans le langage qu’il tient en 1979, cela signifie que la pratique de gouvernement socialiste, concernant le fonctionnement de l’appareil productif, n’existe pour ainsi dire pas. Dans un autre entretien de l’année 1976 accordé au Nouvel Observateur à propos de l’Union soviétique, il revient sur cette question et soutient de manière plus générale encore que les techniques disciplinaires élaborées dans la société capitaliste (discipline scolaire, discipline d’atelier, discipline militaire, toutes les techniques disciplinaires existantes) ont été transférées dans la société soviétique, posant ainsi le problème de la rupture du socialisme avec le capitalisme. Foucault conclut ce raisonnement en disant :

De même que les Soviétiques ont utilisé le taylorisme et autres méthodes de gestion expérimentées en Occident, ils ont adopté nos techniques disciplinaires en ajoutant à l’arsenal que nous avions mis au point une arme nouvelle, la discipline de parti38.

En plus de souligner le problème que pose, dans le système productif soviétique, l’introduction de la rationalisation taylorienne du travail qui vise à une expropriation des savoirs ouvriers, et à une domination des travailleurs directs par les concepteurs du travail dans le procès de production, Foucault nous permet d’être attentifs à l’homologie entre discipline d’atelier et discipline du parti : en effet, Lénine lui-même a indiqué que l’efficacité du parti révolutionnaire devait se calquer sur la discipline de l’appareil productif capitaliste39. Dans ses cours au Collège de France des années 1980, Foucault a insisté par deux fois sur l’épuisement de la subjectivité révolutionnaire par son intégration dans le parti40. Pour conclure ce relevé des difficultés de la pratique politique révolutionnaire, je pense qu’on peut légitimement soutenir la position suivante : si l’on suit Foucault et si l’on voit dans le léninisme un machiavélisme du prolétariat, c’est-à-dire une théorie de la pratique de la prise du pouvoir d’État dans le but d’un dépérissement révolutionnaire de l’État, on peut pointer, en revanche, dans ce néo-machiavélisme l’absence de l’invention d’un nouvel exercice du pouvoir, d’un art de gouverner spécifiquement socialiste qui rompe réellement avec les techniques de pouvoir de la société bourgeoise. Mon hypothèse est donc, si l’on suit Foucault, qu’entre la théorie de la prise révolutionnaire du pouvoir d’État (qui dépend d’une théorie de la domination de l’État bourgeois) et l’objectif de son dépérissement, il manque un art de gouverner spécifiquement socialiste :

Entre l’analyse du pouvoir dans l’État bourgeois et la thèse de son dépérissement futur font défaut l’analyse, la critique, la démolition, le bouleversement des mécanismes de pouvoir. Le socialisme, les socialismes n’ont pas besoin d’une autre charte des libertés ou d’une nouvelle déclaration des droits : facile, donc inutile. S’ils veulent mériter d’être aimés et ne plus rebuter, s’ils veulent être désirés, ils ont à répondre à la question du pouvoir et de son exercice. Ils ont à inventer un exercice du pouvoir qui ne fasse pas peur41.

 

Une première version de cet article est parue en portugais au sein de l’ouvrage collectif intitulé Clássicos e contemporâneos da filosofia política – De Maquiavel a Antonio Negri coordonné par Guilherme Castelo Branco et Helton Adverse (Relicário, 2015).

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  1. Louis ALTHUSSER, « Lettre à Franca (29 septembre 1962) », in Lettres à Franca (1961-1973), Paris : Stock/IMEC, 1998, p. 224: « J’ai fait ce cours étrange sur Machiavel, cours doublement étrange, triplement étrange ; puisque je me forçais à le faire avec la conscience déjà vacillante, mais d’autant plus farouche, que c’est là que j’allais vaincre ou être battu ; puisque faisant ce cours j’avais l’impression que ce n’était pas moi qui le fais, qu’il se faisait en dehors de moi, d’une manière absolument fantasmagorique et délirante, sans que je sois capable de contrôler et de vérifier ce que je disais, ne sachant jamais si ce que je disais avait un sens quelconque (d’où mon étonnement quand mes élèves me disaient qu’ils n’avaient rien entendu de semblable cette année-là venant d’autres professeurs) ; puisque enfin je ne trouvais qu’un seul moyen de me convaincre que c’était bien moi qui le faisais, ce cours : et ce moyen c’était de constater que le délire de ce cours n’était rien d’autre que mon propre délire ; en particulier je me souviens du thème central que j’y ai développé, à savoir que le problème fondamental de Machiavel était de penser les conditions de l’instauration d’un « État nouveau » à partir d’une situation (l’Italie) où les conditions étaient à la fois entièrement favorables […] et entièrement défavorables […] en sorte que le problème central de Machiavel au point de vue théorique pouvait se résumer dans la question du commencement à partir de rien d’un Nouvel État absolument indispensable et nécessaire. Je n’invente rien je ne fabrique pas cette pensée, Franca, mais en développant ce problème théorique et ses implications, en exposant les conséquences théoriques […] j’avais le sentiment hallucinatoire (d’une force irrésistible) de ne rien développer d’autre que mon propre délire ; j’avais l’impression que le délire de mon cours coïncidait (et n’était rien d’autre que lui) avec mon propre délire subjectif, car je ne pouvais pas le nommer, ce délire subjectif, j’étais trop pris en lui pour prendre la distance nécessaire à sa perception et à sa définition, je dirais plutôt : j’avais l’impression que le délire de mon cours (délire objectif) coïncidait uniquement avec quelque chose en moi qui délirait. Et de fait, quand j’y pense maintenant […] je ne faisais rien d’autre, en développant l’exigence contradictoire de Machiavel, que de parler de moi. » []
  2. Louis ALTHUSSER, Pour Marx, Paris : La Découverte, 1996 (1re édition : 1965), p. 21 : « La philosophie marxiste, fondée par Marx dans l’acte même de la fondation de sa théorie de l’histoire, est en grande partie encore à constituer, puisque comme le disait Lénine, seules les pierres d’angle en ont été posées ». []
  3. Louis ALTHUSSER, « Philosophie et marxisme. Entretiens avec Fernanda Navarro (1984-1987), in Sur la philosophie, Paris : Gallimard (« L’infini »), 1994, p. 35 : « Je pense que le « véritable » matérialisme, celui qui convient le mieux au marxisme, c’est le matérialisme aléatoire, dans la ligne d’Épicure et de Démocrite. Je précise : ce matérialisme n’est pas une philosophie qui devrait être élaborée en système pour mériter ce nom. Même si ce n’est pas impossible, il n’est pas nécessaire de le convertir en système ; ce qui est vraiment décisif dans le marxisme c’est qu’il représente une position en philosophie ». Machiavel sera justement l’un des penseurs principaux à partir desquels Althusser va élaborer les thèses de ce matérialisme. []
  4. Emmanuel TERRAY, « Une rencontre Althusser et Machiavel », in Sylvain LAZARUS (dir.) , Politique et philosophie dans l’œuvre de Louis Althusser, Paris : PUF (« Pratiques théoriques »), 1993, p. 141 : « À ma connaissance, c’est à Benedetto Croce que nous devons la première version connue de ce parallèle : dans Matérialisme historique et économie marxiste, Croce écrit : « Marx enseigne, même avec ses propositions approximatives dans le contenu et paradoxales dans la forme, à pénétrer dans ce qu’est la société dans sa réalité effective. Bien plus, pour cet aspect-là, je m’émerveille que personne n’ait pensé jusqu’ici à l’appeler, pour lui faire honneur, le Machiavel du prolétariat » (Benedetto Croce, Matérialisme historique et économie marxiste, Paris : Giard, 1901, traduction revue, p. 178-179) ». []
  5. Louis ALTHUSSER, « Sur la dialectique matérialiste (De l’inégalité des origines) », in Pour Marx, op. cit., p. 161-224. []
  6. Alain Badiou, dans un article récent, salue dans cette thèse une double indication à laquelle il souscrit pleinement. Cf. Alain BADIOU, « Qu’est-ce que Louis Althusser entend par ‘philosophie’ ? » in Sylvain LAZARUS (dir.), op. cit., p. 29-30 : « D’abord, un échec politique doit être renvoyé, non à la force de l’adversaire, mais à la faiblesse de notre propre projet. Règle d’immanence à laquelle il n’y a rien à redire. Ensuite, cette faiblesse est toujours en dernière analyse une faiblesse de la pensée. Par quoi la politique est déterminée comme figure de l’intellectualité, et non comme logique objective des puissances. Règle d’indépendance subjective à laquelle on ne peut que souscrire ». []
  7. Louis ALTHUSSER, op. cit., p. 168. []
  8. Louis ALTHUSSER, Machiavel et nous, Paris : Tallandier (« Texto : le goût de l’histoire »), 2009, 1994 (1re édition Stock/Imec). []
  9. Louis ALTHUSSER, op. cit., p. 55. []
  10. Louis ALTHUSSER, Pour Marx, op. cit., p. 179. []
  11. Louis ALTHUSSER, « Machiavel et nous », in Ecrits philosophiques et politiques, t.II, Paris : Stock/Imec, 1995, p. 66 : « Je ne voudrais pas…qu’on m’imputât à présomption, qu’étant de petite et basse condition, j’ose pourtant discourir du gouvernement des Princes et en donner les règles ; car comme ceux qui dessinent les paysages se tiennent dans la plaine pour contempler l’aspect des montagnes et des lieux hauts, et se juchent sur celles-ci pour contempler les lieux bas, de même pour bien connaître la nature des peuples, il convient d’être Prince, et pour celle des Princes, d’être populaire ». Nous citons cette édition car, étrangement, l’édition Tallandier ne contient pas cette citation du Prince. []
  12. Louis ALTHUSSER, « Sur Marx et Freud », in Ecrits sur la psychanalyse, Paris : Stock/Imec, 1993, p. 229. []
  13. Louis ALTHUSSER, idem. Cela suppose une autre question : comment Marx se met-il sur les positions du prolétariat ? En 1978, dans un de ses textes sur la crise du marxisme, Althusser répond : en partageant les combats de la classe ouvrière. Cela pose donc la question du rapport de l’intellectuel aux luttes ouvrières, et aux organisations de lutte. Disons que l’appartenance au parti est la garantie pour l’intellectuel d’être lié aux masses, et de ne pas être une « vox clamans in deserto », c’est-à-dire de ne pas être seul. []
  14. Louis ALTHUSSER, « Sur le ‘Contrat social’ », in Solitude de Machiavel, Paris : PUF (Actuel Marx confrontation), 1998, p. 59-102. []
  15. Machiavel, Le Prince, IX, in Œuvres complètes, Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), cité in Louis ALTHUSSER, Machiavel et nous, op. cit., p. 114. []
  16. On voit en quoi cette théorie est l’une des sources de la dernière philosophie d’Althusser : la philosophie du matérialisme de la rencontre qui fait de la nécessité le devenir-nécessaire de la rencontre des contingents au lieu de penser la contingence comme une exception de la nécessité. Dans l’histoire de la philosophie, Althusser fait référence à Cournot et à sa définition du hasard comme rencontre entre séries causales indépendantes ; une autre piste, pour soutenir de telles positions, serait peut-être de chercher du côté de l’ouvrage d’Emile Boutroux, De la contingence des lois de la nature (texte disponible en ligne : https://archive.org/stream/delacontingence00bout#page/n7/mode/2up. []
  17. Louis ALTHUSSER, Pour Marx, op. cit, p. 96 : « Lénine voyait juste en discernant dans cette situation exceptionnelle et sans issue (pour les classes dirigeantes) les conditions objectives d’une révolution en Russie, et en forgeant, dans ce parti communiste qui fût une chaîne sans maillon faible, les conditions subjectives, le moyen de l’assaut décisif contre ce maillon faible de la chaîne impérialiste ». []
  18. Lénine, Lettres de loin, I, (Œuvres. Ed. Fr., I, 23, p.  330) : « Si la révolution a triomphé si vite…c’est uniquement parce que, en raison d’une situation historique d’une extrême originalité, des courants absolument différents, des intérêts de classe absolument hétérogènes, des tendances sociales absolument opposées, se sont fondus avec une cohérence remarquable », cité par Louis ALTHUSSER, ibid., p. 179, note 15. []
  19. Louis ALTHUSSER, Machiavel et nous, op. cit., p. 143. []
  20. On peut se demander si Althusser ne retrouve pas là un philosophème venu de la critique kantienne de tout argument ontologique. La théorie ne peut qu’indiquer la possibilité de l’événement révolutionnaire en en précisant les conditions nécessaires. Or, du point de vue de la pensée, il n’y a aucune différence entre la réalité et la possibilité de l’événement, car le réel n’est que du possible pour la pensée, possible auquel on a ajouté l’existence. Or, l’existence est hors de la pensée. Du point de vue théorique, il n’y a aucune différence entre la possibilité et la réalité de l’événement révolutionnaire ; du point de vue de la pratique, il y a une différence, qui ne peut être qu’extérieure à la pensée, différence seulement assignable sous la forme de l’absence (du nom des facteurs de l’événement). On peut mobiliser une autre référence kantienne : la théorie du génie. Le génie artistique crée des œuvres d’art exemplaires sans disposer par avance des règles (générales) d’après lesquelles produire l’œuvre (singulière). L’œuvre est nouvelle : elle ne se préexiste pas sous la forme d’un possible qu’on pourrait faire passer à l’existence par l’application de règles générales. Le génie crée l’œuvre et la règle d’après laquelle produire l’œuvre : dans son acte, le général et le singulier sont solidaires, et indistinguables. De même, l’événement révolutionnaire est indéductible d’une théorie générale : il ne s’anticipe pas dans un modèle général. []
  21. Cf. Louis ALTHUSSER, Sur la reproduction, Paris : PUF (Actuel Marx confrontation), 2012. []
  22. En s’appuyant notamment sur Nicos POULANTZAS, Pouvoir politique et classes sociales, t.I, Paris : Maspero (« Petite collection Maspero »), 1968, p. 123-124. []
  23. Louis ALTHUSSER, Machiavel et nous, op. cit., p. 165. []
  24. Louis ALTHUSSER, Pour Marx, op. cit., p. 92 sv. []
  25. Louis ALTHUSSER, Sur la reproduction, op. cit. []
  26. Louis ALTHUSSER, Ibid., p. 178. []
  27. Louis ALTUSSER, Ibid., p. 192. []
  28. Louis ALTHUSSER, Ibid., p. 195. []
  29. Cf. François MATHERON, « La récurrence du vide chez Louis Althusser », in Louis ALTHUSSER, Machiavel et nous, op. cit., p. 230-231. []
  30. Il est intéressant de noter que cette thèse althussérienne est dès 1968 le diagnostic du collectif de cinéastes militants regroupés dans l’Atelier de Recherche Cinématographique (ARC) dans son film Le droit à la parole. Après avoir repris la définition léniniste de la situation révolutionnaire comme rencontre entre l’impossibilité pour les classes dominantes de continuer à gouverner, et l’impossibilité pour les gouvernés de continuer à être gouvernés comme avant, le commentaire off du film soutient que la révolution requiert une organisation révolutionnaire dotée d’une théorie, ce qui correspond bien à la position althussérienne. Mais, elle ajoute ceci d’étonnant que le Parti, ne remplissant pas sa fonction historique, laisse une place vide qu’occupe l’action étudiante. Althusser ne pourrait pas soutenir que les étudiants occupent la place du parti, mais il peut reconnaître que le Parti a été absent à lui-même, et que son lieu est devenu vide. La place que le Parti occupe dans l’appareil politique bourgeois l’empêche de surgir à la place de l’agent révolutionnaire. Nous restituons ici le commentaire off du film vers 6 minutes 43 : « Une crise révolutionnaire éclate quand ceux d’en haut (État, bourgeoisie) ne peuvent plus gouverner, quand ceux d’en bas (travailleurs, étudiants) ne veulent plus être gouvernés comme avant. Pour que suive la révolution, il faut deux choses de plus : une organisation, une théorie révolutionnaires. L’une et l’autre manquaient, l’action des étudiants s’installe à la place demeurée vide de l’organisation révolutionnaire », Collectif ARC, Le droit à la parole (1968), in Le cinéma de Mai 68. Une histoire, Volume 1, DVD 2, Editions Montparnasse, 2008. []
  31. Louis ALTHUSSER, « Le courant souterrain du matérialisme de la rencontre » (1982), in Ecrits philosophiques et politiques, Tome I, Paris : Stock/IMEC, 1994, p. 569. []
  32. Louis ALTHUSSER, L’Avenir dure longtemps, suivi de Les Faits, Paris : Stock/IMEC, Le Livre de Poche, 1994 (édition augmentée), p. 256. []
  33. Louis ALTHUSSER, « Marx dans ses limites », in Ecrits politiques et philosophiques, t.1, Paris : Stock/Imec, 1994, p. 442 et sv. []
  34. Cf. Etienne BALIBAR, Cinq études du matérialisme historique, Paris : Maspero (« Théorie »), 1974, p. 87. []
  35. Robert LINHART, Lénine, les paysans, Taylor, Paris : Seuil, 1976. []
  36. Michel FOUCAULT, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France. 1978-1979, « Cours du 31 janvier 1979 », Paris, Gallimard/Seuil (« Hautes Etudes »), 2004, p. 93. []
  37. Michel FOUCAULT, « Questions à Michel Foucault sur la géographie » (1976), in Dits et écrits II. 1976-1988, Paris : Gallimard (« Quarto »), 2001, p. 36. []
  38. Michel FOUCAULT, « Michel Foucault. Crimes et châtiments en URSS et ailleurs… » (1976), in Ibid., p. 65. []
  39. Jacques RANCIERE, La leçon d’Althusser, Paris : La Fabrique, 2011 (1re édition : 1974), p. 180 : « La discipline qui convient à l’organisation révolutionnaire, c’est celle que le capitalisme enseigne à l’école de la fabrique (cf. Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière, p. 267). » []
  40. Michel FOUCAULT, L’Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France. 1981-1982, « Cours du 10 février 1982 », Paris, Gallimard/Seuil (« Hautes Etudes »), 2001, p. 199-200, et Michel FOUCAULT, Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II. Cours au Collège de France. 1984, « Cours du 19 février 1984 », Paris, Gallimard/Seuil (« Hautes Etudes »), 2009, p. 169-172. []
  41. Michel FOUCAULT, op. cit. p. 74. []
Julien Pallotta