Arvatov, l’art pour transformer la vie quotidienne. Entretien avec John Roberts et Alexei Penzin

Si le succès de l’avant garde soviétique est notable dans la tradition culturelle occidentale, il faut compter un grand nombre de figures oubliées des courants constructivistes ou productivistes. Arvatov et son livre Art et production en est un exemple patent. Dans cet entretien avec Sophie Coudray, Alexei Penzin et John Roberts montrent la valeur et la place décisive d’Arvatov dans l’élaboration du projet productiviste en Russie soviétique : l’ambition d’une transformation totale de la vie quotidienne. Largement inspiré du proletkult, Arvatov considérait la séparation de l’art avec la pratique sociale comme une aliénation du capitalisme. Lui et ses camarades cherchaient à expérimenter des formes esthétiques dans les usines, non sans difficultés, à se tourner vers le design, ou encore des missions plus éducatives. Penzin et Roberts dessinent un tableau renversant des contributions soviétiques les plus méconnues, et font valoir à de nouveaux frais l’actualité de 1917, y compris pour le monde de l’art.

Print Friendly

En dehors de l’anniversaire de la Révolution d’Octobre et la (re)découverte des travaux de l’avant-garde soviétique, quelle est la pertinence du livre de Boris Arvatov Art & Production (Pluto Press, 2017) aujourd’hui ? En d’autres termes, en quoi la théorie d’Arvatov peut-elle encore nous être utile ?

John Roberts : Art and Production d’Arvatov présente un intérêt bien au-delà d’une nostalgie critique pour les débuts de la culture soviétique révolutionnaire, ou bien dans le cadre de la réévaluation continue de l’importance du constructivisme pour l’histoire de l’avant-garde. C’est parce que le livre cherche à estimer et clarifier ce que « l’art » peut signifier et faire dans des conditions dans lesquelles il ne cède plus à la pression de la production pour des patrons bourgeois et pour le marché. Cela nécessite d’effectuer un changement fondamental dans la compréhension des conditions d’engagement de l’art avec ses matériaux formels et cognitifs, tout en reconsidérant plus largement les valeurs d’usages et le potentiel émancipateur collectif de l’art. L’art n’est plus une histoire d’objets exemplaires fondée sur le développement de pratiques esthétiques spécifiques (la peinture, la sculpture) liées à la galerie ou au muséum en tant qu’arbitres du goût, mais le nom d’un ensemble de techniques et de savoirs interdisciplinaires impliquant des travailleurs et des professionnels, des spécialistes et des non-spécialistes, dans la quête d’un projet commun. Cette « fonction sociale étendue » de l’art est, bien sûr, un élément central de l’héritage de l’avant-garde au XXe siècle, issu en majeure partie du constructivisme révolutionnaire. Mais Arvatov est l’un des rares théoriciens d’avant-garde, à l’époque, à réellement placer une approche renouvelée de l’art au centre d’une théorie émancipatrice du travail, qui exploiterait la créativité de tous. Ici il n’y a pas, pour Arvatov, d’émancipation à travers l’art sans émancipation de l’art de la division sociale et intellectuelle du travail inscrite dans les rapports de propriété bourgeois.

Alexei Penzin : L’œuvre d’Arvatov comporte plusieurs strates et aspects qui restent pertinents aujourd’hui. Je vais brièvement évoquer deux d’entre eux.

Premièrement : Son travail ambitieux et pionnier sur le développement de l’art du début de la modernité aux années 1920 montre comment l’art a été séparé de la praxis de la vie (life-praxis) et s’est retrouvé enfermé dans un paradigme moderniste qui, en raison de l’avancée des formes de production de masse du capitalisme et du marché, a réduit l’œuvre d’art à un objet-marchandise transportable et isolé. Cette approche historique-sociologique a été réintroduite plus tard dans la théorie marxiste de l’art, comme dans Theory of the Avant-garde de Peter Bürger, qui reconnaît la contribution fondamentale d’Arvatov (quoique dans ses notes de bas de page). Mais le travail théorique-historique d’Arvatov – que tout le monde peut voir à travers la lecture de la nouvelle traduction – est bien plus riche et radicale que cela. Dans la postface que j’ai écrite à ce livre, j’établis certains parallèles intellectuels entre Arvatov et Walter Benjamin. Je dirais que le trait distinctif de l’œuvre d’Arvatov – tout comme de celle de Benjamin – est sa capacité à combiner des réflexions théoriques sur la « totalité » d’époques historiques globales avec une analyse de petits – mais révélateurs – détails de la vie quotidienne, d’objets et de pratiques culturelles – par exemple les ustensiles de cuisine, les vêtements, l’architecture, la sculpture, les arts appliqués et le développement urbain. Arvatov intègre ces objets et ces pratiques à une vue panoramique lucide, montrant comment, sous la pression de la modernité capitaliste, les choses qui avaient été produites dans le but de satisfaire les besoins quotidiens ont, progressivement, changé de fonctions pour devenir des entités décoratives abstraites et, ainsi, démontrer comment le développement de la production industrielle et des sciences de l’ingénierie, ainsi que l’introduction de nouveaux matériaux à la fin du XIXe siècle, a changé cette injonction décorative de l’intérieur, transformant les habitudes du quotidien et les modes de vie. À cet égard, il mentionne et discute des exemples clefs formels et sociaux – soulignés plus tard par Benjamin – tels que l’exposition universelle de Paris de 1890, la Tour Eiffel et les flâneurs. Ainsi, l’ouvrage d’Arvatov constitue davantage qu’une approche historique-théorique spécialisée de l’« art ». C’est un puissant récit marxiste qui retrace les transformations survenues dans les formes de vie et le quotidien depuis le début de la modernité capitaliste européenne.

Deuxièmement : Ce travail montre, paradoxalement, que l’élément paradigmatique de l’avant-garde historique du vingtième siècle, la « dissolution de l’art dans la vie » (c.à.d le dépassement de l’isolation de l’art vis à vis de la praxis), n’était pas une nouveauté des années 1920 mais était quelque chose de manifeste depuis le début de la période moderne – c’est-à-dire, en tant que problème nécessitant une « solution » émancipatrice. Ainsi, l’approche d’Arvatov comporte une dimension téléologique : un modèle de « fusion » de l’art dans la vie existait déjà dans les guildes d’art pré-modernes ; sous la modernité capitaliste, cette fusion s’effondre ; dans la société soviétique, on se confronte à ce problème et on le transforme. La théorie d’Arvatov est, par conséquent, opposée à la vision stéréotypée de l’avant-garde comme « rupture » avec l’histoire : l’avant-garde, dit-il, n’était pas une rupture avec le passé ou la production d’une soudaine innovation par un groupe d’artistes et d’intellectuels plus avancés, mais était davantage une réponse à une série de problèmes séculaires que le capitalisme a créé pour l’art : la séparation de l’art et de la vie à travers l’emprisonnement de l’art dans une forme d’objet-marchandise ne présentant aucun risque et neutralisée politiquement

Comment Arvatov conçoit-il les artistes et leur rôle dans le processus révolutionnaire ainsi que dans la nouvelle société communiste ?

J.R. : Pour le dire simplement : la conception de l’art et de l’artiste d’Arvatov dans une société communiste est que l’art est le nom donné à un ensemble de techniques, de compétences et de savoirs partagés, ainsi que de modes d’attention, qui ne sont pas déterminés par la force centripète de la production artistique pour le marché : c’est-à-dire, la tendance de l’art sous le capitalisme à adopter une plage étroite de formes de marchandises mobiles, généralement identifiables, comme je l’ai dit auparavant avec la peinture et la sculpture. Mais cette identification de « pratiques esthétiques » avec la restriction ou la destruction des valeurs d’usages de l’art soulève des problèmes. L’engagement d’Arvatov, comme d’autres productivistes, en faveur de l’entrée de l’art dans l’usine comme lieu de l’expansion de la valeur d’usage de l’art – une sorte de Saint Graal de la valeur d’usage si vous voulez – se confronte vite aux réalités déterminantes de l’artiste-comme-technicien ou de l’artiste-comme-ingénieur dans l’usine. Les intérêts de l’artiste sont rapidement associés à ceux de la direction de l’usine, qui est davantage préoccupée par l’amélioration de l’efficacité, la limitation des coûts et non par la coopération avec des artistes-ouvriers concernant la place de l’art dans la transformation des rapports de production. Cet aspect transparaît dans la période que l’artiste Karl Ioganson a passé à l’usine de métal Prokatchik à Moscou en 1923-1924. La majorité du temps qu’il y a passé a été consacrée au développement d’un nouveau type de dispositif de trempage pour achever les métaux non-ferreux, de façon à améliorer l’efficacité des ateliers de production. Iagonson était très fier de cela, mais Arvatov était moins convaincu et au moment où Art and Production a été publié à Moscou en 1926, il réévaluait la valeur plus large de ces « expérimentations en usine ». Il revient à une perspective constructiviste plus générale, dans laquelle les valeurs d’usage de l’art sont liées à la recherche en art à travers un éventail de disciplines et de pratiques. Ainsi, on pourrait dire, à la lumière de ces limites (ou des réalités du processus de travail), que l’art doit à un moment donné enter dans l’usine sous le communisme, non pas pour affiner la production ni améliorer l’efficacité ou les valeurs de conception, mais comme une sphère de singularités créatives qui questionne et défie le productivisme lui-même.

A.P. : En des termes moins spécifiques que les pratiques distinctes du constructivisme et du productivisme, le programme esthétique radical d’Arvatov s’inscrivait dans un programme général de transition qui incluait tous les aspects de la société – l’économie, la politique, la culture, les modes de production du savoir – et constituait, en tant que tel, une contribution vitale à la théorie révolutionnaire pendant la Révolution d’octobre. Ces débats radicaux étaient multidisciplinaires et incluaient non seulement les artistes et les théoriciens culturels, mais également les philosophes, les écrivains, les poètes, les économistes et les critiques littéraires. Lénine a fait l’hypothèse, dans L’État et la révolution, de ce qu’il adviendrait de la forme-État durant la transition vers le communisme ; Boukharine a discuté de la même question concernant l’économie (qu’adviendrait-il de la forme marchandise après le capitalisme ?) ; Arvatov, et ses camarades du Front Gauche de l’Art (Levy Front Iskousstv : LEF), discutaient de la même question non seulement en ce qui concerne l’« art », mais également la vie quotidienne sous le futur communisme, l’organisation de la vie et les nouvelles formes émancipées de vie encore à venir. En effet, dans Art and Production, il écrit que sous le communisme l’art « dépérirait » (la même phrase qu’utilisaient bien évidemment Engels et Lénine pour traiter de la question de l’État). Néanmoins, en écrivant cela il ne parlait pas de la « mort de l’art », comme a pu le faire Arthur Danto, mais plutôt de la socialisation de l’art par l’introduction de nouvelles techniques – le rapport actif entre l’art et la société – dans la culture. Le rôle de l’artiste dans cette perspective radicale serait de créer des manières spécifiques de disséminer et reproduire ces techniques dans la société, pour faire de tous les arts (visuels, théâtre, littérature, poésie) une forme de co-production permettant au communisme de façonner non seulement l’organisation politique et sociale de la société, mais également d’étendre son espace à l’existence humaine en tant que telle.

De quelle manière la pensée d’Arvatov s’inscrit-elle dans les débats sur l’art et les artistes de cette époque ? À quels courants politiques et intellectuels était-il lié ?

J.R. : Arvatov était un membre éminent du Proletkult et du LEF. Ces deux organisations insistaient sur le fait que la révolution permettait une transformation fondamentale des rapports de production culturelle en concordance avec le dépassement de la société bourgeoise par le prolétariat. Mais les artistes et intellectuels du LEF, contrairement à ceux du Proletkult, n’avaient aucune sympathie pour l’adaptation prolétarienne ou la transformation de formes culturelles bourgeoises, comme la peinture réaliste (étant donné la dette de l’organisation envers le futurisme de gauche) ou, inversement, pour l’idée selon laquelle le prolétariat devait rebâtir la culture uniquement et purement à partir d’un « matériel prolétarien », c.à.d. les attachements traditionnels et populaires à la vie et la culture de la classe ouvrière. Arvatov et le LEF rejetaient ces tentatives de culture ouvrière en tant qu’ils les considéraient comme pittoresques et folkloriques et, en fin de compte, réactionnaires. À l’inverse, ils affirmaient que la lutte culturelle fondamentale devait se baser sur la possession créative de nouvelles techniques dérivant des nouvelles technologies de l’images et formes de production (la base, bien évidemment, de « l’auteur comme producteur » de Walter Benjamin) par les ouvriers. Cela permettrait à la créativité des ouvriers de s’aligner avec les définitions nouvelles et inconditionnelles de la modernité, et nier ainsi les identités culturelles héritées et invariablement fétichisées. En effet, par l’adaptation et le développement de ces techniques, les ouvriers refaçonneraient le monde à leur propre image moderne en collaboration avec les formes artistiques les plus avancées. Il y a donc une manière de lire l’expérience d’usine d’Arvatov comme une sorte de rencontre ratée entre les positions du Proletkult et celles du LEF : d’un côté, on trouvait la hâte d’abandonner tout lien avec la culture bourgeoise afin d’identifier le travail de l’artiste avec le travail de l’ouvrier d’usine, de l’autre côté, il y avait la tentative concertée des artistes et des ouvriers de produire de nouvelles techniques et de nouvelles formes de rapports sociaux.

A.P. : Je le dirais quelque peu différemment en ce qui concerne le Proletkult. Comme dit plus haut, Arvatov était membre du Proletkult (abréviation de « culture prolétarienne »). Dans l’historiographie anglo-américaine de l’avant-garde, le Proletkult est souvent ignoré, et on passe à côté de ses nuances importantes. La période d’avant-garde est invariablement divisée en un Proletkult « conservateur » et un LEF/Constructivisme progressiste, ce dernier préfigurant les futurs néo-avant-garde et modernisme post-Seconde Guerre mondiale. Néanmoins, d’importantes nuances sont laissées de côté. Il y a eu un premier Proletkult, emmené par Alexandre Bogdanov, qui proposait le principe de base du productivisme – le mouvement de l’art dans la production. Ces idées étaient toutefois déjà discutées dans les cercles du Proletkult en 1917. Mais, après 1923, Bogdanov a été exclu de la direction de l’organisation et, en conséquence, le Proletkult a progressivement perdu son statut autonome et s’est transformé en un organe plus conservateur affilié au Parti. Il est intéressant de constater que le premier chapitre de Art and Production a été publié dans le journal du Proletkult et non du LEF.

Pourriez-vous revenir sur le concept de « construction de la vie » (life-building) chez Arvatov, qui sous-tend sa théorie quant au rapport entre l’art et la vie ?

J.R. : La « construction de la vie » est le terme générique que donne Arvatov à l’intersection entre l’art et un ensemble de techniques interdisciplinaires, des techniques sociales générales et la transformation collective de la vie quotidienne (byt). Ainsi, la technique artistique et la technique sociale générale se combinent dans le démantèlement radical de la division bourgeoise du travail. Les ouvriers (ou les ouvriers-comme-artistes), les techniciens, les scientifiques, ainsi que les architectes et designers, vont travailler à un produit commun en tant que travailleurs et en tant qu’artistes. Ainsi, la place idéale de l’art dans la lutte pour l’émancipation n’est pas dans la sécurisation d’une « créativité abstraite » pour tous, mais dans la reconfiguration des apports du travail comme s’inscrivant dans un processus artistique (inconditionné) partagé. Et ceci peut, bien sûr, prendre des formes multiples et diverses, comme cela se reflète dans l’élargissement, chez Arvatov, de la notion d’art dans la production en dehors du confinement de l’usine elle-même.

A.P. : C’est Nikolay Chuzhak, le camarade d’Arvatov au LEF, qui a introduit l’idée de « construction de la vie » au sein des cercles d’avant-garde, dans son manifeste Under the Banner of Life-Building (An Attempr to Understand the Art of Today). Toutefois, selon moi, Arvatov s’est saisi de ce concept de façon bien plus sophistiquée et radicale. La théorisation d’Arvatov de nouvelles techniques pour l’art oscille, dans son livre, entre deux axes – l’un est l’art et la production et l’autre est l’art et la « vie ». Ici, la « vie » est non seulement appréhendée en relation avec ses traits biologiques élémentaires, mais également dans ses formes spécifiquement humaines qui sont reproduites socialement, imbriquées dans le travail, la créativité, le langage, etc. Ainsi, lorsque les ouvriers produisent en usine des objets ou des biens afin de subvenir à leur vie biologique, la « vie » est également matière à « construction », dans un sens non-technique. La langue russe permet d’utiliser le terme « construire » dans son vaste potentiel métaphorique – c’est-à-dire non seulement en rapport avec la construction mais également avec l’organisation et la création. Cette distinction comprend également le sens littéral du terme « construction » – en construisant une maison, vous créez également des formes de vie, car des personnes vont habiter cette maison. En ce sens, on sait bien que le constructivisme soviétique en architecture était basé sur de nouvelles idées qui visaient à stimuler les liens entre la construction spatiale et la vie sociale, en installant, par exemple, de vastes corridors dans les immeubles à plusieurs étages, permettant aux gens de s’y rencontrer et de discuter. De plus, à un niveau général, c’était tout à fait typique de la rhétorique soviétique officielle que de parler de « construire le socialisme » ou de « construire le communisme » – ainsi, encore une fois, la « construction » n’était pas qu’un problème ou un concept lié à l’« art » d’avant-garde. Ainsi, la forme sociale ultime dans la construction de laquelle étaient engagés les soviétiques n’était pas un communisme comme ordre futur abstrait, mais une vie communiste, pour laquelle Arvatov a produit tout un programme créatif. En ce sens, le livre ne porte pas du tout sur l’« art » – de façon conventionnelle. C’est pour cela qu’il est « à des années lumières » de la médiocre « théorie de l’art » d’aujourd’hui qui accompagne un « art socialement engagé » ou un « art participatif » tout aussi médiocres. Ce livre s’intéresse au fait de créer une vie différente, communiste, à travers l’art et il a été écrit à un moment unique et formidable de l’émancipation dans l’histoire humaine, où ces idées paraissaient possibles.

En quel sens la question de la « technique » structure-t-elle sa pensée de l’art ?

J.R. : La technique joue un rôle absolument crucial dans la pensée d’Arvatov. La technique ne signifie pas simplement la « compétence », mais la transformation de rapports de production en rapports sociaux par l’intersection de la technologie, de la science, de la pensée artistique et de la subjectivité collective. En ce sens, la technique est la force structurale qui lie l’agental (agental), le spatial et le collectif, et qui, par conséquent, façonne et dirige la « construction de la vie ».

A.P. : Comme je l’ai dit plus haut, en fin de compte, Art and Production porte sur la création d’une vie communiste différente. Cette création repose sur un ensemble de techniques, découlant de l’héritage historique de l’art, qui peuvent façonner la meilleure façon d’approcher, d’organiser et de favoriser la richesse et la complexité d’une vie humaine libérée, individuelle et collective, dont aucune « science managériale » – désormais si largement étendue sous le règne de la médiocrité néolibérale – n’est capable. Si l’on revient à la question du « programme transitionnel général » de 1920, je pense que l’on peut dresser un parallèle entre la question de la technique artistique et le débat économique sur la transition dans le marxisme. Selon le programme marxiste, les moyens de production doivent être socialisés (ou nationalisés) pendant la période de transition vers le socialisme. Dans le cadre de ce programme étendu, les moyens de production artistique, c.à.d les diverses techniques, doivent également être expropriés de l’artiste-entrepreneur individualiste bourgeois et devenir accessibles à tout le monde.

Dans quelle mesure les questions de temps et de temporalité sont-elles importantes dans la pensée d’Arvatov ? Comment aborde-t-il ces questions et comment les mobilise-t-il dans sa réflexion sur la production ?

J.R. : Arvatov a posé un défi abrupt à la fois aux marxistes orthodoxes et à l’historicisme bourgeois : à savoir qu’il percevait la Révolution bolchévique comme parvenant à introduire dans l’histoire humaine une rupture dans la continuité des rapports des ouvriers aux réalisations culturelles du passé. Les ouvriers ne sont pas simplement des héritiers de la « culture mondiale », mais les agents transitionnels d’une nouvelle culture qui reste encore à faire. En ce sens, Art and Production est une sorte de manifeste pour le rôle culturel d’avant-garde transitionnelle du prolétariat. C’est-à-dire : c’est la transformation des rapports de production et des rapports sociaux par le prolétariat qui constitue la signification de l’avant-garde, en ce qu’elle permet à la recherche artistique de circuler dans toutes les sphères de la production et de la vie sociale. Le prolétariat est l’avant-garde. Par conséquent, c’est très différent que de dire, en termes orthodoxes, que le prolétariat est l’avant-garde de l’humanité.

A.P. : De manière générale, la question d’une nouvelle temporalité était très importante dans les débats post-révolutionnaires des années 1920. Celle-ci était principalement liée à l’industrialisation soviétique émergente et à l’« organisation scientifique du travail », qui demandait une rationalisation de la temporalité dans les processus de travail. C’était-là non seulement la conséquence de l’appropriation du taylorisme par les bolchéviques, mais également d’un mouvement populaire, avec des manifestations aussi exotiques que la « ligue du temps » qui publiait le journal Vremja (Temps), dédié non seulement à l’organisation rationnelle et économe de la production, mais également à la transformation des rythmes quotidiens ; et c’est pourquoi le rôle de l’« art », en tant que porteur de techniques progressistes de « construction de la vie » – de tournants émancipateurs dans le temps et l’espace – était également important. Ces groupes n’ont pas seulement produit une analyse du travail industriel, mais également du travail intellectuel, créatif et artistique. Il est clair qu’Arvatov avait de la sympathie pour ces expérimentations en tant que recherche d’une temporalité proprement communiste, qui serait à la fois libérée des pressions disciplinaires du travail industriel et, espérait-il, aurait une capacité d’organisation créative, modelée sur la temporalité de la vie « artistique » ou « plastique ».

Qu’est-ce que la pensée d’Arvatov « doit » à Bogdanov ? Quels étaient les liens théoriques entre eux ?

J.R. : Le matérialisme d’Arvatov n’est pas – comme cela devrait désormais apparaître clairement – un matérialisme des « faits » mais des « transitions », des « transpositions » et des « totalités émergentes ». Et c’est en cela qu’il partage une affinité explicite avec la pensée globaliste de Bogdanov. En tant qu’ensemble de pratiques interdisciplinaires qui croisent la technique artistique et la technique sociale générale, l’art est pour Arvatov, dans l’esprit de la « tectologie » de Bogdanov, une pratique relationnelle et intersectorielle. Ainsi, lorsque Arvatov parle de l’échec « organisationnel » de l’art dans la société bourgeoise, il fait référence à la manière dont le rapport entre le travail, soi-même et le collectif, qui se déploie dans la production et la réception de l’art, reste sous-développé dans la société bourgeoise. Ainsi, en ce sens, Bogdanov et Arvatov partagent un engagement dans une forme de monisme radical, bien que dans le cas de Bogdanov celui-ci tende à être idéaliste et arrogant.

A.P. : Comme je l’écris dans la postface, le livre d’Arvatov comporte une philosophie implicite de l’art, qui incorpore le cadre plus large de la philosophie de Bogdanov, ce dernier ayant une influence immense sur l’avant-garde soviétique1. Les affirmations philosophiques de Bogdanov ont émergé des débats politiques sur la spontanéité et l’organisation au sein des bolchéviques. Son ontologie matérialiste se base sur l’idée de différents degrés d’organisation de la matière, des systèmes stellaires aux sociétés humaines. Bogdanov parle ainsi de « construction du monde » – l’ontologie du devenir et de l’organisation – une chose que l’on perçoit, par exemple, en un certain sens, dans des positions philosophiques plus tardives, comme la philosophie de Deleuze. Arvatov, qui était fortement influencé par Bogdanov, dit en réalité que l’« art » devrait être une activité « constructrice de la vie » – que sa première fonction est d’organiser la vie. Il peut faire cela de deux manières. La première se fait à travers les formes figuratives traditionnelles, qui compensent en fait un manque d’organisation dans la vie sociale réelle et créent des formes idéales comme guide pour la pratique. La seconde est l’intervention directe au sein de la vie, une socialisation non-figurative de diverses techniques esthétiques. Le pouvoir « constructeur de la vie » de l’« art » est, toutefois, entravé sous le capitalisme. Dans Art and Production, Arvatov montre, par sa description du développement de l’art depuis les débuts de la modernité, que les artistes ont toujours eu accès à ce pouvoir, mais que celui-ci était réprimé sous le capitalisme et ne peut être libéré et réalisé que dans les conditions de la transition vers le communisme. Ainsi, pour Arvatov, l’essence profonde de l’« art » n’est pas de créer des représentations de divers aspects de la vie mais de créer de nouvelles formes de vie.

La question majeure concernant cette ontologie et esthétique de la « construction de la vie » concernerait ses connotations vitalistes, étant donné son intégration à une définition assez floue de la « vie ». Nombre de théoriciens contemporains ont observé d’un œil critique ces aspects vitalistes en se référant à Deleuze. Mais cette critique existait déjà dans la tradition philosophique soviétique. Dans sa critique féroce du modernisme et de l’avant-garde, développée dès les années 1930 et culminant dans son Crisis of Ugliness (1968), Mikhail Lifshitz – un autre géant sous-estimé de la pensée philosophique et esthétique soviétique – mettait déjà en garde contre le danger du vitalisme en tant que politique culturelle dans la poursuite de la « construction de la vie » de l’avant-garde2. Dans ces conditions, il existe deux paradigmes transformationnels cruciaux et tout aussi important l’un que l’autre dans l’esthétique soviétique : l’un est façonné par l’idée avant-gardiste de la « construction de la vie » interdisciplinaires, qui est rattachée au travail d’Arvatov et l’autre, qui a émergé après l’avant-garde des années 1920 – et qui ne doit pas être confondu avec le réalisme socialiste staliniste – découle des écrits de Lifshitz. Dans cette critique radicale de l’avant-garde, Lifshitz a développé un paradigme différent, qui développe la théorie de Lénine de l’art comme « réflexion », « speculum mundi » ou « miroir du monde ». Selon Lifshitz, la fonction figurative des pratiques esthétiques n’est pas celle d’un « miroir » passif de la réalité, mais elle transforme le spectateur et le monde à travers ce miroir, en ce que le monde contient un processus « réfléchissant » comme fondation ontologique pour ce processus figuratif. En ce sens, Lifshitz souligne principalement les éléments cognitifs de l’esthétique, en d’autres termes sa capacité à rendre le monde plus « conscient » de lui-même. Ce qui est remarquable, comme l’a noté le philosophe hégélien franco-russe Alexandre Kojève dans un manuscrit non publié de 1941, dans lequel il essaye d’analyser les discours soviétiques officiels, ce discours se base sur l’idée de « connaissance », de « conscience » – avec ses figures idéales d’ouvriers, de paysans et d’intelligentsia « conscients »3. Mais c’est une autre histoire.

Arvatov a-t-il entretenu des liens intellectuels avec d’autres penseurs qui ont pu l’influencer ? Et réciproquement, de quelle manière a-t-il lui-même influencé d’autres penseurs (comme par exemple Walter Benjamin) ou peut-être politiciens ?

J. R. : Arvatov faisait partie d’un petit groupe de communistes de gauche dans le LEF, engagés dans la réorientation du futurisme, avec en particulier Alexei Gan. En 1922, Gan parlait de la « mort de l’art » et du besoin pour les intellectuels et les artistes (ou « post-artistes » pourrait-on dire) de se libérer d’une activité esthétique spéculative. En tant que tel, Gan fournit sans doute davantage que la plupart des artistes et écrivains qui commençaient à l’époque à définir le constructivisme, un sentiment fondamental de crise dans lequel les artistes étaient supposés se confronter aux réalités majeures de la Révolution. Son côté polémiste frappant a certainement nourrit la critique adressée par Arvatov à l’esthétisme bourgeois.

A. P. : J’ai déjà mentionné des similitudes entre les « styles » d’écriture de Benjamin et d’Arvatov. En termes de recherche historique, ces connexions sont déjà bien établies et largement discutées. Il existe une hypothèse selon laquelle l’ouvrage d’Arvatov aurait certainement influencé les textes classiques de Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de la reproductibilité technique » et « L’auteur comme producteur ». Arvatov affirme dans Art and Production : « Plutôt que de socialiser l’esthétique, le scientifique a esthétisé le milieu social. » Des expressions telles que la « socialisation du travail artistique » ou « socialisation esthétique » rappellent immédiatement le fameux slogan de Benjamin : « Voilà l’esthétisation de la politique que pratique le fascisme. Le communisme y répond par la politisation de l’art. » Benjamin n’a pas reconnu explicitement que sa revendication d’une « politisation de l’art » était issue de ses échanges et expériences à Moscou. Tout le monde connaît et apprécie le Benjamin « doux » et « mélancolique ». Mais peut-être s’est-il comporté durant son séjour à Moscou comme un sujet colonial, « extrayant » des savoirs et idées locales. Il est possible de se faire une idée sur ce point en lisant son « Journal de Moscou ». Néanmoins, il existe d’importantes différences entre la « socialisation de l’esthétique » d’Arvatov et la « politisation » de l’art de Benjamin. À la lumière des transformations massives initiées par la Révolution d’Octobre, Arvatov considère la « socialisation de l’art » comme partie intégrale de la socialisation générale des moyens de production et de la vie quotidienne. Benjamin en revanche – dans l’atmosphère quelque peu différente des années 1930 et de l’avancée catastrophique du fascisme – ré-emploie la « socialisation de l’art » comme « politisation de l’art », du fait qu’il était vain de parler de « socialisation » sans transformation révolutionnaire ni gouvernement socialiste. À cette époque, cela ressemblait à un appel plutôt faible, qui a acquis bien plus tard son statut contemporain de citation canonique, après la publication posthume de l’œuvre de Benjamin et l’effondrement de l’avant-garde soviétique et de toute l’expérience soviétique.

Quelle a été la réception de l’œuvre d’Arvatov de son vivant et quelle a été sa postérité ?

J.R. : Dans le monde germanophone, après la traduction de Kunst und Produktion (Carl Hanser Verlag, Munich) en 1972, l’œuvre d’Arvatov est devenue le terrain d’une réflexion sur la néo-avant-garde et l’« engagement social » dans le sillon de Mai 68. Theorie der Avantgarde (1974) de Peter Bürger tire, par exemple, sa critique du modernisme autant d’Arvatov que d’Adorno. En cela, il tient certainement compte de la critique d’Arvatov de l’autonomie bourgeoise dans l’art dans son analyse postrévolutionnaire de l’héritage de l’avant-garde. Mais si l’influence d’Arvatov sur Bürger n’est que rarement abordée, c’est sans doute dû au fait que, dans les pays anglophones, Arvatov n’est que peu connu en dehors des universitaires spécialistes de l’URSS. C’est uniquement à la fin des années 1990, et au début du deuxième millénaire que sa pensée a été à nouveau liée, chez une nouvelle génération d’historiens de l’art d’avant-garde soviétique et surtout aux États-Unis, aux débats sur le constructivisme et l’avant-garde. Cela a beaucoup à voir avec le changement d’agenda de l’art contemporain, en tant qu’esthétiques relationnelle et post-relationnelle, ainsi qu’aux nouvelles pratiques participatives produites par ce que l’on a nommé le « tournant social » dans l’art à la fin des années 1990. Par conséquent, l’« art dans le champ étendu » est devenu moins rattaché aux installations institutionnalisées et davantage à la réinsertion de l’art en tant que technique sociale participative dans des contextes non-artistiques spécifiques, un déplacement plus compatible avec la pensée d’Arvatov.

A.P. : En effet, l’ensemble de l’argumentaire du livre de Bürger semble faire écho aux idées et à la terminologie d’Arvatov. Bürger distingue l’avant-garde du modernisme (compris comme une institution de l’autonomie de l’art) et percevait l’avant-garde historique comme la première ligne des attaques contre cette institution, inspirée par le « principe de la dissolution de l’art dans la pratique de vie ». Dans Art and Production, Arvatov utilise l’expression « pratique de vie » et décrit l’esthétique moderniste en utilisant des termes comme « isolé », « un monde séparé, indépendant » et « détaché de la vie ». Arvatov n’utilise pas le terme d’« autonomie » pour définir le modernisme, celui-ci n’entrant dans le langage courant qu’après la Seconde Guerre mondiale, dans les contextes postkantiens de la défense critique de ce terme par Adorno et Greenberg. Et, bien sûr, à la lumière de ceci, l’explication historique d’Arvatov diffère considérablement de celle de Bürger. C’est un tour de force postrévolutionnaire lucide visant à en finir avec toute ambiguïté quant au potentiel politique et esthétique de la valeur du concept moderniste d’« autonomie ». L’« autonomie » est interprétée comme une résultat simplement fonctionnel de la modernité capitaliste et, en tant que telle, compte-tenu de sa capacité à « construire » de la vie, il ne fait aucun doute que son détachement de l’esthétique de la praxis devrait être aboli dans les conditions d’une société non capitaliste.

Comment expliquer que ce livre, et plus généralement l’œuvre d’Arvatov, n’ait jamais été traduit en anglais jusqu’ici ? Pourquoi y a-t-il eu cet intérêt soudain pour Arvatov dans les années 1970 qui a mené à la traduction d’Art & Production en allemand, italien et espagnol durant cette période ?

J.R. : Pour souligner ce que je disais plus haut, les retombées idéologiques de Mai 68 ont produit un intérêt renouvelé pour l’esthétique politique en Europe, notamment par la réception critique et la re-mise en scène de Brecht. Il y avait donc une nouvelle audience pour les textes de l’avant-garde soviétique qui ont constitué une préhistoire à l’esthétique politique contemporaine.

A.P. : Je suis d’accord sur l’exemple de Mai 68. Le Dernier Tableau. Du chevalet à la machine, de Nikolay Tarabukin, le compagnon intellectuel d’Arvatov, a été traduit en français au début des années 1970. Concernant les circonstances et la publication de cet ouvrage-ci en anglais : c’est John qui a pris l’initiative de cette traduction. Il avait lu Art and Production dans sa traduction allemande il y a longtemps et avait intégré le travail d’Arvatov dans sa propre théorisation de l’avant-garde. De mon côté, je suis membre de Chto Delat (www.chtodelat.org), un collectif d’artistes, philosophes et écrivains de gauche, et les thèmes du productivisme et de l’avant-garde constituaient des points de débat brûlants dans le travail du collectif depuis la seconde moitié des années 2000. C’est également à ce moment-là que l’idée d’éditer une traduction anglaise du livre d’Arvatov est apparu dans nos discussions avec John. Ainsi, la publication du livre par Pluto Press en 2017 a été le résultat d’un long processus. De manière plus générale, il s’agissait là de l’aboutissement d’une nouvelle politisation des pratiques théoriques et esthétiques, qui avait débutée au cours de la décennie précédente.

Entretien réalisé par Sophie Coudray et traduit de l’anglais par Sophie Coudray et Selim Nadi

Print Friendly
Share on Google+Share on TumblrTweet about this on TwitterShare on Facebook
  1. Sur ce sujet, on peut également se référer au récent article de Maria Chekhonadskih, « The Stofflichkeit of the Universe : Alexander Bogdanov and the Soviet Avant Gare », http://www.e-flux.com/journal/88/174279/the-stofflichkeit-of-the-universe-alexander-bogdanov-and-the-soviet-avant-garde. []
  2. Voir : Mikhail Lifshitz, Crisis of Ugliness. From Cubism to Pop Art, Brill/Historical Materialism, 2018, trad.: David Riff. []
  3. Sur ce point, voir : Boris Groys, « Romantic Bureaucracy. Alexander Kojève’s Post-historical Wisdom », Radical Philosophy, 2016, p. 196. []
Alexei Penzin et John Roberts