« La question de formes nouvelles de la discipline politique émancipatrice est la question centrale du communisme qui vient. »
Le problème de l’organisation, en tant qu’il désigne le processus même de la politique, qu’il se confond avec le réel de l’action collective, a toujours occupé une place décisive dans la pensée militante d’Alain Badiou. De sa résolution créatrice, inséparablement théorique et pratique, dépend aujourd’hui la réouverture d’un nouveau cycle de la politique communiste. Cela suppose bien sûr une analyse lucide de son historicité, de l’héritage ambivalent laissé par le XXe siècle, ainsi qu’une vision claire (bien que partiellement énigmatique) des exigences auxquelles devra répondre sa formalisation future. Le texte procède en trois parties : position de la politique par rapport au mouvement de masse, bilan critique du paradigme léniniste, approche de l’organisation à venir dans sa double dialectique aux masses et à l’État.
Mouvement, politique, organisation
L’énoncé fondamental à partir duquel se déploie la pensée politique d’Alain Badiou peut se résumer ainsi : il n’y a de politique qu’organisée. Cet énoncé impose tout d’abord une distinction nette entre politique et mouvement de masse, en ce que la politique ne saurait se réduire à la donnée purement objective et ponctuelle des révoltes, en ce qu’elle a pour tâche d’inscrire un au-delà temporel, une recomposition unifiée et durable de ce commencement qu’était l’émeute. Sur ce point, la dernière séquence, marquée tout aussi bien par la résurgence de puissantes mobilisations populaires à échelle mondiale que par leurs échecs répétés, nous invite à tirer un certain nombre des leçons, résumées par Badiou dans son récent Parcours grec 1. Ce que nous pouvons observer, de manière répétitive, est qu’un mouvement ne trouve en général son principe d’unification que dans la contagion d’affects purement négatifs. Qu’il s’agisse d’un dictateur honni, d’une loi scélérate ou d’une opposition principielle abstraite, la levée de masse n’a de consistance qu’à travers le partage contingent d’un antagonisme. Or, l’appropriation massive de mots d’ordre exclusivement négatifs (« Non à l’austérité », « Moubarak dégage », « Résistance ») peut certes conduire à des victoires tactiques partielles, comme en Égypte, mais faute d’une proposition organisationnelle positive, faute d’une orientation systématique neuve, condamne invariablement les insurgés à la faiblesse et la défaite.
En réalité, le mouvement est une catégorie de l’histoire, non de la politique, il ne délivre par lui-même aucune vision politique claire, il n’est qu’une condition (nécessaire mais en aucun cas suffisante) de la politique. « Car toute politique se fait au régime de ce qu’elle affirme et propose, et non à celui de ce qu’elle nie ou rejette2. » Passer du mouvement à la politique, c’est passer d’une unité négative précaire à une unité affirmative, porteuse d’un langage commun. Et c’est aussi accepter une division et une lutte interne ouverte à l’intérieur du mouvement (où se vérifie la pertinente actualité du concept maoïste : « un se divise en deux », soit l’assomption de la lutte entre l’ancien et le nouveau au sein des masses, comme force motrice du travail politique organisé), refuser l’harmonie fictive de la fusion circonstancielle, de l’enthousiasme festif, et mettre à l’ordre du jour les questions stratégiques essentielles. « Pour l’unité il faut des ennemis communs », disait une fameuse banderole du dernier mouvement contre la Loi Travail : mais cette unité-là n’est que momentanée, elle unit dans le temps bref du soulèvement, par la force affective d’une opposition commune, des éléments par ailleurs profondément divisés quant à leurs horizons stratégiques ; l’unité véritable, politique, est à construire, c’est la tâche post-émeutière de l’organisation. Car sinon, le manque de cohésion affirmative conduit ou bien à l’écrasement et à la disparition pure et simple du mouvement, ou bien à son détournement social-démocrate, à son inclusion parlementaire – dont l’Espagne et, surtout, la Grèce, offrent des exemples frappants. Voilà ce que nous enseigne l’expérience de ces dernières années.
L’émeute est nécessaire, elle est, dit Badiou, « la gardienne de l’histoire de l’émancipation en période intervallaire3 », elle fait signe vers une possibilité neuve, sans pour autant délivrer la consistance réelle de cette possibilité. L’organisation politique a donc pour tâche de surmonter la finitude temporelle du mouvement par le traitement discipliné de ses conséquences. Ce processus organisationnel a pour corollaire l’affirmation commune d’une Idée, qu’on peut dire communiste au sens où, loin d’incarner une quelconque transcendance brumeuse, elle désigne et concentre les quatre points stratégiques fondamentaux de l’émancipation. Premièrement : l’abolition de la propriété privée (que Marx considérait comme la position matricielle de son Manifeste), soit l’idée qu’une organisation sociale est possible qui ne soit pas normée par l’intérêt et le profit. Deuxièmement : le dépassement de la division entre travail manuel et travail intellectuel (et entre tâches de direction et tâches d’exécution), soit la fin de la spécialisation du travail et l’avènement de ce que Marx appelle le « travailleur polymorphe ». Troisièmement : l’internationalisme, soit le dépassement des ensembles identitaires fermés, des séparations culturelles, l’affirmation d’une politique transversale et planétaire. Quatrièmement : le dépérissement de l’État, soit la disparition de celui-ci comme organe séparé, puissance parasitaire, donc l’instauration du régime de « libre association ». Il s’agit là, non d’un programme, mais de principes d’évaluation, d’axiomes de base. Le concept d’Idée nomme simplement ce point de référence positif, cette projection historique dont se soutient tout regroupement militant, et dont dépend l’ouverture d’une nouvelle séquence de la politique d’émancipation à échelle globale. Car sans Idée, sans unification affirmative soutenant un processus d’organisation concret, il n’y a que la dispersion et la finitude tactique des mouvements.
« Une organisation est au croisement d’une Idée et d’un événement. Ce croisement, toutefois, n’existe que comme processus, dont le sujet immédiat est le militant politique. Le militant est un être hybride, puisqu’il est ce dont peut accoucher le mouvement émeutier ressaisi par l’Idée4. » L’organisation seule permet d’éviter la répétition infinie de soulèvements sans lendemain, de révoltes ponctuelles sans enchaînement stratégique, elle est essentiellement un instrument de continuation, de temporalité neuve, elle instaure une durée de l’émeute abolie, à travers le gardiennage de ses trois éléments constitutifs : l’intensification subjective des acteurs, la contraction quantitative autour d’une minorité dont la puissance d’énonciation a valeur d’universel, et la localisation autour de lieux populaires symboliques. Elle est un terme diagonal qui imprime un déplacement, une torsion, à l’opposition binaire Masses/État, invariablement réactivée par tout mouvement historique, et typique du « gauchisme spéculatif », que l’on peut définir par la fascination du commencement radical, par l’absolutisation du moment insurrectionnel et par le rejet de toute instance d’organisation au profit d’un dualisme rigide inconsistant. L’antagonisme abstrait, non dialectique, entre des masses homogènes divinisées et un État despotique hypertrophié ne mène qu’au spontanéisme aveugle, ne permet aucun processus politique novateur, pour autant que celui-ci est nécessairement, nous l’avons dit, un opérateur de scission, de division au sein des masses et au sein du mouvement. Un tiers terme – l’organisation – est donc nécessaire pour la naissance d’une politique véritable, en tant qu’elle est ordonnée, non aux révoltes jubilatoires de courte durée, mais à la transformation réelle du monde. Nous reviendrons sur le détail de ce processus de formalisation politique. Il nous suffit pour l’instant de souligner la fonction de l’organisation comme ce qui poursuit dans le réel l’exception contingente ouverte par le mouvement de masse – réalisation difficile et fragmentaire d’une vérité dont l’émeute n’était que la condition de possibilité évanouissante. Comme le résume Badiou, « ce qui était le surgissement du possible vient à inscrire son universalité potentielle dans des fragments exposés du réel. Et cette inscription était, antérieurement, impossible. De cette possibilité effective de l’impossible, le labeur militant est l’unique gardien, parce que c’est lui qui accepte de la temporaliser, au lieu de n’en avoir que l’ivresse locale5. »
Nous pouvons aussi bien saisir la chose par son biais philosophique. L’événement, concept central dans le système de Badiou, nomme le commencement, l’inauguration hasardeuse de toute vérité, mais n’en constitue absolument pas la métonymie. L’événement, par définition, n’est pas déductible des lois de la situation, il n’en réalise pas une possibilité interne mais produit au contraire de nouveaux possibles, il déplace, pour ainsi dire, la frontière entre possible et impossible, auparavant normée par l’État. Son effet est de porter à un degré d’intensité maximal ce qui, auparavant, inexistait au regard de l’ordre du monde, ce qui était forclos, contraint, séparé de toute décision. La relève de l’inexistant, par quoi se signale toute coupure événementielle, est, en politique, le soulèvement de ceux que Rancière appellerait la « part des sans-part », l’apparition brusque et violente de ce peuple dont le capitalo-parlementarisme organise le manque structurel. « Nous ne sommes rien, soyons tout ! », chantait déjà l’Internationale. Toute vérité s’origine donc d’une rupture des équilibres systémiques, mais cette rupture a l’empiricité d’une éclipse, son apparaître flamboyant coïncide avec sa disparition ; elle ne délivre que la possibilité d’une procédure générique. La vérité n’est ainsi pas réductible à l’événement, car elle est essentiellement de l’ordre du processus, non de l’illumination, elle n’est pas seulement une fulgurance hypnotique, un choc éphémère, mais l’impératif d’une consistance nouvelle. Le moment décisif réside dans la discipline rigoureuse des conséquences, dans la fidélité inventive qu’un Sujet sera capable de soutenir, et auquel la valeur de l’événement (son appartenance réelle et prolongée à la situation) est suspendue. La confusion entre événement et vérité néglige ce fait crucial qu’une vérité est toujours post-événementielle, elle dispose la continuité inouïe d’une discontinuité radicale. Surmonter l’obsession de l’acte pur, la nostalgie de l’origine, pour se vouer à la construction du nouveau en situation, au dépli d’une temporalité consistante, tel est le sens de l’éthique des vérités. « Parce que, comme l’écrit le Comité Invisible, ce qui y a été vécu brille d’un éclat tel que ceux qui en ont fait l’expérience se doivent d’y être fidèles, de ne pas se séparer, de construire cela même qui, désormais, fait défaut à leur vie d’avant 6. »
La politique à l’épreuve du post-léninisme
Badiou affirme que la question de l’organisation doit subir un renouvellement profond de ses catégories, et assumer la péremption, ou pour mieux dire, la saturation du paradigme léniniste hégémonique au XXe siècle. Comme on sait, Lénine, méditant l’échec de la Commune de Paris, énonce que pour assurer à l’insurrection prolétarienne une victoire irréversible, il faut se doter d’un parti d’avant-garde structuré par une discipline militaire, centralisé, et capable de s’emparer du pouvoir d’État par la violence. Cette solution s’est révélée d’une efficacité redoutable pour mener et réussir l’insurrection, en témoigne la grande victoire de 1917. Là où la Commune, en l’absence d’une structure organisationnelle disciplinée, d’une direction politique unitaire, avait été impuissante à conserver le pouvoir et à résister aux forces réactionnaires, le parti bolchevik, né de l’analyse historique de cet échec, donne au monde le premier exemple de révolution prolétarienne durablement victorieuse. D’où la fameuse formule de Staline : « le léninisme est le marxisme de l’époque des révolutions victorieuses ». Mais ce modèle d’organisation a ensuite fait la preuve de ses insuffisances radicales quant aux enjeux de la période post-révolutionnaire : soit la résolution des grandes contradictions, entre travail manuel et intellectuel, entre villes et campagnes, entre hommes et femmes, la dynamique du dépérissement de l’État et finalement l’avancée générale vers le communisme. Il a eu pour résultat invariable de reproduire une nouvelle bourgeoisie d’État, de maintenir les masses à l’écart de la décision politique, par le traitement systématiquement terroriste des obstacles et des divisions au sein du peuple. Badiou écrit ainsi dans Théorie du Sujet (séminaire du 4 décembre 1977) : « le parti léniniste est incommensurable aux tâches de la transition au communisme, quoiqu’il soit approprié à celles de l’insurrection victorieuse7. »
Il est important de saisir, contrairement à ce qu’une lecture superficielle pourrait laisser croire, que l’obsolescence du léninisme classique est un motif présent dès les premiers textes de Badiou, que son maoïsme est, d’emblée, un post-léninisme. Comme le dit justement Bruno Bosteels, « la critique immanente de la forme-parti a toujours été un critère décisif du maoïsme de Badiou8 ». Dès la fondation de l’UCFML, et malgré une rhétorique d’apparence orthodoxe, la thématique du « parti de type nouveau » fait signe vers la nécessité d’une nouvelle figure de la politique d’émancipation, fondée sur un bilan original de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne Chinoise (GRCP). Il y a une continuité, un fil rouge de la pensée politique de Badiou, à partir du mot d’ordre : « penser et pratiquer le post-léninisme9 ». De même que le « parti de type nouveau » avait déjà intégré la critique rigoureuse du léninisme traditionnel et la reconnaissance de sa clôture historique, de même la formule « politique sans parti » (centrale du temps de l’OP) n’a jamais signifié « politique sans organisation » mais indiquait au contraire l’impérieuse et urgente nécessité d’une forme d’organisation inédite, radicalement différente des modèles antérieurs, dans la mesure où « le dépérissement de la forme-parti ne fait que renforcer la nécessité de trouver une autre discipline pour l’incorporation organisée de la pensée collective10 ». Au-delà donc des variations tactiques de vocabulaire, la problématique reste de toute évidence la même, à savoir : est-il possible d’inventer une discipline qui ne soit pas calquée sur la discipline militaire et hiérarchique de guerre civile, qui ne soit pas le miroir de la bureaucratie d’État ? Est-il possible de penser et de construire une organisation dont l’attribut ne serait pas la rigidité asphyxiante de son ordre interne, mais au contraire sa capacité d’ouverture à ce qui advient, son art des situations risquées, ou comme le dit Badiou, « sa porosité à l’événement, sa souplesse dispersive au feu de l’imprévisible11 » ? Peu importent, finalement, les noms (parti, organisation, noyaux, ou communes), seule compte la réalité du processus militant, et l’exigence stratégique dont il témoigne.
L’évaluation critique du léninisme a pour point de départ une compréhension profonde du noyau universel et des limites de la Révolution Culturelle chinoise, dont Badiou fait l’équivalent, pour notre époque, de ce qu’était la Commune de Paris pour Lénine. Jusqu’au début des années 1960, la Chine est structurellement similaire au stalinisme soviétique, dont on peut donner les caractéristiques principales : fusion du Parti et de l’État, répression de toute expression populaire autonome, méfiance terroriste envers les masses, usage des méthodes de guerre civile en temps de paix, rigidité étatique comme seul vecteur de construction du socialisme, neutralisation de toute vitalité politique, et en fait disparition de la politique en tant que telle. Dans la dialectique à trois termes de l’État, de l’organisation et des masses, le stalinisme opère la coïncidence sans reste des deux premiers et la forclusion totale du dernier. Or le geste fondamental de Mao consiste à relancer la dynamique communiste par l’activation d’un puissant mouvement de masse de la jeunesse et des ouvriers dont la cible est le Parti-État bureaucratisé. « La RC est lancée au nom de l’antinomie flagrante entre le parti-État, qui conserve les positions acquises, et la politique, en tant qu’elle est stratégiquement orientée vers le communisme, lequel exige la mobilisation des larges masses12. » On connaît la fameuse réponse de Mao à un journaliste qui lui demande : où se trouve la bourgeoisie ? Dans le parti communiste lui-même ! Dans ce parti incapable d’endiguer sa propre dégénérescence contre-révolutionnaire. La GRCP est donc une révolution menée dans les conditions d’un État socialiste, qui vérifie l’énoncé de Mao : « pas de communisme sans mouvement communiste », autrement dit : l’avancée vers le communisme ne peut en aucun cas être confiée exclusivement à l’État, il est nécessaire de faire appel aux masses afin de redynamiser, de revitaliser le processus, de remettre à l’ordre du jour les horizons stratégiques que sont la réduction des grandes contradictions et le dépérissement de l’État. « On touche là à l’unique tentative interne à l’histoire du communisme de remettre en question le ressort tragique de l’aventure des socialismes soviétiques, à savoir la captation de la politique par l’État13. » Comme l’affirme la circulaire du 16 mai 1966 (qui marque le lancement officiel de la GRCP), « il faut avoir confiance dans les masses, s’appuyer sur elles et respecter leur esprit d’initiative ». « Mêlez-vous des affaires de l’État ! » dira Mao devant les gardes rouges. Le cœur du problème réside par conséquent dans un contrôle réel et permanent des masses sur l’État – contrôle dictatorial à proprement parler, qui justifie la création d’organisations populaires indépendantes du parti. Lénine lui-même14 était fortement préoccupé par cette question à la fin de sa vie : son projet d’une « Inspection ouvrière et paysanne » visait précisément à enrayer le devenir-bureaucratique du parti, à instaurer une surveillance rigoureuse de l’État par la vitalité d’organisations prolétariennes de base. C’est l’État qui doit être soumis à la politique (donc aux masses), et non l’inverse.
La GRCP dispose ainsi l’articulation dynamique de quatre facteurs : les larges masses, les organisations de masses, l’organisation et l’État ; il est impossible de l’envisager de manière binaire, ou anarchisante, comme l’opposition caricaturale d’un mouvement de masse homogène et d’un Parti monolithique. Non seulement le mouvement est lui-même divisé, traversé par une infinité de tendances et de positions différentes, mais on assiste, notamment au cours de l’épisode de la Commune de Shanghaï en janvier-février 1967 (véritable point culminant de la séquence) à une alliance entre les organisations rebelles et certains dirigeants maoïstes (comme Zhang Chunqiao, qui apporte un soutien décisif à la prise du pouvoir par les rebelles étudiants-ouvriers de la municipalité de Shanghaï), ce qui soumet le Parti lui-même à une division entre sa fraction conservatrice et sa fraction révolutionnaire.
Dès 1968-1969 cependant, lorsque Mao décide, encouragé par la majorité conservatrice du parti, par les anciens cadres politiques et militaires, de faire appel à l’armée pour mettre fin au mouvement de masse, il devient clair que le moment politiquement inventif de la GRCP s’achève, d’avoir buté en fin de compte sur la reconstruction inéluctable du Parti-État, d’avoir enfermé le soulèvement populaire dans l’horizon, dans la clôture du Parti. « La Révolution Culturelle a en effet expérimenté, pour tous les révolutionnaires du monde, les limites du léninisme. Elle nous a appris que la politique d’émancipation ne peut plus être sous le paradigme de la révolution, ni non plus captive de la forme-parti15. » La GRCP manifeste l’impossibilité de se libérer de l’intérieur du cadre du Parti-État, et atteste par conséquent la saturation définitive de son paradigme, fait signe, de manière à la fois grandiose et ambigüe vers la nécessité d’une nouvelle forme d’organisation, dont les contours positifs demeurent mystérieux. Comme le dit Lazarus, « il y a un relatif silence de la GRCP et de Mao sur ce que serait le profil du parti de la nouvelle étape. Mao et la GRCP ouvrent à la période du post-léninisme en ouvrant des pistes sur la question des masses, sur le prolétariat, mais pas sur la politique prolétarienne, sur la politique du parti16. »
Le communisme qui vient
Nous allons maintenant tenter d’aborder de front la question organisationnelle du post-léninisme, dans son double rapport aux masses et à l’État. « Sans la liaison de masse, le parti est nul17. » Et encore : « le parti n’est rien s’il n’est pas entièrement immergé dans le mouvement populaire, dont il tire et son existence, et ses idées programmatiques et tactiques18. » Badiou maintient ce point, plus que jamais. Et c’est là un élément de fidélité maoïste tout à fait important, dans la mesure où, comme le disait Serge July, « la clef théorique du maoïsme français c’est l’enquête19 ». Enquête et liaison de masse désignent avant tout l’exigence de mener un travail politique réel et permanent au sein du peuple, au contact du prolétariat, à la base, de connaître dans le détail les différentes situations populaires, et de subordonner les directives politiques à cette enquête rigoureuse. Comme le dit Mao lui-même : « tous ceux qui font un travail pratique doivent mener des enquêtes à la base. Pour ceux qui ne comprennent que la théorie sans rien connaître de la situation réelle, il est encore plus nécessaire de procéder à de telles enquêtes, sous peine de ne pouvoir lier la théorie et la pratique20. » Ce qui implique notamment d’en finir avec tout schéma séparateur de type avant-gardiste, et donc d’inventer un nouveau rapport entre les intellectuels et les masses, immanent, égalitaire. L’enquête est le réel méthodique et prolongé de cette union militante, qui est la clé de tout processus émancipateur. Là où Lénine, largement inspiré par Kautsky, soutenait que la conscience politique ne pouvait être apportée à la classe ouvrière que « de l’extérieur », la ligne maoïste peut se résumer ainsi : envisager les masses comme la source de toute pratique politique, avoir confiance dans leur capacité créatrice, dans leur lucidité révolutionnaire et en même temps ne jamais dissoudre la formalisation politique dans l’objectivité immédiate du mouvement, considérer en somme la conscience politique prolétarienne comme une tâche et non comme une donnée, ne pas confondre l’être social de la classe ouvrière avec sa capacité politique.
L’enquête est la condition primordiale d’une ligne de masse effective, qui vise à dépasser le double écueil de l’aventurisme, soit le fait d’être coupé des masses, de mener une politique sans fondement réel, purement centrée sur l’idéologie du parti, et du suivisme, qui consiste à nier dans les faits la fonction directrice de l’organisation, le travail de systématisation militante et d’adopter sans médiation les idées du prolétariat, dans leur spontanéité brute. Pour surmonter cette contradiction, Mao soutient qu’il faut « partir des masses pour retourner aux masses », c’est-à-dire mener un rigoureux travail d’enquête, recueillir les idées des masses, les concentrer en idées synthétiques après étude, puis les transmettre à nouveau aux masses qui pourront les assimiler et les traduire en action, dans un mouvement de va-et-vient entre l’expérience pratique et sa concentration théorique. L’exigence est double : il s’agit, pour reprendre une formule du jeune Badiou, de rompre aussi bien avec « l’infrabolchevisme de la spontanéité des masses », qu’avec « l’hyperbolchevisme de l’avant-garde intellectuelle21 ».
Dans sa récente conférence, Qu’est-ce que j’entends par marxisme ? 22, prononcée à l’ENS en avril 2016, Badiou détaille la dimension empirique du processus : il définit l’organisation politique comme ce qui opère le passage de l’analytique à l’action, du discernement (des intérêts conflictuels en jeu dans une situation donnée) aux conséquences pratiques de ce discernement. Car si le point de départ est la mise en visibilité d’intérêts antagoniques, notamment ceux que la classe dominante cherche à rendre invisibles, la politique n’en reste pas au stade du constat objectif mais produit le traitement unifié de ce qui s’en infère, elle organise la cristallisation du discernement en mots d’ordre positifs, ajustés à chaque situation de lutte, dans la perspective de leur transformation victorieuse, irréversible (car l’irréversibilité est le critère décisif du succès). Badiou est alors fondé à dire que « l’essence de la politique c’est la réunion23 », pour autant que la réunion traite les contradictions au sein du peuple (avant les contradictions antagoniques), elle tente de construire une unité collective partagée à partir de la différence des discernements, en d’en tirer les conséquences agissantes – conséquences qu’il faudra ensuite orienter jusqu’au point d’un impossible retour en arrière.
L’organisation suppose donc, nous l’avons dit, un rapport militant concret entre une fraction de la jeunesse et des intellectuels d’une part, et le prolétariat nomade ainsi que la masse des salariés d’autre part24, elle doit être immanente aux situations populaires, non en position d’avant-garde séparée. Car la politique est toujours de l’ordre d’un trajet subjectif, d’une rencontre prolongée, d’une alliance égalitaire entre des catégories sociales que l’État a pour fonction de maintenir disjointes, rendant impossible leur liaison politique par le maniement d’assignations identitaires. Or parmi les caractéristiques de l’émeute dont une organisation a pour devoir de prolonger la dynamique, outre l’intensification, la contraction et la localisation, Badiou cite également la puissance du générique : « il y a organisation, et donc politique, quand est conservée hors mouvement, hors émeute, la puissance du générique25. » Pour prendre l’exemple le plus récent : tous ceux qui ont participé, lors du mouvement contre la Loi Travail, à cette coalescence émeutière nouvelle qu’a été le cortège de tête ont perçu et expérimenté ce qu’est la « puissance du générique », à travers la rencontre pratique d’étudiants, de syndicalistes, de chômeurs, d’intermittents, de retraités, de jeunes des banlieues, dont les déterminations sociales objectives étaient désactivées par l’incorporation commune au temps compact de l’émeute. Une organisation doit poursuivre cette suspension des identités, cette déposition des noms séparateurs que le mouvement a fait surgir. Car si l’opération du pouvoir consiste dans la distribution contrôlée des prédicats, le geste premier de la politique est un geste désidentifiant, qui dérègle et met en échec, dans sa pratique même, les classifications étatiques. Comme le dit Badiou : « la politique…vous arrache à vos lieux et à vos déterminations sociales. Les intellectuels doivent aller aux portes des usines, dans les cités, dans les foyers. Les ouvriers et autres travailleurs ordinaires doivent aller dans des réunions, prendre de leur temps déjà très lourd pour étudier, discuter, décider, lire et diffuser des tracts… Dans tous les cas il faut prendre sur soi la distance au social qu’impose l’idée politique dans sa vigueur pratique26. »
Notons que pour Badiou (et c’était là un invariant de sa pratique militante organisée), la liaison politique de masse concerne exemplairement les prolétaires étrangers sans-papiers, qui sont le symptôme subjectif extrême de l’exploitation capitaliste et de l’inhumanité occidentale. La figure du prolétaire immigré constitue l’inexistant propre de nos sociétés contemporaines, et par conséquent le point de réel minimal qu’il s’agit de défendre, en particulier contre le racisme de classe aujourd’hui décomplexé, et contre les séparations identitaires. Tenir politiquement les ouvriers sans-papiers comme internes au multiple national, alors que l’État les en exclut, et en assumer les implications concrètes : voilà un exemple d’action restreinte adéquate aux maximes du communisme, voilà un exemple d’internationalisme politique. Là encore, cette alliance anti-capitaliste entre intellectuels nationaux (largement issus de la classe moyenne) et prolétaires nomades est un thème fondamental du maoïsme français de l’après-68, auquel Badiou reste explicitement fidèle. Car « les ouvriers immigrés sont au cœur du procès actuel de la subjectivité politique, et l’unité politique français-immigrés en acte son point crucial de subjectivation27 ». Aujourd’hui encore, demeure vrai qu’il y a « un lien intime entre la création d’une nouvelle politique et un rapport égalitaire avec les gens de provenance étrangère28 ».
Mais ceci ne doit pas conduire à une limitation particulariste de l’organisation qui, en tant qu’elle est le résultat dynamique d’une composition hétérogène, en tant qu’elle est le produit d’une liaison de masse transversale aux assignations du pouvoir, ne saurait se réduire à l’expression d’une identité sociale particulière, d’une partie spécifique de la population29. De ce point de vue, la catégorie même de prolétariat est divisible, entre d’une part sa capture identitaire, dont se soutenait le thème (devenu obsolète) du parti comme « représentant de la classe ouvrière » et d’autre part sa généricité multiforme, conforme à l’intuition de Marx, pour qui les intérêts du prolétariat étaient indistinguables de ceux de l’humanité tout entière. Mao lui-même définit, de manière tout à fait surprenante, le prolétariat non comme telle ou telle classe sociale, comme tel ou tel ensemble objectivement identifiable, mais comme « l’ensemble des amis de la révolution » – où se lit le primat absolu du subjectif dans toute procédure politique émancipatrice. L’organisation ne peut plus se penser selon le motif ancien de la représentation de classes, elle a pour tâche de se mouvoir dans l’espace intotalisable du générique.
Badiou énonce que la politique doit désormais se tenir « à distance de l’État », ce qui implique que la logique de prise du pouvoir – qu’il s’agisse de son versant insurrectionnel ou de son versant parlementaire – ne peut plus constituer la norme de l’organisation à venir. Le motif, finalement commun aux léninistes et aux sociaux-démocrates, d’un parti dont l’objectif principal serait de s’emparer du pouvoir d’État, est aujourd’hui périmé. Tout comme celui d’un développement en deux étapes, où la période post-révolutionnaire, dite socialiste, était envisagée comme une transition (étatique) progressive vers le communisme de la société sans classes. Badiou a d’ailleurs publiquement manifesté son accord30 avec l’idée de Giorgio Agamben selon laquelle « la nouveauté de la politique qui vient, c’est qu’elle ne sera plus une lutte pour la conquête ou le contrôle de l’État, mais une lutte entre l’État et le non-État (l’humanité), disjonction irrémédiable des singularités quelconques et de l’organisation étatique31 ». Car ce que montre, là encore, la Révolution Culturelle, c’est qu’en un certain sens, « l’État c’est le contraire même de la politique authentique32 », l’État, quel qu’il soit, est fondamentalement conservateur et corrupteur, il est par lui-même incapable de soutenir la réalisation stratégique du communisme. Précisons qu’il ne s’agit pas d’éliminer complètement (et pour toujours) la question du pouvoir – comme le remarque Badiou, « il y a eu et il y aura des discontinuités décisives, qu’on aura bien le droit d’appeler des révolutions33 » – mais de dire que cette question n’est pas à l’ordre du jour, que dans le moment actuel, la politique ne doit pas avoir le pouvoir comme but et comme horizon. Dans son séminaire du 18 janvier 2012, Badiou apporte quelques précisions importantes :
La finalité de la politique doit être libre quant à la question de la prise du pouvoir d’État. Être libre sur cette question signifie qu’il est aussi faux de dire qu’il ne faut pas prendre le pouvoir d’État que de dire qu’il faut le prendre. Ce qui amène à poser la question : qu’est-ce qu’une victoire en politique ? S’il n’y avait pas d’autre victoire que de s’emparer du pouvoir d’État, cela signifierait qu’on laisse normer par l’État la question de ce qu’est une victoire. La question de la prise du pouvoir d’État est en réalité une question liée aux circonstances et non pas une question liée à la structure de la politique elle-même. Et il faut aussi dire que la subjectivation victorieuse n’est pas une subjectivation de pouvoir. Le « bonheur politique » ne peut pas être le bonheur du pouvoir (ce qu’il est de manière dominante, comme on le sait) ; il est nécessairement plus dans le processus lui-même que dans les figures massives ou symboliques de son résultat. La politique, comme tout bonheur, doit constituer une expérience de la subjectivité agrandie ; elle n’a pas besoin de la norme que constitue la victoire en termes de pouvoir. Il faut revoir complètement la relation dialectique entre politique et pouvoir, y compris du point de vue de la subjectivité que cela détermine. C’est un point de rupture avec, disons, le léninisme traditionnel. Quelle est alors la norme de l’action ? La question fondamentale est la création d’un lieu où s’exerce une figure localisée et indépendante, lieu, quel qu’il soit, qui doit toujours être apte à symboliser quelque chose qui a rapport avec le dépérissement de l’État. L’idée marxiste d’un État qui organise son propre dépérissement ne fonctionne pas. […] On peut parler de bonheur politique quand on s’aperçoit quelque part, même dans une expérience limitée, locale, particulière, qu’on n’a pas besoin de l’État34.
Nous avons là plusieurs indications supplémentaires qui convergent vers l’idée que l’exigence politique contemporaine, immédiate, concerne non pas une stratégie d’occupation ou de prise du pouvoir d’État mais au contraire la création et la défense de lieux populaires soustraits à son autorité 35. Le dépérissement de l’État devient dès lors actif, il devient lisible au présent dans chaque action collective particulière. La logique politique ainsi esquissée a pour caractéristique d’être d’abord orientée vers l’approfondissement positif de son propre processus égalitaire, de sa propre liberté non-étatique. C’est l’accroissement de la capacité politique prolétarienne, et de la liaison de masse que déploient les lieux politiques conquis, qui se subordonne le renversement et la négation de l’ordre existant, non l’inverse.
Badiou cite souvent, sans y consacrer d’analyse détaillée, l’expérience du Chiapas en exemple des nouvelles formes d’organisation politique, postérieures à la saturation de la forme-parti, et qui relèvent d’un abandon (ou d’un dépassement) de sa logique36. Il s’agit là au départ d’une guérilla marxiste-léniniste relativement classique qui va, selon une trajectoire tout à fait singulière, remettre peu à peu en cause les fondements de sa propre formation politique et idéologique. Refusant de faire de la prise du pouvoir d’État central leur objectif suprême, les zapatistes se sont engagés dans la construction directe de l’autonomie populaire, au sein d’espaces libérés où s’élabore une pratique originale d’auto-gouvernement. Cette expérience constitue l’une des figurations contemporaines les plus intéressantes de la manière dont un pouvoir révolutionnaire peut ne plus être orienté vers sa propre perpétuation en tant qu’organe séparé mais au contraire vers sa dispersion progressive, vers une réduction active de l’écart entre gouvernants et gouvernés. Dans les « Conseils de bon gouvernement », les délégués élus ont un mandat court et révocable, sous le contrôle constant des masses indigènes, qui jouent un rôle déterminant dans les processus de discussion et de prise de décision, à toutes les échelles. La capacité de gouverner n’est alors plus concentrée dans les mains d’une oligarchie restreinte d’experts, elle devient graduellement partagée par le plus grand nombre37. On peut y voir une dé-spécialisation radicale de l’action politique et une tentative neuve de réactualiser le motif du dépérissement de l’État, en tant qu’objectif stratégique de l’émancipation humaine.
En ce sens, le mouvement zapatiste est une source d’inspiration importante pour la politique qui vient, par le déplacement qu’il opère quant aux anciennes coordonnées de la lutte révolutionnaire, par sa critique en actes de l’avant-gardisme traditionnel, et surtout par l’exemple concret d’une dialectique immanente entre organisation et masses, qui invente des modalités non étatiques de transformation sociale. Le Chiapas se rapproche sans doute de ce que l’on pourrait appeler un modèle de politique soustractive, qui se détache du primat de l’antagonisme, du paradigme de la guerre (concentré dans la figure ponctuelle de l’insurrection, déjà remise en cause par Mao lors de la révolution chinoise, à travers la stratégie d’extension des zones libérées), et se déploie moins dans la confrontation obsessionnelle avec l’ennemi que dans le développement immanent de sa propre positivité. Là où le XXe siècle avait accordé une place démesurée à la violence destructrice, en tant que condition de possibilité de l’avènement d’un nouveau monde, il faut aujourd’hui réajuster sa fonction au sein du processus révolutionnaire – qui ne pourra être qu’une fonction de défense et de protection des espaces autonomes produits par une soustraction originaire 38.
Précisons toutefois que la distance à l’État dont parle Badiou ne doit pas se confondre avec un pur retrait, avec une disparition de la politique au profit de l’éthique, dont le réel serait la constitution de communautés marginales autogérées, productrices de nouvelles formes de vie, mais strictement inoffensives et n’engageant aucune transformation réelle (autre que micro-subjective). Soustraction ne veut pas dire : déconnexion, détachement du monde, exil dans une socialité restreinte, à l’abri de la circulation marchande. Jérôme Baschet lui-même note d’ailleurs qu’ « il est vain de penser qu’on puisse s’en tenir à une attitude qui affirmerait : retirons-nous du capitalisme ; ne cherchons pas à le détruire, mais seulement à construire, à côté de lui, le monde qui nous convient39. » Car l’opération émancipatrice ne vise pas à rester sans effet sur l’État, mais à le contraindre, sous l’hypothèse que « la contrainte libératrice de l’action organisée peut s’exercer de l’extérieur de l’État40 ». Il faut penser et pratiquer ensemble la distance et la contrainte, l’extériorité et la détermination. Il s’agit, dit Lazarus, « d’être capable de prescrire sur l’État, c’est-à-dire de prendre position à son endroit en lui restant externe et radicalement hétérogène41 ». Dans son Abrégé de métapolitique 42, Badiou soutient que la politique interrompt l’errance de la puissance étatique, lui fixe une mesure. L’État est ordinairement en excès sur la situation, sa force est inassignable ; or un événement politique l’oblige à se montrer (le plus souvent sous sa forme répressive), convoque et rend visible sa puissance, lui prescrivant une mesure qui met fin à son indétermination aliénante. Il se trouve alors soumis à une clarification, à une configuration par quoi cesse son obscurité structurelle – principal obstacle d’une pratique égalitaire organisée. Pour résumer, « toute vérité politique se donne comme une restriction de la puissance d’État43. »
Tout ceci permet à Badiou de formuler le mot d’ordre général suivant : « Décidez, vous, de ce que l’État doit faire, et trouvez les moyens de l’y contraindre, en restant toujours à distance de l’État et sans jamais soumettre vos convictions à son autorité, ni répondre à ses convocations, notamment électorales44. » Où l’on retrouve le point-clé de la Révolution Culturelle à savoir le contrôle permanent exercé sur l’État par les masses, par la médiation immanente de l’organisation (ou du parti). Il s’agit d’en finir avec l’idée que rien n’est possible avant la conquête du pouvoir, de féconder une nouvelle conception du dépérissement de l’État comme processus actuel qui commence par un geste de soustraction localisée et se donne dans la contrainte active des masses qui imposent à l’État leur volonté, et préparent, dès maintenant, sa dissolution.
Construire, par la défense et la maîtrise de lieux arrachés à l’emprise de l’État, une organisation capable de coordonner la multiplicité des initiatives (à l’échelle la plus transnationale possible) et d’en dégager une orientation stratégique générale, une affirmation politique commune – telle est notre tâche la plus difficile, et la plus urgente.
- Alain Badiou, Circonstances 8. Un parcours grec, Lignes, 2016 [↩]
- Ibid., p. 37. [↩]
- Alain Badiou, Circonstances 6. Le Réveil de l’Histoire, Lignes, 2011, p. 63. [↩]
- Ibid., p. 98. [↩]
- A. Badiou et M. Kakogianni, Entretien platonicien, Lignes, 2015, p. 67-68. [↩]
- Comité Invisible, À nos amis, La Fabrique, 2014, p. 44. Où l’on rejoint l’intuition centrale de Badiou : « j’appelle fidélité l’organisation politique, c’est-à-dire le produit collectif de la consistance événementielle au-delà de sa sphère immédiate. » (Peut-on penser la politique ?, Seuil, 1985, p. 77) [↩]
- Alain Badiou, Théorie du Sujet, Seuil, 1982, p. 221. [↩]
- Bruno Bosteels, « Pour le maoïste que je suis » (postface), in Badiou, Les années rouges, Prairies ordinaires, 2012, p. 322. [↩]
- Alain Badiou, Théorie du Sujet, op. cit., p. 198. [↩]
- Bruno Bosteels, Alain Badiou, une trajectoire polémique, La Fabrique, 2009, p. 98. [↩]
- Alain Badiou, Abrégé de métapolitique, Seuil, 1998, p. 83. [↩]
- Alain Badiou, « Résurrection d’un paradigme révolutionnaire » (préface), in Hongsheng Jiang, La Commune de Shanghaï, La Fabrique, 2014, p. 17. [↩]
- A. Badiou et M. Gauchet, Que faire ?, Philo éditions, 2014, p. 54. [↩]
- Cf. Lénine, Mieux vaut moins mais mieux (et autres textes de 1923), Éditions de l’éclat, 2014. [↩]
- Alain Badiou, Logiques des mondes, Seuil, 2006, p. 543. [↩]
- Sylvain Lazarus, « Notes de travail sur le post-léninisme », in L’intelligence de la politique, Al Dante, 2013, p. 77. [↩]
- Alain Badiou, Théorie du sujet, op. cit., p. 109. [↩]
- A. Badiou et M. Gauchet, op. cit., p. 64. [↩]
- Cité in B. Bosteels, « Pour le maoïste que je suis », op. cit., p. 306. [↩]
- Mao Tsé-Toung, « Enquêtes et recherches », in Citations du président Mao Tsé-Toung, Seuil, 1967, p. 138. [↩]
- Alain Badiou, « Brouillon d’un commencement » (1968), in Circonstances 5. L’Hypothèse communiste, Lignes, 2009, p. 73. [↩]
- Alain Badiou, Qu’est-ce que j’entends par marxisme ?, Les éditions sociales, 2016. [↩]
- Ibid., p. 61. [↩]
- Badiou donne dans son dialogue avec Marcel Gauchet quelques précisions supplémentaires : « La tâche politique éminente est de travailler à la conjonction de quatre forces pour l’instant hétérogènes : il y a cette partie de la jeunesse éduquée, formée à l’université, qui se signale par sa volonté de remettre en cause l’ordre dominant ; il y a la jeunesse populaire et contestataire, celle qui vit à la périphérie des grandes villes dans nos contrées, ou celle qui se soulève un peu partout dans le monde, dans les pays arabes, sud-américains ou asiatiques ; il y a ce prolétariat nomade international, d’ores et déjà engagé dans des mouvements de révolte contre les conditions de travail existantes. Il y a enfin la fraction la moins établie des salariés ordinaires de nos sociétés « confortables », que les crises frappent de précarité et d’incertitude. Tous ces acteurs peuvent être lentement réunis, fédérés autour de l’Idée communiste à même de donner un contenu et un horizon à leurs aspirations disparates. Si elles cessent d’être disjointes, ces forces seront la source et le levier de la troisième séquence du communisme qui s’ouvre. » (Badiou, Gauchet, op. cit., p. 70) [↩]
- Alain Badiou, Le Réveil de l’Histoire, op. cit., p. 117. [↩]
- Alain Badiou, Maria Kakogianni, op. cit., p. 52. [↩]
- Alain Badiou, Théorie du Sujet, op. cit., p. 278. [↩]
- Alain Badiou, Un Parcours grec, op. cit., p. 96-97. [↩]
- C’est justement cette « limitation particulariste » qui a constitué, selon Badiou, la faiblesse de l’OP, en tant qu’elle ne s’est progressivement vouée qu’à la seule lutte des sans-papiers. D’où le mot d’ordre : « l’organisation doit s’occuper de plusieurs choses en même temps ». (Notes d’un entretien personnel) [↩]
- Alain Badiou, « Intervention dans le cadre du Collège international de philosophie sur le livre de Giorgio Agamben : la Communauté qui vient, théorie de la singularité quelconque (http://www.entretemps.asso.fr/Badiou/Agamben.htm) [↩]
- Giorgio Agamben, La communauté qui vient, Seuil, 1990, p. 88. [↩]
- A. Badiou et M.Gauchet, op. cit., p. 52. [↩]
- A. Badiou et M. Kakogianni, op. cit., p. 20. [↩]
- http://www.entretemps.asso.fr/Badiou/11-12.htm. Badiou revient sur cette idée dans l’ Entretien platonicien : « une victoire est toujours la création et la consolidation de ce qu’on peut appeler un lieu politique, c’est-à-dire une situation, même locale, dont les militants populaires de l’Idée, du mouvement de l’Idée, contrôlent pour l’essentiel le devenir. » Cf. Badiou, Kakogianni, op. cit., p. 22. Je soutiendrais d’ailleurs (ce qui ne serait peut-être pas le cas de Badiou) qu’aujourd’hui, la ZAD est un véritable lieu politique, de ce qu’elle répond à ses principaux critères : soustraction et libération à l’égard de l’État, mise en échec de ses projets (imposition de la volonté populaire, telle qu’exprimée par la minorité agissante qui occupe le lieu), violence défensive, sortie de la représentation, liaison politique prolongée entre secteurs sociaux hétérogènes, débordement de la lutte particulière par l’expérimentation de nouveaux modes d’organisation collective, à partir desquels se vérifie l’inutilité parasitaire de l’État. Il ne s’agit pas d’en faire un nouveau modèle de référence, ou un paradigme absolu, mais simplement de dire que la création politique se donne aujourd’hui dans une multiplicité de lieux, et que cette multiplicité n’est pas réductible au seul espace de l’usine. [↩]
- Il est peut-être utile de rappeler que cette orientation générale commande une position d’indifférence radicale à l’égard du dispositif électoral et de l’alternance (illusoire) qu’il dispose. Slavoj Žižek le montre à ses dépends : lui qui n’est « pas pour le rejet systématique des élections », qui estime (http://www.humanite.fr/slavoj-zizek-le-mariage-eternel-entre-capitalisme-et-democratie-est-fini) que « l’État n’est pas le grand ennemi, [qu’]il est faux de croire que le salut consiste à se tenir à distance de l’État », que celui-ci « peut aussi être un instrument de transformation sociale » et que nous ne devrions donc en aucun cas en laisser la gestion à l’ennemi mais au contraire œuvrer à sa « réhabilitation », finit par s’inclure quasi intégralement dans la clôture dominante de la représentation parlementaire et par sombrer dans la confusion idéologique et l’opportunisme social-démocrate – en témoigne son commentaire désastreux du bilan de la séquence grecque et sa justification de la ligne suivie par Tsipras et l’aile droite de Syriza, y compris après la capitulation. C’est d’ailleurs sans doute le rapport à l’État qui manifeste avec le plus d’acuité les divergences politiques profondes entre Žižek et Badiou. [↩]
- « Les expériences de nouvelles formes politiques ont été nombreuses et passionnantes dans les trois dernières décennies. Citons : le mouvement Solidarnosc en Pologne dans les années 1980-1981 ; la première séquence de la révolution iranienne ; l’Organisation politique en France ; le mouvement zapatiste au Mexique ; les maoïstes au Népal… » (Circonstances 5. L’Hypothèse communiste, Lignes, 2009, p. 203) [↩]
- Pour une vision ample et précise de l’expérience zapatiste et de ses conséquences quant aux stratégies anticapitalistes à venir, voir Jérôme Baschet, Adieux au capitalisme, La Découverte, Paris, 2014. [↩]
- « We need an originary subtraction capable of creating a new space of independence and autonomy from the dominant laws of the situation. A subtraction, therefore, is neither derived from nor a consequence of destruction as such. […] In any case, it is clear that every form of negation, including its most extreme, violent forms, can be mobilized in the defense or protection of a new singularity. It is necessary, then, to have a new articulation of the destructive and subtractive parts of negation so that destruction or violence appears in the form of a protective force, capable of defending something created through a movement of subtraction. This idea was probably already present in the figure of the revolutionary base during the Chinese revolution. » Alain Badiou, Interview with Filippo Del Lucchese and Jason Smith : http://www.lacan.com/baddiscipline.html [↩]
- Ibid., p. 167. [↩]
- Alain Badiou, Un parcours grec, op. cit., p. 10. [↩]
- Sylvain Lazarus, L’intelligence de la politique, op. cit., p. 312. [↩]
- Alain Badiou, Abrégé de métapolitique, op. cit., pages 158-167. [↩]
- Alain Badiou, Le Réveil de l’Histoire, op. cit., p. 120. [↩]
- Ibid., p. 121. [↩]