En conclusion de ses deux œuvres majeures, Frantz Fanon suggère une sorte d’ouverture. « Le véritable saut », nous dit-il à la fin de Peau noire, masques blancs, « consiste à introduire l’invention dans l’existence ». Fanon revient sur cette question de l’invention dans Les Damnés de la terre, où il déclare, une fois de plus en conclusion, que pour faire progresser l’humanité, « il faut inventer, il faut découvrir (…) il faut (…) développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pieds un homme neuf ». Fanon s’intéresse à l’émergence d’un homme nouveau qui existerait dans un monde nouveau, mais comme processus de transformation toujours à l’œuvre plutôt que comme moment constituant. Toujours dans Peau noire, masques blancs, il nous avise du fait que « dans le monde où je m’achemine, je me crée interminablement ». « Se créer interminablement » signifie moins se créer dans un but donné (la forme définitive de l’homme nouveau, la démocratie de masse) que dans le sens d’une orientation expérimentale tournée vers le social. Fanon n’insinue pas qu’il s’agît d’un saut qui relèverait de la foi, même s’il s’agit bien d’un saut dans l’inconnu1.
L’inconnu suggéré par l’invention fanonienne déstabilise la conception habituelle de l’avenir postcolonial présumé. Ce que Fanon recherche avec l’invention, correspond de mon point de vue à ce que Hannah Arendt considère comme l’essence même de la liberté, la capacité « d’appeler à l’existence quelque chose qui n’existait pas auparavant (…) pas même comme un objet de connaissance ou d’imagination2 ». Autrement dit, le « saut » de Fanon, ne fait pas advenir un moi définitivement constitué ou une forme d’organisation politique déterminée, mais quelque chose qui resterait impossible à définir avant de le faire advenir concrètement. Cette appréhension d’un avenir inconnu est aussi ce qui a amené C.L.R James à déclarer dans ce qui est probablement son travail le plus important, Facing Reality (écrit avec Grace Lee Boggs), qu’« aucun groupe d’individus ne peut anticiper les formations sociales à venir3 ». Il est étonnant, alors que Fanon se concentre tellement sur l’être en tant que tel et James sur les formations politiques, que leurs deux approches produisent quelque chose de nouveau, dans un sens que peu d’autres ont suivi, en tant que question centrale animant la pensée politique noire.
La question de l’avenir (futurity) dans la pensée politique noire n’est guère originale. De l’effort des esclavagisés pour arracher un avenir hors de l’esclavage, à la fiction spéculative de W.E.B Du Bois ou Nalo Hopkinson, une telle orientation reflète un élan dont Édouard Glissant parle en termes d’« ethnopoétique », une pratique de l’histoire visant à « démêler un sens douloureux du temps et à le projeter à tout coup dans notre futur4 ».
Un imaginaire noir radical de l’avenir devrait toutefois garder à l’esprit que la limite inhérente à tout imaginaire est son enracinement dans les structures, celles des groupes politiques, les modes de domination et les pensées qui en émergent. Pour les radicaux noirs au sein des mouvements marxistes, l’intérêt du marxisme est son modernisme, cette prétention des Lumières à un avenir connaissable, qui ne remet pas en cause la conception moderne du progrès humain. Fanon et James représentent ainsi un courant à l’intérieur du mouvement marxiste noir qui est orienté vers l’avenir, mais qui résiste à cette tendance.
Qu’est-ce que cela peut alors signifier que de viser l’inimaginable ? Si l’on ne peut pas imaginer ou esquisser en termes concrets quel monde on désire, ne vaudrait-il pas mieux consacrer une telle puissance de réflexion à l’amélioration des opportunités offertes par la vie, les aléas électoraux de l’actualité politique, ou les structures sociales existantes, dont les effets ont des conséquences immédiates sur la vie quotidienne des gens ? Est-il possible ou même utile, de poursuivre une forme d’organisation politique ou un mode de gouvernance dont nous n’avons aucune expérience, ni référence historique, ni même le langage théorique avec lequel articuler cette forme ? Autrement dit, qu’est-ce que l’on gagne à tenter de conceptualiser ce qui est au-delà de toute représentation possible ? Quelles possibilités créatrices peuvent naître du fait de laisser l’avenir indéterminé ?
Je défends ici l’idée que l’inimaginable politique consiste moins à se focaliser sur l’avenir, qu’à saisir comment dépasser les limites de l’imagination politique. L’inimaginable et l’imaginable devraient être perçus comme accomplissant deux fonctions distinctes plutôt qu’en opposition l’une à l’autre. Selon le philosophe américain Richard Rorty, nous devrions voir « l’imagination non comme une faculté de produire des images mentales, mais comme une capacité à transformer les pratiques sociales », ce qui implique un nouveau déploiement d’« écritures et de sons » (« marks and noises ») déjà donnés et légitimés, de procédures et d’idées disponibles. Pour le théoricien politique Sheldon Wolin, l’imaginaire politique « implique d’aller au-delà et de défier les capacités habituelles, les inhibitions et contraintes concernant le pouvoir, ses limites appropriées et ses mauvais usages », une imagination qui ne marque « pas une simple amélioration, mais un saut quantitatif tout en préservant néanmoins des éléments familiers ». Que ce soit sur le mode optimiste de Rorty ou sur le mode pessimiste de Wolin, l’imaginaire restreint le domaine du possible à ce qui est raisonnable, approprié ou fait sens. Il n’est pas anodin de ce fait, que Rorty oppose l’imagination et ce qui est « purement fantastique », les idées et nouveautés « que nous ne pouvons pas nous approprier ni utiliser, nous les qualifions de stupides, ou peut-être folles5. »
De ce point de vue, il peut effectivement sembler fou de viser un avenir politique que l’on ne peut se représenter. Et pourtant l’inimaginable, pour autant qu’il ne revendique rien qui ne soit basé sur des « écritures et des sons », représente un saut qui permet de se débarrasser des jugements familiers et des formes de domination, et qui commence juste au-delà des limites de l’imaginable. Je rejoins ici Richard Iton, dans sa critique du « fantastique comme un genre qui déstabilise, au moins momentanément, notre compréhension de ce qui distingue le raisonnable du déraisonnable, et la raison elle-même, ce qui est convenable de l’inconvenable et la convenance, et la convenance elle-même, en mettant en jeu ces potentiels que l’on avait oubliés ou que l’on ne pensait pas accessibles ou faisables [dont] les effets ne sont pas tous si différents de ceux de la “négritude”, avec ses externalités compulsives et ses conséquences non intentionnelles6. » Si l’on considère la manière dont Iton lie la négritude au fantastique comme comparable au lien entre la blanchité et l’imaginaire, alors l’inimaginable signifie un élan vers l’impossible, vers la négritude non pas comme un référent corporel, mais comme un mode d’analyse excédant les procédures et les cadres déjà disponibles dans la poursuite d’une vision adéquate pour déchiffrer les règles de la modernité – c’est-à-dire, de la colonialité.
L’inimaginable politique commence précisément là où se situe l’impossible, l’inadmissible, ou la pensée insensée, sa valeur reposant dans son refus du besoin de connaître ou de nommer le futur ; son insistance à faire exister ce qui n’a jusqu’alors été ni pensé ni tenté ; puisant dans les expériences et mouvements des peuples, les cadres, les termes, et les pratiques par lesquels nous pourrions aborder des réalités jusqu’ici non envisagées ; les rapports sociaux, les regroupements politiques, les modes de gouvernance, qui refusent le pouvoir politique, la souveraineté, l’État, et cherchent des alternatives à la démocratie, à l’anarchie, ou au socialisme. L’approche marxiste noire de l’inimaginable politique dessine une mosaïque dans laquelle nous pouvons reconnaître la quête de ce que Nelson Maldonado-Torres, à la suite de Sylvia Wynter, appelle une politique qui assume « un horizon dans lequel la vie humaine serait possible dans toute son abondance », qui « produit des épistémologies et des politiques qui affirment l’idée qu’un “autre monde est possible”7 ». En bref, une politique qui rend possible l’inimaginable politique.
En 1958, C.L.R James est retourné dans sa Trinidad natale, où il a accepté de travailler dans le mouvement d’Eric Williams, le People’s National Movement, le parti qui a conduit Trinidad à l’indépendance. Cependant, James était moins préoccupé par la fin de la domination coloniale au niveau formel, que par le mode de gouvernance que la Fédération des Indes occidentales allait mettre en place. De son point de vue se posaient deux problèmes principaux : premièrement la nature de l’État caribéen après l’indépendance ; et deuxièmement, le fait que la Caraïbe, en tant qu’ancienne colonie, soit encline au totalitarisme. Ce n’est pas une coïncidence si, à cette époque, James s’était déjà engagé depuis longtemps dans une réévaluation des contours théoriques du marxisme, qui a notamment culminé dans ses Notes on Dialectics. Au moment où il est retourné à Trinidad, il était ouvertement en train de tracer les contours d’un marxisme indépendant, qui excluait la prétention d’une conception téléologico-politique de l’avenir. De manière sans doute plus frappante, il a également critiqué ouvertement la gouvernance démocratique libérale, la pensée des Lumières et, le plus révélateur encore, sans doute, particulièrement à l’aube de l’indépendance, est d’avoir fourni là son premier effort public d’élaboration d’une nouvelle forme de démocratie au-delà de l’État-nation. James considère l’État-nation comme un anachronisme, « une des causes de la dégradation de la société moderne ». Malgré le « pouvoir et malgré la déchéance à laquelle [l’État-nation] réduit les hommes qui tentent de la gouverner, il n’atteint jamais son but8 ». Tel était le paysage intellectuel dans lequel James a nourri de l’espoir pour la Fédération Indienne-occidentale — une forme d’organisation politique et de sociabilité qui, comme un archipel, bien que structuré sur le modèle de l’État-nation, maintenait néanmoins la possibilité d’un au-delà de la démocratie libérale. Autrement dit, en rejetant l’État-nation, comme objectif normatif de la libération anticoloniale dans les Caraïbes, James considérait la Fédération comme un processus, une forme d’ordre social qui pourrait évoluer au-delà de ses propres hypothèses sous-jacentes, modernistes.
À d’importants égards, James était concerné par la question du régime politique moderne et par le fonctionnement de la postcolonialité. La première fois que James avait quitté Trinidad en 1936, il s’était donné beaucoup de mal pour attester de la modernité caribéenne. Cependant, dans les années 1960, il considérait la modernité caribéenne comme un problème, alertant sur le risque qu’il y avait à croire que la société caribéenne était « tellement éduquée par les Britanniques, que l’instinct de la démocratie serait établi parmi nous ». James insiste sur l’héritage colonial de l’esclavage des Caraïbes plutôt que sur la démocratie. « [Q]uand vous êtes dirigés par un pouvoir impérialiste », soutient-il « les forces armées décident. Dans le contexte de l’esclavage, on vit avec les forces armées au quotidien, à chaque heure de la journée. Ce qui est établi ce n’est pas la démocratie, mais la subordination au pouvoir, en acte ou potentielle. » James se souciait de l’héritage laissé par la modernité au sein de l’Empire ; autrement dit, il avait pleinement conscience du fait que les Caraïbes n’avaient pas été dirigées par un régime démocratique moderne ; ou plutôt qu’il existait une région, relevant de l’exception, sans loi commune si ce n’est la violence coloniale. C’est ce que James voulait dire quand il tirait la conclusion que les Caraïbes montraient « tous les signes du fait que la tendance au pouvoir nu et à une brutalité nue, conséquence du développement historique de l’Inde occidentale, est ici tout autour de nous. » Les dirigeants politiques locaux savent qu’ils doivent gagner les élections, « mais qu’après cela, le seul type de gouvernement et le seul concept social de gouvernement, leur pratique du gouvernement, est celle des anciens gouverneurs coloniaux9. »
James quittera Trinidad pour Londres et en 1966, avec sa femme Selma James, il a commencé à diriger un groupe d’études régulier sur le marxisme avec des étudiants caribéens comme Norman Girvan et Walter Rodney. Ce groupe d’étude a été d’une importance capitale pour nombre de jeunes étudiants caribéens. Comme le rappelle Walter Rodney, la gauche britannique n’avait, à cette époque, que peu à offrir aux noirs. « Le contexte politique en Grande-Bretagne », se rappelle-t-il « n’était absolument pas propice au développement d’une pensée marxiste indépendante ». C.L.R. et Selma James proposaient une nouvelle manière de recourir au marxisme, qui s’est montrée très productive pour de nombreux jeunes militants noirs. C’est notamment dans le cadre de ce groupe d’étude que James aurait déclaré un soir : « l’origine de notre nation, c’est les Marrons, qui se sont échappés des plantations et se sont cachés dans les montagnes. Ce sont eux les véritables fondateurs de la nation haïtienne. Croyez-moi10 ! »
En situant ainsi les origines de la nation caribéenne dans le marronnage, le rejet de l’Occident par les esclaves, James reconnaissait dans le marronnage haïtien les germes d’un projet décolonial, un mode d’organisation politique qui allait au-delà des limites normatives de l’État-nation. De cette façon, formulant sa pensée concernant un avenir caribéen dans le marronnage, fonctionnait tout comme la « vision prophétique du passé » de Glissant, dans laquelle l’insistance sur la centralité de l’Afrique pour les Caraïbes impliquait une critique de la modernité. Examinons l’appendice des Jacobins noirs de James, où il défend l’idée que les Caribéens « étaient et ont toujours été éduqués à l’occidentale » et ont été, par conséquent, confinés « dans une bande très étroite du territoire social. Le premier pas vers la liberté consistait à partir à l’étranger ». Le second, bien plus complexe, impliquait de « débarrasser leur esprit du stigmate selon lequel tout ce qui était africain était inférieur et avili. La route menant à l’identité nationale antillaise passait par l’Afrique11. » James préconise une rupture avec les structures de pensée issues des modernes. C’est également à ce moment-là qu’il a commencé à prendre davantage au sérieux les rastafaris, en tant que mouvement politique et culturel rejetant la culture britannique et la civilisation occidentale, un point que Walter Rodney n’a pas manqué de reprendre.
Rappelant l’influence de James sur sa pensée politique et sur son engagement critique vis-à-vis du marxisme, le souvenir de Rodney concernant l’époque où James était à Trinidad est celui de quelqu’un qui, à la différence de tant d’autres, « semble avoir été le plus loin dans l’acceptation de la nécessité pour les Trinidadiens (et finalement pour les Caribéens) de rompre avec leur passé. » La rupture que recherchait James est celle qu’Elsa Goveia appelait de ses vœux lorsqu’elle a déclaré en 1965 qu’« à un moment ou un autre, il faudra que l’on se confronte au fait que l’on cherche la défaite lorsque l’on essaie de construire une nouvelle tradition de liberté sur des structures sociales qui nous lient de beaucoup trop près au vieil héritage de l’esclavage » ; suggérant que les Caribéens postcoloniaux avaient échoué à reconnaître qu’« une incompatibilité très profonde résulte nécessairement de l’union fragile entre la démocratie et les vestiges accumulés de l’esclavage12. »
Sans doute, le virage le plus important qui a été pris face aux méandres de la colonialité est venu d’Amilcar Cabral, dont l’attention portée à la culture a produit une rupture radicale avec les préceptes marxistes communs concernant la libération nationale. Alors que l’intérêt de Cabral pour la culture relève d’un effort comparable à ceux de Julius Nyerere et de Léopold Sedar Senghor, il commence avec une conception du mode de production comme « niveau des forces productives et système de propriété » au sein de toute société qu’il présente, en opposition à la classe, comme moteur de l’histoire. Cabral exposera cette approche en 1966 à la Conférence Tricontinentale de Cuba, rejetant la notion du temps historique des Lumières, qui détermine l’insistance du marxisme sur la lutte des classes comme moteur de l’histoire, et place l’Afrique, l’Asie et l’Amérique Latine, hors de l’histoire. Ce qui ressort fortement de cette déclaration, c’est l’effort réalisé par Cabral pour déployer le marxisme afin de penser les mouvements anticoloniaux et sa résistance à la division au sein même du marxisme entre les nations occidentales « avancées » et les nations non occidentales « reculées », alors que du fait de l’impérialisme, les premiers satellisent les seconds dans une proximité historique avec l’Occident et, ainsi, créent les conditions pour la lutte prolétarienne. En défendant l’idée que l’impérialisme a échoué à remplir ce rôle historique, Cabral décrit l’impérialisme comme l’« usurpation par la violence du libre processus de développement de la totalité socio-économique dominée ». Ainsi, la libération nationale ne libérait pas une bourgeoisie indigène, qui aurait posé les bases d’une prochaine lutte prolétarienne. Le projet était de « libérer le processus de développement des forces de production nationales13 ». De ce fait, son « objectif principal […] va au-delà de l’accomplissement de l’indépendance politique pour atteindre le niveau supérieur de la libération complète » des moyens de production — en d’autres termes, la possibilité pour les peuples de contrôler leur histoire et leur culture. L’enjeu pour Cabral n’est pas le retour à un passé précolonial, mais de favoriser le contexte qui rendra possible un nouvel être social et de nouveaux rapports sociaux entre les peuples14. Dès son discours prononcé à Cuba, Cabral a considéré le fait d’engendrer « un niveau supérieur […] d’appréciation des valeurs humaines » comme un objectif principal du socialisme.
Cabral concevait la révolution culturelle comme un projet décolonial plus profond, dont la portée dépassait la simple abolition formelle de la domination coloniale, un point qu’il a abordé sans détour lors d’une rencontre en 1972 avec des activistes du Black Power à New York. Quand on lui a demandé sur quoi se baserait les structures juridiques en Guinée-Bissau, Cabral a clairement dit qu’ils n’avaient intérêt à préserver « aucune des structures de l’État colonial », en insistant sur la nécessité de « détruire totalement, de briser, de réduire en cendres tous les aspects de l’État colonial dans notre pays, afin de faire tout notre possible pour notre peuple15 ». D’autres États africains indépendants avaient conservé des structures de gouvernance coloniales et simplement remplacé les administrateurs coloniaux blancs par des natifs noirs, qui vivaient dans les mêmes maisons et se comportaient de la même manière que les anciennes autorités coloniales. Cela a facilité l’émergence des postcolonies africaines. Cabral insistait sur le fait que la décolonisation au Cap Vert–Guinée Bissau, en refusant de reproduire aussi bien le modèle judiciaire colonial portugais que le système appliqué au Portugal, impliquerait une nouvelle forme de gouvernance et un nouveau climat culturel :
Si vous voulez véritablement connaître le sentiment de notre peuple à ce propos, je peux vous dire que notre gouvernement ainsi que toutes ses institutions doivent changer de nature. Par exemple, nous ne devons pas utiliser les demeures occupées par le pouvoir colonial de la même manière que lui. Je propose à notre parti que le Palais du gouvernement à Bissau soit transformé en une maison populaire de la culture, pas pour notre Premier ministre ou quelque chose comme ça (je ne pense pas que nous aurons de Premier ministre de toute façon). C’est pour que les gens réalisent qu’ils ont vaincu le colonialisme – que ce temps est terminé – il ne s’agit pas que d’une question de changement de peau. C’est vraiment très important. C’est le problème le plus important dans le mouvement de libération. Le problème de la nature de l’État créé après l’indépendance est peut-être le secret de l’échec de l’indépendance africaine16.
En insistant ainsi sur une « autre nature » de gouvernement, en transformant le siège du gouvernement colonial en maison populaire de la culture, en n’ayant pas de Premier ministre, en cultivant parmi le peuple l’idée que celui-ci a vaincu le colonialisme, et ainsi en faisant « tout notre possible pour notre peuple », Cabral introduit la question de l’État pour envisager la manière dont une nouvelle société pourrait ouvrir la voie à la création d’un nouvel être social.
Il y a un élément imaginatif dans la pensée de Cabral concernant la façon dont le Cap-Vert Guinée-Bissau pourrait éviter de devenir une postcolonie. Ce que je trouve convaincant dans son analyse, c’est moins la conviction que le Cap-Vert–Guinée-Bissau rejetterait à la fois les institutions coloniales et métropolitaines, mais l’apparente incapacité ou, peut-être, le refus de tracer précisément les contours de ce qui viendra après l’indépendance. Au lieu de cela, Cabral met l’accent sur le fait de changer de nature, de ne pas avoir de Premier ministre ni d’autres formes de gouvernance moderne/coloniale. Que cette possibilité demeure indécise, même au moment où la victoire anticoloniale semblait imminente, est loin d’être une défaite de la pensée ; au contraire, cela relève précisément d’une pensée de l’inimaginable, au-delà de ce qui est déjà disponible. Il est également à noter que Cabral passe de la non-nomination d’une politique future au travail culturel des masses se libérant elles-mêmes.
Dans sa conférence intitulée « Libération nationale et culture », donnée à l’Université de Syracuse à la mémoire d’Eduardo Mondlane, Cabral fait écho à James et Fanon quand il dit que la tâche principale après l’indépendance impliquerait « la constante promotion de la conscience morale et politique des peuples indigènes (de tous les groupes sociaux) », et la « promotion constante et généralisée des sentiments humanistes, de la solidarité, du respect et du dévouement désintéressé aux êtres humains ». Il considérait que ces objectifs pouvaient être atteints parce que la lutte de libération armée, « dans les conditions de vie concrètes des peuples africains, affrontant le problème de l’impérialisme, est un acte d’insémination de l’histoire — l’expression majeure de notre culture et de l’essence africaine17 ».
Après la libération nationale viendrait la révolution qui, comme le suggère Cabral, ne s’arrêterait pas aux frontières de nouveaux États-nations. En introduisant une « essence africaine » dans l’histoire, il décrit un processus par lequel la culture peut répondre à l’Europe. La révolution suivant la libération n’est pas une révolution prolétarienne, dorénavant possible puisque l’Afrique est entrée dans le temps historique occidental, mais une révolution où un humain au-delà de « l’homme » occidental est possible, précisément parce que la révolution se traduirait en un « saut en avant significatif de la culture du peuple qui se libère lui-même ». Tout avenir qui pourrait résulter d’un projet ancré dans la décolonialité ferait bien d’adopter cette orientation à l’égard d’un futur inconnaissable, inimaginable. Cela exige de se débarrasser des engagements déjà établis, de se libérer des présupposés théoriques fossilisés qui poussent les Hommes à suivre un schéma d’action prédéfini, et de poursuivre une pratique de pensée du passé et du présent qui nous permettra d’embarquer pour le territoire inexploré d’un futur que nous ne pouvons jamais envisager, mais seulement faire émerger à travers la lutte.
Traduit de l’anglais par Frédérique Riedlin.
- Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Seuil, Paris, 1971, p. 186 ; Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 2002, p. 305. [↩]
- Hannah Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 196-197. [↩]
- C. L. R. James and Grace Lee Boggs, Facing Reality: The New Society, Chicago, Charles H. Kerr Publishing Co., 2005, p. 133. [↩]
- Édouard Glissant, Le discours antillais, Paris, Gallimard, 1997, p. 225-226. [↩]
- Richard Rorty, Philosophy as Cultural Politics, Cambridge University Press, 2007, p.107; Sheldon Wolin, Democracy Incorporated: Managed Democracy and the Specter of inverted Totalitarianism, Princeton University Press, 2009, p.18. [↩]
- Richard Iton, In Search of the Black Fantastic: Politics and Popular Culture in the Post-Civil Rights Era, Oxford University Press, 2008, p. 289-90. [↩]
- Nelson Maldonado-Torres, After War: Views from the Underside of Modernity, Duke University Press, 2008, p. 7.f [↩]
- C. L. R. James, Modern Politics, Port-of-Spain, Trinidad, P.N.M. Publishing Co., 1960 (réédition : Detroit, Bewick/ed, 1973), p. 84. [↩]
- C. L. R. James, Party Politics in the West Indies, Trinidad, Vedic Enterprises LTD, 1962, p. 122. [↩]
- Pour la citation de James, voir le documentaire W.A.R. Stories : Walter Anthony Rodney, Roots and Culture media, 2010; Walter Rodney, Walter Rodney Speaks, The Making of an African Intellectual, Trenton NJ, Africa world Press, 1990, p. 6. [↩]
- C.L.R. James, Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la Révolution de Saint-Domingue, Paris, éditions Amsterdam, 2017, p. 444. [↩]
- Walter Rodney, Walter Rodney Speaks, op. cit., p. 16; Elsa V. Goveia, Slave Society in the British Leeward Islands at the End of the Eighteenth Century, New Haven et Londres, Yale University Press, 1965, p. 338. [↩]
- Amílcar Cabral, « Theory as a Weapon », in Unity and Struggle: Speeches and Writings of Amílcar Cabral, New York, Monthly Review Press, 1979, p.124-25 et 130. [↩]
- Amílcar Cabral, « National Liberation and Culture », in Return to the Source: Selected Speeches of Amílcar Cabral, New York, Monthly Review Press, 1973, p. 52. [↩]
- Amílcar Cabral, « Connecting the Struggles: An Informal Talk with Black Americans », in Return to the Source, op. cit., p. 83. [↩]
- Ibid., p. 84. [↩]
- Amílcar Cabral, « National Liberation and Culture », art. cit., p. 55-56. [↩]