Brecht et la politique du cinéma réflexif

Le cinéma doit-il bouleverser les formes pour être émancipateur ? C’est la question que posait Dana B. Polan en réaction à une vague de critique cinéma inspirée par le marxisme qui faisait renaître les partis pris modernistes au nom de la subversion radicale. Polan prend pour cible une série d’auteurs canoniques de cette vague de critique radicale en cinéma (Burch, Baudry, Oudart…) et en littérature (Tel Quel) pour en montrer les limites et, en dernière instance, le formalisme. L’auteur s’empare du fait que cet éloge de la subversion formelle se réclame de Brecht pour opposer sa propre lecture du dramaturge communiste. Publiée pour la première fois en 1974, cette polémique nous donne les termes d’une importante discorde autour du cinéma militant et expérimental et fournit quelques éléments pour continuer de penser les matériaux et la fonction des formes esthétiques.

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Dans un épisode de Bugs Bunny des années 1940, Elmer, une fois encore contraint par le destin et le récit à chasser Bugs, tire plusieurs fois sur son insaisissable adversaire. Les cartouches ne remplissent pas leur mission (tuer son adversaire). Bien sûr, que les armes soient non léthales est typique des cartoons de la Warner – mais cette fois, Bugs s’arrête et s’adresse au public :

Les amis (folks), ces balles sont factices, nous gardons les vraies pour nos hommes qui sont au front.

À mon sens, cette réplique est emblématique de la position de l’œuvre d’art vis-à-vis du monde matériel et de la dynamique de l’histoire1 : en premier lieu, l’œuvre traduit une distance par rapport au monde réel, distance inhérente à l’art en tant que tel. Cette distance est le produit des codes et des constructions esthétiques – ce qui implique que, quand cette distance esthétique confère à l’art une portée cognitive, cette connaissance ne peut être que médiate ou non-scientifique2. Le cartoon est avant tout un cartoon, et rien d’autre. En second lieu, la distance ici en cause consiste pour l’œuvre à se retourner sur elle-même et à parler de ses propres conventions artistiques et présupposés. Il s’agit d’une forme de réflexivité, d’un texte interrogeant ses procédés. En l’occurrence le cartoon signale explicitement sa nature : être un cartoon. Enfin, il y a une troisième démarche que le cartoon met ici au premier plan : un mouvement hors du monde fermé sur lui-même de l’œuvre vers un monde réel que les médiations de l’art laissent habituellement en arrière-plan. Le cartoon évoque par exemple une situation (tuer au front) que les cartoons ont tendance à distordre. Notre propos consiste à travailler sur ces deux démarches, la distanciation qui confère à l’art sa nature même, et la distanciation propre à cet exemple, relevant d’une conjonction (ou d’une contradiction) entre une dimension réflexive et une conscience des enjeux sociaux et historiques.

Poser la question d’une dimension politique – intrinsèque ou non – du cinéma réflexif revient à réinterroger l’histoire de l’analyse filmique, voire peut-être de l’art en général, du point de vue de leurs enjeux fondamentaux. Quel est le lien entre le cinéma et le réel ? Le public ? Quelle en est la forme ? Le contenu ? Dans quelle mesure est-il politique ? S’il n’est pas politique, comment le devient-il ? Je ne prétends pas être à même de répondre à chacune de ces questions colossales, mais simplement de proposer quelques pistes pour les interroger.

Ces derniers temps, les débats n’ont tourné qu’autour d’un seul enjeu : le regard. Que signifie regarder un film ? Que se produit-il, idéologiquement, lorsque nous regardons un monde sur un écran devant nous ? À première vue, le fait de regarder un film pourrait sembler simple, aussi bien dans son fonctionnement que dans la compréhension que l’on pourrait en avoir. Mais cette simplicité apparente ne fait qu’obscurcir une complexité plus profonde. Dans Lire le Capital, le philosophe français Louis Althusser suggère que la plus grande réussite de l’époque moderne – une réussite qui décrit la rupture de cette époque avec le passé – a été la « découverte et l’apprentissage du sens des gestes les plus simples de l’existence : voir, écouter, parler, lire…»

Selon lui, Freud a fait avancer la compréhension des dimensions de la parole, Marx celles de la lecture. De même, les récents travaux critiques sur les arts visuels – tels que la critique de la peinture de Pierre Francastel et John Berger ou la critique cinéma dans Screen – essayent, je crois, de faire avancer la compréhension des « manières de voir » (ways of seeing, du nom de l’émission sur l’art écrite et présentée par John Berger sur la BBC dans les années 1970, NDT).

En effet, la nouvelle école d’analyse filmique « critique de l’illusionnisme » naît de la même impulsion théorique que la critique de l’empirisme mise en place notamment par Althusser. Pour ces théoriciens, l’empirisme, ou l’illusionnisme, reposent sur une conception de la dualité sujet-objet surmontée de la plus simple des façons3 : le monde révélerait par lui-même sa propre vérité, et tout ce que tout un chacun doit faire est de contempler le monde ou son reflet au sein de l’activité humaine – l’écriture – pour être pénétré par ce sens même.

André Bazin incarne clairement la version cinématographique de cette théorie optimiste des possibilités du sens. Avec des notions telles que le gros plan comme fenêtre sur l’âme, sur le caractère destructeur de l’intervention artistique consciente, ou sur le film comme révélation de la vie spirituelle (« vie intérieure ») du monde, Bazin devient la cible de nombreuses, sinon de la plupart, des plus récentes théories du film comme production de sens, comme lieu d’un travail au sein de la conscience du spectateur.

Le cinéma narratif, et son ostensible canonisation par Hollywood, est lui aussi pris pour cible de cette nouvelle critique. Dans S/Z, Roland Barthes voit clairement les codes herméneutiques et proaïrétiques (respectivement, les codes du suspens et de la logique des actions) comme les codes de la fiction les plus déterminés et déterminants. De même, Noel Burch, dans une interview donnée à Women and Film (n° 5/6) pose la linéarité – c’est-à-dire la narration – comme étant le code inhérent de ce qu’il appelle le « cinéma dominant ». Contre la narration et contre la transparence, critiques et artistes suggèrent tout un éventail de méthodes déconstructives. Nombre de ces stratégies reposent sur un concept de « travail ». Les auteurs prétendent que l’emprisime engage à la passivité ; chacun n’aurait qu’à contempler les images, et les textes donneraient leur sens d’eux-mêmes. Les sujets – qu’ils soient sujets spectateurs, sujets lecteurs, ou sujets historiques – s’uniraient automatiquement avec les objets et avec la connaissance des objets. Pour contrer cette incitation à la passivité, de nombreux critiques réclament un art difficile, un art poussant le public à donner une réponse interprétative et active. Ce problème de la passivité favorise une redécouverte de Brecht qui, pour les critiques récents, est devenu le maître de la déconstruction, le champion de la subversion formelle. Burch, notamment dans Theory of Film Practice, reprend à son compte la théorie brechtienne – mais il en élimine la préoccupation qu’avait Brecht quant au contenu. Un nouveau Brecht – formaliste – est né.

Mais on pourrait ici choisir d’invoquer Brecht le réaliste. Et c’est ce Brecht qui guidera ici ma propre réflexion. Je crois que l’esthétique radicale – et notamment l’esthétique cinématographique – se laisse emporter par l’émergence d’un nouveau formalisme anhistorique. Ce formalisme s’illustre en attaquant certaines pratiques et structures cinématographique spécifiques – les pratiques de la narration et de la représentation.

Mais plus récemment, avec la redécouverte française et anglaise de Freud à travers les travaux de Jacques Lacan, les critiques de la représentation se sont renforcées encore davantage. Tandis que, formellement, une certaine pratique cinématographique liée à une seule et unique forme de réaction des spectateurs (littéralement, la passivité) était mise en cause par ces critiques, la pratique de la représentation s’avère être, au sein de ce corpus, elle-même un avatar de la réaction idéologique. Dans cette perspective, la structure même de l’acte de visionner un film – public assis devant un écran et regardant depuis un point de vue (ou une perspective) particulier – contribue à instituer le sujet comme un sujet regardant. Ce sujet atteindrait dès lors une position privilégiée, paisiblement et de façon assurée, une posture immunisée contre toute confrontation vis-à-vis du monde de l’autre coté de l’écran. Ainsi, dans un article consacré à la télévision publié dans un récent numéro de Screen (été 1977), Gilian Skirrow et Stephen Heath vont jusqu’à déclarer qu’il « y a une position idéologique définissable dans sa plus grande généralité ». Il est vrai que les critiques récentes ne sont pas unanimes sur le genre de films qui contribuent le plus à cette passivité. Mais dans ses derniers retranchements, ce modèle psychologique indique que l’acte (ou fait) de voir un film, sans se pencher sur son scénario, fait du spectateur un sujet non-agissant. Dans son essai consacré à « Diderot, Brecht, Eisenstein », (Screen, été, 1974), Roland Barthes condamne le contenu en art et déclare que

La représentation ne se définit pas directement par l’imitation. Se débarrasserait-on des notions de « réel », de « vraisemblance », de « copie », il restera toujours de la « représentation » tant qu’un sujet (auteur, spectateur ou voyeur) portera son regard vers un horizon et y découpera la base d’un triangle dont son œil (ou son esprit) sera le sommet.

Barthes est dès lors en mesure d’affirmer que Brecht et Eisenstein sont des artistes pré-politiques en ce sens qu’ils ne s’écartent pas d’un certain modèle de représentation. L’étude de Jean-Pierre Oudart sur l’influence de la perspective classique dans le cinéma et la description des effets idéologiques de « l’appareil de base » que mobilise le cinéma par Jean-Louis Baudry vont également dans cette direction.4) Ce rejet de la représentation ne constitue pas seulement une subversion de l’intérieur, mais aussi de l’extérieur. Critiques et artistes réclament de nouvelles expériences artistiques à mêmes de questionner les frontières traditionnelles des arts. Mais la question principale subsiste : une telle subversion esthétique a-t-elle une portée politique ?

En un sens, la réponse dépend de ce que l’on entend par politique. Pour en donner une définition certes tout à fait critiquable, je dirais que le politique implique d’analyser les contradictions d’une situation historique donnée et de proposer de les résoudre. Évidemment, les récentes critiques formalistes peuvent soutenir que les innovations formelles qui remettent en cause l’expérience du spectateur jouent le même rôle qu’une enquête sur les contradictions historiques. Par exemple, dans la postface de Signs and Meaning in the Cinema, Peter Wollen affirme qu’un nouvel art contraint le spectateur à

produire des fissures et ouvertures dans l’espace de sa propre conscience (fissures et ouvertures qui existent réellement mais sont réprimées par une idéologie, caractéristique de la société bourgeoise, qui insiste sur la « robustesse » et l’intégrité de chaque conscience individuelle). (p.162, italique ajouté)

Wollen couvre partiellement ses arrières en déclarant qu’une telle répression est « caractéristique » de la société bourgeoise (plutôt que de dire « intrinsèque à »), mais cette prévention n’est elle-même pas caractéristique de l’approche formaliste radicale où l’on sépare de façon inflexible le progressisme de la réaction. La nouvelle esthétique, si je me permets de l’appeler ainsi, se fonde sur l’idée que les personnes subissent la répression des textes en eux-mêmes, que les textes produisent la domination de leurs sujets en les plaçant dans une position particulière, physique, formelle, voire idéologique. Un texte, en ce sens, est un ensemble de codes rationalisant un rapport particulier au monde. Et ils rendent cette rationalisation séduisante en se refusant à interférer avec la perspective fétichiste ou voyeuriste du sujet spectateur. Dans son essai, «The Politics of Separation» (Screen, hiver 75/76), Colin McCabe va jusqu’à appeler cette séduction la « corruption de l’identité », situant dès lors la persuasion textuelle dans un registre quasiment « pénal ».

Il apparaît que cette position laisse de nombreuses questions sans réponse, ou n’y répond qu’à moitié. Avant d’examiner si certaines des stratégies de subversion esthétique proposées peuvent effectivement servir de réponses, il nous faut d’abord examiner si le problème a été correctement compris. Il s’agit d’étudier la notion de domination textuelle.

Une telle notion, et notamment quand elle est mobilisée en tant que critique de la représentation, repose sur un grand nombre d’hypothèses. J’aimerais me concentrer sur deux d’entre elles : celle selon laquelle les textes avalisent le monde tel qu’il va et nous aveuglent quant aux contradictions qui le traversent, et celle selon laquelle la soumission à un texte revient à se soumettre à son idéologie. Parler d’une « corruption de l’identité » consiste à envisager les textes comme reposant sur une complicité avec des codes textuels, une rhétorique qui cacherait sa propre nature rhétorique. Pour des auteurs comme McCabe les textes sont une force de domination sur les spectateurs. Reste que nous devons interroger rigoureusement un tel argument. Que signifie la domination dans le cadre spécifique de l’œuvre d’art ?

Tous les textes dominent. Sans un certain degré d’accord avec les codes que partagent l’émetteur d’art et le récepteur, l’œuvre d’art n’est plus qu’un bruit. Pour changer la métaphore économique de McCabe (qu’il n’entend clairement pas comme une métaphore), les textes ne « corrompent » pas, ils sont des contrats par lesquels les spectateurs ou les lecteurs acceptent volontairement un certain rapport aux codes et, comme je me permettrais de l’opposer à McCabe, acceptés par le spectateur avec une connaissance des mécaniques d’une grande partie de ces codes. Les « traces » du contrat apparaissent tout au long des textes ; ils peuvent nous devenir familiers mais, justement parce qu’ils ne sont que des « signes », nous devons les apprendre pour être capable de lire ou de regarder. Ainsi, la soumission à un engagement contractuel n’est qu’un aspect du fonctionnement d’un texte. La théorie de l’information souligne non seulement que l’information n’est permise que par un code commun mais aussi qu’elle dépend d’une transgression de ces codes, une transgression à vrai dire inhérente au système et qui le développe.

L’art, dans son intégralité, se fonde certes sur la confirmation mais aussi sur la contradiction. Le critique littéraire Frank Kermode a décrit cette interaction comme une alternance entre crédulité et scepticisme (dans The Sense of an Ending) ou comme alternance entre reconnaissance et perdition (« Novels : Recognition and Deception », Critical Inquiry, n°1). Par extension, la « réflexivité » ne constitue qu’une stratégie de plus qui définit en elle-même le processus de l’art. L’un des types d’agrément qu’il suscite provient précisément de cette interactivité entre crédulité et scepticisme (qui pourrait expliquer la popularité des fictions policières – qui donnent corps de bien des manières aux mécaniques des codes du suspense). La réflexivité dans l’art produit de la satisfaction en amplifiant l’interactivité intrinsèque des œuvres.

Si nous portons notre attention sur le développement des arts littéraires et dramatiques, il est difficile d’échapper aux exemples d’œuvres faisant état de leurs propres artifices dramatiques/narratifs/esthétiques. Les critiques littéraires pointent souvent ce roman du XVIIIe siècle écrit par Laurence Sterne, Tristram Shandy, comme un aboutissement notable de la réflexivité autour de l’artifice artistique ; dans un commentaire des plus révélateurs, le critique formaliste russe Viktor Shklovsky l’a désigné comme étant « le roman le plus typique du monde de la littérature ». Dans la même période littéraire, Tom Jones de Henry Fielding va aussi loin que l’œuvre de Sterne pour dévoiler les codes dont dépend la lecture de toute œuvre littéraire. Fielding, par exemple, invoque explicitement le modèle d’un contrat en comparant le roman à un repas où se joue une certaine interactivité entre la fixité de la carte des plats et l’identité changeante de la nourriture elle-même derrière cette carte. Mais la différence entre Tristam Shandy et Tom Jones n’est qu’une différence de degré, non une rupture. De même, ces deux textes ne sont qu’un aboutissement logique d’une tendance et d’une caractéristique de l’art. Mais la récente esthétique formaliste n’a pas une conscience très aiguë des degrés. Roland Barthes a par exemple affirmé que le modernisme n’était pas réellement possible en art avant 1850 ; il faisait donc fi du fait que tout courant artistique est une interaction entre tradition et révolution artistique. Nous devrions pourtant examiner différents types et degrés d’artifice et les relier à l’histoire de leur production et de leur réception.

Les critiques artistiques et littéraires humanistes ont longtemps contribué à favoriser ces transgressions. Selon cet humanisme classique, les transgressions en art sont considérées comme nécessaires au progrès esthétique. On peut évidemment choisir d’envisager cette approche comme une sorte de récupération de la subversion formelle, mais seul ce qui peut être assimilé peut être assimilé. Les critiques sont depuis longtemps en mesure d’inscrire le modernisme dans une esthétique non révolutionnaire. On pourrait citer de nombreux exemples de ce compromis. Récemment, deux livres de critiques littéraires (Partial Magic de Robert Alter et The Triumph of the Novel de Albert Guerard) ont célébré ce que ces deux auteurs appellent « la grande tradition alternative », qui prolonge dès lors le canon, le « grand livre du monde occidental », au-delà des limites proscrites par F.R. Leavis5. Les deux critiques (et bien d’autres encore) font des perturbations esthétiques des dimensions intrinsèquement positives, des valeurs humanistes. Plus précisément, ils reconnaissent l’innovation littéraire, formelle, pour ce qu’elle est : un aspect typique de l’art, qui ne présente aucune menace pour l’ordre établi. Guerard, par exemple, se réfère aux pouvoirs de « distorsion lumineuse et imaginative » du roman : la littérature peut mettre en œuvre un déséquilibre formel dans le but précis d’établir un meilleur équilibre. La révolution (esthétique) d’aujourd’hui ne fait que servir l’ordre établi de demain. Dans son sens littéral, le terme « avant-garde » ne connote rien d’autre qu’une force supérieure ; une branche plus avancée des élites.

Le formaliste russe Viktor Shklovsky a défendu l’idée d’art comme ostranie : une manière de rendre le monde « étrange ». Et effectivement, même quand l’art avalise l’ordre « naturel » des choses, il contribue aussi à « l’étrangiser ». La suspension de la crédulité est solidaire d’une suspension de l’incrédulité. Mais les récents critiques voudraient obscurcir cette situation de l’art. Hollywood est supposé représenter l’absence d’ironie, la célébration de l’art comme transparence. On observe très clairement une parenté entre les récentes critiques cinématographiques et la critique littéraire traditionnelle, avec sa distinction entre art et art populaire. Les récentes critiques littéraires radicales ont commis des erreurs historiques et théoriques en adhérant à une conception du roman fondée sur la forme qu’il prenait au XIXe siècle. En effet, le roman du XIXe n’est qu’un genre littéraire – et un genre qui n’est pas lui-même sans ironie et subversions formelles. De même, il n’y a pas qu’un seul genre de film hollywoodien ; d’ailleurs, très peu de véritables productions hollywoodiennes ne semblent coller au qualificatif abstrait de « transparence » que la critique récente a érigé en paradigme hollywoodien.

Les nouvelles critiques formalistes ont ainsi institué une conception particulière du cinéma hollywoodien : un genre monolithique sous lequel se trouvent tous les films classiques. Quelques exceptions se détachent toutefois : les auteurs anticonformistes tels que Nick Ray ou Sam Fuller. Mais le cinéma d’Hollywood en soi est défini comme conformiste, comme le plus apte à soudoyer, le meilleur cache-codes qui soit.

Et pourtant, tout art est distancié. Cela s’avère aussi vrai pour Hollywood que pour Laurence Sterne ou Aristophane. Nous apprenons à « lire » à partir de cette distance vis-à-vis de la réalité matérielle, mais nous apprenons également à désirer de nouvelles formes de distanciation. Le cinéma hollywoodien ne fait pas que présenter son irréalité comme réalité ; il reconnaît aussi ouvertement sa propre irréalité. Dans son livre America in the Movies, Michael Wood va jusqu’à estimer que cette irréalité puisse devenir conventionnelle. Le kitsch n’est pas seulement un sous-genre de film mais une tendance de beaucoup de films hollywoodiens, voire tous, et Wood pense que cette distance est une raison de l’attrait d’Hollywood. Comme il le fait remarquer, Hollywood est « le seul endroit au monde où n’importe qui peut dire “Santa Maria, cela m’était sorti de l’esprit.” »

Par exemple, un cartoon hollywoodien – production hollywoodienne basique – donne corps à certain nombre de techniques formelles proclamées déconstructives. Et dès lors, si quelque préoccupation politique que ce soit peut être attribuée à ces cartoons, ce n’est guère qu’au sens étymologique de « politique » : ce qui a trait à la polis, aux relations universelles des individus les uns envers les autres et avec le monde. Pour revenir sur mes premières remarques, le cinéma ne pratique pas trois démarches mais deux. Le cinéma ne diffère pas tant du point de vue de ses trois degrés de complexité formelle que dans sa démarche politique (sa capacité à représenter le monde comme transformable). Je dirais que ce que j’ai d’abord décrit comme une démarche distincte – l’auto-réflexivité consciente et délibérée – pourrait n’être rien d’autre qu’une extension au cinéma, une simple manifestation, des qualités inhérentes de l’art.

Cette différence de démarche – entre l’artifice textuel (forcé ou non) et la démarche sociale – est la différence entre l’art et l’art politique. Regardons un cartoon hollywoodien plus en détail pour donner un exemple. Farce au canard (Duck Amuck, 1953) est virtuellement l’aboutissement des possibilités expérimentales du cartoon hollywoodien6. Le sujet de ce cartoon est la nature de l’animation technique elle-même. Dans Farce au canard, Daffy Duck est la victime de ce que la main de son animateur lui fait subir, main qui ne s’avère finalement qu’être celle de Bugs Bunny. Bugs torture Daffy en jouant avec la coordination du dispositif filmique, le nombre d’images par seconde, le fond, le son et la couleur. Dans un article sur Farce au canard publié dans Film Comment, Richard Thompson note justement que cet épisode fait preuve d’un haut degré de complexité formelle :

Ce film est extrêmement conscient de lui-même en tant qu’acte de cinéma, comme l’est une grand partie de l’œuvre de Jones. […] Farce au canard est un bon exemple de l’idée dialectique des éléments du film de Noel Burch : premier plan et fond, espace et action, personnage et environnement, image et bande-son son tous en conflit entre eux…

L’idée dialectique de Burch, comme il l’écrit lui-même, est loin du champ politique en tant que tel, tout comme l’est Farce au canard. Farce au canard est une métaphore des confusions de la vie (selon l’interprétation de Thompson), c’est une métaphore désengagée au mieux, en cela qu’elle n’étudie pas cette confusion à travers une perspective politique. En effet, le point de départ de l’angoisse de Daffy Duck n’est finalement pas la domination des agents sociaux du monde réel, mais simplement Bugs Bunny – un autre personnage fictif, dont le pouvoir n’est originellement que principiel. Ce film ouvre un espace formel, et non politique, dans la conscience du spectateur. Farce au canard se ferme sur lui-même, la fiction émerge et mène vers la fiction, le texte devient une boucle qui efface l’analyse sociale. C’est là le projet de tout art non-politique, réaliste ou moderniste.

Nous pourrions envisager le problème selon une autre perspective, en examinant ces théories à partir de la fonction supposée de l’art classique ou traditionnel vis-à-vis du travail quotidien et du monde matériel. Les récentes critiques s’opposent, comme l’annonce déjà la citation de Peter Wollen, aux œuvres d’art « bourgeoises » qui instillent la complaisance du spectateur, une complaisance à la fois quant à l’objet d’art lui-même et quant au monde extérieur à l’art. Mais il n’y a rien de nécessairement réconfortant ou d’optimiste dans l’art conventionnel. De même que la vie bourgeoise n’est pas nécessairement une vie de complaisance et dont toute conscience de contradiction serait absente. Tout dépend du type de contradiction dont on parle. Que nos attentes au jour le jour puissent être mises à mal est une possibilité normale et acceptée de la vie quotidienne. L’œuvre d’art conventionnelle ne bannit pas la contradiction ; au contraire, elle s’emploie à séparer la contradiction de ses causes sociales. L’existence bourgeoise n’est souvent rien d’autre qu’une succession de déceptions, de subversions, de tout ce qui fissure notre propre unité et notre existence sociale en tant que sujets agissants. L’art ne nie pas ce malaise ; il ne fait que le dissimuler et nie ses fondements dans les forces historiques. C’est pourquoi la culture contemporaine peut s’accommoder de l’art formellement subversif.

Aussi longtemps qu’un tel art ne lie pas sa subversion formelle à une analyse des situations sociales, un tel art n’offre pas d’image bien différente des troubles que nous traversons chaque jour. Et une œuvre d’art qui a raison des attentes formelles ne conduit pas à la remise en cause d’une culture qui s’accommode toujours de la défaite de ces attentes. Cela, je crois, explique en grande partie le succès de Mary Hartman, Mary Hartman. Cela pourrait également contribuer à expliquer la face cachée morbide de la fascination des fans pour Hollywood – une face cachée faite de presse à scandale et, en dernière instance, du succès de torchons tels que Hollywood Babylon de Kenneth Anger. Nous sommes habitués à la déconstruction de nos réalités et ainsi n’avons-nous pas de réticence à voir la réalité du monde de l’écran de cinéma elle-même déconstruite. Dans un article sur Mary Hartman, Mary Hartman publié dans Socialist Revolution (n° 30), Barbara Ehrenreich remarque que la série télévisée représente le triomphe de la contradiction : une émission qui attaque le monde du consommateur tout en étant sponsorisée par les produits dédaignés par son contenu. Et cela fonctionne. Ehrenreich présente cette plénitude de contradictions comme la pierre sur laquelle trébuchent les théories marxistes ou marxisantes de la culture populaire. S’il était simplement question d’un art inspirant un optimisme aveugle, la critique serait facile. Des programmes tels que Mary Hartman, Mary Hartman ont suscité pessimisme, mécontentement et ironie commerciale. Nous devons donc faire avec un espace de contradiction qui obscurcit en tant que tel la contradiction politique.

Et ainsi en revenons-nous à Brecht. Brecht voit aussi une distance entre art et art politique. L’art donne automatiquement corps à la distanciation, à un « devenir étrange » des choses. Mais il n’y a encore rien de politique ici. Pour être politique, l’art doit être fait selon cette visée. Dans son essai « Le théâtre moderne est le théâtre épique », Brecht utilise l’exemple de l’opéra pour présenter sa conception de l’art comme reposant intrinsèquement sur la distanciation, à laquelle l’artiste peut ajouter un sens d’engagement politique. Comme il est de notoriété publique, la théorie brechtienne de la réception de l’art place l’emphase sur la connaissance consciente plutôt que sur l’intuition. Sa théorie de la création artistique en fait de même. Tout comme son professeur Erwin Piscator, Brecht voit l’art comme remplissant une fonction programmée. Cela implique une attention consciente portée aux formes et au contenu.

Cette insistance sur l’intention consciente est probablement ce qui sépare le plus Brecht du critique marxiste hongrois Georg Lukács. L’approche de Lukács quant à la création littéraire semble souvent tomber dans une théorie intuitive de la création :

Les dernières typologies fondées sur ce genre de perspective [c.à.d, fondées sur la “sélection de l’essentiel et la soustraction de l’inessentiel”] doivent leur effectivité non pas à la compréhension de l’artiste d’événements au jour le jour mais à sa possession inconsciente d’une perspective indépendante et atteignant un point au-delà de sa compréhension de la scène contemporaine. (Réalisme de notre temps, italique ajouté)

Cette croyance lukacsienne en une connaissance inconsciente amène Brecht à le considérer comme formaliste. Or, c’est précisément à une croyance comparable à celle de Lukács que les maîtres du XIXe siècle apportaient des réponses et ces réponses s’avèrent toujours pertinentes à un XXe siècle qui manifeste son refus de situer la production littéraire dans les véritables mécanismes de l’histoire.

En effet, l’esthétique de Brecht suggère que nous avons besoin d’étendre et de clarifier la notion de réalisme. Significativement, Brecht parle de son propre projet artistique comme d’un réalisme. Le réalisme est davantage (et pas moins) qu’un genre de démarche envers le monde et l’art. Le réalisme n’est pas une qualité naturelle; c’est une qualité sociale. La théorie de Brecht distingue de manière particulièrement significative le réalisme – qu’il voyait comme l’impulsion prioritaire de son art – et l’irréalisme, la mise en place de démarches fausses, ou limitées, ou réifiées à l’égard du monde et des possibilités concrètes qu’il offre. Dans « Contre György Lukács », il définit le réalisme comme le fait de « découvrir les complexes de la société et leurs causes/démasquer la vision prévalant et la révéler comme la vision de ceux qui dominent. » Ainsi, le réalisme est une forme de connaissance, une mise en image de la réalité. Pour juger de l’efficacité d’un réalisme particulier, « il faut comparer la représentation de la vie dans une œuvre avec la vie qui s’y trouve représentée. »

Comme les théories du sujet lacaniennes reprises par les critiques récents, la théorie de Brecht dépend d’une notion de positionnement, de la place du sujet dans le circuit de la communication. Mais Brecht diffère de ces critiques sur un point essentiel. Pour Brecht, la position du sujet-spectateur émerge à partir d’une position au sein de l’œuvre – l’œuvre d’art politique matérialise une différence entre la manière dont les choses sont et la manière dont elles pourraient être. L’expérimentation formelle de Brecht dépend du contenu de deux points de vue. Premièrement, la forme doit changer pour refléter les réalités changeantes. Deuxièmement, le théâtre politique de Brecht est un théâtre de la possibilité – un théâtre montrant que la vie n’est pas contrainte par les formes qui semblent s’imposer à elle. L’art politique compare une image de l’être humain comme « inaltérable » à une autre image le représentant comme « altérable et capable de changer » (tel que Brecht l’explique dans « Le Théâtre moderne est le théâtre épique »). Le nouveau théâtre montre ainsi que les dispositions formelles de la vie peuvent changer. Nous pouvons faire des choses que nous n’aurions jamais crues possibles. Mais l’enracinement partiel de la théorie brechtienne dans des groupes tels que le Living Theatre – groupes déconnectant le potentiel militant de ses responsabilités social(ist)es – suggère que des restrictions peuvent être posées quant aux « possibilités » que l’art politique brechtien est à même de susciter, de rendre visibles. Toutes les possibilités ne sont pas également valides ; Brecht choisit cette validité sur la base d’une perspective socialiste. Là encore, c’est le contenu qui permet de trancher. L’artiste doit porter une très grande attention au monde de possibilités que son œuvre promeut7.

Chez Brecht, l’art politique joue sur une redéfinition politique de la crédulité et du scepticisme. Pour éviter que les possibilités nouvelles révélées par l’art ne s’apparentent à rien d’autre qu’à du bruit, l’œuvre d’art doit également user du « vieux monde » comme d’un standard. Le sens, et sa réalisation dans l’action, vient des différences entre ces deux visions du monde. L’art politique ôte au monde sa familiarité. Mais cela se fait aussi en jouant sur nos connexions à ce monde.

Cette lecture de Brecht a deux implications importantes pour notre propos. Tout d’abord, si le texte politique invite le spectateur à « produire » du sens, cette production devient une source de plaisir. Brecht voit très clairement le théâtre comme le lieu d’une pédagogie, mais l’apprentissage qu’il suscite – l’accès à la connaissance – est indissociable du plaisir qu’il confère. Le spectateur ou la spectatrice éprouve de la joie en réalisant dans quelle mesure sa vision du « vieux monde » ne fait qu’étouffer la vision d’un autre univers de possibilités. Le plaisir vient du fait de comprendre que le monde peut être refaçonné. Le plaisir, comme Brecht le dit dans la Note 2 du « Petit Organon pour le théâtre » est « la plus noble fonction que l’on ait trouvée au “théâtre.” » Ou comme il le dit plus tard dans l’Organon, le public

doit être diverti avec la sagesse qui émane de la solution des problèmes, la rage comme expression pratique de la sympathie portée aux opprimés, avec le respect dû à quiconque respecte l’humanité… en d’autres termes, avec tout ce qui enchante ceux qui produisent quelque chose. (notre traduction, italiques ajoutés)

Dès lors que l’art politique de Brecht met aux prises un monde familier avec un monde plus attractif, l’art brechtien est aussi un art de l’identification. En étudiant les théories de Brecht, les critiques ont trop souvent affirmé que ces théories ne laissent aucune place à l’identification. En effet, la théorie de l’art de Brecht donne corps à deux identifications : empathique et sans remise en cause – celle qui se trouve liée à la vision réifiée du monde – et critique – une nouvelle forme de connaissance à partir de laquelle l’ancienne vision est minutieusement étudiée. Dans son essai sur les « effets d’aliénation dans le jeu d’acteur chinois », Brecht insiste sur le besoin d’identification dans le théâtre politique :

Le public s’identifie aux acteurs en tant qu’observateur, et développe cette attitude d’observation et de regard en conséquence.

Nous devons examiner avec attention ces questions du rapport de l’art au public et à la production de plaisir. Le plaisir et la popularité artistique sont attaqués par de nombreuses critiques radicales récentes. Je pense que nous assistons à l’émergence d’une rupture ou d’un fossé séparant la critique de la réception populaire. Cela s’explique par plusieurs choses, notamment le développement d’un art nouveau, difficile, exigeant une éprouvante participation de son public. La récente insistance de la critique sur la théorie aux dépends de la pratique (comme le veut l’élévation althussérienne de la philosophie comme étant une forme de pratique), et le romantisme intellectuel qui en résulte, contribue aussi à ce nouvel esthète-isme. La théorie esthétique semble se trouver en proie à un nouvel élitisme dans lequel un groupe de critiques sélectif proclament d’eux-mêmes une connaissance exclusive des mécanismes de la production littéraire. Dans sa recension de Production de l’intérêt romanesque de Charles Grivel (Diacritiques 6:1), Jean Alter appelle cette nouvelle approche totalisante « terrorisme sémiotique » et il pointe nombre de ses stratégies d’inclusion élitiste et d’exclusion populaire : un mode d’écriture scientifique, des néologismes, du dédain, et un éventail de références obscures. Il est clair qu’une charge semblable est défendue dans ce que nous pourrions appeler « le débat sur les démissions dans Screen » durant lequel des monteurs se sont désolidarisés de Screen en raison de son élitisme intellectuel et son dédain vis-à-vis des beoins de Screen Education.

Paradoxalement, alors que les nouvelles critiques se situent en opposition aux critiques humanistes, elles invoquent une échelle du goût parallèle à la distinction haute culture/ culture de masse si appréciée par la critique humaniste. De la déshumanisation de l’art d’Ortega y Gasset à l’érotisme de l’art de Susan Sontag, en passant par la distinction entre plaisir et bonheur de Roland Barthes, les préoccupations de cette critique élitiste n’ont pas beaucoup changé. Les critiques récentes se voient elles-mêmes comme disposant d’une approche plus intense de l’appréciation littéraire (une approche que Barthes et d’autres auteurs appellent « libération du signifier ») tandis que les masses s’embourbent dans une naïveté réaliste. Au pire, cette approche exclut l’histoire. Elle voit la pratique populaire à l’égard d’une œuvre comme appauvrie, quotidienne, et rejette ainsi cette pratique, refusant d’en analyser les dimensions sociales : comment les textes ont été reçus, comment ils ont marqué leur public. Quand, par exemple, Peter Wollen dit, dans « Semiotics in Citizen Kane », qu’ « il est maintenant possible de voir dans un film un autre film totalement différent, auquel Welles n’a probablement jamais pensé » je crois que Wollen brouille le point le plus important : analyser comment le film a été vu, étudier son influence sur les publics qui ne voient pas en Kane un film « totalement différent ».

L’esthétique « terroriste » provient de et développe exactement ce formalisme qui transforme la théorie de Brecht en théorie du « travail », qui méprise toute forme de réalisme, dédaigne l’identification et condamne le plaisir. Nous souhaitons à l’inverse suggérer qu’ils nous faut porter davantage d’attention aux degrés d’identification et de plaisir.

Nous pouvons distinguer en dernière instance trois formes possibles de plaisir dans une œuvre d’art. Il y a le plaisir de la familiarité. C’est un plaisir non-critique, un réalisme réifié. Puis il y a le plaisir qui provient de la déshumanisation de l’art ou de l’auto-réflexivité forcée. C’est le plaisir de l’art comme forme, comme émotion esthétique, selon les termes de Kant. C’est un plaisir dont, comme Barthes l’explique dans Le Plaisir du texte, la force dérive d’un retrait hors de l’histoire, d’une tentative de sortir de toute idéologie (bien qu’une telle tentative soit elle-même idéologique). Puis il y a le plaisir élaboré par Brecht, le plaisir d’un art qui réalise finalement les rêves du poète romain Horace dans son Ars Poetica (auquel Brecht se réfère continuellement) : plaire et instruire. Un art dont le contenu est une combinaison du monde et d’une meilleure version du monde.

Nous devons également étudier les cas de défamiliarisation dans l’art populaire, dans un très bon article sur la réponse du public publié dans le n° 4 de Jump Cut, Chuck Kleinhans distingue les films auto-réflexifs et autocritiques, ces derniers étant les films qui étudient directement leurs propres formes et contenus. Si, comme je l’ai affirmé, tous les films donnent corps à une forme auto-réflexivité, alors nous devons continuer d’étudier les divers usages et degrés de l’autocritique. Bien sûr, une telle autocritique n’est pas nécessairement politique elle-même. Nous devons être plus réceptifs à la possibilité qu’un tel mode critique puisse être opérant dans les films dudit « cinéma dominant. » Tout ce champ de recherche semble prometteur. Mais uniquement si nous parvenons à dépasser cette attitude de rejet actuellement à la mode et si nous nous dirigeons vers une connaissance dont l’importance ne découle pas que de son statut de connaissance mais aussi de ce qu’elle suscite.

Traduit de l’anglais par Sébastien Morin avec l’aimable autorisation de l’auteur. Paru originellement dans la revue Jumpcut.

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  1. J’ai présenté cet article pour la première fois à un jury sur le film auto-réflexif à la conférence annuelle de la Society for Cinema Studies en mars 1977. Je l’ai modifié en plusieurs endroits pour sa publication. []
  2. Depuis Kant qui voyait la raison pratique et l’imagination comme deux parties distinctes de l’esprit, le romantisme du XIXe siècle a voulu privilégier l’œuvre d’art comme une activité spéciale et supérieure de la portion créative de l’intellect. Par contraste, une critique politiquement consciente insiste sur une conception de l’œuvre d’art comme résultant de l’activité pratique humaine davantage que d’un talent créatif transcendant au-dessus et au-delà de toute responsabilité sociale. Ainsi, l’usage de termes tels que code et texte pour se référer aux aspects d’une œuvre d’art cache une intention polémique délibérée. Ces mots tendent à montrer que les œuvres d’art sont des constructions, qu’elles sont des objets produits par et pour des personnes réelles en des contextes sociaux particuliers.
    Le texte est une configuration de plusieurs éléments en une seule œuvre d’art. Contrairement à la théorie romantique de l’« organisme », qui pense l’œuvre d’art comme un tout unifié (organique), la notion de texte se focalise sur chaque élément et sur la manière dont ils fonctionnent ensembles. Par exemple, la fameuse analyse de Young Mr. Lincoln réalisée par les Cahiers du cinéma met en évidence deux éléments du texte – ses tendances vers la sexualité et la politique – pour étudier comment l’unité ostensible du film dissimule un ensemble d’impulsions divergentes voire contradictoires.
    « Les codes sont des règles de communication dont l’application apparaît d’un texte à l’autre. La communication effective ne peut se produire que lorsque les émetteurs et récepteurs partagent la connaissance du code. La notion de code est importante dans l’étude du médium artistique dès lors qu’elle pose des questions quant à l’exacte mesure dans laquelle nous pouvons juger qu’un texte artistique est acte de communication, et quant à la mesure dans laquelle conventions et règles contrôlent traditions et transgressions dans la production et la réception artistique. », p.32 []
  3. La distinction sujet-objet a été l’une des préoccupations centrales de la philosophie tout au long de son histoire. Cette distinction concerne les êtres humains (sujets conscients) et les divers moyens par lesquels ils parviennent à connaître voire comprendre le monde qui les entoure. Marx, par exemple, pense que les hommes vivent au mieux dans le monde non en tant qu’observateurs passifs mais en tant que participants actifs. Ces critiques de cinéma qui ont attaqué l’illusionnisme cinématographique et sa notion de film comme fenêtre sur le monde dirigent généralement leur attaque contre deux cibles. En premier lieu, ils critiquent la passivité à laquelle le film illusionniste semble contraindre le spectateur. En second lieu, ils attaquent l’impression selon laquelle le film illusionniste semble représenter un monde qui serait compréhensible par le seul fait de le regarder. []
  4. Oudart et Baudry sont deux critiques français qui estiment que la technicité de la réalisation – par exemple, les angles choisis – reproduisent la perspective idéologique de la civilisation occidentale. Une introduction utile à cet argument se trouve dans l’essai de Baudry « Les Effets idéologiques produits par l’appareil de base,» Film Quarterly, 28:2 (hivers 1974-1975 []
  5. Dans son essai sur la littérature anglaise, The Great Tradition, le critique littéraire moraliste F.R. Leavis affirme que le privilège de participer à la grande tradition n’est l’apanage que de Jane Austen, George Eliot, Henry James et Joseph Conrad. Il exclut ainsi une série d’auteurs, de Dickens dont il trouve l’écriture trop proche du peuple jusqu’à James Joyce dont les expérimentations représentaient à ses yeux une « impasse ». Nombres de spécialistes en littérature ayant critiqué Leavis l’ont attaqué en ne se focalisant que sur les auteurs qu’il laisse de côté plutôt que sur la notion d’une grande tradition existant indépendamment de ses composantes. []
  6. Le scénario de Farce au canard apparaît dans l’article de Richard Thompson sur le film dans Film Comment, 11, n° 1 (janvier-février 1975), pp. 42-3 []
  7. La qualification dont Brecht use ici est importante. En posant le besoin d’éveiller les gens vers d’autres horizons du possible, beaucoup d’œuvres d’art échouent dans la distinction adéquate entre expériences valides et invalides, et ainsi elles font l’apologie d’un art qui mépriserait toute valeur. À cet égard, le culte de la cruauté en art a souvent tendance à glorifier la violence faite aux corps. Le propos ostensible en est que cela ouvre un champ de nouvelles expériences artistiques : la violence est une source d’intense plaisir esthétique. Qu’un tel art (qui passe par Orange Mécanique, Histoire d’O ou encore le « punk rock ») désigne si souvent les femmes comme cible de violence ne montre qu’un (et un seul) des dangers de la violence comme source d’une plus haute conscience, comme en parle notamment Susan Sontag, « The Pornographic Imagination », Styles of Radical Will (New York : Delta Books, 1969). Sontag appelle à une « érotique de l’art » ; étant donné les affinités d’une telle esthétique avec le fascisme, on peut douter que Brecht aurait soutenu de telles démarches artistiques. []
Dana B. Polan