Brecht et Rancière : artiste ignorant et spectateur émancipé

Depuis l’intervention décisive de Jacques Rancière dans Le Spectateur émancipé, l’esthétique brechtienne est à nouveau accusée de pédagogisme, d’autoritarisme. Quel rapport critique entretenir avec Brecht pour permettre une relève du théâtre didactique et dialectique ? Thomas Voltzenlogel propose ici de revenir à une dimension souvent occultée du théâtre brechtien : la question de la méthode de décomposition du réel et de re-production esthétique. Au fond, ce qui garantit la démarche émancipatrice d’une esthétique dialectique, c’est la transmission d’un savoir-faire plutôt que d’un savoir, de mettre en circulation les moyens de produire et reproduire le réel.

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Le marxisme, étant non seulement une science, mais aussi un art, ne peut être correctement assimilé que si on le pratique. Un apprenti peintre sérieux regarde un Rembrandt et essaie de le copier, non pas parce qu’il cherche à faire un faux ou croit qu’il peut réaliser la même chose que Rembrandt. Il fait cela parce que la pratique consistant à essayer de suivre les traces de Rembrandt va influencer ses capacités de peintre et les élever au niveau le plus haut qui lui soit accessible.

Tony Cliff, Un monde à gagner

Faire usage de Brecht sans le critiquer, c’est le trahir.

Heiner Müller, Erreurs choisies

À la fin des années 1970, Jacques Rancière mettait en garde les artistes critiques contre le recours des techniques brechtiennes à des fins pédagogiques ; cette « distanciation » (ou « étrangéisation ») brechtienne qui devait dérouter la conscience spectatrice ne devait se retourner « en confirmation supplémentaire des certitudes de la conscience orthodoxe » (Rancière, 1978 ; p. 123) de gauche. Face à cette raison pédagogique intimidante et infantilisante, sa volonté de sursaturer les images de savoirs à travers sa légende ou son commentaire, Rancière se réfère à « l’anti-pédagogie » post-groupe « Dziga Vertov » de Jean-Luc Godard dans Ici et ailleurs ou dans Comment ça va ? : un travail de libération des images des légendes, des discours qui leur sont associées. On entend en voix-off à la fin d’Ici et ailleurs : « Mais d’où vient-il que nous avons été incapables de voir et d’écouter ces images toutes simples et que nous avons, comme tout le monde, dit autre chose à propos d’elles, autre chose que ce qu’elles disaient pourtant. Sans doute est-ce que nous ne savons ni voir ni entendre ou alors que le son est trop fort et couvre la réalité. Apprendre à voir ici pour entendre ailleurs. Apprendre à s’entendre parler pour voir ce que font les autres ». Pour Rancière :

Peut-être est-ce là que commence, modestement, une critique contre le compromis culturel : dans l’entêtement à saisir ce qui se passe dans l’opération de la légende ; entêtement contradictoire en ce qu’il doit, contre le pédagogisme, recourir à une autre pédagogie. Sans doute, par-delà les espoirs ou les illusions d’avoir dépassé le brechtisme, retrouvons-nous aujourd’hui ce qui fut, derrière la parade pédagogique, le grand souci, le grand mythe brechtien: délivrer les mots et les images de leur valeur d’échange (en pouvoir), pour les rendre à un nouvel usage (en liberté).(Rancière, 1978 ; p. 126)

Ainsi la lutte contre le « pédagogisme », contre la « logique explicatrice », nécessite l’invention d’une autre forme de pédagogie, une autre manière d’apprendre, qui ne passe pas (uniquement) par le discours explicatif : « Apprendre à voir, pas à lire » lit-on sur un écran dans Ici et ailleurs.

Rancière n’a pas été le premier à entreprendre une critique de la conception pédagogique du brechtisme. Avant lui, le monde académique et celui des artistes avaient déjà tenté de réduire les théories théâtrales de Bertolt Brecht à une simple succession de procédés produisant toutes sortes d’effets déterminés chez le spectateur. On oublie régulièrement que ces procédés, ces techniques, ne sont pas déconnectés d’un projet théâtral et d’une orientation politique précis. Son objectif critique est double : il s’agit d’une part de mettre en crise des représentations dominantes des êtres sociaux et d’autre part de transformer nos rapports de spectateurs à ces représentations.

M’intéressant depuis plusieurs années aux théories et aux pratiques brechtiennes du théâtre, je ne peux faire l’impasse sur les critiques formulées à leur endroit. Loin de se concentrer exclusivement sur le théâtre et le cinéma brechtien, c’est à une critique radicale de l’ensemble de « l’art critique » que nous invite Jacques Rancière dans son livre Le Spectateur émancipé. Il critique la supposition au cœur d’une constellation d’œuvres critiques selon laquelle « l’art nous rend révoltés en nous montrant des choses révoltantes, qu’il nous mobilise par le fait de se mouvoir hors de l’atelier ou du musée et qu’il nous transforme en opposant au système dominant en se niant lui-même comme élément de ce système » (Rancière, 2008 ; p. 57). Le cœur de sa critique de l’art critique porte sur l’impossibilité d’élaborer « toute relation déterminable entre l’intention d’un artiste, une forme sensible présentée dans un lieu d’art, le regard d’un spectateur et un état de la communauté » (Rancière, 2008 ; p. 63). Concevoir une politique de l’art déconnectée des politiques des artistes revient alors à reformuler une certaine « autonomie esthétique » des objets, indifférente aux découpages singuliers des objets communs ainsi qu’aux intentions qui président leur production. L’enjeu est-il aujourd’hui de penser « une politique de l’art » qui précède les politiques des artistes ? C’est-à-dire une vie et des effets esthétiques qui n’obéiraient à aucune élaboration stratégique. Ou s’agit-il plutôt de penser une politique de la production, du travail artistique ? Politique qui se situe selon moi au carrefour des politiques de l’art et des politiques des artistes.

Une lecture approximative des concepts déployés dans Le Spectateur émancipé incite à penser que cet ouvrage n’est qu’une simple déclinaison dans le domaine des arts des théories de l’émancipation intellectuelle de Jacotot exposées dans Le Maître ignorant. Jacques Rancière précise pourtant que les deux textes ne sont pas réellement rédigés à partir du même point de vue. Si Le Maître ignorant est l’étude des méthodes mises en place par Joseph Jacotot pour déclarer l’égalité des intelligences et initier les élèves à la recherche personnelle et l’auto-apprentissage, Le Spectateur émancipé est lui la pratique concrète du spectateur émancipé et non l’exposition du processus d’émancipation et des dispositifs qui le permettent. En bref, Jacques Rancière n’a écrit ni L’Élève émancipé, ni L’Artiste ignorant. Voilà précisément l’écart que l’on va investir.

Toutefois, cet investissement ne se fera pas sans rupture avec l’ombre théorique qui recouvre la lecture du Spectateur émancipé par un lecteur avisé du travail philosophique de Rancière sur les questions politiques. En rompant avec l’héritage d’Althusser l’ancien étudiant de l’ENS et ex-membre de la Gauche prolétarienne a mis au ban de son travail deux concepts qui font cruellement défaut à une analyse de l’état de la situation dans le domaine esthétique ainsi qu’à l’étude des effets propres aux objets artistiques que l’on rencontre : il s’agit des concepts d’hégémonie et de conjoncture. Ceux-ci sont passés aux oubliettes d’une certaine tendance (post-)marxiste précisément au moment où l’idée d’événement hasardeux s’est substitué aux processus révolutionnaires, où la spontanéité insurrectionnelle a été revalorisée aux dépens des élaborations stratégiques, où les processus de subjectivation heureux ont remplacé le pénible travail militant en période de reflux, de défaites, cet état de siège dans une guerre de position démoralisante qui « implique des souffrances, des fatigues, des privations de repos, des maladies et la présence continuelle non pas du danger aigu qui trempe mais du danger chronique qui abat. » (Marx, 1855) Il s’agit de ne pas rester sourd à ce que l’extrême-droite européenne a mis en œuvre ces dernières décennies, à son offensive dans les milieux scolaires, universitaires, culturels, intellectuels, dans une conjoncture qui lui aura été plus que favorable. Sa tactique d’inspiration gramscienne de conquête, non pas directement des centres de la production intellectuelle ou du pouvoir politique, mais des espaces périphériques, l’a conduit a remporté de nombreuses batailles idéologiques. Cet article, loin d’explorer l’éventail des paramètres de la situation politique et idéologique (esthétique plus particulièrement) se veut un premier jalon pour repenser la texture esthétique, culturelle, politique dans laquelle nous nous enracinons.

Il s’agira ici de travailler davantage la théorie brechtienne à partir d’un point a priori aveugle de celle-ci : l’objectif, en dernière instance, de Brecht n’est-il pas de transmettre au spectateur, non pas (seulement) une méthode d’interprétation du monde (la dialectique matérialiste) mais également une méthode de production ? N’est-il pas de lier la production d’une représentation du monde à la mise en forme de cette représentation ? De quelle manière cette méthode découle-t-elle de « la grande méthode » (Brecht, 1965, p. 38) ? En quoi peut-elle être « une pédagogie de création » (Ingold, 2000, p. 152) ? Pour Matthias Langhoff, ancien étudiant au Berliner Ensemble, ce qui importait lors des phases de création des pièces de théâtre c’était la « méthode de travail brechtienne1 » qui reposait sur deux points : d’une part, une analyse de la pièce à monter (« établir l’utilité sociale de la pièce et […] découvrir les rapports dialectiques dans la fable »), d’autre part une incorporation dans le processus de création de l’ensemble des rapports sociaux à l’œuvre, des tâches administratives jusqu’au jeu des acteurs.

L’idée qu’un artiste puisse initier d’autres individus à la production se retrouve en creux dans les théories théâtrales de Brecht. Les modèles (Modell) de Brecht qui évoquent les « maquettes » ou les « modèles mathématiques » (Ivernel, 2000, p. 155) ne sont-ils pas destinés à servir directement à la production théâtrale ? Ne sont-ils pas voués à être récupérés par d’autres artistes ? Ne doivent-ils pas être copiés malgré tout le mépris que ce geste semble susciter ? Brecht lui-même se prêtait à l’exercice de la copie tout en encourageant ses lecteurs à faire de même :

Il faut se libérer du mépris fort répandu de la copie. Copier n’est pas ce qu’il y a de plus facile. Ce n’est pas un déshonneur, c’est un art. Disons qu’il faut en faire un art, en s’y prenant d’une façon telle que ne se produise ni uniformisation ni sclérose. Pour vous faire part de ma propre expérience de la copie : j’ai, en tant qu’auteur de pièces de théâtre, copié l’art dramatique japonais, grec, élisabéthain ; en tant que metteur en scène, les spectacles du comique populaire Karl Valentin et les esquisses scéniques de Casper Neher, et jamais je n’ai eu l’impression de ne pas avoir les mains libres. Donnez-moi un modèle raisonnable du Roi Lear, et j’éprouverai du plaisir à le recréer2.(Brecht cité par Ingold, 2000, p. 151)

On sait depuis les travaux de Michel de Certeau que les spectateurs (ou consommateurs) ne cessent de détourner les produits, culturels notamment, de leurs usages initiaux et usent de « tactiques » et de « stratégies » pour élaborer de nouvelles possibilités d’usage. Les travaux de Jacques Rancière sur la méthode d’enseignement de Joseph Jacotot nous encouragent à prendre en considération les capacités de n’importe qui à apprendre seul, sans maître, par la « méthode de l’égalité » qui est une « méthode de la volonté » (Rancière, 1987, p. 24). C’est en revenant sur l’héritage artistique, politique et philosophique de Bertolt Brecht (I) puis sur la critique du didactisme et de la pédagogie par Joseph Jacotot et Jacques Rancière (II) que l’on pourra esquisser les possibilités pour les spectateurs de s’emparer d’une méthode d’interprétation et de production (III). Le débat ne cesse d’osciller autour des deux pôles contenus dans cette question qui « reste » : « faut-il faire du spectateur un juge intéressé et critique ou faut-il en faire un artiste ?… » (Deutsch, 1999, p. 41).

Ce texte se veut être un premier jalon dans la ré-élaboration d’une stratégie militante dans l’art. Si le pédagogisme infantilisant a certes dominé une conception européenne de l’art militant (les films du cubain Santiago Alvarez, par exemple, semblent au contraire échapper à cette dimension pédagogique), la dé-responsabilisation des choix esthétiques des artistes qu’induit une lecture partielle (et sans doute partiale) du travail de Rancière semble aujourd’hui tendre à régner dans les discours et les productions « dissensuelles » des artistes de « gauche ». Cette première étape serait une ouverture pour repenser l’articulation entre art et militantisme du point de vue collectif de l’organisation de la production et de la diffusion et pour reconsidérer les esthétiques militantes dans leurs rapports aux méthodes de travail. Ces méthodes, dialectiques et matérialistes, doivent nécessairement s’étendre, se complexifier et s’assouplir non seulement en raison de l’existence de réalités subjectives différentes, de systèmes d’oppressions et d’exploitations qui coexistent au sein d’un même monde sans toujours s’entrelacer, mais aussi en raison de l’adaptation des programmes d’émancipations aux conjonctures toujours en cours de reconfiguration.

L’héritage de Bertolt Brecht

Il n’est pas aisé de déterminer précisément quelle est la partie de l’œuvre de Brecht qui a été reçue en héritage par les cinéastes qui s’y réfèrent. Si Danièle Huillet, Jean-Marie Straub, Harun Farocki, Hartmut Bitomsky, Helke Sander ou le groupe « Dziga Vertov » ont affirmé s’inscrire clairement dans l’orientation réaliste de Brecht, d’autres ont cultivé une certaine ambiguïté comme Pedro Costa, préférant citer la célèbre formule : « Faire des bijoux pour les pauvres ».

Cette difficulté tient à l’héritage lui-même, aux manières dont on hérite. En tant qu’héritiers ils n’ont pas forcément recueilli les mêmes éléments, car il faut considérer « l’hétérogénéité radicale et nécessaire d’un héritage » et la nécessité de « filtrer, cribler, critiquer, […] trier entre plusieurs des possibles qui habitent » un même héritage, écrivait Derrida au sujet de l’héritage de Marx (Derrida, 1993). Pour aborder la question de l’héritage de l’œuvre de Brecht, il faut auparavant effectuer un détour par ce dont il est lui-même l’héritier, par la pratique théorique qui a nourri ce dernier : le marxisme et sa méthode d’interprétation, la dialectique matérialiste. Plus particulièrement, il s’agira ici d’étudier cette « grande méthode » que Brecht utilisait en lecteur attentif de Marx (le « seul spectateur pour [ses] pièces3 »), Engels, Lénine et Mao. Comme le rappelle Louis Althusser, travailler sur la dialectique matérialiste c’est s’attaquer à une « Dialectique » qui n’a jamais été rédigée, à une « Théorie » qui n’a jamais été formulée (quand bien même Marx projetait de l’écrire). Car « la science peut faire son métier, c’est-à-dire produire des connaissances, pendant longtemps, sans éprouver le besoin de faire la Théorie de ce qu’elle fait, la théorie de sa pratique, de sa “méthode” » (Althusser, 1965, p. 176).

La dialectique matérialiste comme méthode d’interprétation.

Dans Me-Ti, Brecht énonce sa définition de « la grande méthode » :

La grande méthode est un enseignement pratique concernant les alliances et la rupture des alliances, l’art d’exploiter les changements et la dépendance où l’on est par rapport aux changements, la réalisation du changement et le changement des réalisateurs, la dissociation et la formation de groupes, la dépendance des contraires entre eux, la compatibilité de contraires qui s’excluent. La grande méthode permet de discerner dans les choses des processus et de les utiliser. Elle enseigne à poser des questions qui rendent possible l’action.(Brecht, 1965, p. 58)

L’étude des contraires, leur dépendance, les différents aspects du changement, le discernement des processus et la nécessité d’agir sur ceux-ci sont des caractéristiques que l’on trouve dans la méthode dialectique matérialiste forgée par Marx et Engels. L’une des premières difficultés que l’on rencontre lorsque l’on s’attache à penser la dialectique matérialiste en tant que méthode est qu’il n’existe pas de textes théoriques rédigés par Marx la concernant directement. Le seul texte méthodologique que l’on connaît est inachevé : il s’agit de l’Introduction à la critique de l’économie politique. On peut y lire :

Quand nous considérons un pays donné au point de vue de l’économie politique, nous commençons par étudier sa population, la division de celle-ci en classes, sa répartition dans les villes, à la campagne, au bord de la mer, les différentes branches de production, l’exportation et l’importation, la production et la consommation annuelles, les prix des marchandises, etc.

Il semble que ce soit la bonne méthode de commencer par le réel et le concret, qui constituent la condition préalable effective, donc en économie politique, par exemple, la population qui est la base et le sujet de l’acte social de production tout entier. Cependant, à y regarder de plus près, on s’aperçoit que c’est là une erreur. La population est une abstraction si l’on néglige par exemple les classes dont elle se compose. Ces classes sont à leur tour un mot creux si l’on ignore les éléments sur lesquels elles reposent, par exemple le travail salarié, le capital, etc. Ceux-ci supposent l’échange, la division du travail, les prix, etc. Le capital, par exemple, n’est rien sans le travail salarié, sans la valeur, l’argent, le prix, etc. Si donc on commençait ainsi par la population, on aurait une représentation chaotique du tout et, par une détermination plus précise, par l’analyse, on aboutirait à des concepts de plus en plus simples ; du concret figuré on passerait à des abstractions de plus en plus minces, jusqu’à ce que l’on soit arrivé aux déterminations les plus simples. Partant de là, il faudrait refaire le chemin à rebours jusqu’à ce qu’enfin on arrive de nouveau à la population, mais celle-ci ne serait pas, cette fois, la représentation chaotique d’un tout, mais une riche totalité de déterminations et de rapports nombreux.(Marx, [1857] 1972, pp. 164-165)

L’auteur esquisse le mouvement de la dialectique propre à l’objet qu’il étudie : le Capital. Il s’agit de partir du réel, du concret, du particulier pour s’élever au général, entamer un processus d’abstraction, de conceptualisation, pour retourner au particulier et enrichir son analyse par les connaissances acquises au cours de ce processus. Abstraire vient du latin abstrahere qui signifie « extraire », « tirer de ». Il s’agit d’extraire du tout une partie que l’on peut étudier et manipuler. La démarche dialectique a un double objectif : « découvrir comment une chose fonctionne ou survient, tout en améliorant simultanément sa compréhension du système dans lequel elle peut précisément fonctionner ou survenir ainsi » (Ollman, 2005, p. 27).

La dialectique, selon Mao Tsé-Toung « nous apprend surtout à observer et à analyser le mouvement contradictoire dans les différentes choses, les différents phénomènes, et à déterminer, sur la base de cette analyse, les méthodes propres à résoudre les contradictions » (Mao, [1937] 1973, p. 11). Le dialecticien étudie le mouvement de chaque chose produit par la confrontation des contraires présents dans chaque chose. Tous les aspects de ce mouvement doivent être analysés : le caractère spécifique de la contradiction, son caractère universel, la contradiction principale et son aspect principal, la distinction des contradictions antagonistes des contradictions non-antagonistes (idem, p. 48).

Comme le résume Alain Badiou, pour Mao Tsé-Toung – que Brecht lut attentivement4 – le principe de l’unité des contraires repose sur cinq thèses dialectiques :

Toute réalité est processus.

Tout processus se ramène, en dernier ressort, à un système de contradiction.

Dans un processus (c’est-à-dire un système de contradictions), il y a toujours une contradiction qui est principale.

Toute contradiction est dissymétrique : autrement dit, un des termes de la contradiction est toujours dominant sur le mouvement d’ensemble de la contradiction elle-même. C’est la théorie de l’aspect principal de la contradiction.

Il existe des contradictions de type différent dont la résolution relève de processus différents. La principale distinction à faire en la matière est celle des contradictions antagonistes et des contradictions non antagonistes. (Badiou, 1976, p. 48)

Nous verrons plus loin que ces thèses ont un écho important dans l’élaboration du théâtre épique et dialectique de Brecht.

Pierre Macherey démontre dans son étude des Thèses sur Feuerbach que l’apport décisif de Marx au matérialisme est l’introduction dans l’analyse matérialiste de la dialectique hégélienne. En prenant position contre le matérialisme de Feuerbach – matérialisme mutilé, vulgaire, concentré uniquement sur l’objet – Marx opère un retour à l’hégélianisme qui révélait déjà « les apories liées à la scission des deux points de vue de l’objet et du sujet » (Macherey, 2008, p. 45). Toutefois, il est nécessaire de signaler que Marx transforme la méthode dialectique héritée de Hegel en opérant un « décalage de point de vue », un « changement d’élément » lorsqu’il la confronte aux processus sociaux et historiques sur le terrain de la critique de l’économie politique.

Marx insiste pour que toute analyse matérialiste de la réalité objective prenne en compte le sujet même qui produit cette analyse, dans tous ses aspects sociaux et humains. La méthode dialectique « fournit […] un guide, un cadre général, une orientation pour la raison dans la connaissance de chaque réalité » (Lefebvre, 1948, p. 31). La réintroduction de la position du sujet permet aux dialecticiens matérialistes de considérer l’impossibilité de connaître l’intégralité des aspects de la réalité étudiée ; toutefois il importe de s’inscrire dans une étude qui tentent de les étudier tous5. Marx avait conscience que les sociétés humaines se structuraient à partir de plusieurs rapports d’exploitations et d’oppressions, tous interconnectés, qui ne se réduisaient pas exclusivement à l’exploitation capitaliste.

Au sujet de la fameuse onzième thèse sur Feuerbach de Marx (« les philosophes ont seulement interprété le monde de diverses manières, ce qui compte, c’est de le transformer »), Macherey en vient à définir le concept de praxis :

La praxis, c’est ce qui exprime un rapport au monde qui n’est pas purement passif : l’objet n’est pas à son point de vue ce à quoi on se soumet, mais ce à l’égard de quoi potentiellement on intervient, et tout d’abord ce vers quoi on se tourne, ce vers quoi on va, animé par des intérêts bien précis, au point de vue desquels le monde, en même temps qu’il est donné reste en partie à élaborer, c’est-à-dire doit être transformé en fonction de besoins pratiques, donc en fonction des besoins de l’homme pour qui le monde n’est pas seulement un cadre de vie indifférent et neutre ou un spectacle à contempler, mais quelque chose avec quoi il est en relation permanente d’échange et, à l’occasion, de conflit, ce qu’expriment entre autres les dures nécessités du travail et de la lutte. (Macherey, 2008, pp. 50-51)

Cette définition de la praxis est particulièrement importante lorsque l’on étudie l’écriture réaliste de Brecht ; écrire de façon réaliste c’est « se laisser consciemment influencer par la réalité et en retour influer consciemment sur elle » (Brecht, [1940] 1979, p. 148). La réalité, ce qui est effectif et à partir de quoi se construisent des vérités, doit être appréhendée comme un objet sur lequel l’activité humaine peut avoir un effet transformateur. Pierre Macherey met au jour cette dimension en analysant l’usage du terme Wirklichkeit dans les écrits de Marx :

Wirklichkeit vient du verbe wirken, littéralement « œuvrer », à partir duquel a été aussi formé le substantif Werk : ce mot exprime donc la réalité, non pas en tant qu’elle est déjà toute faite, et donnée comme ça, à prendre ou à laisser comme telle, mais en tant qu’elle est une « œuvre », le résultat d’un travail, ou généralement d’un faire qui en détermine la constitution. (Macherey, 2008, p. 73)

La réalité doit être représentée comme étant une construction à la fois objective et subjective. Le réalisme de Brecht s’élabore sur cette articulation-là, c’est précisément à cet endroit qu’il faut considérer son travail esthétique. Sa conception du réalisme ne s’oppose pas au naturalisme : elle le dépasse dialectiquement. Sur le naturalisme, Brecht écrit :

Un réalisme grossier et plat qui n’a jamais mis au jour les rapports profonds existant entre les choses et qui est donc devenu particulièrement insupportable là où il a visé à des effets tragiques, car contrairement à ce qu’il croit, il ne représentait pas une nature éternelle et immuable…

Ce style avait nom naturalisme, parce qu’il donnait de la nature humaine une représentation naturelle (phonétique), c’est-à-dire immédiate, simple reproduction des apparences. L’« Humain » jouait là un grand rôle, il servait de trait d’« union » universel (car on se contentait de cette sorte de communion). Et le « milieu conçu comme destin » suscitait la pitié, ce sentiment qu’« on » a lorsqu’on est incapable d’apporter la moindre aide et qu’en esprit du moins on « com-patit ». Mais ainsi le milieu a été vu comme une forme de nature, c’est-à-dire comme quelque chose d’immuable, à quoi on ne pouvait échapper. (Brecht, 1972, p. 211)

Si le naturalisme a permis à des œuvres dramatiques, littéraires ou théâtrales, d’aborder le quotidien des classes laborieuses, l’identification des spectateurs aux personnages grâce à la pitié qu’ils suscitent, ne provoque que compassion. Les situations sociales représentées apparaissent alors comme des faits naturels impossibles à transformer. Cette prétendue pure objectivité signifie, selon Brecht, « l’impartialité comme prise de parti » (idem, p. 221).

Dans un schéma, Brecht trace le parcours qui mène du drame naturaliste à « la dramaturgie dialectique de type naturaliste ». Deux étapes importantes jalonnent cette démarche de « changement de fonction du théâtre » (Umfunktionierung). La première est la découverte et l’incorporation de la dialectique dans l’élaboration du drame. La seconde est la réflexion portée sur les techniques théâtrales et l’économie du théâtre6.

L’élaboration d’un théâtre réaliste qui soit à la hauteur des enjeux du monde contemporain, d’un théâtre « d’une ère scientifique » dont l’objectif est un changement de fonction sociale, nécessite « une transformation totale de la technique » (idem, p. 242). La transformation du théâtre implique une étude de son histoire, de sa place dans la société, de ses techniques dominantes, de ses règles et des conventions qui régissent les représentations théâtrales7.

Interpréter et transformer le monde. À propos du réalisme.

Daniel Bensaïd précise la onzième thèse de Marx sur Feuerbach en affirmant que « transformer le monde, ce n’est plus seulement, mais c’est encore l’interpréter » (Bensaïd, 1995, p. 218). La précision est importante car, effectivement, cette dernière thèse a sans doute induit (et induit encore aujourd’hui) en erreur. La preuve en est ce « paradoxe du spectateur » selon Jacques Rancière : « il n’y a pas de théâtre sans spectateurs » (Rancière, 2008, p. 8) et pourtant nombre d’artistes ne cessent aujourd’hui de dénoncer leur immobilité, leur passivité, la délégation de leurs capacités à des personnages sur scène. Selon ces critiques : « être spectateur, c’est être séparé tout à la fois de la capacité de connaître et du pouvoir d’agir » (idem).

Brecht avait parfaitement conscience de cette articulation dialectique nécessaire entre l’objet et le sujet, l’interprétation et la transformation, la théorie et la pratique. Loin de réduire son théâtre à un dispositif qui interpellerait des sujets aliénés pour les constituer en sujets révolutionnaires, Brecht nourrissait certainement des ambitions plus modestes (et plus réalistes) pour sa pratique théâtrale comme en témoigne ces vers : « Dès lors votre spectateur aura pris place/non seulement/Dans votre théâtre, mais/Dans le monde » (Brecht, 1966, p. 177).

L’articulation sujet-objet ne se trouve pas dans l’opposition spectateur/acteur ou passif/actif. Le spectateur n’est pas invité à se transformer en « acteur […] quand finit le spectacle » (Althusser, 1965, p. 151). Il n’est pas cet être passif qui contemple les formes et absorbe tous les messages qui seraient contenus dans un spectacle. Le spectateur est toujours-déjà en train de produire une interprétation du spectacle. Il cherche à comprendre ce qui a motivé l’activité de l’artiste et va produire un « texte » qu’il suppose correspondre au geste de l’artiste envisagé alors comme la réponse possible à une demande non-formulée. Ce désir de comprendre est lui-même motivé par l’absence, le manque, le retrait de l’artiste de son œuvre.

Tout d’abord un spectateur produit, consciemment ou inconsciemment, une interprétation du spectacle auquel il assiste. Cette interprétation est, pour une part, singulière et pour une autre part commune aux autres spectateurs. Un certain nombre de codes, de signes, de valeurs culturellement déterminés (les relations sociales des personnages, des expressions, etc.) seront a priori reconnus par plusieurs spectateurs qui partageront une même interprétation de ces significations. Tandis que d’autres éléments de la pièce (un geste, une lumière), mis en relation entre eux ou pris isolément, peuvent être le support d’interprétations divergentes ou contradictoires. De même, la liberté de circulation du regard du spectateur – quand bien même celui-ci a tendance à être cadré dans la scénographie par le son et/ou la lumière – empêche toute tentative de penser de manière homogène les effets produits par le spectacle sur les spectateurs.

Le réalisme, selon Brecht, nécessite d’être « nettoyé avant usage, comme une notion ancienne, dont beaucoup ont déjà usé et abusé pour des fins trop nombreuses et diverses » (Brecht, 1979, p. 116). En effet, un lieu commun persistant laisse entendre que le réalisme induit une représentation du monde qui s’accorde avec les préjugés les plus en vogue ; qu’un point de vue réaliste implique une neutralité de l’auteur dans son positionnement face aux situations qu’il représente. En réalité, pour Brecht « Réaliste veut dire : qui dévoile la causalité complexe des rapports sociaux ; qui dénonce les idées dominantes comme les idées de la classe dominante ; […] qui souligne le moment de l’évolution en toute chose ; qui est concret tout en facilitant le travail d’abstraction » (idem, p. 117). Dévoiler la complexité des rapports sociaux et la circulation des idées dominantes de la classe dominante implique l’élaboration d’outils dramaturgiques qui permettent de représenter cette réalité.

Le Verfremdungseffekt de Brecht, que l’on peut traduire par « l’effet d’étrangeté ou d’éloignement, […] de dépaysement » (Blanchot, 1969, p. 532) ou d’« étrangisation » (Jameson, 2007, p. 18), a pour objectif de rendre étranges les processus sociaux les plus banals « afin d’amener le spectateur à considérer ce qui se déroule sur la scène d’un œil investigateur et critique » (Brecht, 1972, p. 541). Procédé qui est lui-même banal, dixit Brecht :

En produisant l’effet de distanciation, on accomplit une chose banale et quotidienne, ce n’est rien qu’une manière très répandue de faire comprendre quelque chose à quelqu’un ou à soi-même ; cet effet se rencontre sous bien des formes, tant au cours des études que pendant une réunion d’hommes d’affaires. Distancier, c’est transformer la chose qu’on veut faire comprendre, sur laquelle on veut attirer l’attention, de chose banale, connue, immédiatement donnée, en une chose particulière, insolite, inattendue. Ce qui se comprend tout seul et d’une certaine manière rendu incompréhensible, mais à seule fin d’en permettre ensuite une meilleure compréhension. Pour passer d’une chose connue à la connaissance claire de cette chose, il faut la tirer hors de sa normalité et rompre avec l’habitude que nous avons de considérer qu’elle se passe de commentaires. Si banale, insignifiante, populaire soit-elle, on la marque du sceau de l’inhabituel. On a recours à un effet de distanciation des plus simples quand on dit à quelqu’un : « As-tu déjà regardé ta montre de près ? » Celui qui me demande cela sait que je l’ai souvent regardée, mais par sa question, il m’enlève la vue habituelle et donc indifférente que j’en avais. Je la regardais pour savoir l’heure ; maintenant que je me vois interrogé avec insistance, je constate que j’ai depuis longtemps cessé de lui porter un regard étonné, cependant qu’elle est à bien des égards un mécanisme surprenant. (idem, p. 345)

Cet effet possède plusieurs aspects : d’une part il tend à exposer le caractère transformable de la réalité sociale et d’autre part il révèle le caractère artificiel de sa représentation.

Se conjuguent alors dans un même mouvement :

  1. la déconstruction critique du caractère naturel et immuable des processus sociaux représentés majoritairement ;
  • la déconstruction des représentations idéologiques que le théâtre et le cinéma dominants exposent ;
  • l’exposition partielle du processus de production qui a permis de représenter de manière critique ces processus.

Autrement formulé, la pièce réaliste représente la réalité comme étant ce qui se présente objectivement et vis-à-vis de laquelle l’on peut agir et simultanément elle la représente comme étant une production artistique d’un sujet déterminé ; d’un individu déterminé dont la subjectivité se construit à partir de la réalité objective en même temps qu’elle transforme cette réalité. C’est-à-dire que la réalité représentée est le résultat d’un travail théâtral (mise en scène, jeu des acteurs, éclairage, etc.) ainsi que d’un point de vue, d’une perspective déterminée.

La perspective – le fait de reconnaître que les choses apparaissent de façon très différente selon les personnes qui les regardent – joue un rôle très important dans la pensée dialectique. Cela ne signifie pas que les vérités qui découlent des différents angles de vision sont toutes d’égale valeur. Impliqués comme ils le sont dans la transformation de la nature, les travailleurs jouissent d’une position privilégiée pour voir et comprendre le caractère évolutif du système, et, étant donné l’intérêt de Marx pour l’évolution du capitalisme, ce point de vue est celui qu’il adopte le plus souvent lui-même.(Ollman, 2005, p. 28)

Pour saisir la réalité dans ce qu’elle a de transformable et s’inscrire dans un processus d’émancipation des exploités, Brecht doit opérer « un ensemble de déplacements » (Althusser, [1968] 1997, p. 569) parmi lesquels celui du point de vue. Selon Althusser, « il faut abandonner le point de vue de l’interprétation spéculative du monde (philosophie) ou de la jouissance esthétique culinaire (théâtre), et se déplacer, pour occuper une autre place, qui est, en gros, celle de la politique8 » (idem, p. 570).

Cette suture de la représentation, du point de vue et de l’orientation politique est déjà contenue dans le terme allemand Einstellung qui désigne le plan de cinéma. Lorsque les Cahiers du cinéma demandaient à Jean-Marie Straub s’il pensait avec Jean-Luc Godard qu’un « travelling est affaire de morale », celui-ci leur répondait par l’affirmative : « puisqu’on dit “Einstellung” en Allemand. “Einstellung” c’est ce que les Français appellent le cadrage et le plan : matériellement ça veut dire : se poser ; “Ein”, avec une direction. Ça veut dire poser la caméra avec une direction9 » (Huillet, Straub, 1970, p. 55). Einstellung veut dire aussi « un point de vue sur le monde, ça se dit des opinions morales et politiques. Il faut savoir comment on se einstell par rapport à ce qu’on filme et ce qu’on va montrer aux gens. Sinon on est des artistes irresponsables » (Straub cité dans Raymond, 2008, p. 93).

Cette méthode d’interprétation des processus sociaux n’est pas séparée de la transformation qu’elle appelle. La méthode dialectique et matérialiste « revient à poser qu’il n’y a pas d’interprétation qui vaille qui ne soit aussi, simultanément, transformation, les deux interventions sur les plans réciproques de la théorie et de la pratique étant en quelques sortes l’envers et l’endroit d’une même obligation » (Macherey, 2008, p. 126).

La transmission de cette méthode ne peut se faire qu’à l’intérieur d’un dispositif qui en permet la formalisation. Pour cela, comme le disait Brecht, il est nécessaire qu’un « réaliste qui écrit des romans ou des pièces [conçoive] également de façon réaliste son activité d’écrivain » (Brecht, 1979, p. 160). Concevoir son activité d’artistes de manière réaliste c’est penser ses lecteurs ou ses spectateurs comme d’autres auteurs, d’autres artistes, d’autres techniciens. C’est alors que se pose le « problème de l’héritage culturel » et la nécessité de « parler à des techniciens, et le faire en technicien » (idem, p. 150).

Le théâtre réaliste doit exposer « les processus de la pièce comme des processus historiques » (Brecht, 1972, p. 336). Concevoir une pièce de manière réaliste c’est aussi avoir conscience qu’une pièce ne peut contenir toute la réalité (Lachaud, 1989, p. 110). Avoir conscience des limites subjectives de la connaissance de la totalité objective, cette conscience « inachevée […] mais mûe par cet inachèvement même, cette distance conquise, cette œuvre inépuisable de la critique en acte » (Althusser, 1965, p. 151), devait inviter les dialecticiens matérialistes à considérer le « parti communiste » (au sens large de « parti ») comme cadre de rencontres de plusieurs points de vue et comme constitution d’un « intellectuel collectif », une « société de dialecticiens » (Brecht, 1997, p. 116) qui se développe dans une « communauté de conteurs », pour « une communauté émancipée » (Rancière, 2008, p. 28).

L’émancipation des spectateurs sera l’œuvre des spectateurs eux-mêmes

Concevoir un théâtre ou un cinéma réaliste dont l’objectif est de transmettre la méthode dialectique matérialiste mais aussi de transmettre des techniques, des méthodes de production artistique, exige d’envisager un spectateur qui ne soit pas qu’un réceptacle prêt à accueillir le « message » de l’artiste. C’est au contraire miser sur les capacités intellectuelles des individus à reconnaître un héritage, à le faire sien afin de s’approprier ce qu’il contient : entre autres, des techniques, des méthodes de travail. En effet, pour Brecht « la prise de possession d’un héritage par le peuple ne peut s’opérer que sous la forme d’un acte d’expropriation », quand bien même cette prise de possession diffère de celles « d’usines, […] de recettes de fabrication » (Brecht, 1972, p. 116).

Mais cette expropriation n’est pas forcément encouragée de manière consciente par les auteurs eux-mêmes. L’intention de transmission de méthode ne coïncide pas forcément avec la volonté, pour le spectateur, de s’approprier les méthodes d’autres auteurs. Brecht lui-même reconnaissait qu’il était urgent de piller les « techniques précieuses et hautement évoluées » d’écrivains contemporains : ainsi recueille-t-il l’usage du monologue intérieur, des ruptures de style chez Joyce, la dissociation des éléments chez Döblin et Dos Passos, la méthode des associations libres chez Joyce et Döblin, le montage d’actualité chez Dos Passos ou l’étrangéisation chez Kafka (Brecht, 1979, pp. 152-153).

Ainsi, s’approprier les techniques artistiques d’autres auteurs est un moyen d’améliorer et d’enrichir l’expression de sa propre histoire. Cela implique de considérer le spectateur comme un individu non seulement capable d’être son propre historien mais comme étant toujours-déjà en train de se penser historiquement. C’est à partir de cette considération qu’il est possible de repenser un dispositif émancipateur d’auto-apprentissage dans lequel se rencontrent la volonté de l’auteur de partager un savoir-faire et la volonté du spectateur d’apprendre par lui-même.

« Puisse chacun être son propre historien » : le souhait de Brecht.

En marxiste rigoureux, Brecht est fidèle à la devise de Marx et Engels : « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Seules priment, dans le processus d’émancipation, les capacités des opprimés. Mais ces capacités doivent être articulées aux possibilités concrètes présentes dans chaque situation.

Sans remettre en question la possible et nécessaire auto-émancipation des opprimés, il est important d’analyser concrètement la conjoncture et la configuration sociale dans tous ses aspects (culturel, technique, technologique, politique, etc.). Ceci afin, non pas d’évaluer la potentialité de processus d’émancipation, mais de circonscrire les outils qui pourraient être employés à des fins émancipatrices. Le fait qu’une grande majorité de la population sache lire, utiliser un ordinateur ou une caméra vidéo, modifie considérablement la manière dont les artistes (militants et révolutionnaires) vont intervenir dans la situation ainsi que les outils et les techniques utilisés à ces fins.

L’enjeu de l’utilisation de la méthode dialectique matérialiste dans l’élaboration d’un théâtre réaliste est de faire en sorte que les spectateurs pensent historiquement et aperçoivent la possibilité de transformer la situation :

Marx affirme que la dialectique « est par essence critique et révolutionnaire ». Elle est révolutionnaire parce qu’elle nous aide à voir le présent comme un moment que notre société traverse, parce qu’elle nous force à examiner d’où la société vient et où elle va comme partie intégrante de l’appréhension de ce qu’elle est, et parce qu’elle nous rend capables de comprendre qu’en tant qu’acteurs, aussi bien que victimes, au sein de ce processus dans lequel tout le monde et toutes choses sont connectés, nous avons le pouvoir d’intervenir.

En mettant devant nos yeux la simple vérité que tout est en train de changer, elle pose le futur comme un choix à faire dans lequel la seule chose qu’on ne peut pas choisir est ce que nous avons déjà. (Ollman, 2005, p. 34)

Bertolt Brecht n’est pas contemporain, contrairement à Marx, des révolutions industrielles, du déploiement à l’échelle internationale du capitalisme et des démocraties bourgeoises garantissant la libre concurrence. Il est davantage le témoin de ce « stade suprême » de ce système, au sens de contemporain, d’actuel, nommé « impérialisme » et qui se caractérise par de fortes luttes pour la constitution de monopoles (Lénine, [1917] 2012). La contradiction entre le monopolisme et la démocratie bourgeoise a conduit cette dernière à se tourner davantage vers des gouvernements réactionnaires. Mais Brecht est également le contemporain de la mutation de cet impérialisme-là en un autre : la mondialisation, dont les effets sont accentués par la conjonction accélérée de trois phénomènes récents : la prédominance du capital financier/spéculatif, les révolutions technologiques, singulièrement dans le domaine de l’information et la communication, sans oublier les deux guerres mondiales qui ponctuent ces processus : Brecht sera soldat dans la première, exilé aux États-Unis pendant la seconde. En ce sens, le dialecticien matérialiste qu’il est se doit de se raccorder à la « mauvaise nouveauté » plutôt qu’à la « bonne vieillerie10 » afin d’explorer les possibles qu’elle ouvre.

C’est dans cette situation que Brecht élabore sa pratique et sa théorie théâtrale. Tout en poursuivant l’écriture de pièces, il invente différents dispositifs scénographiques ainsi que différentes méthodes de jeu d’acteur. Ceux-ci ne naissent pas ex nihilo mais sont les produits de réflexions autour de la fonction sociale du théâtre, de l’esthétique dominante du théâtre, des techniques et méthodes empruntées ou pillées chez d’autres auteurs ainsi que de la situation sociale et politique dans laquelle s’inscrivent à la fois les artistes et les spectateurs.

L’œuvre théorique de Brecht est parsemée de réflexions sur le spectateur. Après avoir été longtemps réduit à n’être qu’un pédagogue qui viendrait apporter le savoir révolutionnaire qui manque au spectateur afin que celui-ci passe à l’action dans la vie réelle, une relecture de ces fragments nous invite à prendre en compte la complexité du rapport que Brecht entretenait à l’égard des spectateurs. En effet, Brecht formule en 1935 – dans un texte sur le théâtre chinois – la nécessité d’articuler la capacité « des masses », donc de n’importe qui, à comprendre un art qui « établit de[s] conventions avec son spectateur, fixe de[s] règles déterminant le comportement de celui-ci à l’égard du théâtre11 » avec la nécessité de penser un apprentissage, un perfectionnement de son activité de spectateur. Plus tard il soulignera l’importance de penser le spectateur non pas comme « un individu se trouvant là par hasard, mais [comme] quelqu’un qui a des projets liés (ou qu’il lie) au processus se déroulant sur la scène » (Brecht, [1936] 1999, p. 71).

Dans le chemin qui mène des formes dramatiques naturalistes à « la dramaturgie dialectique de type naturaliste », Brecht prend en considération l’« attitude du spectateur » en notant bien qu’il reste un élément « inaccessible » pour le dramaturge : c’est-à-dire qu’il y a là un lieu impossible d’accès pour qui souhaiterait produire des effets déterminés sur des spectateurs dont les motivations, les expériences antérieures sont inconnues. Néanmoins, Brecht insistait sur l’absolue nécessité de son époque « scientifique » d’inventer un dispositif théâtral qui invite les spectateurs à modifier leur attitude12. Ou leurs attitudes devrait-on dire : face aux représentations théâtrales, face aux événements quotidiens, face à leurs propres histoires, etc.

Le dramaturge explique ce changement d’attitude par le théâtre en ces termes :

À ce changement d’attitude du spectateur correspond la manière dont les attitudes humaines sont représentées sur la scène, c’est-à-dire le fait que la mimique sert désormais à montrer les rapports existant entre des hommes. L’individu perd son rôle d’épicentre : à lui seul il ne fait surgir aucun rapport. On voit donc apparaître des groupes au sein desquels ou face auxquels il adopte des attitudes précises que les spectateurs, à savoir les spectateurs en tant que masse, étudient. Car c’est aussi en tant que spectateur que l’individu perd son rôle d’épicentre et disparaît ; il n’est plus une personne privée qui « assiste » à un spectacle organisé par des gens de théâtre, goûtant un travail qu’il se fait présenter : il n’est plus seulement un consommateur, il doit aussi produire. Sans participation active de sa part, la représentation est incomplète […]. Inclus dans l’événement théâtral, le spectateur est « théâtralisé ». Il se passe donc moins de choses « en lui » et davantage « avec lui ». (Idem)

Trois idées doivent ici être notées :

  • l’individu doit être représenté comme étant toujours en rapport avec d’autres individus : « à lui seul il ne fait surgir aucun rapport » ;
  • les spectateurs se trouvent face à des représentations de rapports sociaux qu’ils étudient ;
  • le spectateur s’extirpe par ces processus de son isolement en tant qu’individu pour se reconnecter aux rapports sociaux représentés ainsi qu’aux rapports sociaux existant pendant la représentation.

Brecht ne cherche pas à transformer le spectateur en acteur. Il affirme lui-même que le spectateur reste un consommateur de spectacle (« il n’est plus seulement un consommateur ») mais il est tout autant un producteur. Là encore ce terme « producteur » doit être manipulé de manière dialectique : le spectateur est un producteur en tant qu’il effectue un travail (conscient) d’analyse, d’interprétation des processus représentés ainsi que de recomposition et d’association avec son expérience singulière (expérience inaccessible pour l’auteur) mais il est également un producteur quotidien de rapports sociaux et, dans le système de production capitaliste, de marchandises et de plus-value. Et c’est à ce titre qu’il doit penser son rapport aux spectacles auxquels il assiste.

Brecht cherche à inventer un dispositif théâtral qui corresponde à ce qu’il nomme la « grande méthode ». Il ne cherche pas seulement à encourager les spectateurs à penser selon cette méthode mais aussi à vivre selon cette méthode :

Me Ti disait : « Il est profitable non seulement de penser selon la grande méthode, mais aussi de vivre selon elle. Se contredire, se jeter dans des crises, transformer de petits changements en grands, etc., tout cela, on peut non seulement l’observer, mais aussi le faire. On peut vivre avec plus ou moins de médiations et en entrant dans plus ou moins de rapports. On peut viser ou aspirer à une transformation durable de sa conscience en modifiant son être social. On peut contribuer à rendre contradictoires et évolutifs les mécanismes d’État ». (Brecht, [1965] 1978, p. 81)

Pour penser dialectiquement, selon la « grande méthode », encore faut-il intégrer dans son analyse sa position subjective : celle d’un être social enchevêtré dans des rapports sociaux complexes, multiples et contradictoires. Cet impératif se trouve lui aussi dans le Me Ti de Brecht : « On sait avec quel profit les nations écrivent leur histoire. L’individu a le même profit à écrire la sienne. Me Ti disait : “Puisse chacun être son propre historien, il vivra alors avec plus de soin et d’exigence” » (idem, p. 91). Brecht recommande à l’individu « de se considérer lui-même historiquement, au même titre que les classes et les grands groupements humains, et de se comporter historiquement » (idem, p. 123).

Une société de conteurs et de traducteurs : l’utopie de Rancière.

Comme le rappelait Adorno, le théâtre de Brecht « consistait finalement à enclencher des processus de pensée et non pas à communiquer des sentences » (Adorno, 1974, p. 49). Cela exige du dramaturge qu’il conçoive les spectateurs auxquels il s’adresse comme des êtres capables de raisonner par eux-mêmes. Brecht ne peut fermer les yeux sur le fait que les idées dominantes d’une époque n’ont jamais été que les idées de la classe dominante. Cependant, la critique de l’idéologie, la critique de la fonction idéologique et la critique de la critique ont conduit Jacques Rancière à repérer une logique sociale qui se retrouve à la fois dans l’idéologie dominante et dans la fonction pédagogique ou didactique de l’art militant. La logique dominante est « la logique du système explicateur » : l’incapacité supposée des individus « est la fiction structurante de la conception explicatrice du monde » ; si bien que c’est « l’explicateur qui a besoin de l’incapable et non l’inverse, c’est lui qui constitue l’incapable comme tel » (Rancière, 1987, p. 15). C’est précisément dans cet écart que s’élaborent une politique et une pratique du théâtre qui doit démystifier la politique et l’art.

Les travaux de Jacques Rancière réunis dans le recueil Le Spectateur émancipé témoignent de l’urgente nécessité de réactualiser les questions relatives aux spectateurs : quelles sont leurs activités concrètes, leur réception des œuvres, les manières dont ils transforment ces dernières, etc. ?

Jacques Rancière écrit :

Être spectateur n’est pas la condition passive qu’il nous faudrait changer en activité. C’est notre situation normale. Nous apprenons et nous enseignons, nous agissons et nous connaissons aussi en spectateurs qui lient à tout instant ce qu’ils voient à ce qu’ils ont vu et dit, fait et rêvé. Il n’y a pas plus de forme privilégiée que de point de départ privilégié. Il y a partout des points de départ, des croisements et des nœuds qui nous permettent d’apprendre quelque chose de neuf si nous récusons premièrement la distance radicale, deuxièmement la distribution des rôles, troisièmement les frontières entre les territoires. Nous n’avons pas à transformer les spectateurs en acteurs et les ignorants en savants. Nous avons à reconnaître le savoir à l’œuvre dans l’ignorant et l’activité propre au spectateur. Tout spectateur est déjà acteur de son histoire, tout acteur, tout homme d’action spectateur de la même histoire. (Rancière, 2008, pp. 23-24)

Cette affirmation s’articule avec la critique de l’artiste qui « présuppose toujours l’identité de la cause et de l’effet » et par conséquent « le privilège que s’octroie le maître, la connaissance de la “bonne” distance et du moyen de la supprimer » (idem, p. 20). Les spectateurs ne cessent de recomposer leur propre spectacle, leur propre poème à partir de celui qui leur est proposé. Encore faut-il récuser la distance radicale qui sépare le spectateur de l’auteur, la distribution des rôles (ceux qui agissent d’un côté, ceux qui observent de l’autre) et les frontières entre les territoires (de l’art, de la politique, du social, du privé, du public, etc.). Ce travail est précisément ce qui échappe, pour Rancière, à la mécanique des intentions de l’artiste et de leurs effets sur les spectateurs. Néanmoins, le philosophe ajoutera :

Les artistes, comme les chercheurs, construisent la scène où la manifestation et l’effet de leurs compétences sont exposés, rendus incertains dans les termes de l’idiome nouveau qui traduit une nouvelle aventure intellectuelle. L’effet de l’idiome ne peut être anticipé. Il demande des spectateurs qui jouent le rôle d’interprètes actifs, qui élaborent leur propre traduction pour s’approprier l’« histoire » et en faire leur propre histoire. Une communauté émancipée est une communauté de conteurs et de traducteurs. (idem, pp. 28-29)

Le dispositif de Joseph Jacotot exposé dans Le Maître ignorant est apposé ici sur le spectacle : l’artiste est le maître ignorant, les spectateurs sont les élèves. Pour saisir précisément le rôle de l’artiste/maître ignorant, il faut se replonger dans les écrits précédents de Jacques Rancière :

Les élèves avaient appris sans maître explicateur, mais non pas pour autant sans maître. Ils ne savaient pas auparavant, et maintenant ils savaient. Donc Jacotot leur avait enseigné quelque chose. Pourtant il ne leur avait rien communiqué de sa science. Donc ce n’était pas la science du maître que l’élève apprenait. Il avait été maître par le commandement qui avait enfermé ses élèves dans le cercle d’où ils pouvaient seuls sortir, en retirant son intelligence du jeu pour laisser leur intelligence aux prises avec celle du livre. Ainsi s’étaient dissociées les deux fonctions que relie la pratique du maître explicateur, celle du savant et celle du maître. Ainsi s’étaient également séparées, libérées l’une par rapport à l’autre, les deux facultés en jeu dans l’acte d’apprendre : l’intelligence et la volonté. (Rancière, 1987, pp. 24-25)

C’est en étant conscient des capacités de chaque individu d’apprendre par soi-même et en le contraignant à user de sa propre intelligence que l’expérience peut être émancipatrice. Le « Maître ignorant » installe, grâce à l’autorité que lui confère sa position sociale, le dispositif qui va permettre aux élèves de s’inscrire dans des processus d’émancipation. Le retrait du maître invite les élèves à agir, à faire par eux-mêmes pour lire, comprendre un texte qui leur est donné voire produire eux-mêmes un texte à partir de celui-ci.

Le cœur de la méthode de Jacotot repose sur la pratique, l’expérimentation, le brouillage des frontières entre théorie et pratique. Mais l’activation de ces capacités ne se fait pas, comme Rancière le démontre, dans n’importe quelles conditions. Deux paramètres semblent nécessaires pour que les présupposés incapables de comprendre par eux-mêmes s’émancipent. Il faut une rencontre entre :

  1. un maître ignorant, émancipateur qui, à la fois organise son retrait pour laisser les individus face à l’objet artistique et transmet une méthode d’organisation d’un dispositif similaire ;
  2. et « une volonté » manifeste de la part des élèves/spectateurs de s’engager dans la voie de la recherche, de la compréhension sans explication.

L’émancipation, si elle repose sur les capacités de chaque individu, ne se passe pas, dans la théorie de Jacotot et de Rancière, de maître. C’est-à-dire d’une personne qui tente de transmettre une méthode d’apprentissage qui se passe de maître explicateur. Cette idée articulée autour de la transmission et du retrait du maître se retrouve dans les écrits de Brecht : « Me Ti disait : “Nul ne doit être maintenu dans une fonction publique parce qu’il a ‘de l’expérience’ précisément dans ce domaine. Il doit apprendre à transmettre son expérience, au lieu de l’exploiter comme un bien personnel” » (Brecht, [1965] 1978, p. 123).

L’objectif de Brecht est de socialiser ses expériences de spectateur dans la représentation théâtrale (Brecht le fait en intégrant dans son travail les acquis de ces expériences vécues devant le théâtre chinois ou ses connaissances du théâtre grec) tout en socialisant la méthode utilisée pour produire cette pièce. Il s’agit donc d’un double processus pour l’artiste : exposition de ses compétences et instauration des conditions permettant l’expropriation de la méthode utilisée. Le metteur en scène Grégoire Ingold témoigne dans un entretien de ce lien entre le retrait (ou l’absence) de maître et la transmission d’un savoir-faire par l’auto-expérimentation :

L’expérimentation personnelle, intime, comme manière d’apprentissage. C’est une notion centrale dans la pensée de Brecht : l’auto-expérimentation. C’est précisément là que se cache l’esprit de subversion : un enseignement qui se passe de maîtres. C’est-à-dire qu’il y a un maître, et le maître est absent. Il est clair qu’il y a quelque chose à apprendre, et il n’y a pas de programme possible parce qu’il y a autant de programmes que d’apprentis. […] Par l’exercice du modèle, Brecht invente dans l’instant le mode et la méthode de ce que peut être un apprentissage de l’art de la mise en scène, et la démarche n’est applicable à aucun cadre normalisé, chacun doit inventer pour lui-même son école de mise en scène. (Ivernel, 2000, p. 154)

Dans son ouvrage Brecht and Method, Fredric Jameson évoque cette « combinaison brechtienne entre la célébration du Novum et le plaisir d’apprendre [qui] réside en dernière analyse dans le gestus, dans la manière de les représenter en tant que tels » (Jameson, 1998, p. 115). En revenant sur la scène d’ouverture de La Vie de Galilée de Brecht dans laquelle Galilée déplace le jeune Andréa assis sur une chaise autour d’un guéridon représentant un astre immobile, afin de lui expliquer la rotation de la terre autour du soleil, Jameson explique qu’il s’agit là moins d’une

[…] mimésis du savoir scientifique – ses modèles et ses complexités, sa valeur en tant que seule solution à des problèmes particulièrement noueux – qu’une représentation des modalités de transmission d’un tel savoir […]. Ainsi, comme nous l’avons déjà remarqué, enseigner équivaut à montrer ; la représentation dramatique de l’enseignement est l’illustration d’une illustration, l’illustration de la manière dont on illustre et démontre. (Jameson, 2000, p. 165)

Ce qui est enseigné par Brecht est avant tout montré, exposé à la vue des personnages et des spectateurs. Cette exposition-là est en même temps l’exposition de la manière dont est construite cette exposition. Cette scène d’ouverture signale aux spectateurs que ce qui est à voir se trouve également dans la manière dont est mise en scène la pièce elle-même. Si Jacques Rancière insiste sur l’idée que l’émancipation intellectuelle repose sur la rencontre entre deux « volontés » – volonté de retrait et volonté d’apprendre par soi-même – Fredric Jameson rappelle que la pédagogie de Brecht puise davantage dans la philosophie de Lao-Tseu que dans les formes pédagogiques occidentales.

La leçon de Lao-Tse concorde également avec la version brechtienne du marxisme – […] « L’eau qui doucement effleure / La pierre énorme, avec le temps en vient à bout13 » – une doctrine qui met l’accent sur l’aspect temporel du processus : les eaux doivent être en mouvement et l’on doit laisser le temps s’écouler. Il s’agit donc d’une doctrine du processus, mais aussi du renversement et de l’inversion (de la « révolution » dans un sens littéral) : une conception qui pourrait également résumer le processus pédagogique dans sa « mise en abyme ». Mais le récit [« Légende de la genèse de Tao-Te-King écrit par Lao-Tseu sur le chemin de l’exil » (Brecht, 1966b, pp. 48-51)] évolue dans un sens différent pour insister sur le rôle de l’apprentissage dans le processus : la rédaction du Tao n’est pas le fruit d’une ambition de son créateur, elle est plutôt due à la demande du personnage marginal qui en entend parler, qui montre de la curiosité et de l’intérêt, et qui fait appel à sa propre expérience de vie. Pas d’étudiants ni de disciples dans ce schéma, seul un enfant débrouillard qui mène son bœuf (il connaît très bien l’enseignement et en donne le résumé que nous venons de citer) ; l’élève est donc, pour ainsi dire, un amateur plutôt qu’un professionnel de la pédagogie. […] Telle est donc précisément l’ambivalence pédagogique sur laquelle Brecht insistait dans ses remarques sur Galilée : le maître était-il plein de son sujet qu’il ne pouvait s’empêcher d’en parler, ou l’élève astucieux savait-il à l’avance comment faire parler le maître ? (Jameson, 2000, p. 172)

La dramaturgie brechtienne tente d’instaurer un rapport nouveau entre le spectacle et le spectateur. Celle-ci ne peut s’élaborer sans présupposer chez le spectateur « cette qualité toujours si enviable du désir d’apprendre, de la soif de doctrine » laquelle – dans la conception brechtienne de la dialectique et du théâtre – « n’est rien d’autre que la méthode même » (idem, p. 174). Il s’agit là précisément du point sur lequel Rancière, dans sa critique du théâtre brechtien réduit à sa seule fonction pédagogique, fait l’impasse : et si le propre du théâtre brechtien était moins de convertir les spectateurs en militants que d’instaurer les conditions d’une rencontre entre une volonté d’apprendre (spectateur) et une volonté de transmettre (artistes) non pas un savoir qui porterait toujours le sceau du maître qui s’en déclarerait l’auteur et le propriétaire, mais d’une méthode de travail ; une méthode de pensée ( : la dialectique) et de mise en forme de cette pensée (une esthétique matérialiste) ? Une méthode d’historiens, de conteurs et de traducteurs matérialistes qui ne se satisferaient pas de pièces, de scénarios, d’histoires, de mises en scène, de modalités de représentation élaborés pour l’éternité mais qui, au contraire, les soumettraient toujours à l’examen de la méthode critique afin d’en relever et de corriger les insuffisances, les erreurs, les maladresses, les approximations, les lacunes résultant des points de vue déterminés socialement (en prenant en considération la classe, le genre et la race), politiquement (en s’appuyant sur la stratégie et les tactiques politiques) et historiquement (en tenant compte de la conjoncture, des rapports de force, etc.).

Transmission d’une méthode.

Si le « Maître ignorant » utilise un médium qu’il n’a pas lui-même écrit, composé, inventé, l’artiste, lui, expose sa production. Cela joue un rôle important comme en témoigne Jacques Rancière :

En contraignant la volonté de son fils, le père de famille pauvre vérifie que son fils a la même intelligence que lui, cherche comme lui ; et ce que le fils, lui, recherche dans le livre, c’est l’intelligence de celui qui a écrit le livre, pour vérifier qu’elle procède bien comme la sienne. Cette réciprocité est le cœur de la méthode émancipatrice, le principe d’une philosophie nouvelle que le Fondateur, en accouplant deux mots grecs, a baptisé panécastique, parce qu’elle recherche le tout de l’intelligence humaine en chaque manifestation intellectuelle. (Rancière, 1987, pp. 67-68)

Le spectateur émancipé doit rechercher dans le spectacle l’intelligence de celui ou de celle qui a produit ce spectacle. Il doit trouver les traces du processus de création de cette œuvre, dessiner le chemin parcouru. Qu’en est-il des œuvres qui anticipent cette démarche-là et qui conçoivent consciemment le pillage, l’expropriation des méthodes utilisées lors de leur conception ? De quelle manière Brecht organise-t-il son spectacle afin de transmettre au spectateur une méthode d’interprétation et de production ?

Postulons ici que si le spectateur – ou l’élève – doit agir par lui-même pour s’approprier une méthode de travail, de recherche, pour faire siennes des techniques. L’intention de l’auteur à les disposer afin qu’elles soient recueillies n’en est pas moins déterminantes. Force est de constater que Brecht n’était pas indifférent à cette volonté de partager avec d’autres techniciens ses techniques et méthodes.

Reste à définir la méthode que le dramaturge propose en héritage avant de proposer une articulation entre l’intention de transmission et la possibilité pour les spectateurs de s’inscrire dans un processus de subjectivation afin de recueillir ce qui doit être transmis. Enfin il est important de pointer précisément les limites et les impasses auxquelles peut mener le primat accordé à l’intention de transmission de l’auteur.

La méthode est une fiction… et une méthode de production

Selon Stéphane Mallarmé, « toute méthode est une fiction, et bonne pour la démonstration » (Mallarmé, 2003, p. 66). Toute méthode est une construction qui peut s’exposer.

Walter Benjamin relève de manière très précise ce qui, dans le théâtre de Brecht, est soumis à l’intérêt des spectateurs : « D’abord les événements ; il faut qu’ils soient tels que le public puisse en contrôler les passages décisifs en fonction de sa propre expérience. Ensuite la mise en scène ; il faut que son armature artistique soit transparente » (Benjamin, [1939] 2000, p. 318). Dans son essai sur le théâtre épique, Benjamin recense les différents procédés qu’utilise Brecht pour empêcher l’identification des spectateurs aux personnages et leur immersion dans le drame.

Il s’agit pour Brecht d’interrompre ces processus en rompant avec l’esthétique aristotélicienne du théâtre. L’interruption de l’action, la citation de textes ou de gestes par leur espacement dans le temps sont autant de procédés qui permettent d’interrompre l’identification tout en révélant aux spectateurs le caractère artificiel du drame auquel ils assistent.

Ces procédés théâtraux sont exposés en tant que procédés théâtraux, donc artificiels, construit spécifiquement pour le spectacle. C’est pour cette raison que Brecht tient à ce que des vers ne soient pas dit « comme de la prose ordinaire », le comédien ne doit pas « brouiller la forme, effacer la distance » (Brecht, 1972, p. 364) : il doit révéler la forme même de ce qu’il cite. De même la prose doit être récitée de manière à ce que les spectateurs perçoivent que c’est une citation : « Est cité ce qui ne vient pas de vous et n’a pas été dit dans l’instant même » (idem).

Le travail de Brecht est de révéler le caractère artificiel de la représentation afin de rompre avec l’effet théâtral central dans la dramaturgie aristotélicienne – l’identification des spectateurs aux personnages – tout en exposant ce procédé théâtral en tant que procédé. Le procédé utilisé doit être relié à un objectif précis. Dans le cas de Brecht il s’agit de faire en sorte que le théâtre privilégie :

  • le fait de raconter un processus au lieu de l’incarner,
  • le spectateur comme observateur au détriment de son implication dans l’action représentée,
  • l’activité du spectateur au lieu de l’épuiser,
  • la prise de décisions sur la provocation des sentiments,
  • les connaissances sur les émotions,
  • la confrontation à l’action sur l’immersion du spectateur dans l’action,
  • les arguments sur la suggestion,
  • le déroulement sur le dénouement,
  • la sinuosité sur la linéarité des événements,
  • le devenir du monde sur son état,
  • les motivations des hommes sur leurs instincts.

On n’assiste pas ici à un remplacement d’un terme par un autre, mais à des « déplacements de centre de gravité » (Brecht, 1979, p. 328). Les sentiments, l’immersion des spectateurs dans l’action et l’épuisement des spectateurs ne peuvent être systématiquement empêchés. Mais ils ne doivent occuper une place centrale dans l’élaboration d’une œuvre théâtrale.

Dans ces notes, Brecht exposait la déclinaison au théâtre de la méthode dialectique :

1. La dialectique comme acte de compréhension (comprendre – ne pas comprendre – comprendre), négation de la négation.

2. L’accumulation de faits incompréhensibles jusqu’à ce que naisse la compréhension (passage par bonds de la quantité à la qualité).

3. Le particulier dans le général (le processus dans sa singularité, son unicité, et pourtant typique).

4. Le facteur du développement (passage d’un sentiment au sentiment contraire, démarches confondues de la critique et de l’identification).

5. Caractère contradictoire (cet individu dans ces circonstances, ces conséquences de cette action).

6. Une chose comprise par l’intermédiaire d’une autre (la scène possède d’abord un sens autonome ; une fois mise en rapport avec d’autres scènes, on découvre qu’elle participe encore d’un autre sens).

7. Le bond dialectique (saltus naturae, développement épique avec des bonds).

8. Unité des termes contradictoires (on cherche la contradiction à l’intérieur de ce qui forme une unité ; la mère et le fils, dans La Mère, apparemment tout à fait d’accord, se heurtent l’un à l’autre à cause du salaire).

9. Possibilité d’application pratique du savoir (unité de la théorie et de la pratique). (Brecht, 1979, p. 350)

On retrouve ici l’ensemble des relations de la dialectique appliquée à la question théâtrale (identité/différence, interpénétration des contraires, quantité/qualité, les différents aspects de la contradiction). Le dernier point souligne l’importance pour Brecht du caractère pratique du savoir transmis, exposé dans l’œuvre.

L’objectif principal de Brecht est d’exercer les spectateurs à la dialectique pendant le spectacle pour qu’ils puissent s’en saisir afin d’analyser concrètement leur situation sociale quotidienne. Mais le point aveugle des analyses des écrits théoriques de Brecht (ainsi que de ses propres mises en scène) concerne celui de la transmission de méthodes de production artistique. Qu’en est-il de la transmission de méthodes et de techniques de production artistique pour un auteur qui a longuement débattu des techniques littéraires de ses contemporains ? Pour un artiste qui n’hésitait pas à recommander aux peintres communistes de produire des œuvres plutôt que leur carte du Parti pour justifier leur adhésion au communisme ?

La dialectique matérialiste s’expose dans les pièces de Brecht, non pas en tant que « Logique » formulée et à appliquer sur n’importe quel objet, mais en tant que méthode formalisée, appliquée à une situation précise : le commerce pendant la guerre dans La Mère, la crise des fruits et des légumes à Chicago dans La Résistible ascension d’Arturo Ui, la spéculation et les licenciements d’ouvriers dans les abattoirs de Chicago dans Sainte Jeanne des Abattoirs

La nécessité pour Brecht de rompre l’illusion théâtrale, l’enchaînement apparemment naturel du drame, se concrétise par l’introduction sur scène de panneaux s’adressant aux spectateurs ou par la fragmentation de la structure des scènes et l’interruption de l’identification des spectateurs aux personnages en faisant adopter au comédien un jeu distancié. De même, l’illumination simultanée de la scène et de la salle permet de refuser la séparation scène/salle qui renforce le partage du lieu en un espace où l’on agit et un espace où l’on subit tout en révélant les sources de lumières artificielles. Ces procédés sont autant de formalisations de la dialectique matérialiste appliquée aux techniques théâtrales.

En ce sens, l’usage de la dialectique matérialiste au théâtre stimule autant le spectateur soucieux de comprendre les processus exposés et la situation sociale et politique contemporaine que le spectateur intéressé par la production théâtrale et artistique. Brecht travaille à la désactivation d’une double mystification : celle qui englobe l’activité intellectuelle, théorique, de compréhension du monde et qui est liée à l’apparente impuissance des individus ; et celle qui habille l’activité artistique (de création et de performance) d’une aura mystique et qui inhibe les spectateurs qui souhaiteraient pratiquer un op. Il note dans son journal que l’art le plus avancé est celui qui s’oriente dans « la voie de la profanisation, de la décultisation, de la sécularisation de l’art » (Brecht, 1976, p. 148).

Les différents procédés théâtraux employés par Brecht conservent la trace de leur processus de production. L’exposition à la vue de tous des projecteurs révèle la manière dont est éclairée la scène et quels sont les moyens de production des effets. Les citations des textes révèlent l’apprentissage des textes et les phases de répétition effectuées par les comédiens. Les décors peuvent être peints de telle manière à ce que chaque coup de pinceau apparaisse sur la surface.

Si Brecht est resté très silencieux sur cet aspect de la transmission d’une méthode, son ami Walter Benjamin a eu l’occasion d’en esquisser l’hypothèse dans son allocution à l’Institut pour l’étude du fascisme à Paris le 27 avril 1934. En effet, le philosophe allemand expose sa réflexion sur l’articulation art et politique et souligne la nécessité de dépasser la distinction entre la forme et le contenu :

Au lieu de demander en effet : comment une œuvre se situe-t-elle face aux rapports de production de l’époque ? Est-elle en accord avec eux, est-elle réactionnaire, ou s’efforce-t-elle de les subvertir, est-elle révolutionnaire ? – Au lieu de cette question, ou en tout cas avant même, j’aimerais vous en proposer une autre. Donc, avant de demander : comment une œuvre littéraire se pose-t-elle face aux rapports de production de l’époque, je voudrais demander : comment se pose-t-elle en eux ? Cette question-là vise très directement la fonction que l’œuvre assume à l’intérieur des rapports de production littéraires d’une époque. Elle vise en d’autres termes directement la technique littéraire des œuvres.

Avec le concept de technique, j’ai nommé ce concept qui rend les produits littéraires accessibles à une analyse sociale immédiate, donc matérialiste. En même temps, le concept de technique représente le point d’accroche dialectique à partir duquel peut être surmontée l’opposition stérile de la forme et du contenu.(Benjamin, [1934] 2003, pp. 124-125)

Pour celui qui invitait les artistes communistes à « politiser l’art » en réponse à « l’esthétisation de la politique que pratique le fascisme », la question centrale ne se situe pas dans la tendance politique d’une œuvre littéraire mais dans son positionnement dans les rapports de production. En d’autres termes « la tendance politique, aussi révolutionnaire qu’elle puisse paraître, fonctionne de manière contre-révolutionnaire tant que l’écrivain éprouve sa solidarité avec le prolétariat uniquement dans l’ordre de la conviction, mais non point en tant que producteur » (Benjamin, [1934] 2003, p. 129). Cela implique du point de vue de l’artiste d’avoir conscience de sa position dans la situation sociale et politique et « de ne pas approvisionner l’appareil de production sans le transformer simultanément, selon les normes du possible, dans le sens du socialisme » (idem, p. 132).

L’une des premières transformations est la rupture avec la division sociale et technique qui existe dans le travail artistique. La polyvalence doit être développée : « Ce que nous avons à demander au photographe, c’est qu’il soit capable de donner à sa prise de vue cette légende qui l’arrache à l’usure de la mode et lui confère sa valeur d’usage révolutionnaire » (idem, p. 134). Cette transformation est possible, pour Benjamin, grâce au progrès technique qui « est, pour l’auteur entendu comme producteur, le fondement de son progrès politique » (idem).

La tâche des artistes communistes n’est pas de continuer à « exhiber en de nouvelles œuvres de maître la richesse depuis longtemps falsifiée en la personnalité créatrice » (idem, p. 137). Elle est d’effectuer un

[…] travail [qui] ne sera jamais uniquement le travail sur des produits mais toujours en même temps un travail sur les moyens de production. En d’autre termes : il faut que ses produits, à côté de leur caractère d’œuvre et avant même celui-ci, possèdent une fonction organisatrice.

Et leur possible fonction organisationnelle ne doit aucunement se limiter à son aspect propagandiste. (idem, pp. 137-138)

C’est par sa pratique artistique que l’écrivain peut transmettre une attitude à adopter à l’égard de la production artistique qui aille dans le sens d’une orientation socialiste14. Benjamin décrit cette attitude de la manière suivante :

Un auteur qui n’apprend rien aux écrivains n’apprend rien à personne. Est donc déterminant le caractère paradigmatique de la production qui, premièrement, est capable d’initier d’autres producteurs à la production et, deuxièmement, de mettre à leur disposition un appareil amélioré. Et cet appareil sera d’autant meilleur qu’il conduira un plus grand nombre de consommateur à la production, bref qu’il sera en état de transformer lecteurs ou spectateurs en co-acteurs. Nous possédons déjà un modèle de cette sorte, mais dont je ne peux parler qu’allusivement. C’est le théâtre épique de Brecht. (idem.)

Pour Benjamin la démystification de l’interprétation et de la transformation du monde et la démystification de la pratique artistique sont liées (ou doivent l’être) pour tout artiste qui s’inscrira dans une tendance révolutionnaire. Selon l’auteur, Brecht en est l’un des modèles et l’artisan de l’élaboration d’un théâtre qui tente d’initier des spectateurs à la production.

En décrivant les procédés de la dramaturgie épique (l’interruption de l’action, le montage, le Verfremdungseffekt, etc.) l’auteur dessine le puissant lien qui unit, dans la transformation radicale du théâtre (cet Umfunktionierung), la réflexion sur le contenu et la forme. Ainsi, pour Benjamin et a fortiori pour Brecht, un intellectuel dans la première moitié du XXe siècle ne peut faire l’impasse sur la méditation quant à sa place dans les rapports de production, sa fonction sociale et les intérêts de la classe qu’il est censé défendre. Il ne suffit pas de se déclarer du côté des prolétaires sans, à un moment ou à un autre, tenter de transformer sa propre activité de telle manière qu’elle puisse être utile à ces derniers.

La solidarité du spécialiste avec le prolétariat – c’est en quoi consiste le début de cette clarification – passe toujours par des médiations. Les activistes et les représentants de la Nouvelle Objectivité eurent beau s’agiter autant qu’ils voulaient : ils ne purent évacuer le fait que même la prolétarisation de l’intellectuel ne crée presque jamais un prolétaire. Pourquoi ? Parce que la classe bourgeoise lui a donné en partage, sous la forme de la culture, un moyen de production qui le rend solidaire de la première et qui plus encore la rend, elle, solidaire de lui. Il est donc parfaitement justifié que, dans un autre contexte, Aragon ait déclaré : « L’intellectuel révolutionnaire apparaît d’abord comme un traître à sa classe d’origine. » Cette trahison, chez l’écrivain, réside dans un comportement qui transforme le fournisseur de l’appareil de production en ingénieur, un ingénieur concevant comme sa tâche d’adapter ledit appareil aux buts de la révolution prolétarienne. (idem, p. 143)

L’artiste est solidaire de la bourgeoisie en raison des moyens de production qu’elle lui a offerts. Il la trahit en laissant les profanes s’approprier ces moyens.

Réussit-il à promouvoir la socialisation des moyens de production intellectuels ? Aperçoit-il les voies pour organiser les travailleurs intellectuels dans le processus de production lui-même ? A-t-il des propositions pour un changement de fonction du roman, du drame, du poème ? Plus il est capable d’orienter son activité vers cette tâche, plus juste est la tendance, plus élevée aussi, nécessairement, la qualité technique de son travail. (idem, p. 144)

L’activité de Brecht est conçue par Walter Benjamin comme le modèle le plus abouti à ce moment-là.

Pour résumer, on pourrait formuler avec Georges Didi-Huberman et en complétant son propos, qu’étrangéiser « c’est démontrer en démontant les rapports de choses montrées et ajointées selon leurs différences » mais c’est aussi démontrer la manière dont on démonte. S’il n’y a pas étrangéisation « sans travail de montage, qui est dialectique du démontage et du remontage, de la décomposition et de la recomposition de toute chose » (Didi-Huberman, 2009, p. 170), il n’y a pas critique des représentations dominantes sans mise au jour du travail de démontage et de remontage. Briser la représentation dominante des choses s’accompagne de la fin de la dissimulation des techniques et procédés artistiques employés. Critiquer l’organisation sociale, la distribution des places et des rôles c’est commencer par critiquer la logique de mise en exception de l’art et des artistes.

Transmission et subjectivation

La dramaturgie brechtienne, tout en invitant le spectateur à considérer ce qui lui est présenté d’un œil investigateur et critique, offre des méthodes et des techniques de production à qui s’intéresse un tant soit peu au travail théâtral. L’emploi au théâtre de procédés tels que l’usage de cartons destinés au public, la citation de textes par les comédiens sont autant de techniques destinées à se « distanc[er] du familier » (Brecht, 1979b, p. 28) tout en rompant le processus d’adhésion des spectateurs à l’authenticité des situations jouées, représentées. L’interruption de l’action, la mise au jour de la fiction comme construction sont autant de traces, de signes qui permettent au spectateur de reconnaître des éléments du processus de production de cette pièce.

Est-ce à dire que l’ensemble des processus, des rapports de productions peuvent être présentés par les techniques dramaturgiques brechtiennes ? Une large part des processus qui ont permis d’aboutir à une production artistique restent cachés, dissimulés consciemment ou inconsciemment. De plus, ce qui se joue entre les spectateurs et une œuvre échappe à toute tentative de généralisation des effets produits – quand bien même ceux-ci seraient la visée d’un artiste – sur les spectateurs.

Il s’agit davantage pour Brecht d’instaurer les conditions qui vont permettre aux spectateurs – s’ils le souhaitent – d’observer de manière critique la représentation. Car pour le dramaturge :

L’observation est une partie essentielle de l’art dramatique. Le comédien observe autrui de tous ses muscles et de tous ses nerfs par un acte d’imitation qui est en même temps un processus de réflexion. Car une simple imitation redonnerait, au mieux, ce qui a été observé, et ce n’est pas assez, car l’original exprime ce qu’il exprime à voix trop basse. Pour passer du simulacre à la reproduction, le comédien regarde les gens comme s’ils lui donnaient à voir ce qu’ils font, bref, comme s’ils lui recommandaient de méditer ce qu’ils font. (idem, p. 33)

Cela vaut, dans un premier temps, pour l’acteur dans sa phase de préparation, de répétition. Mais dans un second temps, cela permettra à l’acteur de représenter les agissements d’un personnage de telle sorte que les spectateurs observent de manière critique non seulement les actions du personnage mais également le travail de l’acteur en train de jouer. Ainsi, le travail du dramaturge et des acteurs n’est-il pas de poser les conditions qui vont permettre à n’importe qui d’observer et d’étudier à la fois les agissements représentés et la représentation critique de ces agissements d’un point de vue technique ? Comme le formule Brecht : « Le gestus général de l’acte de montrer […] accompagne toujours le gestus particulier montré » (idem, p. 42). Se conjugue dans un même mouvement la représentation critique et la critique de l’acte de représenter.

Un autre élément essentiel de l’art dramatique brechtien est l’affirmation du point de vue des acteurs quant aux personnages qu’ils représentent ainsi que du point de vue du dramaturge sur l’ensemble du spectacle.

La société n’a pas de porte-parole commun tant qu’elle est divisée en classes qui luttent. C’est pourquoi, pour l’art, être impartial signifie seulement : appartenir au parti dominant.

Aussi le choix du point de vue est-il une autre partie essentielle de l’art dramatique, et il doit nécessairement être opéré en dehors du théâtre. Tout comme la transformation de la nature, la société est un acte de libération, et ce sont les joies de la libération que devrait transmettre le théâtre d’une ère scientifique.(idem, p. 33)

La question du point de vue est cruciale dans la compréhension de l’élaboration de la dialectique matérialiste et de son application au théâtre. Comme le rappelle Bertell Ollmann :

Un point de vue définit une perspective qui donne sa couleur à tout ce qui tombe dans son champ, établit un ordre, une hiérarchie et des priorités, distribue les valeurs, les significations et les degrés de pertinence, et affirme une cohérence distinctive entre les parties. Au sein d’une perspective donnée, certaines connexions et certains processus paraîtront larges, certains évidents, certains importants ; d’autres paraîtront réduits, insignifiants, ou non pertinents ; et d’autres deviendront même invisibles. (Ollman, 2005, pp. 97-98)

La dramaturgie naturaliste tend à dissimuler ce point de vue afin de prétendre représenter les processus sociaux de manière objective tout en faisant accepter aux spectateurs les points de vue du parti dominant. L’enjeu ici pour le dramaturge est de parvenir à mettre au jour son point de vue dans la représentation théâtrale tout en esquissant la dynamique qui lui a permis, à partir de sa position sociale propre, d’en arriver à la production d’une critique et de la représentation théâtrale de cette critique. Mais là encore il apparaît impossible de rendre compte dans la représentation théâtrale de l’intégralité des processus sociaux, intellectuels, conscients ou inconscients, des rencontres hasardeuses à l’œuvre dans la constitution d’un point de vue et, par extension, dans la construction d’une œuvre théâtrale.

Effectivement il ne s’agit pas de proposer une recette toute faite de la production d’un point de vue critique et d’une œuvre théâtrale. Fidèle en cela à la dialectique matérialiste, Brecht élabore dans l’espace de la représentation théâtrale les conditions qui vont permettre de transmettre une méthode au spectateur. Cette méthode ne peut se transmettre que dans la mesure où le dramaturge en autorise le déchiffrement par le spectateur. Initier des spectateurs à la production d’une analyse dialectique et matérialiste et d’une représentation théâtrale de cette analyse requiert l’autorisation faite par l’artiste de se laisser exproprier. Transmettre aux spectateurs ces méthodes d’analyse et de production c’est organiser le spectacle de manière telle qu’un spectateur intéressé puisse circuler dans l’œuvre et déchiffrer les traces, les signes de la méthode ou des méthodes employées. Transmettre au spectateur une méthode de travail c’est instaurer les conditions qui vont permettre à n’importe qui de s’en emparer. Instaurer ces conditions c’est disposer dans l’espace de l’œuvre, de la représentation, les techniques afin que chaque spectateur puisse en disposer : « Dys-poser les choses serait donc une façon de les comprendre dialectiquement » (Didi-Huberman, 2009, p. 90). De comprendre à la fois ce qui est représenté et la manière dont se construit cette représentation.

La transmission d’une méthode et la possibilité pour n’importe qui de se l’approprier ouvre une brèche dans l’idéologie dominante qui ne considère les activités critiques et artistiques exercées par la classe des travailleurs que sous l’angle de la pratique amateur et du divertissement. La classe bourgeoise ne reconnaît comme production intellectuelle et culturelle de valeur que celle produite par ceux dont c’est la fonction et uniquement dans la mesure où elle ne vient pas ébranler l’organisation sociale en vigueur. Selon Heiner Müller, « la pièce didactique suppose l’abrogation de la différence entre professionnels et amateurs » (Müller, Kluge, 2000, p. 98).

L’usage du terme « méthode » permet de rendre compte de ce qui est réellement transmis : non pas un savoir mais un savoir-faire. Un savoir-faire comprend l’unité de la théorie et de la pratique, il comprend, dans le cadre de la réflexion théâtrale, la formulation d’une critique politique, d’une critique des représentations dominantes et la construction artistique d’une représentation critique de processus sociaux.

Le travail de transmission s’accompagne d’un travail de profanation. Comme l’explique Giorgio Agamben « alors que consacrer (sacrare) désignait la sortie des choses de la sphère du droit humain, profaner signifiait au contraire leur restitution au libre usage des hommes » (Agamben, 2006, p. 95). Profaner signifie, d’une part, une restitution « à l’usage ce que le sacré avait séparé et comme pétrifié » et, d’autre part, « une neutralisation de ce qu’elle profane ». Il s’agit de libérer les usages politiques du théâtre enfermés dans sa forme mystifiée et sa pratique institutionnelle.

Mais de quel usage s’agit-il ? […] Il consiste à libérer un comportement de son inscription génétique dans une sphère déterminée […]. Le comportement ainsi libéré reproduit et mime les formes de l’activité dont il s’est émancipé, mais, en les vidant de leur sens et de la relation nécessaire à une fin, il les ouvre et les dispose pour un usage nouveau.

Pour l’homme, la création d’un nouvel usage n’est […] possible qu’en désactivant un usage ancien, en le rendant inefficace. (idem, p. 113)

Comme l’écrivait Althusser, Brecht n’invente pas un nouveau théâtre, il le pratique différemment15. C’est-à-dire qu’il s’est saisi de cet art, de ses codes et a opéré de légères modifications dans sa pratique afin de transformer sa fonction sociale. Le Verfremdungseffekt est un procédé qui s’appuie sur les anciens effets d’étrangéisation. Là où ces derniers ne venaient que semer le trouble et l’étrangeté dans ce qui était familier, le Verfremdungseffekt a pour objectif d’ôter le caractère familier ainsi que l’aspect naturel et immuable de processus sociaux sur lesquels les individus et les groupes sociaux peuvent agir.

Lorsque Althusser évoque les différents « jeux » présents dans le théâtre de Brecht (le jeu théâtral différent de la vie et le jeu au sens de l’espace entre deux pièces mécaniques qui permet d’introduire des changements) il oublie d’évoquer un troisième jeu : celui qui consiste, du point de vue du spectateur, à circuler à l’intérieur de l’œuvre pour chercher, trouver et piller les procédés intellectuels et esthétiques utilisés. Si cette activité est déjà menée par des spectateurs qui s’intéressent à la production artistique, Brecht ouvre également son œuvre à l’expropriation de ses méthodes de travail, de son savoir-faire, à l’intention d’individus pour lesquels le travail artistique est mystifié, sacralisé. Cette transmission de méthodes se combine à cet objectif d’historicisation et de connexion des individus isolés, de leurs histoires, à l’histoire de nos sociétés.

Que chacun se saisisse de la dialectique matérialiste, se pense historiquement afin, éventuellement, de proposer des œuvres critiques élaborées à partir de points de vue différents, tel pourrait être le souhait de Brecht. Ce qui est intéressant c’est de penser aux techniques, aux procédés inventés qui permettent de « rend[re] le processus plus profane16 » afin que n’importe qui puisse se saisir des méthodes utilisées et en faire leur chose propre. Comme l’écrivait Hegel : « Hériter est ici, en même temps recueillir et entrer en possession ; l’héritage est abaissé au rang de matière que l’Esprit métamorphose. Ce que l’on a reçu est ainsi transformé, enrichi et en même temps conservé » (Hegel, [1816] 1970, p. 26).

La transformation de l’héritage passe aussi par les contradictions qui naissent du travail lui-même. Pour Jean-Marie Straub, « il faut accomplir un travail qui contredise les propres théories et les remette sans cesse en question » et ne pas forcément « chercher à faire un film brechtien » (Straub, Huillet, 1993, pp. 98-99). L’intention de Jean-Marie Straub lecteur et spectateur de pièces de Brecht n’est pas d’imiter ce dernier, de faire du brechtisme. Elle est de s’emparer de ses techniques et de ses méthodes pour pouvoir réaliser à son tour une œuvre singulière, dont les motivations qui président à sa production sont singulières.

Des limites de l’intention

Transmettre une méthode ne rend pas possible l’expropriation de celle-ci, car ce geste autoritaire est effectué par les spectateurs/élèves/opprimés eux-mêmes qui n’en attendent pas forcément l’autorisation ni le droit. Mais la pensée d’une transmission d’une méthode implique pour l’artiste de réfléchir aux conditions mises en place pour en faciliter l’expropriation. Néanmoins et comme on l’a déjà rappelé, de nombreuses phases, de nombreux moments de l’élaboration d’une analyse dialectique et matérialiste, de nombreuses étapes du processus de production artistique échappent à toute analyse de l’œuvre seule. Dans son étude de la confrontation de Brecht aux techniques littéraires du roman moderne, Jean-Pierre Morel attire l’attention sur un point aveugle important de la théorie brechtienne :

Quant à l’appropriation collective des techniques, les silences de Brecht sont aussi remarquables que ses déclarations les plus « collectivistes ». Silence sur les méthodes de travail collectif préconisées (au moins sur le papier) par les associations russes d’écrivains prolétariens, ou sur la « critique de masse » tentée un moment par leur filiale allemande. […] D’autre part, plusieurs passages des essais sur le Réalisme suggèrent que, même pour un romancier qui en lit d’autres en « constructeur » et en amateur de modèles […], les « techniques » d’autrui ne s’empruntent pas aussi facilement que pourrait le laisser croire le postulat constructiviste et technologique […]. Cette idée se confirme quand on voit Brecht décrire son activité de romancier […] : l’excitation engendrée par la recherche et l’étude de sources y est inséparable de la réminiscence et de la mise en jeu des perceptions sensorielles, deux éléments radicalement subjectifs ; et le « travail » de métaphorisation qui relie tous ces registres est très éloigné de la production collective, répétitive, et hautement technicisés – sur le modèle industriel – qui sert souvent de référence idéale à Brecht. (Morel, 1979, pp. 125-126)

En effet, penser la transmission d’une méthode oblige à ne pas faire l’impasse sur l’activité de recherche, l’importance de l’enthousiasme, des ressentis, de perceptions qui sont des éléments subjectifs, propres à chacun. Doit alors être pris en compte par tous dialecticiens matérialistes que nous ne voyons qu’une fraction de ce qui s’étend devant nous, que nous n’entendons qu’une part des bruits dans notre voisinage, que nous ne sentons qu’une faible portion de ce avec quoi notre corps est en contact, que dans chaque cas, une sélection s’établit et une sorte de frontière vient délimiter, au sein de notre perception, ce qui est pertinent et ce qui ne l’est pas. L’activité mentale qui délimite ces frontières est le processus d’abstraction. L’attention que l’on porte aux choses extérieures est autant déterminée par la trajectoire singulière d’un individu que par sa position dans le procès de production. La hiérarchisation des éléments qui entrent en compte dans le travail intellectuel d’analyse ou dans le travail d’exposition, de mise en scène de processus sociaux complexes résultent de choix conscients et inconscients lesquels sont conditionnés par un ensemble de facteurs subjectifs et objectifs complexes. Cet enchevêtrement de paramètres ne se laisse pas démêler aussi facilement par n’importe quel spectateur. En effet, la complexité des processus n’est pas exposée dans son intégralité dans une production intellectuelle ou artistique. La tentative de saisir l’intelligence d’un artiste dans sa production se heurte aux aspects invisibles et insaisissables de tous processus intellectuelles.

De plus, l’on ne doit faire l’impasse sur la confrontation des productions concrètes des artistes à leurs propres intentions (énoncées ou non). Cela ne signifie pas qu’il faille mener une investigation historique sur « l’état d’esprit dans lequel a pu se trouver, à un moment donné, tel ou tel individu, mais de comprendre les conditions d’apparition d’un objet » (Baxandall, 1991, p. 80) afin de définir sa fonction et les moyens mis en œuvre pour la remplir. Ainsi la question que l’on reprend de Michael Baxandall est celle-ci : « comment l’interprétation d’une intention peut prendre en compte ce qui concerne le processus de production » d’une œuvre ? Comme l’affirme l’historien « faire de l’intention quelque chose de statique, en supposant que le résultat final se conforme plus ou moins à une idée initiale, reviendrait à nier une large part de l’intérêt que peut susciter un tableau (tant pour celui qui le fait que pour celui qui le contemple) » (Idem, p. 113). Chaque décision prise par un artiste lors du processus de production peut avoir un impact décisif (intentionnel ou non) sur la manière dont sera perçue son travail. La fabrication de l’objet « suppose des milliers de décisions positives ou négatives, de perceptions et d’anticipations dont nul récit ne saura restituer la complexité » (Idem). Toutefois Baxandall insiste sur ce point :

Et s’il n’est pas possible de reconstruire un processus, on peut toujours en conserver l’hypothèse. Il est probablement inutile de vouloir décrire un processus particulier, mais la notion générale de processus peut jouer un rôle déterminant dans l’analyse de l’intention qui sous-tend un tableau donné. En pratique, lorsqu’on essaye de rendre compte d’une intention, la question est de savoir à partir d’où, et à propos de quoi, on pense effectuer des inférences. Mais il faut avant tout préciser que les données intentionnelles qu’on infère existent à différents niveaux : certaines sont perçues comme secondaires par rapport à d’autres. (Idem, pp. 113-114)

Brecht redoutait l’importance que pouvait revêtir la subjectivité dans le processus de production artistique. C’est pourquoi la méthode dialectique semblait être l’outil qui permettait de surmonter la contradiction entre l’objectivité des faits, des processus sociaux et la subjectivité des sens, de la perception et de l’interprétation de ces processus et de ces faits. Il écrit dans ses « Additifs au Petit organon » :

Citons Lénine : « La condition de la connaissance de tous les processus de l’univers dans leur “autodéveloppement”, dans leur évolution spontanée, dans leur être vivant, est de reconnaître qu’ils constituent une unité de termes contradictoires. »

Il est totalement indifférent de savoir si l’objectif principal du théâtre est d’offrir une connaissance de l’univers, le fait demeure qu’il faut que le théâtre donne des représentations de l’univers et que ces représentations ne doivent pas induire en erreur. Or, si l’affirmation de Lénine est juste, de telles représentations ne peuvent être satisfaisantes sans connaissance de la dialectique – ni sans faire connaître la dialectique.

Objection : Et qu’en est-il de l’art qui tire des effets de représentations boiteuses, fragmentaires, obscures ? Qu’en est-il de l’art des primitifs, des malades mentaux et des enfants ?

Il est peut-être possible de savoir tellement de choses et de tellement bien retenir ce que l’on sait que l’on puisse aussi tirer un bénéfice de telles représentations, mais, pour nous, le soupçon subsiste que des représentations par trop subjectives de l’univers produisent des effets asociaux. (Brecht, 1978, p. 52)

On objectera à Brecht que l’activité artistique de populations opprimées telles que les enfants ou les personnes souffrant de troubles mentaux peut produire des œuvres apportant des éléments critiques qui ne sont absolument pas perçus par ceux qui ne subissent pas ces oppressions particulières ; que les représentations considérées « trop subjectives » ne le sont qu’en raison de l’impossibilité de partager l’expérience d’opprimés dont on n’occupe pas la position. Le soupçon de Brecht porte sur la production d’ « effets asociaux » que ce type de représentation pourrait provoquer. Les lacunes de Brecht concernant cette réflexion ne nous permettent pas de commenter davantage sa prise de position. Le point important de sa démonstration réside dans cette articulation centrale pour lui entre l’utilisation de la dialectique dans son travail artistique et la transmission de cette méthode aux spectateurs.

* * *

Heiner Müller écrivait : « l’une des tâches de l’intelligentsia c’est son autocritique. Le talent lui-même est un privilège, contribuer à sa propre expropriation est un de ses critères » (Müller, [1979] 1998, p. 14). Cela était d’autant plus urgent pour lui lorsqu’il diagnostiquait la marchandisation croissante du théâtre : « Ce qui intéresse les gens, c’est seulement le produit, le produit vendable et pas le processus de sa fabrication. Et le théâtre mourra, si on ne réussit pas à mettre l’accent sur le processus » (Müller, Kluge, 2000, p. 11).

Pour que cette méthode de travail soit opérante – c’est-à-dire qu’elle soit transmise et serve à d’autres productions – encore faut-il parier sur la capacité des artistes à mobiliser « l[es] capacité[s] des “incompétents” » (Rancière, 2006, p. 197) et à collectiviser leur savoir-faire. Que les techniques de productions de communication se soient démocratisées (l’écriture, le dessin, l’impression, la photographie, la vidéo, etc.) et que les outils de diffusion se soient ouverts (grâce au Web notamment) s’offrent aux jeunes générations comme des acquis « naturalisés » de l’évolution « démocratique » du capitalo-parlementarisme. Cette « naturalisation » réifie cependant les rapports sociaux qui sous-tendent l’accès de plus en plus large à ces outils et ces techniques : la bourgeoisie a besoin d’une main-d’œuvre éduquée, lettrée, composée de techniciens spécialisés ; elle tolère dans son inclinaison libérale le démantèlement de certaines professions qu’engendre l’accès de plus en plus large aux nouvelles technologies de communication. Cependant, elle mise aussi sur cette réification pour que la très grande majorité des productions artistiques et de communication ne fasse qu’épouser et mimer les formes esthétiques dominantes, illustrant ainsi le discours sur la supériorité des démocraties occidentales dans la voie du progrès sociale. La circulation des flux de spectateurs en direction des dispositifs esthétiques dominants est ainsi assurée par la reproduction de ceux-ci par la majorité des individus. Les productions minoritaires, politiquement dissensuelles, sont atomisées et noyées dans ce trop-plein d’images, de sons et de textes, faisant regretter les rares collectifs de production et de diffusion artistiques nés à la fin des années 1960. Raymond Williams (Williams, [1978] 2009) a prolongé cette réflexion de Benjamin sur la transmission des techniques de travail artistique dans le champ culturel en refusant de céder aux chants optimistes benêts des sirènes technophiles comme aux alertes pessimistes réactionnaires des technophobes. Le problème des nouvelles technologies de production et de diffusion des communications ne doit pas être saisi du point de vue de leur « nature » imaginaire bienfaitrice ou néfaste, mais du point de vue des stratégies politiques qui sous-tendent les pratiques concrètes de leurs utilisateurs.

La stratégie à ré-élaborer est alors double : il faut à la fois repenser l’articulation entre art et militantisme du point de vue collectif de l’organisation de la production et de la diffusion ; et repenser les esthétiques militantes dans leurs rapports aux méthodes de travail. Si je reprends l’exemple du travail méthodologique brechtien, Heiner Müller a raison de soutenir que manifester sa fidélité à Brecht passe par la critique de son propre travail. Assistant à une mise en scène récente de son Têtes rondes et têtes pointues, je suis étonné de voir que le metteur en scène le monte comme un classique du répertoire, faisant l’impasse sur le caractère militant de la pièce, sa fonction pédagogique urgente dans une période historique donnée. La pièce étant une parabole de la montée de l’antisémitisme dans les années 1930 en Allemagne, l’analyse marxiste de Brecht a pour objectif de représenter la fonction sociale de l’antisémitisme qui peut se formuler comme l’outil de division du peuple opprimé, un leurre offert à une masse manipulable. Rédigée entre 1931 et 1934, cette pièce nécessiterait d’être critiquée afin de mettre en évidence – notamment – le fait que l’antisémitisme et le racisme ne sont pas de simples « diversions », ne sont pas des oppressions ponctuelles relevant d’une tactique de domination mais le principe structurant de nos sociétés post-coloniales et racistes.

Le travail artistique militant et marxiste devrait – pour ne pas sombrer dans les méandres du rabâchage vulgaire déjà bien trop présents dans nombre de travaux théoriques marxistes, se nourrir de ce qu’écrivait Henri Lefebvre dans La Somme et le reste en 1958 : « La méthode dialectique léguée par Hegel et Marx devra s’étendre, se complexifier, s’assouplir, et cela en fonction de ce “contenu” paradoxal : le possible et la visée du possible, le programme. » (Lefebvre, [1958] 1973, p. 380)

L’émancipation des spectateurs est un processus qui résulte d’une rencontre entre deux volontés : la volonté du spectateur de s’émanciper et la volonté de l’artiste de se laisser piller, exproprier son savoir-faire. Pour ce faire, l’auteur instaure par son autorité un dispositif qui autorise n’importe qui à circuler dans son œuvre pour saisir des techniques, des méthodes de travail, de production d’interprétation et de représentation. Cette instauration des conditions qui permettent ce type de processus est une disposition, par l’auteur, des techniques de représentation employées. Cette transmission n’est jamais unilatérale : parce que le spectateur a pour intention de trouver des techniques particulières, la méthode qu’il construira ne sera jamais réellement identique à celle que l’auteur a employée. Cela ne constitue pas un problème mais une nécessité : parce que l’expérience sociale du monde ne peut qu’être partielle en raison de la multiplicité des rapports sociaux qui s’enchevêtrent sans forcément être tous expérimenté par chaque individu, une méthode et une esthétique dialectique matérialiste se doivent de se nourrir des différents points de vue tout en s’adossant à des programmes d’émancipation qui doivent eux-mêmes se reconfigurer sans cesse aux conjonctures toujours nouvelles. Brecht aura été l’un des architectes d’une telle volonté d’enrichir d’abord le savoir-faire des révoltés avant de donner des leçons de révolte aux spectateurs.

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  1. « Je croyais alors qu’on pouvait faire quelque chose dans le domaine du théâtre dans la direction de Brecht. Cela n’était sûrement pas injustifié. C’était également l’époque où l’œuvre de Brecht s’imposait ici d’une façon générale, une époque qui me donne aujourd’hui à réfléchir, parce qu’en 1961 le B[erliner] E[nsemble] avait atteint un palier où, d’une certaine façon, le travail de Brecht était catégorisé et rendu populairement scientifique. Il était en grande partie édulcoré mais il était à la portée de tous. Et c’était l’époque où il n’y avait pour ainsi dire pas un seul théâtre ici qui ne s’efforçât de travailler selon les méthodes brechtiennes. […] L’essentiel de la méthode de travail était de soumettre chaque pièce à une analyse très précise et très scrupuleuse. Le point de départ de l’analyse consistait toujours, d’une part, à établir l’utilité sociale de la pièce et à découvrir les rapports dialectiques dans la fable. On comprenait le théâtre avant tout dans sa fonction d’élucidation. D’autre part, la méthode consistait à faire reposer le travail théâtral sur des épaules assez larges. La volonté de réaliser une grande collectivité permettait relativement peu d’individualisme ; le théâtre était un grand appareil, une grande institution où tous ceux qui étaient engagés participaient à un travail et ne se trouvaient plus seulement dans un rapport d’exécutants, dans un rapport de serviteurs. » [Langhoff, 1979, pp. 57-58] []
  2. Suite : « Moi, quand je suis tombé sur ce texte, je me suis dit : voilà, tout est clair, il y a donc aussi un apprentissage possible dans l’art du théâtre, pas seulement dans l’art de l’acteur, mais dans l’art du théâtre tout entier. C’est réjouissant, non ? Et la voie indiquée est la plus simple qui soit : par l’expérimentation physique. Fais-le et tu comprendras. » [Ingold, 2000, p. 151] []
  3. « C’est en lisant Le Capital de Marx que j’ai compris mes pièces. On admettra que je souhaite une diffusion abondante de ce livre. Bien entendu, je n’ai pas découvert que, sans m’en douter, j’avais écrit tout un tas de pièces marxistes. Mais ce Marx était pour mes pièces le seul spectateur que je me fusse jamais imaginé. Seul un homme ayant de pareil sujet d’intérêts pouvait s’intéresser à des pièces comme les miennes. Non parce qu’elles étaient intelligentes, mais parce que lui l’était. Elles lui offraient des matériaux d’observation. » [Brecht, 1972, pp. 128-129] []
  4. « Après avoir lu les poèmes de Mao dont il adapte quelques-uns, Brecht découvre son texte théorique essentiel et l’événement est de taille pour la biographie de celui qui n’avait plus d’yeux que pour la Chine. Il écrit lui-même dans 1954 : première année : “J’ai lu… l’article de Mao sur la contradiction.” À la fin de cette même année, à l’occasion d’une enquête sur “le livre qui vous a impressionné le plus”, il cite l’œuvre de Mao en attestant sa portée. La rencontre s’avère décisive. La Chine à la place de l’U.R.S.S. et Mao à celle de Lénine : Brecht change de maître. » (Banu, 1981, p. 169). L’essai de Mao Tsé-Toung n’est pas une critique ou une correction des essais de Lénine sur la dialectique mais plutôt un développement théorique des lois de la dialectique tel qu’elles sont exposées dans les œuvres marxistes. L’objectif du texte de Mao était de « corriger les graves erreurs d’ordre dogmatique existant dans le Parti ». L’auteur s’appuie précisément sur les notes de Lénine sur les Leçons d’histoire de la philosophie de Hegel (« Résumé des Leçons d’histoire de la philosophie de Hegel (1915) ») et sur son article « À propos de la dialectique (1915) ». []
  5. « Pour connaître réellement un objet, il faut embrasser et étudier tous ses aspects, toutes ses liaisons et “médiations”. Nous n’y arriverons jamais intégralement, mais la nécessité de considérer tous les aspects nous garde des erreurs de l’engourdissement. » Lénine, « À nouveau les syndicats, la situation actuelle et les erreurs de Trotski et Boukharine » (janvier 1921) (cité dans Mao, [1937] 1973, p. 22). []
  6. « En résumé : la dramaturgie naturaliste a emprunté au roman français tout à la fois sa matière et la forme épique. La dramaturgie qui lui a succédé a renoncé aux sujets mais a repris la forme épique (point le plus faible de la dramaturgie naturaliste !), car elle y voyait un principe purement formel. En même temps que le mode de représentation épique, elle a fait sien l’élément didactique qui se trouvait déjà dans la dramaturgie naturaliste, dramaturgie du vécu. Mais c’est seulement au terme d’une série d’essais purement constructivistes en espace vide qu’elle a donné quelque poids à cet élément didactique lui-même, en appliquant la nouvelle forme épique à la réalité. Elle a ainsi découvert la dialectique de la réalité (et pris conscience de sa propre dialectique). Mais ces essais sous vide n’avaient pas été un simple détour, ils avaient conduit à découvrir le rôle du gestus qui constituait aux yeux de la dramaturgie moderne l’élément dialectique sous-jacent aux rapports existant entre le drame et le théâtre. » (idem., p. 213-214). []
  7. « Parmi les différentes institutions, le théâtre a son histoire, qui est vieille, sa place, qui est déterminée. Il dispose d’une technique déterminée, et il communique un plaisir déterminé, lequel ne peut naître que si les gens de théâtre et les spectateurs respectent les règles, si anciennes qu’on les a quasiment oubliées en tant que règles. » (Brecht, 1972, p. 249). []
  8. Ibid., p. 170. []
  9. Au sujet de la citation « un travelling est affaire de morale » il faut relire le texte de Jacques Rivette à propos du film Kapo (1960) de Gillo Pontecorvo dans lequel le cinéaste mettait en scène le suicide d’une femme juive qui se jette contre les barbelés électrifiés d’un camp de concentration. Pontecorvo, dans un travelling avant, recadrait le cadavre de la jeune femme en contre-plongée. Pour Rivette, ce plan, cet effet de mis en scène relève « de l’abjection » et le cinéaste « n’a droit qu’au plus profond mépris. » Rivette concluait ainsi son article : « Faire un film, c’est donc montrer certaines choses, c’est en même temps et par la même opération, les montrer par un certain biais ; ces deux actes étant rigoureusement indissociables. De même qu’il ne peut y avoir d’absolu de la mise en scène, car il n’y a pas de mise en scène dans l’absolu, de même le cinéma ne sera jamais un “langage” : les rapports du signe au signifié n’ont aucun recours ici, et n’aboutissent qu’à d’aussi tristes hérésies que la petite Zazie. Toute approche du fait cinématographique qui entreprend de substituer l’addition à la synthèse, l’analyse à l’unité, nous renvoie aussitôt à une rhétorique d’images qui n’a pas plus à voir avec le fait cinématographique que le dessin industriel avec le fait pictural ; pourquoi cette rhétorique reste-t-elle si chère à ceux qui s’intitulent eux-mêmes “critique de gauche” ? – peut-être somme toute, ceux-ci sont-ils avant tout d’irréductibles professeurs ; mais si nous avons toujours détesté, par exemple, Poudovkine, de Sica, Wyler, Lizzani, et les anciens combattants de l’IDHEC, c’est parce que l’aboutissement logique de ce formalisme s’appelle Pontecorvo. » [Rivette, 1961, p. 55] []
  10. « Une maxime brechtienne : Ne pas se raccorder à la bonne vieillerie mais à la mauvaise nouveauté. » [Benjamin, [1938] 2003, p. 204] []
  11. « L’effort que le théâtre des Chinois accomplit pour produire un art authentique du spectateur semble bien ce qui doit nous importer le plus. Cet art, qu’on ne saurait comprendre d’emblée sur la seule base du contact affectif (tant il établit de conventions avec son spectateur, fixe de règles déterminant le comportement de celui-ci à l’égard du théâtre), on ne peut le prendre à première vue que pour un art réservé à un cercle restreint d’érudits, tous initiés. On apprend qu’il n’en est rien : ce théâtre est aussi compris par les grandes masses populaires. Et il est cependant capable de présupposer tant de choses ! Et il est cependant capable d’exiger et de produire un art du spectateur, art qui doit d’abord s’apprendre, se perfectionner, puis être constamment exercé au théâtre. Pas plus que le comédien chinois, même s’il possède un pouvoir hypnotique suffisant (chose absolument répugnante), ne peut “leurrer” son public, le spectateur ne peut, sans rien savoir, sans l’aptitude à comparer ni la connaissance des règles, tirer de cet art sa pleine jouissance. » [Brecht, [1935] 1999, p. 33] []
  12. « Il faut transformer intégralement le théâtre, donc pas seulement le texte, ou le comédien, ou même l’ensemble du spectacle scénique. Il faut y inclure aussi le spectateur, dont l’attitude doit être modifiée. » (Brecht, 1972, p. 219). []
  13. Walter Benjamin commente ces vers (traduit dans l’édition française des Essais sur Brecht par : « Que l’onde douce en mouvement / L’emporte sur la puissante pierre avec le temps ») de la manière suivante : « [Ces vers] enseigne qu’il est conseillé de ne pas perdre de vue l’aspect instable et changeant des choses, et de se lier à ce qui est discret et sobre, impossible également à sceller, comme l’eau. Le dialecticien matérialiste pensera, ce faisant, à la cause des opprimés (elle est chose discrète pour les dominants, sobre pour les opprimés et, en ce qui concerne ses suites, impossible à sceller). En troisième lieu enfin, à côté de la promesse et à côté de la théorie, il y a la morale ressortant du poème. Quiconque veut amener la dureté à succomber ne doit laisser passer aucune occasion d’être aimable. » [Benjamin, 2003, p. 116] []
  14. « La meilleure des tendances est fausse, si elle ne montre pas l’attitude avec laquelle on doit la suivre. Et cette attitude, l’écrivain ne peut la montrer que par une chose : à savoir en écrivant. ». (idem, p. 138). []
  15. « Brecht énonce un certain nombre de Thèses précises, directement ou indirectement. Je vais les reprendre, en les expliquant très schématiquement. Voici ce que Brecht nous dit :

    1. Le théâtre existe. C’est un fait historique et culturel. C’est un fait.
    2. Je n’ai pas voulu supprimer ces règles anciennes. Cela veut dire : je n’ai pas voulu supprimer le théâtre. Car ses règles anciennes sont justement celles qui font que le théâtre est le théâtre. Cette thèse est très importante. Elle signifie que le théâtre n’est pas la vie, que le théâtre n’est pas la science, que le théâtre n’est pas propagande ou agitation directement politique. Cela ne veut pas dire que Brecht ne reconnaît pas l’importance de la vie, de la science, et de la politique : au contraire, il pense que ces réalités sont essentielles pour le théâtre, et personne ne l’a dit avec autant de force que lui. Mais cela veut dire que, pour Brecht, le théâtre doit rester du théâtre, c’est-à-dire un op. Cela se voit clairement quand il déclare : allez voir mes pièces, et vous verrez “simplement du théâtre, un théâtre que j’espère plein de fantaisie, d’humour et d’idées”.
    3. Je me suis contenté d’introduire quelques changements à l’intérieur du théâtre, à l’intérieur du “jeu” du théâtre, pour produire certains effets nouveau. Il faut entendre “jeu” en deux sens. D’abord dans le sens traditionnel de jeu théâtral (le théâtre est un jeu : les [acteurs] jouent ; le théâtre est une représentation fictive de la réalité. Le jeu n’est pas la vie, n’est pas la réalité. Ce qui est représenté sur le théâtre n’est pas la vie en personne, la science en personne, la politique en personne. Si elle est représentée, c’est qu’elle n’est pas présente). Mais il faut entendre “jeu” dans un second sens : c’est que le théâtre permet ce “jeu” (au sens où il y a du “jeu” dans une porte, dans une charnière, un mécanisme). Cela veut dire que le théâtre est ainsi fait qu’il contient de la place, du “jeu” pour y introduire ces changements.
    4. Les changements que j’ai introduits dans le théâtre dépendent de ma volonté philosophique. Cette philosophie est résumée par la phrase de Marx dans la célèbre XIe Thèse sur Feuerbach : les philosophes se sont contentés d’interpréter le monde, il faut le transformer. La philosophie qui a conduit Brecht dans les changements qu’il a introduits dans le “jeu” du théâtre est la philosophie marxiste. » (Althusser, [1968] 1997, pp. 563-564). []
    5. « Un autre changement encore est nécessaire dans la manière dont le comédien communique ses reproductions, et ce changement aussi rend le processus plus profane. De même que le comédien n’a pas à faire accroire à son public que ce n’est pas lui mais le personnage de la fiction qui se tient sur le plateau, il n’a pas non plus à faire accroire que ce qui se déroule sur le plateau n’a pas été répété mais se produit pour la première et unique fois. » [Brecht, 1978, p. 30] []
Thomas Voltzenlogel