Pour rendre compte de l’autobiographie d’un chanteur-compositeur aussi célèbre que Caetano Veloso, il semble nécessaire de posséder de solides connaissances en musicologie, connaissances qui, il me faut l’admettre dès le départ, me font totalement défaut1. Pourtant, Pop tropicale et révolution de Caetano m’est apparu comme ayant un véritable intérêt littéraire quand je l’ai lu pour la première fois en 1997 ; au fil du temps, j’en suis arrivé à penser que ce récit de la scène musicale brésilienne des années 1960 et 1970, l’époque du tropicalismo, était tout aussi important que les chansons de Caetano et méritait une lecture approfondie2. Pop Tropicale et révolution se lit, en partie, comme un roman à thèse dans lequel les circonstances historiques, les débats contemporains et la figure du narrateur, à la fois protagoniste et intellectuel engagé, se combinent pour offrir un nouvel éclairage sur un moment décisif de la vie nationale brésilienne. Comme dans la meilleure prose réaliste, l’équilibre entre les intentions de l’auteur et les structures latentes du contenu narré assure que la composition soit d’avantage que la simple addition de ses parties. Caetano a un don pour le portrait littéraire, et les descriptions de ses confrères artistes – parfois pimentées par la rivalité professionnelle – forment une galerie vivante, dans laquelle l’interaction entre les personnages produit un panorama saisissant de la « génération 64 » dans son ensemble : sa sœur Maria Bethania, une chanteuse elle-même célèbre ; le cinéaste, Glauber Rocha ; des musiciens tels Chico Buarque et Gilberto Gil, collaborateur privilégié de Caetano ; le metteur en scène Augusto Boal ; le poète moderniste Augusto de Campos, et plusieurs autres.
Le récit, qui couvre les humbles débuts de Caetano, sa célébrité, son emprisonnement par le régime militaire, son exil puis son retour au Brésil, est une chronique virtuose du tropicalismo, la mouvance contre-culturelle, iconoclaste et musicale qui a prospéré à l’apogée du régime dictatorial – l’album historique Tropicália, or Bread and Circuses est sorti en 1968. L’entrelacement de la vie privée, du positionnement public et de la création artistique – les épreuves culturelles et politiques que rencontre un artiste du Tiers-Monde – confère une structure unifiée à l’ensemble. Il serait moins étonnant de trouver un récit de ce type écrit par un tenant de la « haute culture » – un architecte, un poète, un chef d’orchestre. Comme le remarque Caetano lui-même « cette distinction tranchée entre musiciens classiques et musiciens populaires prive ces derniers du droit (et du devoir) de s’intéresser à des questions culturelles sérieuses3. » Pourtant, Pop tropicale et révolution fait également la preuve de l’émancipation intellectuelle de la musique populaire brésilienne, que Caetano présente comme le moment d’autoréflexivité de la scène contemporaine ; la discussion des choix esthétiques et sociaux des musiciens menée dans l’ouvrage élève ces questions au niveau d’une pratique artistique critique, sans pour autant abandonner ou compromettre son public de masse. L’intérêt de cette position difficile, peut-être même impossible à tenir, est évident.
Au Brésil, comme dans d’autres pays de la périphérie, deux significations du terme « populaire » coexistent : le sens le plus ancien renvoie à l’analphabétisme et à l’exclusion sociale, et le plus récent renvoie à la consommation de masse et à l’industrie de la culture. Puisque les conditions qui sous-tendent le premier sens n’ont pas disparu alors même que le second a triomphé, les deux sont vécus simultanément : l’exclusion sociale (le passé ?) et le marché mondialisé (le progrès ?) ne sont pas incompatibles. Le double sens de « populaire » structure le champ de la musique plus que tout autre ; la représentation que nous en livre Caetano est ainsi liée à une réalité de classe plus générale, dont l’élément politique et esthétique excède toute généralité sur la « pop ». L’alliance entre les mouvements artistiques d’avant-garde et la culture populaire des marginaux et des analphabètes est un programme de longue date. Lancée par les cercles modernistes de Rio de Janeiro pendant les années 1920, cette idée a pris les dimensions d’un mouvement social au début des années 1960 quand, sous le signe d’une radicalisation politique pré-révolutionnaire, l’expérimentation s’est intégrée à, et s’est mis à symboliser, une transformation sociale imminente. Avec le coup militaire de 1964, le Brésil a cependant connu un virage, non pas à gauche, mais à droite.
Durant cette période, la vie artistique a perdu son caractère ésotérique et a pu devenir ce qu’elle est véritablement : une intervention de l’imaginaire au sein de la réalité sociale. Écrit trente ans plus tard, Pop Tropicale et révolution doit beaucoup de sa charge affective à la fidélité de Caetano à cette période, dont il dit qu’elle « ne semble lointaine et datée qu’à ceux qui furent intimidés par les défis qu’ils durent affronter à l’époque, ou pour ceux qui craignent, avec raison, de les affronter aujourd’hui4 ». Cependant, on le verra, le livre reflète aussi sa période de rédaction – la fin des années 1990 –, quand la standardisation propre au capitalisme mondialisé battait son plein. Un sens aigu des conflits en jeu, qui donne au livre son incroyable portée et sa profondeur y coexiste avec une perspective plus conciliante et complaisante, voire mystificatrice ; comme de la soie moirée, l’écriture peut changer de teinte selon l’angle de vue. Mais, comme dans toute grande littérature réaliste, la force de la composition d’ensemble confère aux contradictions internes une véritable signification, enrichissant ainsi sa propre complexité.
Santo Amaro
La belle chronique fellinienne de l’enfance de Caetano à Santo Amaro (une petite ville de Bahia, à proximité de Salvador) prend pour point de départ la tendance à l’américanisation caractéristique des années 1950, qui donna à l’arriération de la région une touche contemporaine. Ce mélange de vie familiale provinciale (le père de Caetano dirigeait la poste locale) et de tendances internationales plus vastes est révélateur : contrairement à ce que l’on pourrait croire, ni Bahia, ni la vaste et affectueuse maisonnée des Veloso ne sont coupées des réalités contemporaines, et ces réalités elles-mêmes sont plus complexes que ce que l’on se représente couramment. Le chapitre commence avec un souvenir d’un groupe d’adolescents de Santo Amoro « attirés par le rock’n’roll et son style vestimentaire – gars en jeans et boots, filles portant des queues de cheval et mâchant du chewing gum ». L’auteur ne faisait pas partie de ce groupe qui, du haut de ses quinze ans, ne lui paraissait ni intéressant ni intelligent : « à part leur exotisme, ils me semblaient plutôt insignifiants ». Il ne les repoussait pas à cause de leur différence, mais à cause de leur « conformisme manifeste » : « la tendance à l’américanisation » ne portant selon lui nulle « trace de révolte »5. Bien que Caetano se rangea de ce fait aux côtés des « bien-pensants de Santo Amaro » (une catégorie qui, pour n’être pas valide d’un point de vue sociologique, n’est sans doute pas sans pertinence), sa description des amateurs de rock’n’roll, pleine d’ironie, est très caractéristique des stéréotypes nationalistes convoqués contre l’impérialisme États-unien. L’imitation des nouveautés américaines ne lui apparaît pas inauthentique en soi : ce qui importe, ce n’est pas la provenance des modèles culturels, mais leur utilité potentielle pour la révolte ; l’authenticité est définie par opposition avec le conformisme plutôt qu’avec l’étrangeté. Le problème de l’influence américaine devient par conséquent celui de son monopole et de son imposition. Comment doit-on se situer par rapport à cette influence sans perdre sa liberté, celle notamment de recourir à d’autres modèles plus avancés et plus intéressants? La question sera abordée selon différentes perspectives, en politisant et en complexifiant le récit qui est étroitement lié aux rapports de pouvoir qui marquèrent le siècle américain.
Dans les grandes lignes, les premiers chapitres de Pop tropicale et révolution mettent en scène une opposition entre deux attitudes à l’égard de l’américanisation. La première est celle d’une acceptation subalterne : c’est l’attitude d’un amateur du rock’n’roll des années 1950 ou d’un ministre des affaires étrangères (Caetano fait référence à Juracy Magalhães qui fit cette déclaration célèbre: « Ce qui est bon pour les États-Unis est bon pour le Brésil »). La seconde est celle d’une révolte ancrée dans le contexte local, mais ouverte sur le monde : l’expérience acquise à Santo Amaro peut aider à évaluer les nouveautés importées, tandis que les innovations étrangères peuvent servir à affronter l’étroitesse d’esprit provinciale. L’ouverture de cette approche décomplexée, qui refuse d’accorder la prééminence à la métropole, tout en restant consciente des limites de la vie provinciale, est un exploit intellectuel considérable. Il s’explique en partie par l’esprit d’indépendance d’un garçon non-conformiste, qui a de grandes ambitions, mais qui n’est pas prêt à abandonner son univers d’origine. « Je restais convaincu que, si je voulais que ma vie change, je devais commencer par un changement intérieur et que celui-ci commencerait à Santo Amaro », écrit Caetano. Pourtant, il y a un autre aspect de son caractère iconoclaste qui doit également être souligné ici. À un moment donné, Caetano décide d’avouer à sa famille de catholiques pratiquants qu’il ne croit pas en Dieu. Cependant, écrit-il « je ne fis pas de déclaration officielle à ce sujet, ni ne fournis une explication précise, car mes frères m’avaient averti que cela causerait un choc terrible à Minha Ju »6. Ce mélange de rupture et d’attachement – ou bien, plus tard, de provocation et de désir de conciliation – sera un thème récurrent du livre.
La ville de Santo Amaro, à la fois oppressive et bien-aimée, a besoin d’être secouée. Elle est patriarcale, catholique, mestizo, et conservatrice : sans fanatisme, mais avec des traits ex-coloniaux. Un garçon qui se distingue, c’est-à-dire qui ne croit pas en Dieu, s’oppose aux tabous sexuels et aux prérogatives masculines, porte des chaussettes dépareillées, refuse de se résigner à la pauvreté environnante, intervient dans l’éducation de sa jeune sœur, aime chanter les fados portugais riches en arabesques verbales, et ne voit pas pourquoi les filles noires devraient se lisser les cheveux, est semeur de troubles. Tous ses sujets d’insatisfaction sont liés : les questions de race, les goûts musicaux, le sexe, la classe, la famille, l’arriération ont chacun une incidence sur la formation sociale dans son ensemble. D’emblée, Caetano assume ce rôle d’avant-garde de la critique et du changement. En tant que réformateur en herbe, d’abord de sa famille, puis de sa ville, et bientôt de la culture brésilienne, il ne voulait pas, bien évidemment, être confondu avec les gamins dont la plus grande ambition était de participer à un concours de rock’n’roll.
La ville de Santo Amaro semblait enracinée dans le passé. Pourtant, elle aussi allait de l’avant. Le jour où la Deuxième Guerre mondiale prit fin, le père de Caetano sort dans la rue en brandissant le drapeau soviétique pour montrer ses sympathies socialistes, compensées par un portrait de Roosevelt dans la salle à manger. Une cousine plus âgée, qui ne supporte plus sa vie étriquée à Santo Amaro, aspire à la liberté des philosophes existentialistes français. Les émissions de radio constituent une autre ouverture sur le monde contemporain : « la musique américaine entrait toujours en compétition avec la rumba cubaine, le tango argentin et le fado portugais, même si la musique brésilienne restait – et demeure encore aujourd’hui – la plus populaire dans le pays7. » Dans les cinémas locaux, Hollywood entre en compétition avec les productions françaises, italiennes et mexicaines, souvent d’une excellente qualité. La politique et la culture étrangères font ainsi partie intégrante de la vie provinciale quotidienne ; la distinction pertinente n’est dès lors pas celle qui sépare le national de l’étranger, comme s’il s’agissait de catégories étanches, mais une consommation aliénée d’une appropriation vivante. Les passages marquants qui décrivent la coexistence des productions américaines et européennes dans les cinémas de Santo Amaro sont instructifs à cet égard. Comparé au sérieux social des films italiens et à la franchise sexuelle des films français, les films de l’Amérique du Nord paraissaient conventionnels et fades, bien que leurs comédies musicales fussent éblouissantes. L’évocation par Caetano de ses réflexions de jeunesse sur la beauté, les salaires et l’importance emblématique de Bardot, de Lollobrigida et de Monroe, malgré tout ce qui les différencie, saisit quelque chose du caractère socio-esthétique de cette période, y compris la dimension géopolitique des rivalités, dont les cinéphiles de Santo Amaro constituaient un minuscule mais bien réel élément. Dépouillés de leurs prétentions à l’hégémonie, les modèles étrangers, au lieu de provoquer un sentiment d’aliénation, s’avéraient utiles à la compréhension de soi. Ainsi le boucher de la ville, un homme robuste et joueur de trombone, fut surpris par Caetano et ses camarades de classe en train de pleurer alors qu’il sortait de I vitelloni de Fellini : « Il s’essuya le nez avec sa manche et, comme pour s’excuser, il s’exclama : “Ce film, c’est vraiment notre vie !”8 »
Salvador
La quête d’un présent plus libre, plus contemporain, prend une nouvelle dimension lorsque Caetano et Maria Bethânia quittent Santo Amaro pour la capitale provinciale, Salvador de Bahia, afin de poursuivre leurs études. Le moment historique de dé-provincialisation et d’émancipation est alors en cours d’accomplissement. À l’initiative d’Edgar Santos, son recteur éclairé, l’Université fédérale de Bahia ouvrit des écoles de musique, de danse et de théâtre, ainsi qu’un musée d’art moderne, et « invitait des compagnies d’avant-garde à venir se produire à la fac, ce qui permettait aux étudiants de découvrir les artistes les plus originaux9 ». Le bouillonnement culturel et social de la période antérieure à 1964 est évoqué avec beaucoup de vivacité. Il a pour toile de fond la rencontre explosive et instructive entre l’expérimentation artistique, le sous-développement, la radicalisation politique, la culture populaire, le tout dans l’horizon du socialisme, dont la possibilité fournit un contexte plus large, quoique jamais explicitement abordé, à tous les événements. Salvador apparaît comme un microcosme du Brésil à la veille de grands changements. Ce que la radio, les disques et les films avaient fait pour ouvrir l’esprit de Caetano à Santo Amaro se reproduisait maintenant à une plus grande échelle. L’université en pleine expansion le mis en contact avec des œuvres révolutionnaires de l’art moderne (de Stravinsky, Eisenstein et Brecht à Antonioni et Godard), dont la découverte coïncida avec l’agitation étudiante et se combina à la nature non-bourgeoise des fêtes populaires à Bahia, aux espoirs liés au gouvernement populaire de Miguel Arraes à Pernambuco, à l’expérimentation de gauche des Centres de la Culture Populaire. Et la vie à changer n’était plus celle de la famille ou de la petite ville, mais celle du pays, avec ses structures de classe indéfendables, son arriération culturelle paralysante et sa subordination à l’impérialisme :
[Nous discutions] de littérature, de cinéma, ou de musique pop ; nous parlions aussi de Salvador, de la vie dans les différentes régions du Brésil, des gens que nous connaissions, et bien sûr de politique, même si ce n’était pas vraiment notre point fort. Mais, en 1963 […] nous ne pouvions qu’être incités à écrire des pièces de théâtre et des chansons politiques. Le pays semblait sur le point de mettre en œuvre des réformes qui transformeraient son régime profondément injuste et lui permettraient de se détacher de l’impérialisme américain10.
À ce stade, il peut être intéressant de mentionner, à titre préliminaire, le scepticisme rétrospectif affiché par Caetano en 1997. « Plus tard », continue le passage, « nous comprîmes qu’une telle transformation était bien loin de voir le jour. Et aujourd’hui nous avons de solides raisons de penser que nos espoirs ne se réaliseront peut-être jamais. Mais nous vivions très intensément nos illusions – intensité que précipiterait ensuite le coup d’État militaire11. » Le dépassement de l’impérialisme américain n’était peut-être même pas souhaitable. Nous reviendrons plus tard sur le réalignement que cette révision implique.
Rétrospectivement on découvre en effet un motif commun aux trois situations suivantes : la famille aux bonnes manières, tolérante à l’égard de ses enfants excentriques ; la vieille ville, où les traditions sont respectées, mais où l’enthousiasme des jeunes pour les tendances modernistes suscite la sympathie ; et l’université progressiste, qui importe des éléments d’avant-garde pour stimuler l’ambiance culturelle de la ville. Dans chaque cas, l’autorisation d’expérimenter venait d’en haut : la famille Veloso, la ville de Santo Amaro, le recteur ; et, au-delà, l’État développementaliste brésilien lui-même qui ne s’identifie plus, sous Goulard, à l’ordre rétrograde maintenant dépassé. La coloration politique de cette ouverture inattendue menant à la modernisation était nettement anti-capitaliste, mais cet anti-capitalisme était peut-être plus moral que politique, petit-bourgeois. Caetano écrit : « Au sein de nos familles, ou dans nos cercles d’amis, une personne saine d’esprit ne pouvait critiquer l’idéologie socialiste. La droite avait pour unique fonction de servir les intérêts des nantis ou bien des intérêts inavouables12. » D’une certaine façon, l’aspect de sa personnalité dont nous avons parlé précédemment – il est à l’aise avec la provocation, mais opposé à l’antagonisme en tant que tel, – était peut-être adapté à la situation brésilienne à la veille du coup d’État, où, pour un temps, il semblait que les contradictions du pays pouvaient être poussées à la limite et trouver malgré tout une résolution harmonieuse, sans traumatismes, qui tirerait le Brésil de son arriération et en ferait un objet d’admiration pour le monde entier.
Cette perspective provinciale éclairée, pour laquelle le socialisme semblait raisonnable et le capitalisme erroné, n’était pas soutenue par la majorité, mais était assez répandue pour donner l’illusion qu’elle représentait le cours réel des choses, contrairement au camp adverse, qui apparaissait comme un anachronisme navrant sur le point d’être supplanté. Cette situation créa une sorte d’euphorie qui se traduisit par une foi dans le progrès qui se révéla naïve ; mais elle explique l’atmosphère presque utopique des chapitres sur Salvador au début des années 1960, lorsque les étudiants pouvaient librement réinventer le monde, en s’appuyant sur la vie populaire et la grande culture, protégés par les autorités mais surtout par leur distance à l’égard de la pression du capital. Pour des raisons historiques que le livre n’évoque pas – raisons qui coïncident avec le point culminant et la crise du nationalisme développementaliste – les sympathies de gauche étaient représentées à tous les niveaux de la société, y compris dans le gouvernement. Grâce à ce soutien, d’une portée à la fois morale et pratique, un réalignement des forces politiques, intellectuelles et institutionnelles hors marché était en cours, et certaines tentatives de solutions socialistes se mettaient en place, presque comme si le capital n’existait pas. L’hypothèse s’avéra illusoire, mais la beauté de ces chapitres est due à la plénitude de vie qu’elle promettait et qu’elle rendit à certains égards possible.
Formation musicale
Les premiers pas de Caetano sur la voie de ce qu’il appelle sa « professionnalisation » en musique en sont révélateurs. Loin de l’aliénation du showbiz, ils furent stimulés par de nombreuses sources différentes et également estimables qui ne présentent curieusement aucune charge négative : les amitiés de jeunesse intenses, une intelligence esthétique innée, une soif de modernité, l’impact de la voix de Maria Bethânia, son affectueuse insatisfaction à l’égard de la situation dans la région et au Brésil, son désir de moderniser l’art de la chanson sans rompre la filiation avec la musique populaire brésilienne ; enfin, une conjonction de « responsabilité intellectuelle et [d’] engagement existentiel ». En revenant sur les souvenirs de sa première éducation esthétique, Caetano dit avoir alors eu l’impression « de vivre dans un pays homogène dont les aspects inauthentiques – y compris les différentes versions du rock – provenaient de l’injustice sociale (qui fomentait l’ignorance) et de sa macro-manifestation : l’impérialisme, qui imposait ses styles et ses produits »13. Les liens entre l’ordre du monde intolérable, les inégalités au Brésil et les questions artistiques forment ici une base dialectique pour la réflexion. Dans ses grandes lignes, la position du nationalisme de gauche de l’époque, ou des communistes, avec leurs mérites et leurs limitations était la suivante : les latifundios et l’impérialisme étaient considérés comme la source de l’inauthenticité culturelle (ce qui était sans doute vrai), et en même temps perçus comme étant en quelque sorte extérieurs au pays lui-même, comme des corps étrangers à une nation essentiellement bonne et fraternelle (ce qui était bien sûr naïf). Le jeune Caetano rêvait d’une purification du son : le saxophone était grossier, les tambours étaient « une attraction de cirque » ; pour ne pas mentionner le mauvais goût de l’accordéon. Ce projet, qui était plus que simplement musical, avait pour objectif l’expression du vrai Brésil, libéré des impositions étrangères et de l’ignorance native. Cette radicalisation, si nous l’avons comprise correctement, n’avait rien à voir avec l’esthétisme et le désir de s’évader d’une réalité dégradante. Au contraire, c’était une sorte de perfectionnement, une condensation et une stylisation des meilleurs aspects du Brésil, qui, avec de la chance, pourrait servir de locomotive pour le reste.
Les premières initiatives de Caetano, qui doivent peu à la formation professionnelle et encore moins au marché, étaient celles d’un étudiant doué qui cherchait à participer avec sa génération à un moment de transformation nationale qui donnerait à chacun la possibilité de se réaliser. On pouvait observer quelque chose de semblable chez beaucoup de personnes engagées dans le mouvement culturel de l’époque ; cela n’impliquait nullement la baisse des ambitions intellectuelles, bien au contraire. Le cas de Glauber Rocha, tout en manifestant un niveau de radicalité et de négativité plus élevé, en serait l’exemple remarquable. La dynamique historique et l’énergie des débats en cours fournirent une éducation extraordinaire, un processus intensif de formation, à un grand nombre de ceux qui seraient bientôt à l’avant-garde de différents champs artistiques : le milieu artistique turbulent, la participation à la lutte sociale, les influences universitaires, la fidélité à des expériences antérieures associées à une maîtrise souvent précaire de la technique artistique ne faisaient aucun obstacle à l’expérimentation, et dans une certaine mesure la favorisaient. Caetano, qui manifeste une conscience aigüe de ces paradoxes, note que l’originalité de ses premiers enregistrements « est née plus souvent de la limitation que de l’invention ». Dans le même esprit, il écrit à propos les œuvres de quelques amis : « Le disque, comme d’habitude, n’est pas bon. Mais d’un autre côté il est merveilleux. » L’inexpérience musicale avait changé de sens ou en prit un nouveau. Il se souvient tout particulièrement du Deus e o diabo na terra do sol de Glauber Rocha : « Les cinéastes [brésiliens] ne souhaitaient pas proposer un modèle (ni même prouver qu’ils pouvaient en proposer un) mais gagner le droit d’échouer ou de réussir selon leurs propres critères »14.
Bossa nova
Les passages sur la bossa nova et João Gilberto sont les plus remarquables de Pop tropicale et révolution. La dialectique de la création artistique et de son moment historique, rarement mise en évidence, a toujours été l’objet privilégié de la critique de gauche ; ici, la réciprocité très nette entre la réflexion esthétique et le compte-rendu historique, ainsi que l’alternance entre l’analyse et le récit, se formalise et développe ses propres caractéristiques. La dialectique, qui se déroule à plusieurs niveaux différents, suggère une révolution culturelle. Selon le très bel exposé de Caetano, l’innovation technique de la bossa nova est apparue comme une réponse à une impasse sociale autant que musicale. Le nouveau rythme de la guitare inventé par João Gilberto dans les années 1950 était fondé sur une « interprétation pénétrante et extrêmement personnelle de l’esprit de la samba » associée à une « maîtrise du langage du jazz cool, alors à la pointe de l’invention musicale aux États-Unis. » Il en résulta un « processus radical de transformation culturelle qui nous amena à réévaluer nos goûts, notre héritage et – surtout – nos possibilités. »15 L’innovation formelle, fruit d’une réflexion simultanée sur la samba et le jazz, obéissait à une logique interne mais avait des implications sociales plus larges : la reconstitution du champ de la musique populaire brésilienne pouvait suggérer un nouveau modèle de relations entre les classes et les races, et permettre un dialogue plus productif avec la culture dominante de l’époque.
Caetano a découvert la musique de Gilberto à l’âge de dix-sept ans : elle « ravit [s]on intelligence ». Le chanteur fut le « rédempteur de la langue portugaise, pourfendeur de l’immobilité sociale au Brésil – avec sa stratification inhumaine et grossière –, architecte des formes les plus raffinées et critique moqueur de toute stylisation qui les abaisserait »16. Le moment central de cette description de l’impact de la bossa nova dans Pop tropicale et révolution est une véritable apothéose dialectique : une phrase de quelques trente-deux lignes, dont la syntaxe vise à saisir la complexité du processus lui-même. L’ampleur de sa vision, son pouvoir de mobilisation, son goût du paradoxe et sa capacité à envisager le présent comme un moment du temps historique en font une tour de force. João Gilberto, explique Caetano, accomplit une révolution, en réinterprétant la samba grâce au « tempo très simple du point de vue technique, mais extrêmement osé sur le plan musical de sa guitare [qui] suggérait une infinie variété de façons subtiles d’exprimer le swing du phrasé vocal, en l’accompagnant par une progression d’accords harmonieuse et équilibrée » – ce qui ne rendit pas seulement possible « toute l’évolution » des musiciens de sa génération, ni ne se contenta d’ouvrir la voie à de nouveaux artistes, mais permis également d’écouter avec une oreille neuve les explorations de ses prédécesseurs des années 1940, les modernisateurs qui « avaient lutté pour renouveler leur art en imitant la musique américaine ». João Gilberto « les dépassait tous par sa maîtrise du langage du jazz cool » et, surtout, était en mesure de « réaliser cet exploit en puisant dans le meilleur de la tradition brésilienne » – « en somme, tout ce que les “modernisateurs” avaient voulu abandonner derrière eux ». Enfin, il « choisit d’innover tout en exploitant les traditions de la musique populaire brésilienne, en imaginant un avenir différent à partir du passé vu sous un jour différent ; il toucha une corde sensible au cœur des critiques musicaux, des poètes d’avant-garde et des maîtres de percussion des escolas de samba »17.
D’une façon caractéristique de la prose dialectique, le sujet de la phrase (ici, la révolution bossa nova de João Gilberto) commande des verbes extrêmement dissemblables, dont les objets sont à leur tours très variés, appartenant à des domaines différents, voire antagonistes, mais qui se trouvent reliés les uns aux autres. Les verbes et les sujets fonctionnent sur plusieurs plans en même temps, tout en faisant référence à leur point de départ, qu’ils développent au point de lui donner une unité dialectique plus vaste et inattendue. Dans la prose de Caetano, comme dans la réalité, des figures, séparées par les différentes spécialisations ou par les abîmes de la classification sociale, sont réunies par la bossa nova, dans un mouvement productif. Le flux devient vertigineux quand les innovations de Gilberto s’avèrent affecter non seulement le présent et l’avenir, mais aussi le passé (ici, les expérimentations des années 1940), lequel se recompose alors sous nos yeux. Résumant son impact, Caetano écrit :
Durant les années décisives de leur maturation intellectuelle, si les Brésiliens de ma génération n’avaient guère d’estime pour le rock, la bossa-nova accompagna leur rébellion. Ce climat particulier stimula notre imagination et notre ambition : nous nous sommes sentis investis du droit d’intervenir de façon ambitieuse dans l’avenir de l’humanité et ce droit s’est transformé aussitôt en un devoir primordial pour toute notre existence18.
Cette observation saisit l’esprit de la révolution inoffensive et non sanglante qui entourait l’émergence de la bossa nova ; pour cette génération qui, grâce à la richesse de l’environnement musical national, n’expérimentera pas l’arrivée de la musique rock comme une attaque culturelle écrasante, la prochaine étape sera d’influencer l’avenir du monde.
La logique culturelle de la contre-révolution
Le coup d’État militaire de 1964 qui, avec le soutien de Washington, a uni les forces armées brésiliennes pro-américaines, le capital et les immenses réserves de conservatisme du pays contre la montée populaire et la gauche, a coupé court à cette euphorie. Dans la mesure où la position de Caetano était vouée à changer peu de temps après, il est intéressant de noter sa réaction initiale, parfaitement en phase avec la gauche de l’époque : « Nous considérions le coup d’État comme une décision d’arrêter le processus de dépassement des inégalités sociales terribles au Brésil et de maintenir en même temps la domination nord-américaine dans l’hémisphère19. » Un vaste mouvement de démocratisation se trouvait ainsi interrompu. Un Brésil anti-social, terrifié par le changement, favorable à la répression, l’alliée traditionnel de l’exploitation, émergea au grand jour. Les inégalités à l’intérieur du pays et la domination extérieure n’étaient plus des résidus anachroniques en voie de disparition, mais devinrent les formes privilégiées du présent et de l’avenir, garanties par la dictature. Pour toute une partie de la société brésilienne, la réalité se présentait sous un jour inacceptable et absurde.
Les conclusions esthétiques que Caetano a tirées du coup d’État ont fait de lui une figure incontournable de la vie culturelle brésilienne ; mais il ne les tira pas d’emblée. Le catalyseur, comme il l’explique, fut une scène cruciale de Terra em transe, grand film réalisé en 1967 par Glauber Rocha, qui porte sur le rôle des intellectuels face au coup d’État. Le protagoniste du film, Paulo Martins, est un poète et journaliste issu d’une famille de la classe dominante, mais favorable à la révolution sociale et allié du Parti communiste. Exaspéré par la passivité des masses, qui semblent incapables de contester leurs dirigeants hypocrites, Martins retombe dans la sauvagerie oligarchique – un effet brechtien de distanciation et de provocation. En plaquant la main sur la bouche d’un leader syndical qui s’est respectueusement adressé à lui, Martin parle directement au public : « Voilà ce qu’est le peuple ! Un tas d’imbéciles, d’illettrés, qui ne comprennent rien à la politique ! ». À moitié sadique, à moitié auto-flagellateur, l’épisode souligne la position ambivalente de l’intellectuel dévoué à la cause du peuple, mais qui conserve des vues réactionnaires – rarement aussi explicites – sur les classes populaires ; de fait, le rejet des travailleurs au motif qu’ils ne sont pas révolutionnaires devait conduire à l’aventure de la lutte armée sans soutien populaire. Pour la gauche, cette scène – une invention artistique de premier ordre – se présentait comme une série de sacrilèges, de moqueries douloureuses de toutes les certitudes idéologiques de l’époque. Les travailleurs étaient loin d’être révolutionnaires, leur relation avec les dirigeants était paternaliste, les politiciens populistes étaient les complices du camp ennemi ; la distance entre les thèses marxistes et les réalités sociales était décourageante ; rien ne diminuait le grotesque de l’élite dirigeante et de sa domination de classe, qui restait intacte. Cette représentation était, en fait, exagérée. La révolution n’était pas inutile ; bien au contraire ; mais elle se retrouvait dans une impasse historique, sans possibilité d’aller de l’avant. Le ton général était celui du désespoir20.
La scène était déconcertante, mais les conclusions de Caetano allaient dans un autre sens. Elles étaient presque euphoriques et voyaient des possibilités et des ouvertures là où le film de Glauber Rocha s’achevait dans la frustration politique, la remise en question et la mort. On pourrait dire que la gauche accepta tout simplement le discours dévastateur de Martins sans prendre en compte les aspects problématiques du personnage, qui sont pourtant au cœur de la complexité artistique de l’œuvre :
J’ai été témoin des vives discussions, des protestations indignées que cette scène provoquait dans les bars. Pour moi, elle symbolisait un grand événement que j’essayai de cerner des centaines de fois sans arriver à le nommer : la mort du populisme […] c’était surtout leur foi profonde dans les forces populaires – et le respect que les bonnes âmes accordent aux pauvres – qui était rejetée en tant qu’arme politique et que valeur éthique se suffisant à elle-même […] Le tropicalismo n’aurait jamais pu naître sans cet épisode dramatique21.
Par conséquent, explique Caetano, « lorsque j’entendais le poète de Terre en transe déclarer qu’il n’avait aucun confiance en l’énergie libératrice du “peuple”, son message ne me semblait pas mettre fin à tout espoir de changement, au contraire. Il m’ouvrait de nouvelles possibilités, m’indiquait ce que je devais désormais faire22. »
Il faut noter que le « populisme » n’est pas pris ici dans son sens sociologique, qui désigne un pouvoir incarné par une figure charismatique qui s’exerce sur des masses urbaines mal intégrées. Dans le sens que lui donne Caetano, le terme désigne le rôle particulier réservé aux travailleurs dans les espoirs et les conceptions de la gauche : en tant qu’ils portent le poids de l’injustice sociale, ils sont le sujet et l’allié indispensable d’une politique de libération. L’idée que « les meilleurs d’entre nous avaient de la compassion » – , mais ne l’ont plus ? – pour « les hommes du peuple » est liée à cette conviction. « Mais peut-être est-ce bien moi qui parais méprisant à leurs yeux », écrit Drummond en parlant des travailleurs en 194023. Ainsi, lorsque Caetano s’approprie le discours de Martins comme un moyen d’affirmer et de saluer « la mort du populisme », c’est le début d’une nouvelle époque qu’il veut signaler ; une époque où la dette sociale historique à l’égard de ceux qui sont vus comme inférieurs cessera d’exister. Caetano s’est ainsi dissocié des forces vaincues de 1964, qui étaient toutes « populistes » au sens qu’il donne à ce terme. C’était un revirement considérable qui le mit en opposition avec ses propres positions antérieures, avec les socialistes, les nationalistes et les chrétiens de gauche ; avec la tradition progressiste de la littérature brésilienne depuis la fin du XIXe siècle ; même avec ceux qui étaient simplement assez éclairés pour penser que le lien organique entre la richesse et la pauvreté était une donnée de la condition moderne. La désillusion de Martins fut transformée en un désaveu de tout devoir.
Cette rupture fut à l’origine de la nouvelle liberté apportée par le tropicalismo. Aux yeux de la gauche, la force motrice dans la résistance à la dictature, nier l’importance de l’ « énergie libératrice du peuple », comme l’avait fait Martins, signifiait capituler. Pour Caetano, cela signifiait se libérer d’un mythe soudainement devenu obsolète qui restreignait sa liberté personnelle, intellectuelle et artistique. Compte tenu de la suite des événements – qui ne sont pas sans intérêt pour un livre écrit dans les années 1990 – on pourrait dire que l’artiste avait pressenti le changement imminent du cours de l’histoire mondiale, qui devait abandonner la lutte pour le socialisme. Comme le chercheur américain Nicholas Brown l’a suggéré, la victoire de la contre-révolution et l’élimination des alternatives socialistes au Brésil entre 1964 et 1970 a favorisé un passage précoce du moderne au post-moderne, – passage dont la condition était que le capitalisme ne soit plus relativisé par la possibilité de son dépassement. Dans cette optique, la bossa nova peut être interprétée comme une expression tardive du modernisme et la tropicália comme un post-modernisme précoce, né de la défaite du socialisme24.
Transgressions libertaires
Ceci étant dit, la conversion de Caetano ne fit pas de lui un conformiste. Ses passions, en voie de radicalisation pendant la période antérieure à 1964, s’aiguisèrent jusqu’à lui faire assumer le rôle provocateur et ultra-rebelle d’un rockeur contre-culturel. Désormais, son refus total de l’ordre établi visera également la gauche traditionnelle qui parlait de l’impérialisme et du socialisme mais « ne discutaient jamais de sujets comme le sexe ou la race, l’élégance ou le goût, l’amour ou la forme25. » Forte de cette nouvelle position, extrêmement ambiguë, il se considère « à gauche de la gauche », en soutenant tacitement la lutte armée de Guevara et Marighella tout en défendant la « liberté économique » et la « solidité du système de marché ». Caetano attirait et choquait – ce qui n’est qu’une autre façon d’attirer – et devint une référence controversée mais obligatoire pour tout le monde. Son dédain de la cohérence était ostentatoire, presque un acte de bravade : « Nous étions loin d’avoir donné le jour à une politique unanime26. » L’abandon du « populisme » se traduisit par une augmentation notable d’irrévérence, par une disposition iconoclaste à l’endroit de l’ethos bien-pensant des progressistes et, bien évidemment, par le minimum de discipline nécessaire à l’action politique. La position transgressive et libertaire qu’il adopta rejetait également – ou presque – la gauche et la droite établies, en les scandalisant toutes les deux par ses prestations scéniques, sans pour autant perdre de vue les réalités du marché. Ces provocations (ou, selon ses mots, son « comportement anarchique », qu’il manifestait par des coiffures et autres vêtements excentriques) ont atteint leur comble lorsque, pendant les jours les plus sombres de la dictature, Caetano parut sur scène sous une bannière faite par l’artiste Hélio Oiticica rendant hommage à un bandit tué par la police : « Soyez marginaux, soyez des héros ». De manière prévisible, sinon intentionnelle, cela aboutit à un emprisonnement de plusieurs mois, dont l’initiative revient à un juge qui assistait au concert avec sa maîtresse27.
Caetano décrit avec une véritable délectation le sentiment de complicité qu’il éprouva à l’endroit de l’officier qui l’interrogeait dans la prison, lequel attaqua le « pouvoir subversif28 » des œuvres des tropicalistas et reconnut que « ce qu’[il] faisait avec Gil était beaucoup plus dangereux que le travail des artistes engagés dans des manifestations explicites et dans l’action politique29. » Comme Caetano l’explique maintenant avec une sincérité désarmante, son rejet des deux « establishments » n’était jamais parfaitement symétrique. Accoutumé à une hostilité affichée par une partie de la gauche qui l’accusait d’être trop américanisé et qui le chahutait sur scène, il pensait être pour cette même raison à l’abri de la répression politico-militaire ; il pensait que le régime ne le considérerait pas comme un ennemi et lui laisserait la paix. Ainsi Caetano se sentait doublement mal compris, d’une part, lorsqu’il fut arrêté par la droite, sans avoir rien fait de particulier – même s’il lui est arrivé d’affirmer le contraire – et, d’autre part, par le fait de ne pas être reconnu comme un révolutionnaire par la gauche.
À un moment donné Geraldo Vandré, une des figures de proue du mouvement de la chanson contestataire, demande aux tropicalistas de ne pas lui faire de concurrence ; le marché ne pouvait gérer qu’un seul grand nom à la fois, et ce qui était nécessaire sous la dictature, c’était de soulever la conscience des masses. Caetano observe avec perspicacité que cela pourrait constituer, en germe, la même sorte de bureaucratisme que celui qui, dans les pays du socialisme d’État, étouffa les cultures au nom de l’histoire. Contrairement à certains représentants de gauche qui rêvaient de conquérir le marché grâce à leur attrait politique, les tropicalistas pariaient sur « l’élargissement et la diversification du marché », en se faisant concurrence à la fois dans l’esprit des gens et « nas caixas registradoras » – « aux caisses enregistreuses »30. À un certain niveau, ce cynisme joyeux, qui dépeignait ses partisans comme des agents de la démocratie culturelle, était moins hypocrite que les rigidités proposées par leurs adversaires. À un autre niveau, c’était encore pire, puisque l’idée de se disputer « l’esprit des gens » ignorait l’État policier, qui était en réalité le facteur déterminant. Choisie à dessein pour agacer les socialistes, la référence aux « caisses enregistreuses » servaient à mettre en évidence l’aspect commercial de la lutte idéologique-musicale qui fut menée à travers les émissions de télévision adressées à une audience de masse et que les artistes engagés, étant anti-capitalistes, préféraient éviter. Cela dit, la bataille politico-culturelle était un vrai phénomène social, même si elle fut manipulée et exploitée par les médias. La rivalité sur scène, une lutte symbolique pour le leadership du mouvement, était liée à la bataille dans les rues et les réalités de la dictature, quoique d’une manière indirecte et déformée. Elle faisait partie d’un processus plus difficile de distinction entre les contradictions secondaires et principales, entre les adversaires proches et les ennemis réels.
Il y avait beaucoup de confusion autour de cette question. La dévastation provoquée par la dictature, qui suspendait les libertés civiles et brisait les organisations populaires, était-elle du même ordre que les railleries, ou mêmes que les agressions, infligées par un public d’étudiants ou par des collègues musiciens ? La réaction de Caetano à un commentaire qui lui adressa un ami libertaire, Rogerio, est à cet égard instructive :
Je tremblais lorsque j’entendais déclarer qu’on avait bien fait de mettre le feu au siège de l’UNE (l’Union nationale des étudiants). Le bâtiment avait été incendié par de groupes d’extrême droite, immédiatement après le coup d’État d’avril 1964. Cet acte de violence révoltait toute la gauche, les démocrates apeurés et toutes les bonnes âmes. Rogério Duarte exprimait de façon très véhémente ses raisons de ne pas se joindre au chœur des protestations : l’intolérance que ses idées complexes avaient suscitée chez les membres de l’UNE l’incitait à considérer ce groupe comme une menace pour la liberté […] Au fur et mesure que nos relations s’approfondirent, le choc initial que j’avais ressenti devant ses opinions hérétiques laissa la place à une étrange jubilation31.
Il s’agissait là pour Caetano d’une réévaluation décisive du passé récent. La montée de la gauche démocratique antérieure à 1964, dont la description fait la beauté des chapitres sur Santo Amaro et Bahia, est désormais considérée comme un incubateur d’intolérance. Les déclarations de Caetano sur le coup d’État pourraient parfois très bien figurer dans un éditorial conservateur : « Aujourd’hui, de nombreux signes indiquent que le moindre refus de s’aligner sur les intérêts de l’Occident capitaliste déclencherait de monstrueuses violations des droits de l’homme32. » Il fait ici référence à un moment où les libertés fondamentales avaient effectivement été abolies, mais par la dictature de droite. En termes de cohérence littéraire – c’est-à-dire d’uniformité entre les différentes parties de l’ouvrage – l’attitude critique à l’égard de la gauche crée une discordance, car elle n’a aucun fondement dans la représentation de la période antérieure à 1964, pendant laquelle il y eu une liberté sans précédent pour l’expérimentation artistique et sociale. La disjonction formelle représentée par cette nouvelle insistance sur le caractère anti-démocratique de la lutte pour la démocratie doit sans doute être comprise en termes d’équilibre des forces après le coup d’État quand, après avoir supprimé et proscrit les aspirations sociales de la période précédente, le régime aimait les présenter comme relevant de la terreur stalinienne.
Quelles sont les raisons qui conduisirent Caetano à célébrer la chute de la gauche – mais non la victoire de la droite – comme un moment de libération ? Sa gêne se manifeste en premier lieu dans l’emploi d’un vocabulaire de classe. Pourquoi les travailleurs de Recôncavo, pauvres et « pitoyablement organisés » étaient-ils qualifiés de « prolétaires », une dénomination qui ne leur viendrait jamais à l’esprit, alors qu’ils n’aspiraient de toute façon qu’à porter un casque de sécurité et à gagner un salaire stable ? De même, le socialisme était-il réellement la « seule solution », une panacée contre tous les maux ? La remarque de Caetano quant à la discordance entre le marxisme vulgaire et les réalités locales est de bon sens. Cependant, la pauvreté existait encore et ce n’est pas une tristesse accompagnée de paroles qui allait la faire disparaître. « Bien sûr, je me souciais de la justice sociale et me sentais enthousiaste à l’idée d’appartenir à une génération qui semblait pouvoir mener à bien des changements profonds », se souvient Caetano. Mais, « comment les travailleurs du bâtiment de Salvador, les quelques ouvriers d’usine qu’on apercevait dans cette ville […] pourraient-il décider de mon avenir ? Pourquoi le “prolétariat” représenté dans les films et les photos des journaux devrait-il avoir ce pouvoir ? »33 Il ne dit pas si ses réserves au sujet des travailleurs censés vouloir influencer son avenir s’appliquent également aux banquiers, hommes d’affaires, politiciens de carrière ou propriétaires de chaînes de télévision.
Autrefois considérée comme une source de critique de l’ordre bourgeois et de l’arriération, la gauche est désormais perçue comme un obstacle à l’intellect. Le triomphe du capital sur le mouvement populaire n’a pas été accompagné d’une réfutation au niveau des idées, mais il a provoqué un changement dans les agendas intellectuels. Comme le confie Caetano : « Cette critique radicale du populisme de gauche traditionnel nous poussait à envisager notre pays à partir d’une perspective beaucoup plus large. De façon totalement inattendue, elle ouvrait la voie à tout un éventail de nouvelles critiques anthropologiques, mythiques, mystiques, formelles et morales ». La critique du capital, sans parler d’un quelconque projet de démystification, brille par son absence dans cette liste des « perspectives plus larges » ; la nouvelle liberté consistait, semble-t-il, à abandonner toute perspective spécifiquement moderne. La convulsion provoquée par la défaite militaire de la gauche est donc considérée comme ayant son côté positif, ouvrant des vues intellectuelles auparavant inaccessibles (mais quelqu’un les avait-il interdites?) à ceux qui « essayaient de dévoiler un élément important de notre situation et de nous pousser à nous interroger sur notre destin. »34 On peut noter ici que, loin d’être nouvelle, la prise en compte de vues « anthropologiques, mythique, mystique, formelles et morales » sur le Brésil et son « destin » constitue un retour en arrière : on y retrouve les définitions statiques de l’essence nationale et raciale, le patrimoine religieux , le colonialisme portugais, bref, tout ce que la perspective historicisante du début des années 1960 avait précisément tenté de reconfigurer et d’adapter à une réalité contemporaine complexe.
Par ailleurs, la gauche ne constituait nullement un seul bloc homogène. Les meilleurs penseurs critiques de l’époque n’étaient pas seulement des socialistes, mais également des anti-staliniens, favorables à l’expérimentation artistique : Mario Pedrosa, Anatol Rosenfeld, Paulo Emilio Salles Gomes et Antonio Candido. Caetano semble généraliser le nationalisme des étudiants qui le huaient lors de concerts ainsi que l’idéalisation fade de la vie populaire prônée par le parti communiste. Cela est d’autant plus surprenant que la réussite de l’artiste était en grande partie due aux secteurs les plus radicalisés de cette même gauche, lesquels se sentaient représentés par le langage pop, le comportement transgressif, les harmonies atonales et, plus généralement, par l’expérimentation d’avant-garde. Ainsi, il semble peu probable que ce soient les limites intellectuelles de la gauche qui conduisirent Caetano à se tourner contre elle. La raison de l’hostilité réside peut-être tout simplement dans les réserves générales de la gauche à l’encontre du capitalisme triomphant, sa négativité de trouble-fête face à l’arrivée du tourbillon de la marchandisation.
Le prophète
Dans un passage inoubliable, Caetano raconte être descendu dans la rue pour assister de près à la répression militaire d’une manifestation étudiante. Il est habillé en hippie, ce qui était nouveau à l’époque, « vareuse de général européen à même la peau, jeans, sandales et un collier indien en dents de gros mammifère ». En marchant à contre-courant de la foule d’étudiants qui fuient la police, cette étrange figure est saisie par une « sainte colère ». Il commence à défier les passants « pour leur indifférence craintive face à ce déploiement de brutalité, ou peut-être était-ce un soutien tacite ? » Comment doit-on interpréter cette scène étrange ? Les protagonistes centraux en sont bien sûr les étudiants et les militaires, qui se battent, d’un côté, pour le contrôle des rues et, de l’autre, pour le maintien de la domination de la dictature. Caetano ne joue pas un rôle direct dans le conflit, ne s’aligne pas avec les manifestants ni ne leur parle, même si, finalement, il sympathise avec eux ; il n’adresse pas non plus la parole aux soldats. Au lieu de cela, il s’invente soi-même un rôle, celui d’un homme possédé, et commence à haranguer les passants, qui veulent seulement s’enfuir le plus vite possible. Sa sainte colère est cependant mitigée par des considérations raisonnables sur sa sécurité personnelle : « Les soldats faisaient à peine attention à moi, qui avançait à contre-courant des étudiants, sur une tangente à l’œil du cyclone. On ne pouvait me confondre avec les manifestants. Je gueulais furieusement, mais aucun soldat ne s’approcha suffisamment pour entendre mes paroles. »35 En somme, son rôle était moins risqué qu’on aurait pu le croire, ce n’était pas vraiment une intervention en tant que telle, vu la position d’extériorité qu’il occupe à l’égard du conflit. L’épisode, difficile à classer, est peut-être plus intéressant du point de vue des motifs complexes en jeu. Caetano le voit comme un happening, du théâtre de rue ou de la poésie:
Après mon étrange sortie dans les rues, j’étais conscient d’avoir joué un spectacle sérieux et extravagant, en plein soleil, une improvisation de théâtre politique, un poème en action. J’étais un tropicalista, dégagé de toute attache avec la politique traditionnelle ; c’est pourquoi je pouvais réagir contre l’oppression et l’étroitesse de vues en suivant ma propre créativité36.
Mais si la performance porte toutes les marques de la néo-avant-garde des années 1960 (spectacle en plein air avec une dimension politique, poésie anti-conventionnelle, inspiration libertaire), sa dynamique suggère qu’on la classe ailleurs. Le prophète qui effraie les gens déjà terrifiés, au lieu de tenter de clarifier la situation et de raisonner avec eux ; la mise en scène d’un happening alors que ses contemporains, résistants à la dictature, sont en train de se faire battre ; les doutes qui apparaissent désormais sur la question de savoir où se situe l’oppression et l’étroitesse d’esprit ; la position supérieure, sinon mal-définie, d’un tropicalista, « sans liens avec la politique traditionnelle » (laquelle?) ; la récompense purement subjective qu’il reçoit en échange du spectacle – quelle que soit son inventivité –, rien de tout cela n’est simple. La vérité de ces pages extraordinaires ne réside pas dans la harangue de l’artiste, comme le croit Caetano, mais plutôt dans la manière dont il y dépeint sa solidarité avec la désintégration qui l’entoure. Comme dans les romans réalistes, l’auteur fait de cet épisode l’instanciation d’un moment historique.
La mise en scène littéraire de l’épisode le rend encore plus clair. Au début du chapitre, Gilberto Gil consomme de l’ayahuasca et se découvre une capacité à ressentir de « l’amour pour le monde entier dans toutes ses manifestations, y compris les oppresseurs militaires37. » Un peu plus loin, après la description de la manifestation, en soulignant l’impression d’instabilité et de conversions vertigineuses, le récit revient de nouveau sur les jours qui ont précédé le coup d’État, lorsque Caetano était toujours favorable à des projets de transformation sociale, tels que le programme d’alphabétisation des adultes de Paulo Freire ou les Centres pour la Culture Populaire organisés par les étudiants qu’il en viendrait bientôt à détester au point de fermer les yeux sur l’incendie criminel du bâtiment du syndicat UNE. Lorsque le récit revient, enfin, à la période post-coup d’État, il note que les multitudes qui affluent à ses concerts et manifestent dans les rues, où « Dieu est en cavale », sont tout aussi stimulantes que n’importe quelle drogue. Les tentations messianiques sont en elles-mêmes des voyages ; c’est « dans le climat de folie des grandeurs et d’exaltation, cette époque de rues en émoi, qu’apparut parmi nous l’ayahuasca 38. » La valeur littéraire de ces passages réside dans leur représentation de la totalité historique turbulente constituée par cette expérience extrêmement disparate : ambitions artistiques, domination militaire, militantisme révolutionnaire, indifférence du public, psychédélisme, art de la performance, statut de célébrité, contexte de guerre froide : les coûts moraux de l’installation du nouveau régime sont dépeints avec une puissance qui reste encore aujourd’hui inégalée dans la littérature brésilienne.
Une nouvelle esthétique
Cette approche sous-tend l’esthétique même du tropicalismo, qui émerge en 1968 avec l’album emblématique Tropicália, lequel juxtapose des éléments très à la mode avec des aspects relatifs au sous-développement du pays. Les combinaisons, un peu comme dans le réalisme magique, y sont inattendues et souvent faites avec humour. À l’instar de la performance de Caetano, qui associait le happening dans le style hippie avec les exaltations d’un prédicateur populaire arborant un collier de dents, le tropicalismo assemble des références spatiales et temporelles hétérogènes au sein d’une même chanson ; leur association était une absurdité, qui résonnait pourtant comme une représentation fonctionnelle des réalités du Brésil, un allégorisation efficace de ses dislocations internes et de sa modernisation précaire. Les ambitions esthétiques du tropicalismo étaient d’autant plus frappantes que le projet était enraciné dans la culture de consommation. Caetano envisageait des chansons qui combineraient les acquis de la révolution bossa nova de João Gilberto avec les grands textes modernistes de João Cabral et Guimarães Rosa, tout en racolant le public des succès commerciaux, y compris les plus vulgaires (la rock star Roberto Carlos ou l’animateur de télévision Chacrinha) en utilisant la plateforme nationale d’une pop star dont la prise de position publique pouvait faire une différence, surtout sous une dictature, afin d’influencer à la fois l’art et la vie quotidienne.
L’atmosphère scandaleuse qui entourait le tropicalismo servait dans une certaine mesure à dissimuler la portée révolutionnaire d’un programme qui cherchait à transformer des chansons pop en grand art et à établir une libre circulation entre l’excellence esthétique et la vie quotidienne, grâce aux bons offices du marché. Bien sûr, les mouvements artistiques et sociaux antérieurs au coup d’État cherchaient également à redéfinir de façon subversive les relations entre la grande culture et la culture populaire, à travers de nouvelles formes de militantisme culturel, telles que l’adaptation des répertoires d’avant-garde nationaux et étrangers aux conditions spécifiques des luttes sociales du Brésil. Pourtant, le contraste entre le moment d’avant 1964 et celui du tropicalismo n’aurait pu être plus fort. Avec la défaite du mouvement populaire, ces impulsions politico-culturelles prirent un aspect clairement ironique, une forme d’autodérision, qui paraissait indispensable à la vérité de l’ordre nouveau. Cela eu des conséquences artistiques d’une grande portée, car cela offrait un point de vue critique sur la troncature de la révolution sociale au Brésil, un moment déterminant de l’histoire contemporaine. Le carnaval tropicalista faisait médiatement allusion à la transformation qu’aurait dû connaître le pays.
Il y a un parallèle évident entre le tropicalismo et la poésie « anthropophage » élaborée par Oswald de Andrade quarante ans plus tôt. Andrade proposait de « cannibaliser » les solutions poétiques de l’avant-garde européenne en les combinant avec les réalités sociales très différentes de l’ancienne colonie. Le résultat, frappant dans son originalité, était comme une farce jubilatoire qui offrait un aperçu d’une solution utopique à l’arriération du Brésil. À suivre cette joyeuse hypothèse cannibale, le pays relierait sa base primitive à la technologie moderne pour franchir d’un bond le présent bourgeois, évitant ainsi une triste étape dans l’histoire de l’humanité. Le tropicalismo associait également les formes pop à la mode à des aspects du sous-développement, mais avec l’effet inverse, où ce qui prédominait était grotesque. Dans cette optique, l’absurde dislocation historique du pays semblait éternelle, tout comme la dictature l’avait affirmé. Chacun à sa manière, la poésie anthropophage et le tropicalismo considéraient l’arriération du Brésil comme une donnée de fait ; mais pour Andrade dans les années 1920, la perspective était pleine de promesses, tandis que les tropicalistas, selon Caetano, « flirtaient avec le plus sombre pessimisme. »
Pour Caetano, « le mot clé pour comprendre notre mouvement » est celui de « syncrétisme »39, qui connote aussi bien l’hétérogénéité anti-puriste que l’intégration ratée ; cette opposition profonde à la notion de forme organique est peut-être son trait le plus distinctif. Le sens de l’hostilité affichée par le mouvement à l’égard des distinctions établies est ambigu, exprimant tout aussi bien l’élan révolutionnaire antérieur que le triomphe ultérieur de la marchandisation, laquelle était aussi anti-traditionnelle à sa manière. Le tropicalismo a donné forme à l’époque discordante dans lequel le pays entrait, – une époque à laquelle les genres populaires traditionnels, avec leur univers conventionnel bien délimité, n’avaient pas accès. Le progrès, entendu comme le fait de moderniser la musique populaire et de l’aligner sur l’esthétique d’avant-garde, était indiscutable. Comme le dit Caetano, l’idée était de « transcender l’opposition très profonde entre la bossa nova et la samba traditionnelle ; et [de] tenter de combler le fossé entre la musique moderne sophistiquée (bossa-nova, samba-jazz, musique néorégionale, chanson engagée) et la musique commerciale de divers origines (tangos argentins, boléros de bordels, sambas-canções sentimentales, etc.)40 ». Il est intéressant de noter ce que « transcender » signifie ici : il s’agit de délivrer une certaine dose d’injure, de « scandale », en mêlant des genres ou des règles antithétiques et en critiquant les préjugés classistes et générationnels sur lesquels leurs différences étaient fondées. En secouant ce substrat d’animosités socio-culturelles, en le reconceptualisant, le tropicalismo renouvelait et approfondissait le débat. Un autre enjeu était de savoir quelles étaient les nouveaux rapports esthétiques ainsi institués : la bossa nova placée au-dessus de la samba, la vulgarité pop en-dessous de la musique savante? Les oppositions que le tropicalismo voulait dépasser avaient leurs propres ambitions hégémoniques, et en ce sens c’est la notion même de dépassement qui se faisait dépasser ; ou plutôt, c’est l’idée même de progrès qui se trouvait désactivée par un autre type de modernisation.
Ainsi le tropicalismo a su et n’a pas su « dépasser » les éléments opposés au-dessus desquels il espérait s’élever. L’éloignement qu’il a réalisé était suffisant pour permettre aux propositions contradictoires de coexister dans la même chanson, mais pas assez profond pour que s’éteigne l’étincelle antagonistes entre eux, ce qui aurait éliminé l’ingrédient indispensable de ce mélange: son aspect scandaleux. Nous avons ici affaire à une distanciation qui change le point de vue sur le paysage, mais laisse tout en état, sauf la dynamique du dépassement elle-même, qui s’en trouve diminuée. Tout au plus le tropicalismo offrait-il un point de vue plus contemporain, une nouvelle manière d’éprouver le présent, par-delà le bien et le mal ; le point de vue de celui qui a refusé de prendre parti et a fait de cette impasse sa propre source vitale, valorisant ainsi à la fois l’avant-garde et le rétrograde ou le kitsch. Malgré le tumulte carnavalesque, ce qu’a créé le tropicalismo est donc une sorte de stase – un exemple de révolution conservatrice.
La représentation du pays au moyen de stéréotypes prêts à l’emploi y a pris un tour sarcastique, avant-gardiste : la forêt vierge et la capitale hyper-moderne, le militantisme social et les masses écervelées, les « yeah-yeah-yeah » du rocker et les bénédictions des repas d’une famille patriarcale, sans oublier le mauvais goût de Dona Iolanda, la femme du dictateur – le tout livré dans un emballage pop à la mode. Loin d’être un défaut, la simplicité de la recette lui a procuré une grande popularité, en permettant à une nouvelle génération de parler, en termes ingénieux et révélateurs, de ce que Caetano appelle « la tragi-comédie qu’est le Brésil, l’aventure, à la fois frustrante et brillante, que représente le fait d’être Brésilien41. » Avec un haut degré d’ambivalence, l’effet consistait à faire en sorte que les contrastes statiques, les dissonances et les humiliations s’intègrent au portrait amusant, semi-patriotique de la vie nationale et à une définition festive de « ce que nous sommes ». Cette idéologie carnavalesque de l’identité nationale harmonisait et justifiait les divisions sociales, en les débarrassant de la charge négative qu’elles avaient eue pendant la période de lutte contre le sous-développement antérieur au coup d’État. Les contrastes sociaux flagrants coexistaient maintenant paisiblement, côte à côte, également sympathiques, sans perspective de dépassement. Sur un autre plan, distinct mais lié au premier, cette réconciliation du présent historique avec lui-même était l’imitation, ou l’assimilation subjective – probablement plus satirique que complaisante – de la logique de la culture marchandisée : les émissions de télévision et de radio opéraient également à travers toute la gamme des intérêts (rétrogrades ou progressistes) de l’auditoire, tant qu’ils étaient rentables. En d’autres termes: les différences sont nombreuses, mais il n’y a aucun antagonisme : le monde ressemble désormais à un vaste marché.
Cela dit, le texte lui-même offre un compte-rendu plus sombre de la dynamique du tropicalismo que la vision positive et conciliante qu’en donne rétrospectivement Caetano ; il raconte une radicalisation sociale et artistique vertigineuse, peut-être mal calculée, qui culmine dans la provocation et la mort. Dans Divine, Amazing, la dernière série télévisée de Caetano avant son arrestation, la provocation atteint ses limites : derrière les barreaux, les musiciens mettent en scène l’enterrement du mouvement, pendant que Caetano chante en pointant un pistolet sur sa tempe. Les affinités toujours niées avec l’art contestataire ne sauraient être plus apparentes. Une évaluation équilibrée du tropicalismo doit donc saisir ses dynamiques contradictoires, afin d’en permettre des lectures différentes. D’une part, on peut interpréter ses contrastes frappants comme un moment positif de décloisonnement, comme une sorte de courage face à la diversité extravagante et chaotique du Brésil et comme un pas en avant vers la réconciliation. Cette attitude euphorique, traversée par une ironie sauvage, aujourd’hui difficile à imaginer, existait à l’époque malgré son incompatibilité avec le régime militaire. Le rôle rédempteur de la musique populaire brésilienne fut étroitement associée chez Caetano à cette perspective. Mais, d’autre part, si l’on place l’accent sur la dimension temporelle qui en fin de compte structure et anime ces combinaisons, dans lesquelles l’ultra-moderne et l’obsolète, voire l’ordurier, forment une sorte de destin, une aberration incontournable, alors le sens qu’il convient d’attribuer au tropicalismo devient historiquement plus spécifique et résolument négatif. La pittoresque « terre de contrastes » se retourne en un pays marqué au fer de la dictature ; la formule tropicalista se révèle être la manifestation structurelle et critique d’une juxtaposition qui sous-tend toutes les autres : la combinaison instable quoique systématique de la modernisation capitaliste et de la réaffirmation de l’arriération sociale.
Fonctions du mythe
Les chapitres sur la prison, la libération sous surveillance à Salvador, les trois ans ou presque d’exil à Londres – une longue série de punitions – sont suivis par le récit du retour au Brésil. Ce qui frappe à la lecture de ces pages d’un grand intérêt, c’est leur caractère délibérément apolitique. La section sur la prison est particulièrement déconcertante. Très littéraire, pleine d’allusions proustiennes, elle porte sur la façon dont le sommeil, la libido, les humeurs et le raisonnement sont bouleversés par la privation de liberté ; il n’y aucune volonté de résistance, aucune réflexion sur le mouvement d’opposition qui se poursuit et auquel le narrateur, bon gré mal gré, appartient encore. Là où, du point de vue des traditions attachées au genre littéraire des écrits politiques de prison, on s’attendrait à un bilan du mouvement et à une tentative d’en dresser les perspectives, Caetano adopte une attitude non conventionnelle et subjective et se focalise sur son incapacité à pleurer ou à se masturber, révélant ainsi l’affinité entre le sperme et les larmes. Comment doit-on comprendre le choix du narrateur, trois décennies plus tard, de mettre l’accent sur ses faiblesses, son incapacité à résister ? Il tend à les présenter comme une forme d’héroïsme inversé, une manifestation de sa supériorité sur l’étroitesse d’esprit des militants ou comme une révolte de second degré. Pourtant, cette longue descente aux enfers peut être lue non seulement comme un témoignage, un souvenir fidèle, mais aussi comme une diversion qui libère l’écrivain de l’obligation de reprendre la posture militante qui était la sienne lorsqu’il fut saisi par le régime. Caetano célèbre la sagesse d’« Aquale abraço » (« Cette étreinte »), la chanson avec laquelle Gilberto Gil a fait ses adieux au Brésil, après être allé en prison et avant de s’exiler « sans aucune rancœur » – « l’amour et le pardon plus forts que la douleur » – en ces termes : « Aquele abraço était exactement à l’opposé de mon état d’esprit. Même dans ces conditions, au plus profond de ma dépression, je compris que nous devions continuer à avancer sans nous laisser abattre42. »
Le réalignement fut achevé avec le retour de Caetano au Brésil en 1972, en pleine dictature, pour jouer une fois de plus au carnaval de Bahia. La description en forme de mélodrame, pleine de coïncidences magiques et d’apothéose, frôle l’exagération. En apprenant que sa chanson, « Rain, Sweat and Beer », composée en exil, avait été un énorme succès commercial, Caetano ne sait pas s’il doit rire ou pleurer. L’atmosphère de pan-sexualité qui règne alors dans les rues, le mélange de fêtards déguisés et de hippies authentiques, de travestis carnavalesques et de libérateurs homosexuels, semble être la réalisation populaire du programme des tropicalista, qui dissout les frontières entre le traditionnel et le moderne, le local et le cosmopolite, le masculin et le féminin : « Il régnait une extraordinaire liberté43. » Par coïncidence, il se met à pleuvoir juste au moment où le groupe commence à jouer, et la foule continue à chanter et à danser : « tout cela prenait des allures de grande fête de bienvenue que le Brésil donnait en mon honneur et qui me parlait directement au fond de mon imaginaire ». Un modèle réduit de vaisseau spatial portant l’inscription « Caetanave » était juché sur le camion sur lequel le groupe jouait. Caetano monte dessus pour remercier la foule :
Quelque chose me frappa au visage, et ce n’était pas un grêlon. Je levai la main et une esperança tomba sur ma poitrine. Malgré la pluie, ce petit insecte vert, dont le nom signifie « espoir », avait traversé la lumière des phares et atterrit sur moi. Je me tournai vers Roberto : « Cela veut-il dire que l’espoir existe ? » – « Bien sûr ! » me répondit-il avec l’assurance tranquille de quelqu’un qui n’attend que cela44.
Le vaisseau spatial se dirigea vers la maison où dormait Gil, l’ami et collaborateur de Caetano. Gil crut d’abord voir une soucoupe volante, et il fallut du temps pour comprendre ce qui se passait:
Quand il me vit descendre de cet étrange objet au milieu de ce vacarme surréaliste, il comprit que le magique et le réel se confirmaient mutuellement, que le symbolique et l’empirique étaient impossibles à distinguer et que, pendant ce bref instant, la réalité se mêlait au mythe. La douleur de l’exil ne s’était pas seulement dissipée, elle avait engendré un retour au pays chargé de preuves d’affection45.
Comme dans un conte de fées, la pluie battante, les créatures ailées et les gens de Bahia s’unissent pour accueillir, au nom du Brésil, l’artiste rejeté, mais revenu au pays. En tant que réalisation d’un désir, l’appel à la magie est compréhensible ; en tant qu’explication du cours des événements c’est une véritable abdication. Une personnification mythifiée du pays remplace une sobre analyse des faits, avec des effets néfastes évidents : le récit occulte les craintes et la fragilité des victimes de persécutions politiques, les calculs sordides d’une dictature à la recherche de légitimation culturelle, les négociations de couloir nécessaires dans une affaire pareille. Surtout, le jeu des forces en conflit, les alliances et les antagonismes de classe qui sous-tendent l’invention esthétique et sans lesquelles la beauté est privée de sa signification sociale, disparaissent. Caetano a une perception magistrale de ces relations, et une véritable capacité à en produire l’analyse, ce qui rend sa conversion à la mythification d’autant plus décevante. Cela dit, l’ouvrage serait moins représentatif sans ces pages.
Un mal pour un bien ?
Mais les passages les plus déconcertants de Pop Tropicale et révolution sont peut-être ceux de l’introduction, très étrange : pleine de feintes, y compris de grossièreté délibérée, comme si elle avait pour but de désorienter le lecteur ; néanmoins, l’utilisation des éléments susceptibles de gêner le lecteur (en tant que dispositif littéraire de problématisation) est aussi l’une des caractéristiques originales du livre. En assumant les positions qui ne rentrent pas dans le cadre du consensus civilisé – c’est-à-dire en justifiant un incendie criminel, en se moquant de la capacité politique des travailleurs ou en se représentant soi-même comme un personnage mythique – Caetano transforme l’espace de la lecture en un champ de provocations, de conflits et d’incertitudes. Celles-ci sont d’autant plus troublantes que ce n’est pas une œuvre de fiction, mais un témoignage ; néanmoins, cette approche, intéressante en soi, est peut-être plus fidèle aux réalités contemporaines que les certitudes obsolètes qui assurent l’assentiment littéraire des bien-pensants. Le livre commence par quelques réflexions exceptionnelles sur la singularité du Brésil : l’année 2000 marque non seulement le tournant du millénaire, mais aussi la commémoration du 500e anniversaire de la découverte de ses rives par Cabral : « Pour cette date, aucun autre pays au monde ne bénéficie d’autant de symboles ». Caetano prend partiellement ses distances avec cette banalité numérologique en attribuant cette superstition à ses compatriotes : « Et le flot de présages que suscite cette conjonction s’accorde bien avec la psychologie du Brésil – nation en faillite qui a honte d’avoir un jour été appelée “pays du futur”. » Le choix est à nouveau très douteux : le problème n’étant pas que la « nation en faillite » manque d’une auto-compréhension réaliste, mais qu’elle n’ait pas la force de croire en d’autres présages – « pour le meilleur et pour le pire – nous restons très loin d’un réalisme raisonnable. »46
Le texte ne va pas jusqu’à l’exaltation superstitieuse de l’essence nationale, mais il s’en approche de façon étonnante. La relativisation des avantages et des inconvénients se reproduit au niveau d’autres polarités, suivant une procédure familière qui présente le statut de l’imaginaire – du mythe, du rêve, de la superstition – et de la réalité, du mot et de la chose, comme étant également acceptables et souhaitables. Cela peut conduire à des déclarations qui, selon le point de vue, apparaîtront soit comme suggestives, soit comme étant vides de sens ; ainsi, le Brésil est « l’Autre » des États-Unis : « le double, l’ombre, l’image négative de la grande aventure du Nouveau Monde » et ainsi de suite. Telles sont les expressions d’un patriotisme fantastique, semi-poétique, semi-mythique, qui nous invite à prendre nos faiblesses pour des mérites. Pourtant, le lecteur découvre bientôt que la louange de l’absurdité et la liberté d’inconséquence ont une fonction rhétorique : celle d’établir l’ambiance intellectuelle ambiguë mais complaisante dont Caetano a besoin pour introduire la question du coup d’État de 1964. Sa génération, dit-il, rêvait dans l’adolescence de renverser « l’héritage brutal » de l’inégalité brésilienne. Pourtant :
En 1964, les militaires prirent le pouvoir, décidés à perpétuer ces disparités, qui leur semblaient être l’unique modèle de fonctionnement économique (même s’il est largement inefficace). Sur le plan international, ils voulaient défendre l’économie de marché contre la menace du bloc communiste (le pays représentait l’un des fronts américains de la guerre froide)47.
Une lecture attentive est nécessaire pour apprécier les sinuosités idéologiques de cette phrase, qui cherche à saisir – à travers la mise distance, par esprit sarcastique, comme une justification? – le point de vue de la droite victorieuse. Caetano y décrit un processus au cours duquel la mission historique de dépassement de « l’héritage brutal » de l’inégalité se renverse en « nécessité de le pérenniser ». L’emploi du terme est très idéologique: à qui cette nécessité s’impose-t-elle ? Et pour quoi ? De même, la nécessité d’une action militaire évoque une situation de grandeur patriotique, démentie par ses objectifs sordides. La vérité du sophisme, d’apparence matérialiste, selon lequel perpétuer les inégalités est une nécessité pour un pays dont l’économie ne peut pas fonctionner sans elles, reste à prouver ; il n’en reste pas moins que le pays actuel est la patrie de ceux qui bénéficient de l’inégalité. Enfin, le coup d’État apparaît comme nécessaire pour défendre le libre marché à l’échelle internationale, dans le contexte de la guerre froide. Il y a sans doute une part de vérité à cette clause, qui a le mérite d’indiquer les horizons bornés de la contre-révolution sans cesser d’être un acte d’accusation contre les réalités du marché. L’hésitation initiale, semi-frivole, entre mythe et réalité – lequel faut-il préférer ? – se prolonge dans ce va-et-vient entre le raisonnement de la gauche et celui de la dictature elle-même. Les contradictions se retrouvent encore dans les paragraphes suivants, qui suggèrent que la gauche, contrairement à ce qu’elle pensait, n’avait pas le monopole des nobles sentiments, tandis que la droite n’était pas aussi mauvaise qu’on ne le disait. Ces rectifications, qui reposent sur une symétrie que Caetano échoue à instaurer, ont en fait très peu à voir avec les réalités brutales de la dictature ou des questions qui divisaient le pays au cours de la période antérieure : la réforme agraire, les revendications populaires, le sous-développement, la politique étrangère indépendante, l’approfondissement démocratique.
Rédigé à trois décennies de distance, au moment du triomphe de la mondialisation, Pop tropicale et révolution saisit l’effervescence mémorable des années 1960 dont le tropicalismo marqua l’apogée. Sa guerre d’usure contre la gauche n’a pas empêché le mouvement de faire partie de la vague de rébellion étudiante et anti-capitaliste qui a culminé à l’échelle internationale en 1968. Fidèle aux valeurs esthétiques de cette rébellion, Caetano en chante les louanges. Pourtant, étant lui-même intégré au triomphe de l’ordre nouveau, dans lequel le capitalisme semble ne plus pouvoir être remis en question, il partage le point de vue et le discours des vainqueurs de la guerre froide. Aussi problématique soit-elle, la renonciation à la négativité fait également de ce livre un document précieux sur son temps. Pour tirer le meilleur parti de cet ouvrage extraordinaire, il convient donc de le lire à contre-courant et de l’aborder comme une mise en scène historique à double tranchant : d’un côté, les promesses et la réalité qui gisent derrière l’impulsion réprimée ; de l’autre, les aspirations revues à la baisse du capital triomphant.
Article paru dans la New Left Review, n°75, mai-juin 2012. Traduit de l’anglais par Daria Saburova et David Amram
- Ce texte est une version légèrement raccourcie de « Verdade Tropical: Um Percurso de nosso tempo », dans Martinha contre Lucrecia: Ensaios e Entrevistas, São Paulo 2012. Caetano Veloso est couramment décrit dans les médias américains et britanniques comme un Bob Dylan brésilien: une star des années 1960 et 1970, dont les chansons ont combiné la politique radicale et le lyrisme poétique, les rythmes de samba et la guitare électrique. L’essai de Schwarz montre à quel point cette comparaison est éloignée de la réalité. Profondément marqués par les divisions sociales du pays, les traditions américaines de musique populaire du début des années 1960 (blues, folk, country et western) n’auraient pas pu produire un mouvement culturel national hégémonique de masse qui, à l’instar de la Música Popular Brasileira (MPB), devait connaître un énorme succès à la télévision. Au Brésil, le bouillonnement culturel des années soixante était beaucoup plus politisé. [Note de la New Left Review] [↩]
- Caetano Veloso, Verdade Tropical, São Paulo, 1997, trad. fr. par Violante de Canto et Yves Coleman, Pop tropicale et Révolution, Paris, Le Serpent à Plumes, 2003. Désormais cité PTR. [↩]
- PTR, p. 319-320. [↩]
- PTR, p. 15-16. [↩]
- PTR p. 17-18 [↩]
- Ainsi, avec le lancement du tropicalismo sous la dictature, Caetano espère que ses adversaires reconnaîtront qu’il n’y a aucune mauvaise intention derrière ses comportements délibérément scandaleux. Au niveau littéraire, la tranquillité avec laquelle l’auteur concède le bouleversement produit par ses initiatives est très efficace ; mais il semble étrange de penser qu’en dernière instance les parties adverses étaient dans le même camp. Voir PTR, p. 47 et 23 [↩]
- PTR, p. 23 [↩]
- PTR, p. 25 [↩]
- PTR, p. 48 [↩]
- PTR, p. 50 [↩]
- PTR, p. 50-51 [↩]
- PTR, p. 11 [↩]
- PTR, p. 194 [↩]
- PTR, pp. 141 et 75 [↩]
- PTR p. 32-33 [↩]
- PTR, p. 32 et 379 [↩]
- PTR, p. 32-33 [↩]
- PTR, p. 44 [↩]
- Verdade Tropicale, p. 177 (passage omis de la traduction française) [↩]
- Pour une excellente analyse du personnage de Paulo Martins voir Ismail Xavier, « The Intellectual out of the Centre », Alegorias do subdesenvolvimento, São Paulo 1993. [↩]
- PTR, p. 77 [↩]
- PTR, p. 85, traduction modifiée. [↩]
- Carlos Drummond de Andrade, « O operário no mar », in Sentimento do mundo, Rio de Janeiro, 1940. [↩]
- Nicholas Brown, Utopian Generations, Princeton 2005, pp. 176–177. [↩]
- PTR, p. 85. [↩]
- PTR, p. 333-334 [↩]
- Il y avait une part d’identification, caractérisée par la rivalité, avec les personnes de sa génération qui prenaient la voie de la lutte armée. Caetano écrit : « Si j’ignorais ce qui pouvait sortir de de la révolution armée, l’héroïsme de la guérilla, en tant qu’unique réponse au maintien de la dictature, suscitait cependant mon respect craintif. Nous ressentions au fond de nous une certaine identification romantique avec les révolutionnaires, quelque chose que nous n’avions jamais ressenti pour la gauche traditionnelle ou le Parti communiste. » PTR, p. 319. [↩]
- PTR, p. 286. [↩]
- PTR, p. 266. [↩]
- PTR, p. 328. [↩]
- PTR, p. 79 [↩]
- PTR, p. 43 [↩]
- PTR, p. 84-85 [↩]
- PTR, p. 78 [↩]
- PTR, p. 240. [↩]
- PTR, p. 241 [↩]
- PTR, p. 233 [↩]
- PTR, p. 241 [↩]
- PTR, p. 220 [↩]
- PTR, p. 96 [↩]
- PTR, p. 143 [↩]
- PTR, p. 310, trad. mod. [↩]
- PTR, p. 351, trad. mod. [↩]
- PTR, p. 352. [↩]
- PTR, p. 353 [↩]
- PTR, p. 9. Trad. mod. [↩]
- PTR, p. 10-11. [↩]