Camarade prisonnier !

Lorsqu’il reçoit le « Booker Prize » en 1972 pour son grand roman « G », John Berger décide de partager la moitié du gain avec le « Black Panthers Party » afin de « retourner ce prix contre lui-même ». Un geste éminemment politique qui témoigne d’un engagement radical et jamais renié en faveur de l’émancipation. Écrivain, critique d’art et peintre, John Berger a construit une œuvre dans laquelle les modalités esthétiques et sensibles de l’égalité réfléchissent la nécessité historique du combat pour la libération de l’humanité. Ce qu’exprime admirablement ce texte, « Camarade prisonnier ! » véritable réquisitoire contre la mutilation de la vie et réflexion sur la domination du capital dont la figure carcérale en fournirait l’allégorie.

Print Friendly

La merveilleuse poétesse américaine, Adrienne Rich, a fait remarquer au cours d’une conférence récente sur la poésie que « cette année, un rapport du Bureau des statistiques judiciaires révèle qu’une sur cent trente-six personnes résidant aux Etats-Unis se trouve derrière les barreaux – un grand nombre d’entre elles sans avoir été condamnées1

Au cours de cette même conférence, elle a cité le poète grec, Yannis Ritsos :

 Dans le champ, la dernière hirondelle s’était attardée,

Flânerie aérienne, indécise, d’un ruban de deuil sur la manche de l’automne.

Rien d’autre ne restait, que les maisons brûlées qui achevaient de se consumer2 .

 

***

Je soulevai le téléphone et sus immédiatement que c’était un appel de vous qui parliez de votre appartement de la Via Paolo Sarpi (deux jours après les résultats de l’élection et le retour de Berlusconi). La rapidité avec laquelle nous identifions une voix familière tombée des nues est réconfortante mais aussi quelque peu mystérieuse. Parce que les unités de mesure que nous utilisons pour évaluer clairement la différence qui existe entre une voix et une autre ne sont ni formulées et anonymes. Elles ne sont pas codifiées. De nos jours, on encode de plus en plus.

Si bien que je me demande s’il n’y a pas d’autres mesures, également non codées et pourtant précises, permettant de calculer d’autres données. Par exemple, le degré de liberté circonstancielle existant dans une certaine situation, son étendue et ses limites strictes. Les détenus deviennent des experts en la matière. Ils développent une sensibilité particulière à la liberté, non pas en tant que principe, mais comme une substance granuleuse. Ils repèrent des fragments de liberté presque au moment même où ils se produisent.

Par un jour ordinaire où rien n’arrive et où les crises annoncées d’heure en heure sont les bonnes vieilles crises de toujours – et que les politiciens une fois de plus déclarent que sans eux la catastrophe viendrait – les gens, en se croisant, échangent des regards, et certains de leurs regards vérifient si les autres envisagent bien la même chose lorsqu’ils se disent en eux-mêmes : alors, c’est ça la vie !

Souvent, oui, ils envisagent la même chose et dans ce premier partage, une sorte de solidarité s’amorce avant même que rien d’autre n’ait été dit ou débattu.

Je cherche des mots pour décrire la période historique que nous traversons. Dire qu’elle est sans précédent n’a guère de sens parce que toutes les périodes étaient sans précédent depuis le moment où on a découvert l’histoire.

Je ne cherche pas une définition complexe – un certain nombre de penseurs, tels Zygmunt Bauman, ont pris en charge cette tâche essentielle. Je ne cherche rien de plus qu’une image figurative capable de servir de point de repère. Les points de repère ne s’expliquent pas complètement par eux-mêmes, mais ils offrent un point de référence qui peut être partagé. En cela ils sont comme les acceptations tacites contenues dans les proverbes populaires. Sans points de repère, l’humanité court le grand risque de tourner en rond.

 

***

Le point de repère que j’ai trouvé est celui de la prison. Rien de moins. À travers la planète, nous vivons dans une prison.

Le mot « nous », lorsqu’il est imprimé ou prononcé sur les écrans, est devenu suspect car il est continuellement utilisé par ceux qui ont le pouvoir et prétendent – en toute démagogie – qu’ils parlent également pour ceux à qui on le refuse. Disons « eux » pour parler de nous. « Eux » vivent en prison.

Quelle sorte de prison ? Comment est-elle construite ? Où est-elle située ? Ou suis-je seulement en train d’utiliser le mot comme une figure de style ?

Non, ce n’est pas une métaphore, l’emprisonnement est bien réel, mais pour le décrire, il nous faut penser en termes historiques.

Michel Foucault a très bien montré comment le pénitencier a été inventé à la fin du XVIIIe siècle/ début du XIXe, en liaison étroite avec la production industrielle, ses usines et sa philosophie utilitaire. Avant, les geôles étaient des développements de la cage et de l’oubliette. Ce qui distingue le pénitencier de ces formes d’emprisonnement, c’est le nombre de prisonniers qu’on peut y entasser – et le fait que tous y sont maintenus sous surveillance permanente grâce au modèle du Panoptique, tel que Jeremy Bentham l’avait conçu et qui introduisait le principe de la comptabilité dans l’éthique.

La comptabilité exige que toute transaction soit notée. D’où les murs circulaires du pénitencier avec les cellules disposées en rond et au centre le mirador des gardes-chiourmes. Bentham, qui fut le précepteur de John Stuart Mill au début du XIXe siècle, fut le principal apologiste utilitaire du capitalisme industriel.

Aujourd’hui, à l’ère de la globalisation, le monde est dominé par le capital financier non industriel, et les dogmes qui définissent la criminalité et la logique de l’incarcération ont changé radicalement. Les pénitenciers existent toujours et on en construit de plus en plus. Mais les murs de prison ont désormais un but différent. Ce qui constitue une ère d’incarcération a été transformé.

 

***

Il y a vingt ans, Nella Bielski et moi avons écrit Un Problème de géographie3 , une pièce sur le goulag. Dans l’acte II, un « zek » (prisonnier politique) parle à un gars qui vient d’arriver de la notion de choix, ou plutôt des limites de ce qu’on peut choisir dans un camp de travail : «  Quand tu te traînes en revenant d’une journée de travail dans la taïga, quand on te ramène à moitié mort de fatigue et de faim, on te donne ta ration de soupe et de pain. Pour la soupe, t’as pas le choix – faut la manger pendant qu’elle est chaude ou qu’elle est au moins tiède. Pour les quatre cents grammes de pain, t’as un choix. Tu peux par exemple le couper en trois petits morceaux : un à manger maintenant avec la soupe ; un à sucer avant de t’endormir sur ton pieu, et le troisième à garder jusqu’au lendemain matin, à dix heures, quand tu bosses dans la taïga et que le vide dans l’estomac, tu le ressens comme si c’était une pierre.

Tu vides une brouette pleine de rocs. Pour ce qui est de pousser la brouette à la décharge, t’as pas le choix. Maintenant qu’elle est vide, t’en as un. Tu peux rentrer à pied avec ta brouette exactement comme tu l’as fait en venant, ou – si t’es malin, et survivre te rend malin – tu la repousses comme ça, presque redressée. Si tu choisis la deuxième manière, tu donnes à tes épaules un petit repos. Si t’es un “zek” et que tu deviens chef d’équipe, t’as le choix de jouer les garde-chiourmes, ou de ne jamais oublier que t’es un “zek”. »

Le goulag n’existe plus, mais des millions d’humains pourtant travaillent dans des conditions qui ne sont pas très différentes. Ce qui a changé, c’est la logique judiciaire appliquée aux travailleurs et aux criminels.

Au temps du goulag, les prisonniers politiques, classée dans la catégorie des « criminels » étaient relégués aux travaux forcés. Aujourd’hui des millions de travailleurs brutalement exploités  sont relégués au statut de criminels.

L’équation du goulag « criminel = forçat » a été reformulé par le néolibéralisme en ces termes « travailleur = criminel caché ». Tout le drame de la migration globale est exprimé dans cette nouvelle formule : ceux qui travaillent sont des criminels en puissance. Lorsqu’ils sont accusés, c’est donc d’être coupables de tenter de survivre à n’importe quel prix.

Quinze millions de femmes et d’hommes mexicains travaillent aux États-Unis sans papier et sont en conséquence en situation illégale. Un mur de béton de mille deux cents kilomètres et un mur « virtuel » de mille huit cents miradors sont en projet le long de la frontière séparant les États-Unis du Mexique. Des voies pour les contourner toutefois – toutes dangereuses – seront bien sûr trouvées.

Entre le capitalisme industriel qui repose sur la fabrication et les usines, et le capitalisme financier qui dépend de la libre spéculation des marchés, et des « traders » de façade, la zone d’incarcération a changé. Les transactions financières spéculatives s’élèvent chaque jour à mille trois cents milliards de dollars ; cinquante fois plus que le montant total des échanges commerciaux. La prison est à présent aussi vaste que la planète. Les zones qui lui sont allouées sont variables. Et peuvent être qualifiées de chantiers, camps de réfugiés, galeries marchandes, périphéries urbaines, ghettos, immeubles de bureaux, bidonvilles, banlieues. Ce qui est essentiel, c’est que ceux qui sont incarcérés dans ces zones sont des camarades prisonniers.

 

***

C’est la première semaine de mai, et, sur le versant des collines et des montagnes, le long des avenues, et autour des grilles, dans l’hémisphère nord, la plupart des arbres sortent leurs feuilles. Non seulement leurs différences nuances de vert sont toujours distinctes, mais les gens ont également l’impression que chaque feuille prise l’une après l’autre est distincte et donc qu’ils font face à des milliards, non, pas des milliards (le mot a été dégradé par dollars) ils font face à une multitude infinie de jeunes feuilles.

Pour les prisonniers, les petits signes visibles de la permanence de la nature ont toujours été, et sont toujours, un encouragement secret.

Aujourd’hui, le but de la plupart des murs de prison (que ce soit en béton, électronique, sous surveillance de patrouille ou interrogateurs ) n’est pas de maintenir des prisonniers à l’intérieur et de les amender, mais de ne pas les intégrer, et de les exclure.

La plupart des exclus n’ont pas de nom – de là, l’obsession identitaire de toutes les forces de sécurité. Ils sont également innombrables pour deux raisons. D’abord parce que leur nombre fluctue ; chaque famine, catastrophe naturelle et intervention militaire (on appelle ça maintenant rétablissement de l’ordre) ou diminue ou accroît leur multitude. Et ensuite, parce qu’évaluer leur effectif, c’est faire face au fait qu’ils constituent la majorité des habitants vivant à la surface de la terre – et que reconnaître ceci, c’est plonger dans l’absurdité totale.

 

***

Avez-vous remarqué que les petites denrées sont de plus en plus difficiles à extraire de leur emballage ? Quelque chose d’équivalent s’est produit dans la vie de ceux qui ont un emploi lucratif. Ceux qui ont un emploi légal et ne sont pas pauvres vivent dans un espace très restreint qui ne leur laisse de moins en moins de choix – si l’on excepte le choix binaire continuel entre obéissance et désobéissance. Leurs heures de travail, leur lieu de résidence, leur compétence passée et leur compétence acquise, leur santé, l’avenir de leurs enfants, tout ce qui est à l’extérieur de leur fonction en tant qu’employé doit céder modestement la place aux vastes et imprévisibles exigences du profit liquide. En outre, la rigidité de ce règlement d’établissement s’appelle flexibilité. En prison, le sens des mots s’inverse.

La pression alarmante des conditions de travail de haut niveau a récemment contraint les tribunaux, au Japon, de reconnaître et de définir un nouveau type légal de décès par surmenage.  Aucun autre modèle, dit-on aux employés bien rémunérés, n’est possible. Il n’y a pas d’alternative. Prenez l’ascenseur. L’ascenseur est une petite cellule.

Quelque part dans la prison, je suis des yeux une petite fille de cinq ans qui prend une leçon de natation dans une piscine couverte municipale. Elle porte un costume de bain bleu foncé. Elle sait nager, mais ne se sent pas encore assez sûre d’elle pour nager seule sans aucun soutien. Le maître nageur l’emmène au bout le plus profond du bassin. La fillette va sauter dans l’eau tout en agrippant une longue perche que son instructrice tend vers elle. C’est une façon de lui faire dominer sa peur de l’eau. Ils ont fait la même chose hier.

Aujourd’hui, elle veut que la fillette saute sans agripper la perche. Un, deux, trois ! La fillette saute, mais, au dernier instant, saisit la perche. Pas un mot n’est dit. La femme et la fillette échangent un léger sourire, coquin chez la fillette, patient chez la femme.

La fillette grimpe en haut de l’échelle et sort du bassin et puis revient sur le bord. Encore !, siffle-t-elle. Elle saute, les mains plaquées contre elle, sans rien tenir. Quand elle remonte à la surface, l’extrémité de la perche est là, juste en face de son nez. En deux brasses, la fillette est à l’échelle sans avoir touché la perche.

Est-ce que je suggère que la fillette en maillot bleu foncé et le professeur de natation en sandales sont des prisonniers ? Il est certain qu’au moment où la fillette a sauté sans la perche, ni l’une ni l’autre n’étaient en prison. Pourtant, si je pense aux années à venir ou que je revois le passé récent, je crains que l’une comme l’autre risque de devenir ou de redevenir une prisonnière, même en dépit de ce que je viens de décrire.

 

***

Considérez la structure du pouvoir dans le monde qui nous entoure, et la manière dont son autorité fonctionne. Chaque tyrannie trouve et improvise son propre ensemble de moyens de contrôle. C’est pourquoi souvent, au départ, on ne les reconnaît pas pour ce qu’ils sont : des moyens de contrôle odieux.

Les forces du marché qui dominent le monde affirment qu’elles sont inévitablement plus fortes que n’importe quel État-nation. L’affirmation est corroborée à tout instant. Cela va de l’appel téléphonique non sollicité qui tente de persuader le souscripteur de contracter une assurance médicale privée ou une pension, jusqu’au dernier ultimatum de l’Organisation mondiale du commerce.

Le résultat, c’est que la plupart des gouvernements ne gouvernent plus. Un gouvernement ne tient plus le cap vers la destination de son propre choix. Le mot « horizon », avec sa promesse d’un avenir espéré, a disparu du discours politique à droite comme à gauche. Il reste un seul sujet de débat : comment prendre la mesure de ce qui est là. On ne dirige plus ; on ne désire plus : on s’en remet à des sondages d’opinion.

La plupart des gouvernements rassemblent le troupeau au lieu de tenir le gouvernail. En argot de prison aux États-Unis, le terme herder (gardien de troupeau) est l’un des plus utilisés pour désigner les gardiens de prison.

Au XVIIIe siècle, l’emprisonnement à long terme était défini et légitimé comme une sanction de « décès civique ». Trois siècles plus tard, les gouvernements imposent massivement – par la loi, la force, les menaces économiques, et leur tapage – des régimes de morts civiques.

 

***

Vivre sous un régime quel qu’il fût, n’était-ce pas autrefois une forme d’emprisonnement ? Pas au sens où je le décris. Ce qui est vécu aujourd’hui est nouveau en raison de son rapport avec l’espace.

C’est ici que la pensée de Zygmunt Bauman est lumineuse. Il fait ressortir que les forces des marchés d’affaires qui maintenant gouvernement le monde sont ex-territoriales, c’est-à-dire libérées des contraintes de territoires – les contraintes inhérentes à la localisation. Elles sont perpétuellement éloignées, anonymes, et, ainsi, ne prennent jamais en compte les conséquences physiques, territoriales de leurs actions. Il cite Hans Tietmeyer, président de la Banque fédérale allemande : « L’enjeu aujourd’hui, c’est de créer les conditions favorables à la confiance des investisseurs. » La seule et suprême priorité.

Il découle de cela que le contrôle des populations du monde qui se résument à des producteurs, des consommateurs et des pauvres marginalisés, est la tâche assignée aux gouvernements nationaux obéissants.

La planète est une prison et les gouvernements dociles, qu’ils soient de droite ou de gauche, sont des rabatteurs de troupeaux.

Le système carcéral fonctionne grâce au cyberespace. Le cyberespace offre au marché une rapidité d’échange pratiquement instantanée qu’on utilise, dans le monde entier, jour et nuit, pour les opérations boursières. C’est grâce à cette rapidité que la tyrannie du marché peut s’exercer dans un espace hors territorial. Une telle rapidité a toutefois un effet pathologique sur ceux qui la mettent en pratique : ça les anesthésie. Peu importe ce qui est advenu, on continue le business.

La souffrance n’a plus de place dans cette vélocité ; effets d’annonce de la souffrance peut-être bien, mais non de la souffrance inhérente à ce fonctionnement.

Autrefois, les tyrans étaient sans pitié et inaccessibles, mais ils étaient des gens du voisinage, soumis à la douleur. Ce n’est plus le cas et c’est sans doute là que réside la faiblesse du système.

 

***

 Les grandes portes se rabattent

On est dans la cour de la prison

Et c’est une nouvelle saison4 .

« Eux » – nous – des camarades prisonniers. Cette reconnaissance, quelle que soit la tonalité de la voix dans laquelle nous le disons, implique un refus. Jamais autant que dans une prison l’avenir n’est calculé et attendu comme quelque chose qui soit aussi totalement contraire au présent. Ceux qui sont incarcérés n’acceptent jamais le présent comme une fin.

D’ici là, comment vivre ce présent ? Quelles conclusions tirer ? Comment agir ? J’ai quelques lignes de conduite à suggérer maintenant que le point de repère a été établi.  De ce côté des murs, on prête l’oreille à l’expérience, aucune expérience n’est considérée comme périmée. Ici, on respecte l’action de survivre, et c’est une banalité de dire que la survie dépend fréquemment de la solidarité entre camarades prisonniers. Les autorités le savent – d’où l’utilisation de la détention au secret, par l’isolement physique ou par leurs appels en mode vibreur, ce par quoi la vie de l’individu est coupée de l’histoire, de l’héritage humain, de la terre et, par-dessus tout, d’un avenir commun.

Ignorez le bavardage des geôliers. Bien sûr, il y a les méchants geôliers et les moins méchants. Dans certaines circonstances, il est utile de noter la différence. Mais ce qu’ils disent, y compris les moins mauvais, c’est de « la merde ». Leurs hymnes, leurs mots d’ordre, leurs termes incantatoires sécurité, démocratie, identité, civilisation, flexibilité, productivité, droits de l’homme, intégration, terrorisme, liberté sont répétés et répétés dans le but de confondre, diviser, distraire et calmer la totalité des codétenus. De ce côté-ci des murs, les mots prononcés par les gardiens sont dépourvus de sens, et ne sont plus utiles à la réflexion. Ils ne pénètrent rien. Rejetez-les même de vos pensées intimes.

Par contraste, les prisonniers ont leur vocabulaire à eux qui nourrit leur pensée. Beaucoup de mots sont gardés secrets et beaucoup sont des termes locaux et leurs nuances sont innombrables. Petits mots et petites expressions, petits et pourtant renfermant tout un monde : Je vais-te-montrer-comment-je fais, des fois-formid,pajarillo,des trucs qui-s’-passent dans l’aile-B, à poil, prends-cette-petite-boucle-d’oreille,mort-pour-nous, fonce-dessus, etc.

Entre co-détenus, il y a des conflits, parfois violents. Tous les prisonniers sont en état de privation, mais il y a des degrés de privation et les différences entre ces degrés provoquent l’envie. De ce côté-ci des murs, la vie ne vaut pas grand chose. L’impersonnalité même de la tyrannie globale encourage la chasse aux boucs émissaires pour trouver instantanément des ennemis définissables parmi d’autres prisonniers. Les cellules asphyxiantes deviennent alors une maison de fous. Les pauvres attaquent les pauvres. Les envahis pillent les envahis. Il ne faudrait pas idéaliser les camarades prisonniers qui partagent la même prison.

Sans idéaliser, retenez simplement que ce qu’ils ont en commun – à savoir leurs souffrances inutiles, leur endurance, leurs ruses – ont plus de sens, parlent davantage que ce qui les sépare. Et, de cela naissent d’autres formes de solidarité. Les nouvelles solidarités commencent par la prise de conscience mutuelle de leurs différences et de leur multiplicité. La vie est donc ainsi ! Une solidarité, non pas des masses mais de gens qui se connectent, une solidarité bien plus appropriée aux conditions de la prison.

 

***

Les autorités font systématiquement de leur mieux pour tenir les co-détenus mal informés de ce qui se passe ailleurs dans la prison planétaire. Elles n’endoctrinent pas au sens agressif du terme. L’endoctrinement est réservé à la formation de la petite élite des « traders » et des experts en gestion directoriale des entreprises et des marchés. S’agissant de la population globale des prisons, le but n’est pas de les activer, mais de les maintenir dans un état d’incertitude passive, de leur rappeler impitoyablement que dans la vie, il n’y a rien que du risque, et que la terre est un endroit dangereux.

Ceci est réalisé au moyen d’une information choisie avec soin, accompagnée de désinformation, commentaires, rumeurs, fictions. Dans la mesure où l’opération réussit, elle propose et maintient un paradoxe hallucinant car elle amène la population d’une prison à croire, abusivement, que la priorité pour chacun d’entre eux, c’est prendre des dispositions pour veiller å leur propre protection et d’assurer égoïstement, et bien qu’ils soient incarcérés, un moyen d’être exempté du sort commun.  Cette image de l’humanité, telle qu’elle est transmise par le biais d’une vision du monde, est, à vrai dire, sans précédent. L’homme est présenté comme un lâche. Seuls les gagnants sont braves. En outre, rien n’est offert, il n’y a que des prix à remporter.

Les prisonniers ont toujours trouvé les moyens de communiquer les uns avec les autres. Dans la prison mondiale d’aujourd’hui, le cyberespace peut être retourné contre ceux qui ont été les premiers à l’installer. C’est ainsi que les prisonniers s’informent sur ce que le monde fait jour après jour, et qu’ils écoutent de nouveau les histoires supprimées du passé, et qu’ainsi, ils se retrouvent, épaule contre épaule, avec les morts.

Ce faisant, ils redécouvrent de petits dons, des exemples de courage, une rose solitaire dans une cuisine où il n’y a pas suffisamment à manger, des douleurs qu’on n’efface pas, l’énergie infatigable des mères, les rires, l’assistance mutuelle, le silence, la résistance qui s’étend sans cesse, le sacrifice volontaire, et plus de rires encore…

Les messages sont brefs, mais ils s’allongent dans la solitude de leurs (de nos) nuits.

 

***

Le point de repère final n’est pas tactique. Il est stratégique.

Le fait que les tyrans du monde soient ex-territoriaux explique l’étendue de leur pouvoir de surveillance, mais montre également l’imminence d’une faiblesse. Ils opèrent dans le cyberespace et sont logés dans des copropriétés sécurisées. Ils ne savent rien de la terre qui les entoure. De plus, ils repoussent une telle connaissance comme étant superficielle et non profonde. Seules les ressources du sous-sol comptent. Ils sont incapables d’être à l’écoute de la terre. Au sol, ils sont aveugles. Localement, ils sont perdus.

Le contraire est vrai pour ceux qui partagent une prison. Les cellules ont des murs qui se rejoignent dans le monde entier. Des actions efficaces de résistance soutenue seront enracinées localement, à la fois dans une proximité et un lointain. Résistance de la cambrousse, à l’écoute de la terre.

La liberté se découvre petit à petit, non pas dehors, mais dans les profondeurs de la prison.

***

Je n’ai pas reconnu tout de suite votre voix, qui parlait depuis votre appartement de la Via Paolo Sarpi5. J’ai aussi pu deviner, au ton de votre voix, ce que vous éprouviez, j’ai senti d’instinct votre exaspération, ou plutôt une endurance exacerbée, accordée – et ceci vous ressemble tellement – aux pas rapides de notre espoir en marche.

 

Traduit de l’anglais par Jacques Crossman. Texte initialement paru aux éditions Indigènes, « Dans l’entre-temps : réflexions sur le fascisme économique », 2009. Avec l’autorisation de l’auteur et du traducteur.

 

 

Print Friendly
Share on Google+Share on TumblrTweet about this on TwitterShare on Facebook
  1. Adrienne Rich, Poetry and Commitment, W. W. Norton & Company, 2007. []
  2. Yannis Ristos, « Romiosini », Selected Poems, 1938-1988, BOA editions Ltd, 1989. Traduit du grec vers l’anglais par Kimon Friar. Ce poème est paru en français dans le recueil Grécité, traduction Jacques Lacarrière, Fata Morgana, 1999. []
  3. John Berger & Nella Bielsky, A Question of geography, Faber & Faber 1987. []
  4. Thomas Tranströmer,« Prison : Nine Haiku Poems from Hällby Juvenile Prison » (1959), New Selected Poems, Bloodaxe Books Ltd. 1987, traduit du suédois vers l’anglais par Robin Fulton. Ce poème est paru en français dans le recueil Baltiques, Œuvres complètes 1954-2004, traduction Jacques Outin, éditions Gallimard, 2004. []
  5. Ici, l’auteur revient vers son interlocutrice à l’autre bout du téléphone, à Rome. []
John Berger