Au cours de sa vie, Giacomo Debenedetti s’est trouvé à plusieurs reprises au cœur d’intenses discussions littéraires internationales. Entre 1927 et 1929, à à peine vingt ans et en tant qu’invité de la Gazzetta del Popolo, il fréquentait les célèbres conférences de l’Abbaye de Pontigny organisées par Paul Desjardins et connaissait, parmi tant d’autres, André Gide ; à partir des lendemains de la Deuxième guerre mondiale, Debenedetti a entretenu des rapports plus que cordiaux avec Jean-Paul Sartre et György Lukács, avec lesquels il partageait un engagement politique commun (dont Sartre a même été le traducteur) ; parmi ses amis à Rome on compte notamment le grand poète communiste Rafael Alberti, dont l’Italie a été l’une des étapes de son long exil européen et latino-américain (étalé sur plusieurs décennies) pour fuir la dictature de Franco. Et pourtant, Debenedetti, cette figure que les Italiens considèrent comme l’un des plus grands critiques littéraires du XXe siècle, reste une figure peu connue dès lors qu’on franchit la frontière alpine ; en France y compris, Debenedetti reste largement inconnu, en dépit de ses essais pénétrants sur Proust, Radiguet, Cocteau, Gide, Vercors, Valéry, Camus.
Cette réception manquée s’explique en partie par la reconnaissance tardive de la valeur de Debenedetti au sein de la culture italienne, qui a sans doute déconsidéré son éclectisme. On peut résumer le parcours de Debenedetti par les étapes suivantes : deux ans d’études scientifiques à l’École polytechnique de Turin, puis un premier doctorat en jurisprudence à vingt ans (avec une thèse sur le premier théoricien italien du fédéralisme, Gian Domenico Romagnosi) ; un deuxième doctorat en lettre à vingt-sept ans (avec une thèse sur Gabriele D’Annunzio) ; la fondation d’une revue littéraire, Primo Tempo en 1922 à vingt-et-un ans ; une première tentative romanesque (Amedeo, 1926) qui restera sans lendemain ; son installation à Rome, au milieu des années 1930, pour devenir rédacteur de plusieurs revues à l’époque très en vogue, et de jouer un rôle important dans le milieu du cinéma comme scénariste ; une entrée tardive à l’université, à la veille de ses cinquante ans, et seulement comme professeur sous contrat, d’abord à Messine (à partir de 1950), puis à Rome (à partir de 1958), pour finalement échouer à obtenir un poste stable à l’université.
En Italie aussi, c’est n’est donc qu’à sa mort (1967) que Debenedetti obtient une reconnaissance définitive, quand ses cahiers de séminaire – les quinze années d’enseignement à Messine et à Rome – sont publiés l’un après l’autre dans les années 1970. Mais Debenedetti, qui était né en 1901, parlait alors une langue trop éloignée du structuralisme ou de la déconstruction, qui triomphaient en France dans ces années-là, et il était impossible pour lui de renoncer à des notions comme celles d’auteur ou de personnage, alors sévèrement mises en cause par les théoriciens plus inflexibles d’alors ; depuis le milieu parisien, il était aisé de considérer (à tort) le critique italien comme une figure résiduelle (brillante et instruite) d’une séquence avec laquelle la nouvelle critique avait déjà réglé ses comptes une fois pour toutes. La rencontre manquée avec cette culture que Debenedetti a discutée toute sa vie s’est donc prolongée même après sa mort.
La publication des cours de Debenedetti a en revanche constitué, sans aucune ambiguïté, le grand événement de la critique italienne des années 1970, comme en témoigne la liste des figures qui ont accepté de « parrainer » chacun de ces volumes, et dont les noms sont ceux des plus éminents poètes et romanciers de cette période : Pier Paolo Pasolini, Eugenio Montale, Alberto Moravia, Leonardo Sciscia, Franco Fortini et Edoardo Sanguineti. Le nombre d’auteurs qui s’est penché sur Debenedetti marque une différence nette avec les publications du vivant de l’essayiste, qui ne totalisent que quatre recueils (respectivement parus en 1929, 1945, 1959 et 1963), ainsi que deux brèves monographies (parues respectivement en 1944 et en 1945), chaleureusement saluées par Sartre, sur la persécution des juifs en Italie, et l’enseignement qu’il prodiguait avant de commencer chaque cours et qui revenait avec soin sur ce dont il avait déjà disserté auprès des étudiants (de fait, les manuscrits étaient prêts à être imprimés, bien qu’une partie d’entre eux fussent, inexplicablement, laissés au placard). D’une part, on pourrait dire que son écriture est dense et hautement conceptuelle (l’auteur est même parfois comme « crispé » dans son raisonnement), d’autre part Debenedetti était un vrai conteur qui n’hésitait pas à adopter au contraire un ton détendu et narratif, presque langoureux, en simulant constamment l’oralité et en se laissant le plaisir de faire des digressions (la formule consacrée à son égard étant précisément celle de « récit critique »). Mais la distinction plus probante est sans doute celle qui sépare le premier Debenedetti, encore sous l’orbite de l’idéalisme de Bendetto Croce, et celui de l’après-guerre, par suite de son arrivée au marxisme et à la psychanalyse.
La rencontre de Debenedetti avec le communisme s’est jouée sur un traumatisme. Par son origine juive, en 1938 Debenedetti finit par tomber sous le coup des lois raciales du régime fasciste, qui lui empêchent notamment de publier des livres et des articles ; cinq ans plus tard, à la suite de l’armistice du 8 septembre 1943 et l’occupation de la moitié Nord de l’Italie par les troupes allemandes, Debenedetti dut se cacher plusieurs mois pour fuir une arrestation qui aurait probablement signifié pour lui la déportation dans un camp de la mort. Au début des années 1920, Debenedetti avait fait partie des cercles antifascistes turinois et avait connu Antonio Gramsci, mais dans les deux décennies suivantes il se résolut à mener une existence paisible dans l’Italie de Mussolini. Les deux chocs de 1938 et 1943 furent pour lui, de ce point de vue, un brutal retour à la réalité. Éloigné par la force des choses du travail (quel qu’il soit), contraint à abandonner son foyer et à trouver refuge dans la campagne toscane, en danger de mort permanent avec sa propre famille, Debendetti ressort profondément marqué par cette expérience, et adhère en octobre 1944 au Parti communiste italien. Et comme il l’a fait écrire sur la quatrième de couverture de la réimpression de 1952 des premiers Saggi critici : « Et maintenant, le marxisme. Un autre discours commence. »
D’un point de vue intellectuel, l’adhésion au marxisme signifiait en premier lieu l’émergence de nouvelles exigences. Jusqu’au choc de l’année 1943, Debenedetti se distinguait par la finesse de ses analyses ; ce n’est qu’à partir de cette période que cette première inspiration s’est accompagnée d’une vocation nouvelle pour l’esquisse historique et le récit rétrospectif. Obligé par les lois raciales d’arrêter son travail pour écrire des recensions, Debenedettti en est venu à regarder davantage « derrière lui », allant même jusqu’à entamer un projet de monographie (achevée mais jamais publiée de son vivant) sur le grand tragédien du XVIIIe siècle Vittorio Alfieri, célèbre pour ses tirades contre les despotes de tout le continent. Mais en premier lieu, Debenedetti commençait à repenser aux auteurs qu’il avait pratiqué ces 20 dernières années jour après jour, livre après livre. Dans cette nouvelle perspective inspirée par sa « pause » forcée, écrivains et ouvrages tendaient à faire système et à figurer les traits inattendus d’une physionomie commune.
Dans les essais d’après-guerre, le regard de Debenedetti s’est allongé (dans le temps) et élargi (dans l’espace). Cette nouvelle approche s’accompagnait de nouveaux enjeux : la critique ne consistait plus seulement à juger de la réussite ou non d’un roman ou d’un recueil de poèmes, mais d’utiliser ces textes pour éclairer les doutes, les angoisses et les aspirations de l’homme (sic) contemporain (comme on le voit par exemple dans Personaggio e destino paru en 1947). Si les somptueuses lectures attentives des années 1920 et 1930 se fermaient sur un horizon intégralement littéraire, la maturité de Debenedetti se caractérise encore par une attention aux détails, lapsus et indices, mais l’analyse du texte en tous ses aspects moins visibles sera dès lors mise au service d’une interprétation compréhensive de la modernité au XXe siècle.
Militer au PCI fut en même temps source de satisfaction et d’amertume. Si Debenedetti n’est pas arrivé à bénéficier du prestige des critiques plus orthodoxes comme Natalino Spagno ou Carlo Muscetta, il a très vite occupé un position de relève au sein du panthéon culturel du parti, fort de ses solides relations avec le premier secrétaire Palmiro Togliatti. C’est en effet dans ces années d’après-guerre que Debenedetti se voit collaborer, bien que brièvement, au quotidien officiel du PCI L’Unità (1946-1948) ; il adhère avec une constance absolue à tous les appels défendus par les intellectuels communistes ; il voyage à plusieurs reprises dans les pays du bloc socialiste, de l’Union soviétique à la Pologne, de l’Allemagne de l’Est à la Hongrie (quand en 1962 il est accueilli par Lukács à Budapest pour donner un cycle de conférences sur l’hermétisme de Mallarmé à Montale).
Mais les difficultés ne manquaient pas. Debenedetti avait derrière lui une réputation fâcheuse de critique esthète : il était un fin connaisseur des œuvres de Richard Wagner et de Marcel Proust ; il lisait attentivement la poésie d’Umberto Sava et les romans d’Italo Svevo et ne s’étaient débarrassé qu’avec peine de sa passion juvénile pour Gabriele D’Annunzio ; en tant qu’essayiste, il était toujours à la recherche de la formule ou de l’image mémorable, avec un goût prononcé pour l’implicite, que ce soit chez les auteurs qui lui étaient chers ou dans son propre travail ; il était le critique italien le plus disposé à s’approprier et à développer librement les intuitions issues de la psychanalyse, laquelle était dans ces années-là la cible d’une guerre ouverte de la part du PCI .
Pour décrire son œuvre à qui ne la connaît pas encore, on peut simplement dire que la critique marxiste qui possède des airs de famille avec celle de Debenedetti est sans aucun doute celle de l’inclassable Walter Benjamin (qu’il n’a pourtant jamais cité et qu’il n’avait peut-être même pas lu). Au-delà du fait qu’ils étaient tous les deux juifs et marginalisés par l’université, les points communs entre les deux sont impressionnants : l’adhésion tardive au marxisme ; le refus de tout dogmatisme et l’usage d’outils « suspects » aux yeux d’un tenant du « matérialisme historique » (la théologie pour Benjamin et la pensée de Carl Gustav Jung pour Debenedetti) ; l’interrogation constante de l’activité de critique par l’autobiographie ; une sensibilité toute particulière pour les détails et la singularité, tant du point de vue stylistique que de la vie psychique et sociale (c’est-à-dire, en termes philosophiques, l’attention pour des phénomènes qui ne se laissent pas subsumer sous des concepts) ; dans l’écriture, l’abondance des comparaisons, certaines d’entre elles ayant été tant élaborées et développées qu’elles prennent le statut de petit apologue (un talent pour lequel Debenedetti s’est vu attribuer le titre de « merveilleux métaphoriste ») ; une passion commune pour Proust à la limite de la dévotion… Ces profondes affinités s’accompagnent de quelques différences non moins importantes (Benjamin était plus familier de la polémique abstraite de la culture juive, et naviguait en permanence entre littérature et philosophie, tandis que Debenedetti était substantiellement sécularisé, et plutôt intéressé par le rapport entre la littérature et les sciences, mais aussi moins enclin à miser aveuglément sur les avant-gardes).
Ces quelques traits suffisent à montrer combien Debenedetti ne correspondait finalement pas à la typologie d’intellectuels qu’on pouvait croiser dans ces années-là au sein du parti de Togliatti ; c’était même précisément la faille de son style de pensée que de se fondre avec difficulté dans la culture communiste, d’autant plus à une époque de confrontation radicale entre blocs, à l’heure où il semblait particulièrement nécessaire de promouvoir une littérature à caractère didactique et immédiatement disponible au combat politique.
Le principal contentieux avec les communistes concernait le jugement accordé aux artistes et écrivains de la première moitié du XXe siècle comme Svevo, Pirandello, Joyce, Proust et Kafka, qui étaient alors – sur ordre direct de Moscou – abhorrés par la culture officielle du PCI, et considérées comme des tendances artistiques « décadentes » ou « irrationnalistes ». Parmi les trois figures qui ont inspiré la critique italienne marxiste, Antonio Gramsci, György Lukács et Galvano Della Volpe, seul ce dernier se montrait ouvert à l’art moderne. Mais comparé aux deux autres, Della Volpe occupait une place marginale, sinon hérétique chez les communistes. Ce n’est pas un hasard s’il comptait Debenedetti parmi ses amis les plus chers.
Pour sa part, Debenedetti n’hésitait pas à faire part de son peu d’enthousiasme pour les avatars du réalisme socialiste et les sous-produits du roman prolétarien : ces textes s’épuisaient dans leur discours de dénonciation sociale ce qui, aux yeux de Debenedetti, avait déjà bien fait son temps. Comme ce dernier l’affirmera péremptoirement quelques années plus tard, le XXe siècle marquait un tournant définitif dans l’histoire du roman :
l’ancien roman était explicatif, le nouveau est interrogatif […] L’homme [sic] ne sait plus (ou ne sait pas encore, ou n’a pas encore réappris à connaître) qui il est. Il ne le sait pas car la trêve entre lui et la société, entre lui et le monde, a été rompue1.
Dans son refus d’un roman semblable à une caricature de la littérature du XIXe siècle, Debenedetti pouvait s’appuyer sur les très légitimes thèses d’un Lukács sur la supériorité du réalisme sur le naturalisme, bien qu’une simple vérification empirique pourrait montrer que leur canon littéraire n’aurait pu être plus distant (il est notoire que le seul auteur de la première moitié du XXe siècle apprécié du philosophe marxiste hongrois était Thomas Mann). Mais Debenedetti allait encore plus loin, comme quand il se saisissait du débat interne au PCI sur la nécessité d’approfondir et relancer le néoréalisme au milieu des années 1950, et proposait le mot d’ordre de « réalisme intégral », qui dans son cas servait pourtant à exprimer une attention inédite pour les inclinations souterraines de la psyché (dans leur capacité à refléter, et parfois même à anticiper les grandes dynamiques sociales). Et ici, malgré la prudence de la formule adoptée par Debendetti, les points de friction avec l’appareil officiel du parti ont fini par se multiplier de façon préoccupante, même si aucune crise profonde et véritable n’a jamais éclaté : par contraste avec des centaines d’intellectuels, Debenedetti ne quittera pas le PCI, pas même à la suite de la « crise hongroise » de 1956.
De nos jours, une historiographie tendanciellement hostile dépeint la culture socialiste et communiste d’après-guerre de façon caricaturale, comme un bloc monolithique, dicté par en haut depuis Moscou. Au seuil des années 1950, il n’existait pourtant pas de critique marxiste orthodoxe, et les chercheurs communistes étaient totalement engagés dans ce qui ressemblait surtout à un travail difficile de bricolage, une tentative de mettre profit les intuitions les plus disparates – celles-ci comprenant les préceptes et diktats venus de Jdanov en Union soviétique. La multiplicité de suggestions, souvent contradictoires, et l’existence même d’un « triumvirat », assuraient d’amples marges de manœuvres, et Debenedetti essayait d’en profiter au mieux pour défier la méfiance du parti – non seulement en tant que critique littéraire, mais en tant que directeur littéraire de la maison d’édition il Saggiatore (qui publiait depuis 1959, en concurrence nette avec Einaudi, les meilleurs essayistes italiens et étrangers).
C’est ainsi que, ici et là, dans ses essais des années 1950 et 1960, émergent tous les thèmes majeurs de la critique communiste (du primat du réalisme au rapport structure/superstructure, jusqu’à la tenative d’interpréter les textes littéraires comme des allégories politiques2 ), mais c’est sur un autre référentiel que le marxisme de Debenedetti viendra se situer : avant tout comme diagnostic de la perte de soi de l’homme moderne et comme tentative de lui donner un nouveau fil d’Ariane pour s’engager dans le labyrinthe et triompher du minotaure. De tous les outils intellectuels à sa disposition, Debenedetti a toujours préféré la psychanalyse, qu’il a découvert en même temps que le marxisme et qu’il a toujours considéré comme un instrument indispensable pour compléter ce dernier. De là à mener une bataille en faveur de Freud et Jung il en fallait peu, mais plutôt que contester ouvertement la position officielle du parti sur ce point, Debenedetti cherchait avant tout à démontrer empiriquement, dans l’écriture, comment l’analyse de la « psychologie des profondeurs » pouvait être mise utilement au service d’une interprétation marxiste de la société et de sa transformation communiste.
C’est surtout dans son grand œuvre, les cours universitaires des années 1960 recueillis sous le titre Il romanzo del Novecento (1960-1966) que l’usage de la psychanalyse est mis en avant en des termes explicitement politiques. Faisons quelque peu violence à la prose de conteur de Debenedetti, on peut essayer de résumer sa pensée en quatre thèses et un corollaire implicite (aujourd’hui, certaines de ces thèses peuvent apparaître vraiment évidentes, mais elles ne faisaient pas partie de la culture marxiste des années 1950, dans la mesure où, par exemple, en 1956 le PCF demandait encore aux psychanalystes communistes de souscrire à un article de la Nouvelle critique dans lequel on condamnait le caractère bourgeois et réactionnaire del a discipline de Freud).
I. La profonde transformation psychologique qui a marqué la fin du XIXe siècle concerne toute l’humanité et ne saurait être interprétée comme une crise de la seule petite-bourgeoisie, d’une couche sociale privilégiée qui, à travers ses terribles névroses, serait victime de ces mêmes privilèges (selon un reproche communément adressé à Proust par les marxistes). La crise intérieure est en fait le symptôme – ainsi que l’effet – d’une autre crise, celle-ci extérieure, qui a son origine dans la transformation violente d’un capitalisme déchiré par les tendances autodestructrices qui le traversent.
II. Avec la sensibilité toute particulière qui les caractérise, les écrivains et artistes ont été les premiers à annoncer la crise et à lui donner la parole dans leurs œuvres, pour ensuite en devenir les cliniciens et donner des noms et tout un vocabulaire pour parler de ce malaise. En d’autres termes, « c’était déjà Freud avant Freud3 » mais s’exprimant seulement par esquisse et énigmes.
III. Dans la représentation de cette crise, sans le savoir (voire même sans le vouloir) les grands écrivains modernistes se sont trouvés les complices d’un grand mouvement politique qui, pour Debenedetti, transformait le vieux monde en profondeur. Par rapport aux auteurs ayant un programme de rupture, tant sur le plan esthétique (les avant-gardes) que politique (les écrivains engagés), le témoignage des poètes et des romanciers qui ont traversé cette rupture sans s’y fondre comptent double : un peu comme des déclarations dans une salle d’audience qui se retourneraient involontairement contre la partie qui aurait appelé ce témoin à la barre. Debenedetti définira quelque part cette phase comme une « révolution inconsciente ».
IV. Quand le mal-être trouve une expression qui le décrive en des termes qui ne sont plus seulement poétiques, et rencontre un mouvement qui parvient à le canaliser dans une direction juste, alors l’horizon de la rupture politique s’ouvre.
La révolte, si elle se dégage seulement de son moment négatif, devient aspiration et élan pour transformer le monde. Mais il y a bien une doctrine moderne qui étudie précisément le monde pour le transformer : le marxisme. On comprend dès lors le succès du marxisme, accompagnés en pratique par ceux de la construction socialiste à l’échelle de régions entières du monde, auprès des écrivains et intellectuels révoltés4.
Un corollaire (implicite) à tout ce raisonnement : par sa capacité à révéler les désirs, phobies et angoisses de groupes d’individus auxquels les artistes sont particulièrement réceptifs, la critique littéraire permet un examen de la psyché d’une époque et joue un rôle décisif dans le compréhension du monde ; c’est donc à elle qu’il faudra avant tout s’adresser pour faire la cartographie et l’horoscope de l’homme moderne, en remontant à la surface celui que Debenedetti définissait, avec ce cher Pirandello, comme « l’ombre », « l’autre » (l’oltre) ou encore comme Jung « l’Autre » (l’Altro). Si, en somme, l’écrivain est un séismographe, capable d’une connaissance sensible des plus imperceptibles secousses, le critique est le seul à savoir interpréter les données récoltées par la machine. Et cela en fait potentiellement une figure-clé de la lutte politique.
Cet orgueil du critique fait avant tout son apparition dans les articles des années 1960, comme dans le premier texte qui s’est trouvé publié en français, Commémoration provisoire du personnage-homme. Ce dernier grand texte que Debenedetti publie de son vivant sera lu au Festival du film de Venise en 1965. Pour reprendre le titre d’un essai fameux d’Adorno sur Fin de partie de Beckett (qui n’est pas cité par hasard par Debenedetti dans les lignes qui suivent), le texte qui suit est une tentative « Pour comprendre » l’art nouveau du début des années 1960, et en particulier (dans le désordre) Alain Robbe-Grillet, Samuel Beckett, Eugène Ionesco, Boris Pasternak, Evelyn Compton-Burnett, Alberto Moravia, Edoardo Sanguineti, Micheangelo Antonioni et Jean-Luc Godard. La nouvelle avant-garde trouvait alors nombre d’opposants, à droite comme à gauche, et sur le front du marxisme, la décision prise par Debenedetti s’inscrit idéalement dans ce triangle formé par lui, Adorno en Allemagne, que nous venions tout juste d’évoquer, défenseur précoce de Beckett, et Lucien Goldmann en France, tout aussi précocément défenseur de Robbe-Grillet. Mais par rapport à ces deux derniers, il élargit son regard à toute l’Europe et, surtout, au cinéma.
La Commémoration… peut être lue dans l’œuvre de Debenedetti comme une pièce qui conclut un véritable cycle de textes centrés sur la problématique du personnage au XXe siècle, parus peu de temps l’un après l’autre (Un punto di intesa nel romanzo moderno ? et Il personaggio-uomo nell’art moderna sont tous deux parus en 1963). La première idée formulée par Debenedetti est que la nouvelle avant-garde n’a pas seulement étendu la distance entre homo sapiens et homo fictus5, mais elle s’efforce de rendre impossible toute forme d’empathie et d’identification. À peu d’exceptions près, les marxistes italiens avaient réfuté en bloc ce type d’expérience ; Debenedetti insistait à l’inverse sur la nécessité de comprendre cette nouvelle étape du dissensus. Et le problème se présentait, une fois encore tant sur le plan esthétique que politique.
Des trois essais, la Commémoration… est celui dont les implications politiques demeurent les plus obscures. Cela vient du fait que, paradoxalement, elles s’étaient vues formuler plus explicitement à la fin de Il personaggio-uomo nell’arte moderna, dans lequel Debenedetti reliait ses analyses et celles de la psychanalyse sur cette même crise du XXe siècle pour en donner une explication en termes marxistes :
Pourquoi l’Autre a-t-il pris son temps et le nôtre pour se déchaîner ainsi ? Peut-être que la réponse la plus rapide […] se trouve dans un schéma fécond, proposé par l’admirable et regretté sociologue américain Wright Mills. Il opposait les « difficultés de l’individu liées à son milieu » aux « problèmes public de structure sociale » : les premières concernent la biographie de l’individu et l’autre l’histoire collective. […] Voilà près d’un siècle que les « problèmes » ont cessé de correspondre aux « difficultés », et vice-versa : les biographies s’opposent à l’histoire, elles sont devenues étrangères l’une à l’autre. Pour le dire en langage mathématique, elles se comportent mutuellement comme des grandeurs irrationnelles entre elles, comme le diamètre face à la circonférence, et tout se ramène à un cul-de-sac, à une quadrature du cercle, en particulier dans un certain type de société. Et l’Autre a soudainement profité du désordre pour mettre en avant ses propres revendications. Politique et sociologie peuvent favoriser la trêve et peut-être la paix. Un des indices, alors, sera que les artistes donnent de l’homo fictus une image plus adaptée à celle que ce même homo sapiens aimerait voir de soi-même. C’est un vœu : mais nous tous, chacun à sa mesure, dans les limites de sa propre discipline, peut faire quelque chose pour en hâter la réalisation6.
Au-delà du souhait qu’un jour, dans une société enfin transformée, l’inconscient cesse de déformer les traits des hommes et des personnages, cette conclusion est importante à cause d’un nom qui est prononcé presque par négligence et qui apparaît pour la première fois dans les textes publiés du vivant de Debenedetti. Dans sa vie pleine de rebondissements intellectuels, Charles Wright Mills fut la dernière découverte décisive de Debenedetti, et la parution de L’imagination sociologique contribua de façon déterminante à la notoriété de Mills en Italie. Ce grand sociologue marxiste (auquel sont consacrées plusieurs pages de Il romanzo del Novecento) allait lui plaire avant tout parce que son livre offre une représentation extrêmement concrète du malaise de l’homme moderne et de ses causes matérielles : des causes si concrètes qu’elles mettaient à l’abri du reproche d’irrationalisme avec lequel Debenedetti n’avait cessé de se confronter. Bien plus que l’exploitation matérielle, la clé d’interprétation par Wright du capitalisme était en fait la destruction systématique de tout point de référence permettant de réenchanter le monde, ce qui provoque l’impuissance des individus. Pour citer quelques lignes tirées d’un des livres les plus célèbres de Mills : « Le pouvoir des hommes (sic) ordinaires est circonscrit par le langage de tous les jours par lequel ils vivent, pourtant même dans les cercles du travail, de la famille et du quartier, ils se trouvent le plus souvent déterminés par des forces qu’ils ne peuvent ni comprendre ni maîtriser7. »
Dans ce chaos, le rôle du sociologue est pour Wright Mills de fournir aux individus la boussole qu’ils ont perdue. Par son diagnostic, ce monde opaque des rapports humains qui tend à écraser les individus sous un pouvoir transcendant, retrouve sa transparence, permettant de retrouver une attitude active et non résignée face à sa propre vie. Mais cela, nous l’avons vu, est précisément le rôle que Debenedetti attribue au critique littéraire, à condition de ne pas refuser une confrontation avec les auteurs qui ont ressenti et représenté avec le plus d’acuité le malaise de leur propre temps. C’est finalement quelque chose qui n’est pas très loin des « cartographies cognitives » de Fredric Jameson (pensées à partir d’un contemporain de Wright Mills, l’urbaniste Kevin Lynch), désormais l’un des étendards du marxisme étatsunien cotemporain : mais avec une certaine inflexion existentielle et une résonance kafkaïenne précise, qui appartient au seul Debenedetti et qui contribue de façon décisive à la qualité littéraire et àa la tension morale de sa prose, pour laquelle tout le monde en Italie, marxiste ou non voit en lui un grand écrivain italien du XXe siècle.
Traduit de l’italien par Onofre Rabusseau.
- Giacomo Debenedetti, Il romanzo del Novecento, Garzanti, Milano 1971, p. 515. [↩]
- Par exemple quand Debenedetti lit un poème de Giovanni Pascoli, Gog e Magog comme une manifestation de la terreur du poète face à l’irruption des classes populaires [↩]
- Giacomo Debenedetti, Il romanzo del Novecento cit., p. 592. [↩]
- Ibid, p. 193. [↩]
- Selon la terminologie de E. M. Forster dans Aspects du roman, Paris, Bourgois, 1993. [↩]
- Giacomo Debenedetti, Il personaggio-uomo nell’arte moderna (1963), in Id., Il personaggio uomo. Saggi critici. Serie postuma, Il Saggiatore, Milano, 1970, pp. 81-82. [↩]
- Charles Wright Mills, L’Élite au pouvoir, notre traduction. Voir aussi Charles Wright Mills, L’élite au pouvoir, Marseille, Éditions Agone, 2012. [↩]