Contribution à la théorie du marché mondial

Si le marxisme connaît actuellement un renouvellement considérable à travers la géographie, et a gagné en audience à travers les travaux de David Harvey, Isaak Dachkowski est un précurseur majeur de ce mouvement. Le texte suivant a en effet paru en français en 1929 dans La Revue marxiste. Il expose de façon extrêmement précoce les intuitions fondamentales du marxisme géographique : le rôle de la forme marchandise dans la production d’un espace lisse et homogène, mais aussi dans la différenciation des territoires, la division internationale du travail, et la prolétarisation brutale des sociétés non occidentales au contact du capitalisme. Malgré ses accents vieillis, par sa lecture créative de Marx et Engels, ce texte dégage une fraîcheur insoupçonnée et une ressource pour penser la nouvelle phase de mondialisation capitaliste.

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I.

Le marché mondial et l’économie mondiale sont les faits fondamentaux et dominants de la vie économique contemporaine. D’innombrables travaux descriptifs consacrés à l’histoire moderne de l’économie et à sa situation actuelle constatent ce fait. Même les auteurs qui, tels Sombart, ont tendance à défendre l’idée paradoxale que « les économies nationales deviennent des microcosmes de plus en plus achevés et le marché intérieur l’emporte peu à peu dans tous les domaines sur le marché extérieur1», sont pourtant obligés de reconnaître qu’un « élargissement constant et continuel de l’extension des liens économiques mondiaux » est une condition indispensable à la croissance du marché intérieur.

Le développement des relations économiques internationales est en son genre un processus dialectique. On sait que l’échange et le commerce naissent historiquement « aux extrémités des organismes sociaux. » C’est le commerce entre les nations, entre les tribus, qui sert de point de départ à l’évolution de l’échange, et, en même temps que lui, évolue aussi l’économie capitaliste2. Plus tard, le capitalisme défriche graduellement son « champ d’exploitation » indispensable à l’intérieur du pays en désagrégeant les restes de l’ordre naturel, en frayant les routes de l’économie et en la rendant capitaliste. Pendant cette période, le marché intérieur du capitalisme se forme intensivement. Quand ce travail de formation est suffisamment fait en largeur et en profondeur, vient de nouveau le tour de l’échange international, non plus sur des bases primitives, mais sur les fondements de la grande production et de la technique. Le capitalisme entraîne l’une après l’autre toutes les nations dans la circulation de l’économie mondiale. C’est l’avènement de l’époque de l’économie mondiale.

Les troubadours de cet échange international sont toujours les économistes du pays qui occupe la situation dominante sur le marché mondial. Comme l’époque du développement de l’économie politique bourgeoise coïncide avec la domination de l’Angleterre sur le marché mondial, il est naturel que la théorie classique soit devenue le signe de ralliement du cosmopolitisme bourgeois qui n’a été en réalité qu’une expression adéquate des intérêts du capital anglais. On peut distinguer deux phases dans l’évolution de la théorie « cosmopolite » : la première période liée aux noms de Smith et Ricardo est caractérisée par la prédominance des intérêts du commerce international au sens propre de ce mot, c’est-à-dire au sens d’exportation des marchandises. Tout en chantant les avantages du commerce international, Smith et Ricardo prenaient une attitude négative, vis-à-vis de la tendance à porter hors les limites du pays les capitaux et les entreprises.

Mais déjà, Mill fait sous ce rapport un pas en avant en remarquant que l’exportation du capital est un moyen puissant d’élargir le champ d’occupation du capital qui reste dans le pays. « On peut dire très justement que jusqu’à une certaine limite, plus nous exporterons du capital, plus nous en possèderons et plus grande sera la somme de capital que nous pourrons garder dans la patrie3. » Cette évolution de la théorie classique est liée étroitement au changement des circonstances. Après avoir exporté des marchandises, le capital anglais commença, les guerres napoléoniennes finies, à exporter des capitaux. La recherche de profits plus élevés l’emporta sur « l’attachement à la patrie », et Mill n’a fait qu’enregistrer un fait accompli. Il est vrai qu’il n’abandonne pas encore la vieille idéologie et qu’il démontre les avantages de l’exportation du capital, en disant que grâce à cette exportation la somme de capital qui reste dans la patrie s’accroît. Mais cela n’est plus qu’un tribut payé aux préjugés et la génération suivante des économistes s’en débarrasse complètement.

Dans la théorie des relations économiques internationales, de même que dans toutes les autres questions de l’économie politique, les auteurs classiques restent toujours fidèles à leur méthode fondamentale qui consiste à présenter les lois spécifiques de l’économie bourgeoise comme l’ordre naturel des choses et comme découlant d’une espèce d’harmonie préétablie. Pour eux, la force motrice du développement du commerce mondial réside dans les conditions matérielles de la production et non dans la forme sociale qu’elles prennent sous le régime capitaliste. Le commerce international élargit les cadres de la division du travail, en augmentant sa productivité. La croissance de la productivité n’est qu’une simple conséquence du facteur technique, de la division du travail, qui devient ainsi l’ordre le plus naturel des choses. Les lois naturelles doivent nécessairement se frayer un chemin à travers les obstacles artificiels créés par la politique erronée de l’organisation sociale, de l’État, etc. Le développement du commerce international serait donc nécessaire.

Cet ordre naturel des choses sert aussi de point de départ à l’adversaire le plus important de l’école classique sur le continent européen, Friedrich List. Contrairement aux classiques, il affirme qu’on obtient les plus grands avantages économiques non de la division du travail entre les différents pays, mais de l’unification du travail dans les limites d’un seul pays, en particulier de la jonction des productions industrielle et agricole. Cela prouve d’une manière éclatante combien peut changer le sens des « lois naturelles » lorsqu’elles doivent exprimer les intérêts contraires des groupes de bourgeoisie différents, dans notre exemple de la bourgeoisie anglaise et allemande dans la première moitié du XIXème siècle. Il est vrai que List ne refusait pas d’admettre le « cosmopolitisme » dans un avenir plus ou moins éloigné, lorsque la concurrence le permettrait. Il croyait aussi indispensable de briller par des raisonnements « humanitaires ». « Civiliser toutes les nations, tout le globe terrestre, c’est une mission de l’humanité qui découle des lois immuables de la nature, d’après lesquelles les nations civilisées sont portées par une puissance invincible à placer leurs forces productives dans les pays les moins civilisés4. »

Ces « lois naturelles » parlaient le pur langage des catégories bourgeoises, par exemple là où les avantages de l’échange international étaient renforcés par des arguments fournis par l’examen du profit ou du salaire. Mais étant donné que dans l’imagination de l’économie bourgeoise ces catégories avaient existé « avant le déluge », par là même les forces du développement du marché mondial se trouvaient rendues indépendantes des formes de l’organisation sociale. Elles avaient leur racine dans les « lois immuables de la nature ».

Dans ses commentaires sur Ricardo, Diehl remarque avec justesse que « les idées de Ricardo touchant la politique du commerce extérieur sont étroitement liées à sa théorie de la distribution du profit national ; il est partisan du libre échange, parce que celui-ci a l’influence la plus favorable de l’économie nationale » (K. Diehl, « Erlauterungen » Bd. 3, S. 326).

Seul Marx posa le problème du marché mondial dans des termes vraiment scientifiques. Il démontra que la création du marché mondial n’était point l’oeuvre des « lois naturelles » en tant que telles, mais une fonction du capital, et il porta ainsi, la recherche sur le terrain des lois sociales particulières à une époque donnée. « Dans l’état actuel de la société, qu’est-ce donc que le libre échange ? – demande Marx – C’est la liberté du capital. Quant vous aurez fait tomber les quelques entraves nationales qui enchaînent encore le marché du capital, vous n’aurez fait qu’en affranchir entièrement l’action5. » Et plus loin, dévoilant le sens du protectionnisme, Marx trouve qu’il est proche parent du système du libre échange, malgré l’opposition apparente :

Le système protectionniste n’est qu’un moyen d’établir chez un peuple la grande industrie, c’est-à-dire de le faire dépendre du marché de l’univers, et, du moment qu’on dépend du marché de l’univers, on dépend déjà plus ou moins du libre échange6.

Ainsi, ces deux systèmes de politique économique, qui semblent s’exclure l’un l’autre, mènent, d’après Marx, au même résultat : l’élargissement de la sphère de l’activité du capital, l’élargissement des liens économiques mondiaux.

La théorie du marché mondial n’a pas eu de succès dans la littérature marxiste. Marx lui-même comptait consacrer une partie importante de ses recherches à l’analyse du commerce extérieur, du marché mondial et de l’économie mondiale. Il le mentionne dans les premières lignes de sa Critique de l’économie politique : « Je considère le système de l’économie bourgeoise dans l’ordre suivant : le capital, la propriété foncière, le travail salarié, l’état, le commerce extérieur, le marché mondial. » Le Capital est resté inachevé et ce sont justement les trois dernières parties qui en souffrent. En particulier, la théorie des relations économiques internationales ne nous est présentée que sous forme de remarques faites en passant, qui, d’ailleurs, ont par elles-mêmes une valeur scientifique immense et permettent de reconstituer, dans leurs traits fondamentaux, les idées de Marx sur ce sujet.

Quant à la littérature économique après Marx, on y donne beaucoup de place aux questions de l’économie mondiale, mais la théorie générale de l’échange international ne reste que faiblement élaborée. La querelle sur l’importance du marché intérieur du capitalisme, entre les marxistes et les narodniki, renouvelée de nos jours à propos de la théorie de Rosa Luxembourg tournait principalement autour du problème de la réalisation, ou bien était compliquée par les questions spécifiques de l’impérialisme contemporain qui suppose une monopolisation poussée assez loin des branches les plus importantes de l’économie mondiale, une forte influence es facteurs « extra-économiques », etc., conditions qui empêchent les lois économiques du capitalisme de se manifester « à l’état pur ». Cependant, sans avoir une « théorie pure » du marché mondial, il est impossible de débrouiller le nœud réel des phénomènes économiques mondiaux, de même qu’il est impossible sans une « théorie pure » de l’économie capitaliste, de comprendre la marche générale de la vie économique, les relations entre les classes, etc. La théorie de « la réalisation », n’est qu’une partie de cette théorie pure. On ne peut pas séparer le problème de la réalisation de la plus-value de celui des prix, car ce n’est que par le prix que la plus-value potentielle se transforme en profit réel. On ne peut pas comprendre la formation des prix dans l’échange international sans avoir une théorie générale de l’échange international, et celui-ci fait partie du domaine plus large des relations économiques internationales (qui comprennent : la migration des capitaux, « l’échange des services », les déplacements de la force ouvrière, etc.). En un mot nous avons ici un pays vierge pour les recherches théoriques, où la science marxiste n’a fait que les premier pas.

L’absence d’une théorie élaborée dans ce domaine se fait sentir avant tout dans l’étude insuffisante des causes de la naissance du marché mondial actuel et de son développement. Jusqu’à nos jours, on trouve dans les ouvrages qu’on pourrait appeler marxistes sous certaines réserves, des opinions selon lesquelles l’évolution de l’économie mondiale n’est pas une fonction spécifique de la forme capitaliste de l’économie, mais le résultat d’une « nouvelle distribution des forces productives », conditionnée par « la loi de la productivité décroissante » (V. Maslov, « La science de l’économie nationale »). En réalité, ces opinions constituent un retour à l’école classique.

Essayons donc d’abord de systématiser les idées de Marx sur ces problèmes. Ensuite, nous appuyant sur les résultats acquis, nous pourrons nous orienter avec plus de sûreté dans les questions de l’échange international proprement dit.

II.

Tout d’abord quelques mots sur la manière de poser le problème. L’analyse des conditions du développement du marché mondial est à proprement parler l’affaire de l’histoire économique qui doit envisager le problème très concrètement. Et alors, l’histoire de l’économie mondiale sera en même temps l’histoire du capitalisme qui est né sur un terrain historique déterminé, et qui n’est pas du tout le résultat de je ne sais quelle « évolution de la raison universelle ». Mais ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas l’histoire, mais la théorie du problème, c’est-à-dire que nous nous proposons d’établir quels traits spécifiques de l’économie capitaliste ont causé cette expansion mondiale, laquelle aboutit à l’économie mondiale. Nous restons sur le terrain du « capitalisme pur », non « souillé » de monopoles, d’impérialisme, etc. Bien entendu, nous ne procédons ainsi que dans un but méthodologique.

Nous avons affirmé que le développement de l’économie et du marché mondiaux étaient une fonction spécifique du capital ; cela ne contredit point la thèse d’après laquelle la naissance de l’économie mondiale est due à l’action des facteurs matériels, techniques, géographiques, en un mot, à des facteurs naturels. Le capitalisme lui même, si l’on remonte à ses sources dernières, contient parmi ses forces motrices des facteurs « naturels ». Mais ces facteurs n’agissent sur l’évolution de la société qu’à travers les formes déterminées des relations sociales. Les travaux les plus importants de la pensée économique bourgeoise consacrés aux problèmes de la répartition et des liens territoriaux de l’économie nationale, les travaux de Tunen et d’Alfred Weber n’ont donné des résultats sérieux que parce qu’ils ne s’étaient pas bornés à l’analyse des éléments matériels de l’économie. Tunen étudie la répartition des cultures dans les conditions de l’échange commercial. Weber souligne l’influence des formes capitalistes de l’économie sur la répartition de l’industrie, par exemple, dans le domaine de « l’orientation ouvrière » des entreprises, sur les fluctuations de l’intérêt, etc. Une étude approfondie de l’importance économique de la loi de la valeur particulière à un degré déterminé de l’évolution des formes sociales est une condition préliminaire de la possibilité même de poser le problème de la répartition des différentes branches de l’économie.

Voilà pourquoi nous commençons par analyser l’influence de ces formes et des catégories économiques correspondantes. Par ce moyen nous arriverons plus sûrement aux facteurs « naturels » et nous saurons définir leur rôle dans les processus économiques.

La cause la plus générale se trouve déjà dans les contradictions de la forme marchandise du produit. La production des marchandises est fondée sur le dédoublement du produit du travail en valeur d’usage et en valeur d’échange et c’est surtout la seconde qui acquiert une importance pour le capitalisme. Le premier, le capitalisme introduisit sur une vaste échelle le principe rationaliste, et, comme le dit Sombart, la capacité de calculer. Mais un calcul économique complet n’est possible qu’au moyen d’unités abstraites, qui doivent réduire au même dénominateur toute la diversité du monde des marchandises. Le terrain s’y trouva préparé par l’apparition de la forme abstraite de la richesse : l’argent, – qui incarne la forme universelle de la valeur. Mais la valeur elle même, en tant qu’elle s’oppose à la valeur d’usage n’a pu se développer que là où le produit du travail s’est définitivement transformé en marchandise « sans phrase », en un objet aliénable par essence, et cela n’a été possible que par l’élargissement de la sphère extérieur de l’échange.

Sur l’arène du commerce mondial les marchandises déploient universellement leur valeur. C’est pourquoi, là aussi, l’incarnation indépendante de leur valeur s’oppose à elles sous la forme de l’argent, l’argent mondial. Ce n’est que sur le marché mondial que l’argent déploie entièrement sa forme marchandise, dont la forme naturelle est en même temps directement la forme sociale de la réalisation du travail humain in abstracto. Son mode d’existence devient adéquat à son concept7.

Si le simple fait du dédoublement de la marchandise en valeur d’usage et en valeur d’échange, fait commun à l’économie capitaliste et à l’échange direct, pousse à l’élargissement du marché extérieur, cette tendance à l’élargissement prend une importance encore plus grande dans une économie proprement capitaliste, où la production de la plus-value est une fin en soi. Dans l’échange direct, le produit du travail est encore lié directement au producteur, auquel il appartient, et au consommateur, en tant que celui-ci l’acquiert pour satisfaire ses besoins. La forme utile de ce produit, sa valeur d’usage, conserve encore entièrement son importance pendant l’échange. Par contre, dans les conditions capitalistes, où le but fondamental de l’achat et de la vente est la production continuelle et l’augmentation de la valeur en tant que telle, la forme du produit, ses propriétés utiles, sont indifférentes. Pour le capitaliste industriel la valeur d’usage de sa marchandise n’est qu’un « mal nécessaire » ; sans ces propriétés, il est impossible de réaliser la valeur et la plus-value. Pour l’acheteur capitaliste, lorsqu’il acquiert des moyens de production, les propriétés utiles de la marchandise achetée ne sont pas évaluées du point de vue de la satisfaction des besoins, mais du point de vue de leur capacité de produire de la valeur. Le capitaliste ne considère les qualités et les propriétés de la marchandise qu’à ce point de vue. La domination de la forme abstraite de la richesse sur sa forme concrète, la domination de la valeur d’échange sur la valeur d’usage, de la plus-value sur la valeur, tous ces traits caractéristiques du capitalisme ne peuvent pourtant atteindre leur développement complet que si la diversité de la marchandise circulant sur le marché capitaliste augmente continuellement. La contradiction se manifeste ici en ce que la même société où les besoins sont soumis à la production de la valeur et de la plus-value, donne une importance considérable à la diversité des marchandises, qui servent à satisfaire la diversité croissante des besoins.

Si le surcroît du travail ou plus-value ne trouvaient leur expression que dans un surcroît du produit national, l’augmentation de la valeur pour la valeur et par suite la tendance à augmenter le travail auraient été limitées par le caractère borné, par le cercle étroit des valeurs d’usage dans lesquelles la valeur du travail serait exprimée. Par conséquent, seul le commerce extérieur révèle la vraie nature de la plus-value en tant que valeur, car il montre que le travail qu’elle contient est le travail social qui s’exprime dans la série indéfinie des valeurs d’usage et qui réellement donne un sens à la richesse abstraite8

La plus grande uniformité des besoins et des produits qui servent à les satisfaire règne là où le principe de la satisfaction des besoins forme la base de la vie économique : dans l’économie naturelle primitive. Au contraire, là où la production ignore les besoins, ceux-ci revendiquent leurs droits avec le plus de force et exigent une dose de plus en plus grande de stimulants.

La diversité des besoins et des moyens de les satisfaire peut augmenter en extension et en intensité. D’habitude, les besoins nouveaux apparaissent tout d’abord sous l’influence du contact avec un milieu extérieur qui apporte des produits nouveaux ou inconnus jusqu’alors. Le développement de la technique capitaliste qui naît justement sur le terrain de l’échange avec le monde extérieur augmente plus tard la diversité des produits par ses ressources propres. On peut y observer les réactions mutuelles de causes très compliquées. L’accroissement de la diversité des biens allant de pair avec l’intensification des besoins contribue à l’élargissement de l’échange et au démembrement des processus de travail sous toutes sortes de formes. En même temps, dans la mesure où l’échange prend de l’extension en largeur et en profondeur, des masses de plus en plus grandes d’hommes s’arrachent de leur milieu restreint et sont entraînées dans le mouvement niveleur de la production capitaliste qui nivelle leurs habitudes, leurs goûts, leurs besoins et les moyens de les satisfaire. Sur ce terrain croît la production en masse, qui suppose une croissance plus rapide de la technique et des transformations de plus en plus fréquentes de cette technique. Et les variations de la technique créent par elles-mêmes une instabilité extrême de la demande (Nous trouvons la vie la plus stable au moyen-âge, sous le règne de la tradition des corporations et de la production artisanale). Ainsi l’intensité de l’échange augmente à l’intérieur d’une unité sociale et économique donnée en suivant continuellement l’augmentation d’intensité de la production des marchandises. La nécessité de les écouler pousse à son tour à la recherche des marchés extérieurs, à la pénétration artificielle des produits du monde civilisé parmi les peuples retardataires.

En tout cas, l’élargissement territorial de la sphère de l’économie primitive, est, d’une part, la condition de la naissance et du développement du capitalisme, et de l’autre son résultat. Cet élargissement trouve sa limite naturelle dans les dimensions de la terre. Encore, en 1858, Marx considérait ce processus comme terminé dans ses grands traits, bien que les événements postérieurs aient prouvé que ce n’en était pas la fin, mais le commencement. « La tâche de la société bourgeoise consiste à établir un marché mondial, ne fût-ce que dans ses grands traits et d’établir une production basée sur lui. Et comme la terre est un globe, il me semble que la colonisation de la Californie et de l’Australie et le libre accès de la Chine et du Japon finisse cette affaire9. »

L’accroissement continuel de la diversité de « la richesse en quête de plaisir », de la diversité des valeurs d’usage, présuppose la diversité des sphères de production et, par conséquent, un approvisionnement développé de la société capitaliste en moyens de production. De là vient la demande toujours grandissante des matières premières nécessaires aux branches de production existantes qui en exigent des quantités toujours plus considérables, de même qu’aux branches nouvelles de l’industrie.

L’élargissement de la sphère de l’échange résout aussi cette question. Grâce à lui la production et l’accumulation capitalistes deviennent complètement indépendantes de la forme naturelle du produit du travail d’un pays donné et se transforment en production de la plus-value. Voilà pourquoi Marx considère qu’on peut faire abstraction du commerce extérieur lorsqu’on analyse la circulation du capital social.

Grâce au commerce extérieur, l’accumulation du capital dans un pays peut prendre n’importe quelle forme matérielle : un pays peut s’enrichir en produisant exclusivement des objets de luxe, bien qu’en eux-mêmes ces objets non seulement ne contribuent pas à l’accroissement de la production, mais, au contraire, causent dans la majorité des cas une simple dépense des forces productrices. C’est ce qui rend possible l’existence des pays à monocultures.

C’est cela qui détermine toutes les relations sociales des nations retardataires, par exemple des pays esclavagistes des États-Unis d’Amérique (v. Cairnes) ou de la Pologne, et d’autres qui sont liés au marché mondial basé sur la production capitaliste. Quelle que soit la quantité de surproduit que ces pays puisent du surtravail de leurs esclaves, ces pays peuvent se borner à ce travail simple, indifférencié, car le commerce extérieur leur donne la possibilité de transformer ce produit brut en n’importe quelle forme de la valeur d’usage10.

De telles « monocultures » doivent leur existence au capitalisme non seulement dans ce sens qu’il leur crée un débouché, mais aussi à d’autres rapports.

La création continuelle d’un superflu d’ouvriers les contraint, dans les pays de grande industrie, à émigrer et cause la colonisation de pays nouveaux qui deviennent la source des matières premières nécessaires à la métropole comme, par exemple, l’Australie est devenue le pays producteur de laine. Il se crée une nouvelle division internationale du travail en corrélation avec l’emplacement des centres principaux de la production qui transforme certaines parties du globe terrestre en pays de production surtout agricole, et d’autres parties en pays de production surtout industrielle. Cette révolution est étroitement liée au changement profond profond survenu dans l’agriculture … L’évolution économique des États-Unis est un résultat de la grande industrie européenne, en particulier de l’industrie anglaise. Il faut encore maintenant (1866) considérer les États-Unis comme une colonie européenne11.

Il est vrai que c’était une colonie d’un caractère à part et bientôt la métropole européenne a été obligée de se défendre contre elle en introduisant toute une série de droits de douanes sur les produits américains, et, comme s’exprime Parvus de se « révolter » contre sa propre colonie. Le développement capitaliste des États-Unis n’en est pas moins une conséquence directe du capitalisme européen.

Pour remplacer ses produits par des produits d’une autre forme matérielle, le capitalisme n’a point besoin que ces derniers soient capitalistes. Il les prend dans n’importe quel milieu, dans n’importe quelle unité sociale et économique. D’énormes masses de matières premières, etc., sont encore de nos jours fournies à la production capitaliste par un milieu non capitaliste, par « des tiers ». Ces produits deviennent du capital après leur aliénation, entre les mains du capitaliste. En tant que l’industrie capitaliste a besoin de renouveler constamment ses réserves, elle tombe sous une certaine dépendance de ce milieu non capitaliste.

Dans ce sens, le mode de production capitaliste suppose d’autres modes de production qui sont à une autre phase de développement. Mais sa tendance consiste en ceci que dans la mesure du possible il transforme chaque mode de production en production de marchandises ; le moyen principal pour y arriver est d’entraîner ces modes de production dans le processus de sa circulation, une production développée des marchandises est déjà par elle-même une production capitaliste. La pénétration du capital industriel accélère partout cette métamorphose, et avec elle, la métamorphose de tous les producteurs immédiats en ouvriers salariés12.

On connaît les illustrations brillantes qu’a données Rosa Luxemburg du processus par lequel les pays retardataires « communient » avec la civilisation capitaliste. Pourtant, les conclusions de Marx s’opposent directement aux conclusions de Rosa Luxemburg. Celle-ci pense que la liquidation du milieu non capitaliste doit mettre la société capitaliste dans l’impossibilité d’exister. Au contraire, d’après Marx, en tant qu’il s’agit d’alimenter le processus de production capitaliste par des produits du milieu non capitaliste, la décomposition de ce dernier, sa transformation en milieu capitaliste, assure la reproduction des matières premières d’une manière plus régulière que les formes d’économie précapitalistes.

L’entrée de tous les pays dans le réseau de l’échange mondial suppose, bien entendu, une division internationale du travail. On sait l’importance donnée par les libre-échangistes au commerce libre, qui doit donner à chaque pays la possibilité de concentrer ses forces dans la production des marchandises les plus favorisées par les conditions naturelles de ce pays.

Comme dans les autres questions de l’économie, dans le domaine de la division du travail, les savants bourgeois considéraient tout d’abord la manifestation naturelle de l’essence humaine et en second lieu, l’intervention de la raison absolue. Ainsi Adam Smith qui le premier étudia systématiquement le problème de la division du travail (dans la manufacture), se rendait compte des liens qui unissent le progrès de la division du travail et les dimensions du marché, mais cependant il considérait comme cause dernière « la nature humaine qui manifeste une inclination invincible pour l’échange. » La nature de la société bourgeoise fut ainsi proclamée le modèle de la nature tout court. Les économistes qui suivirent ne sont pas allé beaucoup plus loin que Smith ; et par exemple Fr. List partant des mêmes exigences de la nature humaine soulignait l’importance particulière du problème de l’unification du travail agricole et industriel dans les limites d’un seul pays. Marx aborda le problème de la division du travail du point de vue historique et il le lia aux principes du mode de production capitaliste. Tout d’abord, il montra que le système de la division du travail n’avait rien de constant, mais variait en même temps que les conditions économiques. La division artisane du travail n’est pas la division manufacturière du travail et celle-ci n’est pas la même à l’époque de la production par machine. « Le développement de la division du travail (dans la manufacture) suppose la réunion des travailleurs dans un atelier13. » Et une telle réunion pré-suppose la production capitaliste. Ainsi le progrès de la division du travail n’est pas la conséquence de l’évolution de la raison absolue, mais une conséquence du développement du capitalisme. « La base de toute division du travail réalisée par la voie de l’échange des marchandises est la séparation de la ville et de la campagne. On peut dire que toute l’histoire économique de la société tient dans le progrès de cette opposition14. » Mais à quel moment cette forme fondamentale de la division du travail se réalise-t-elle ? Seulement avec l’avènement de la production par les machines.

Seule la grande industrie utilisant les machines, donne un fondement solide à l’agriculture capitaliste, exproprie radicalement l’immense majorité de la population des villages, et achève la scission entre l’agriculture et l’industrie domestique villageoise en arrachant les racines de cette dernière : le filage et le tissage. Par conséquent, c’est elle seulement qui conquiert tout le marché intérieur pour le capital industriel15.

Mais pour conquérir le marché extérieur les moyens sont les mêmes. L’action destructrice du capital armé de ses machines se manifeste loin des frontières du pays. « Le bon marché du produit industriel et la révolution des moyens de transport sont un instrument de conquête des marchés extérieurs. Détruisant sur ces derniers la production artisane, la grande industrie oblige ces marchés à … produire la matière première correspondante. Ainsi, l’Inde a été contrainte de produire du coton, de la laine, de l’indigo, etc.16. » En même temps que l’industrie mécanique se développe, le commerce extérieur commence à l’emporter sur le commerce intérieur.

L’invention des machines a achevé de séparer l’industrie manufacturière de l’industrie agricole. Le tisserand et le fileur, réunis naguère dans une seule famille, furent séparés par la machine. Grâce à la machine, le fileur peut habiter l’Angleterre en même temps que le tisserand séjourne aux Indes orientales. Avant l’invention des machines l’industrie d’un pays s’exerçait principalement sur les matières premières, qui étaient le produit de son propre sol : ainsi en Angleterre la laine, en Allemagne le lin, en France les soies et le lin, aux Indes orientales et dans le Levant le coton, etc. Grâce à l’application de la machine à vapeur, la division du travail a pu prendre de telles dimension , que la grande industrie, détachée du sol national, dépend uniquement du marché mondial, des échanges internationaux, d’une division internationale du travail17.

Cette dépendance porte souvent des coups rudes à l’industrie si celle-ci n’arrive pas assez vite à désagréger les rapports précapitalistes dans les pays coloniaux et retardataires. Marx s’arrête à plusieurs reprises sur les efforts fournis par les Anglais pour transformer l’Inde et la Chine en Hinterland de la production capitaliste.

Leur commerce n’a ici d’influence révolutionnaire qu’en tant qu’ils détruisent par le bon marché de leur marchandise le filage et le tissage indigènes, parties intégrantes de cette unité de production industrielle-agricole et ainsi ils brisent les liens de la communauté. Mais même là, ce travail de décomposition ne progresse que très lentement. Ils réussissent encore moins en Chine, où le pouvoir politique ne les aide pas. La grande économie de temps qui résulte de l’union intime de l’agriculture et de la manufacture résistent ici obstinément à l’infiltration des produits de la grande industrie dans les prix desquels entrent partout en ligne de compte les faux frais du processus de la circulation18.

On connaît les moyens dont se sert le capitalisme pour vaincre ces obstacles : il imite entièrement les procédés de l’époque de « l’accumulation primitive », qui, par conséquent, non seulement étaient en usage avant la naissance de l’ordre capitaliste, mais qui l’accompagnent constamment dans sa marche victorieuse à travers le globe terrestre.

La division du travail entre les membres d’une société a comme point de départ les différences naturelles de sexe et d’âge à l’intérieur de la famille et de la tribu. Née sur un terrain naturel, elle est soumise dans son évolution postérieure aux lois du développement social.

C’est vrai aussi du système de la division internationale du travail. Au début, elle existe sous forme de différences naturelles des productions et sous forme de communes autonomes qui dépendent des différences de milieu. L’échange qui naît entre les communes trouve ces différences à l’état de fait historique accompli et il ne fait que lier entre elles ces sphères diverses de production en les transformant par là même en parties dépendantes de l’ensemble de la production sociale. Le sort ultérieur de cette division du travail entre les tribus, les nations, les états ne dépend plus tant des conditions naturelles que des conditions mêmes de l’évolution économique. Marx raille cruellement toutes les tentatives de réduire les formes multiples de la division du travail entre les nations contemporaines aux conditions naturelles, géographiques, raciales, etc., et il les appelle des tautologies et des lieux communs (V. Introduction à la Critique de l’économie politique).

On nous dit, par exemple, que le commerce libre ferait naître une division internationale du travail qui assignerait à chaque pays une production en harmonie avec ses avantages naturels. Vous pensez peut-être, Messieurs, que la production du café et du sucre c’est la destinée naturelle des Indes Occidentales.

Deux siècles auparavant la nature qui ne se mêle guère du commerce n’y avait mis ni caféier, ni canne à sucre. Et il ne se passera peut-être pas un demi-siècle que vous n’y trouverez plus ni café, ni sucre, car les Indes Orientales, par la production à meilleur marché, ont déjà victorieusement combattu cette prétendue destinée naturelle des Indes Occidentales19.

Combien cette prophétie est vraie, nous le voyons par l’exemple des États-Unis – cette partie la plus importante des Indes occidentales – et par leur rôle dans l’économie mondiale. Pour ce qui est de la production du sucre, on a découvert que l’Europe même était « destinée naturellement à ce genre d’occupation après l’extension de la culture des betteraves qu’on fut obligée de protéger par des droits de douane contre la concurrence de la canne à sucre américaine à laquelle l’Europe même donna naissance. »

Les conditions naturelles, historiques, raciales ont évidemment leur importance dans le système de la division internationale du travail. Mais le progrès immense de l’économie marxiste consiste à prouver que les différences naturelles entre les pays le cèdent de plus en plus aux différences d’ordre historique et culturel. Mais celles-ci se nivellent continuellement avec la marche de l’évolution capitaliste, car elles ne sont qu’une fonction du capital, et en même temps elles réapparaissent à cause de l’inégalité de degré de développement capitaliste dans les différents pays. C’est de là que viennent le déplacement continuel et les changements de répartition des centres géographiques de la production et de l’échange. Le marché mondial est un facteur plus déterminant que le climat, le sol, la race, etc. Énumérant les conditions qui déterminent le degré de la productivité du travail, Marx met les conditions naturelles au dernier rang.

« La force productrice du travail est déterminée par des circonstances multiples, entre autres par le niveau moyen de l’habileté de l’ouvrier, par le degré d’évolution de la science et de ses applications techniques, par l’organisation sociale du processus productif, par la puissance des moyens de production, et, enfin, par les conditions naturelles20. » Mais il ne faut pas oublier que les conditions naturelles elles-mêmes ne restent pas constantes. « L’homme qui s’occupe de production sociale trouve aussi une nature déjà changée, par exemple, les forces de la nature deviennent des organes de sa propre activité21. » Mais même alors que les conditions naturelles ne changent pas, leur utilisation par l’homme dépend du degré de civilisation du pays.

Les conditions naturelles extérieures se divisent économiquement en deux grandes classes : la richesse naturelle des moyens d’existence, la fécondité du sol, l’abondance du poisson dans les cours d’eau, et la richesse naturelle des moyens de travail ; les chutes d’eau, les fleuves navigables, les forêts, les métaux, le charbon, etc. Aux degrés inférieurs de la civilisation, c’est la première classe qui joue un rôle décisif, aux degrés supérieurs, c’est la seconde22.

Même les conditions naturelles qui se rapportent aux éléments subjectifs de la production, les particularités de race, sont aussi soumises à des lois sociales. « Tous les peuples ne s’adaptent pas également à la production capitaliste. Certains peuples primitifs, comme les Turcs, n’ont ni tempérament, ni caractères qui s’en accommodent. Mais ce sont des exceptions. Le développement de la production capitaliste crée un niveau moyen de la société bourgeoise, et en même temps un niveau moyen des tempéraments et des caractères des différents peuples. Cette forme de la production est cosmopolite, comme le christianisme23. »

Le milieu naturel changé, les particularités historiques transmises sont pourtant liées aux conditions du temps et de l’espace. Les hommes

ne sont pas libres dans le choix de leurs forces productrices qui sont à la base de toute leur histoire, parce que toute force productrice est une force reçue, un produit de l’activité antérieure. Ainsi les forces productrices sont le résultat de l’énergie pratique des hommes, mais cette énergie elle-même est limitée par les conditions au milieu desquelles les hommes vivent, par les forces productrices acquises auparavant et par la forme sociale existante qu’ont créée non ces hommes, mais les hommes des générations antérieures. Grâce à ce simple fait que chaque génération trouve des forces productrices acquises par les générations précédentes, et, que ces forces productrices lui servent de matière première pour une production nouvelle, un lien se crée dans l’histoire humaine, qui prend forme et qui devient d’autant plus histoire humaine, que les forces productrices des hommes sont plus grandes, et, par conséquent, leurs rapports sociaux plus grands24.

Cette situation établit donc les causes qui conditionnent une certaine hiérarchie dans la situation des différents pays et nations. C’est le milieu historique transmis qui est fondé sur un certain état des forces productrices. Mais plus ces forces s’accumulent, plus elles contribuent au rapprochement des différents peuples et pays, plus l’histoire des peuples devient l’histoire générale de l’humanité. En particulier, c’est l’ordre capitaliste qui accomplit cette mission, révolutionne toutes les formes de l’économie, détruit toutes les cloisons historiques. Des déplacements très fréquents des pays sur l’échelle de la division du travail se produisent souvent sous l’influence du développement des moyens de transports, qui modifie complètement la répartition des centres de production et d’échange.

III.

Jusqu’ici nous avons considéré les processus de l’évolution du marché mondial du point de vue des forces qui résultent de l’opposition et de la contradiction entre la valeur d’usage et la valeur d’échange des marchandises. Mais en liaison avec cette contradiction qui dérive de ces catégories fondamentales de l’économie des marchandises et sur son terrain, naît une autre contradiction entre la production et la consommation qui forment le second groupe des forces conduisant à l’évolution de l’échange mondial.

D’après Marx, cette contradiction consiste en ceci que la production a une tendance constante à dépasser la consommation même élargie grâce à cette production, car le but de la production capitaliste n’est pas de satisfaire les besoins. « Considérer la nation dont le système de production est fondé sur la valeur d’échange et qui est organisé capitalistement, comme un organisme ne travaillant que pour satisfaire ses besoins nationaux, est une abstraction complètement fausse25. »

Le capital est une valeur qui s’accroît, une valeur qui, premièrement, est en mouvement continuel et qui, deuxièmement, s’est entièrement « émancipée de la force qui crée les valeurs » – de la force ouvrière, donc aussi des besoins de cette force ouvrière. Le capitalisme a une tendance constante à élargir la production jusqu’aux limites permises par la quantité des forces productrices en présence : « la production correspond aux forces productrices, c’est-à-dire qu’elle dépend de la possibilité qu’a un capital donné d’exploiter une quantité maximum de travail sans se soucier des limites du marché existant, ni des capacité de paiement de la consommation26. » D’autre part, il a aussi une tendance non moins constante à réduire au minimum indispensable la consommation des masses ouvrières.

« La masse des producteurs est limitée, et selon la nature de la production capitaliste, elle doit toujours être limitée par le niveau moyen des besoins27. » Les besoins de cette classe de la population évoluent surtout dans ce sens que leur diversité s’accroit en même temps que s’accroît la diversité de la production. Mais la valeur moyenne destinée à satisfaire ces besoins change peu et l’insatisfaction se fait de plus en plus sentir.

L’augmentation de la productivité du travail qui accompagne constamment le capitalisme fait que ces tendances contradictoires se heurtent encore davantage. « Si la quantité de produits est constante, le pays est d’autant plus riche que sa population productrice est plus petite par rapport à celle qui ne produit pas. Car le petit nombre relatif de la population productrice ne serait qu’une autre expression de l’intensité relative de la productivité du travail28. » Mais si la population ouvrière ne diminue pas, si elle augmente, c’est que la production augmente encore plus vite, tandis qu’ « un nombre moyen d’hommes ne peut jamais consommer plus d’une quantité moyenne de produits nécessaires à la vie, et par conséquent sa consommation ne croît pas dans la proportion de l’augmentation de la productivité du travail. » C’est la condition générale de la surproduction. Pourtant cette surproduction n’est pas chronique, car il n’y a pas de crises permanentes. Il faut qu’elle augmente jusqu’à un certain point pour se manifester au dehors comme une crise suivie d’une sous-production temporaire.

L’équilibre entre la production et la consommation, conséquence des lois objectives de l’économie auxquelles doivent se soumettre en dernière analyse les formes capitalistes de la production, n’existe que comme une ligne moyenne abstraite représentant la résultante des déviations, des disproportions, et des catastrophes continuelles.

La production capitaliste se heurte périodiquement à l’étroitesse du marché et elle éprouve avec la même périodicité la nécessité d’élargir ses frontières géographiques.

De même que le marché a des frontières géographiques extérieures, le marché intérieur est limité par rapport au marché qui est à la fois intérieur et extérieur ; ce dernier est encore limité par rapport au marché mondial, qui, à son tour, est limité à chaque moment donné, bien qu’en lui-même il soit capable de s’élargir. C’est pourquoi, en reconnaissant que le marché a besoin de s’élargir pour qu’il n’y ait pas de surproduction, nous reconnaissons par là-même que la surproduction est possible, car le marché et la production étant deux choses différentes il est possible que l’élargissement de l’un ne corresponde pas à l’élargissement de l’autre, que les frontières du marché ne s’élargissent pas suffisamment vite pour la production, ou bien que les marchés nouveaux puissent être rapidement dépassés par la production, si bien que le marché élargi est encore limité comme l’était auparavant le marché étroit. C’est pourquoi Ricardo est logique en niant la nécessité d’élargir le marché en même temps que la production s’élargit et le capital augmente29.

Autrement dit : si le marché et la production étaient, comme le pense Ricardo, les deux parties d’un même tout, il n’y aurait aucune nécessité d’élargir le marché. Mais, d’après Marx, les rapports entre le marché et la production sont plus complexes. Bien que les deux forment une unité en ce sens que les producteurs qui se rencontrent sur le marché travaillent l’un pour l’autre, c’est une unité formellement scindée en parties indépendantes : car les producteurs travaillent indépendamment l’un de l’autre et, de plus, l’échange sur le marché se fait au moyen de l’argent, et non pas sous la forme de l’échange direct des marchandises. Par conséquent, les sommes d’achat et de vente des participants à une circulation des marchandises, qui sont mathématiquement égales dans l’échange direct (ce qui forme le moment d’unité) ne sont pas égales à chaque moment dans l’échange au moyen de l’argent. L’unité ne se réalise pas ici dans chaque acte d’échange, elle n’est que la moyenne statistique de beaucoup d’actes pendant une période de temps assez longue. De plus, la circulation capitaliste donne aux mouvements indépendants de la production et du marché non seulement le caractère de mouvements différents et ne coïncidant pas l’un avec l’autre, mais aussi de mouvements contradictoires : la production est illimitée en fait, et le marché (dans le sens de débouché des marchandises fabriquées) est limitée à chaque moment.

Cette contradiction est résolue ou bien par une crise violente, ou bien par un élargissement géographique du marché qui est également violent dans la majorité des cas. Et ensuite les contradictions se reproduisent sur une échelle plus grande, sur un territoire plus large.

L’élargissement du marché jusqu’aux proportions du marché mondial tout en aidant à résoudre les contradictions nées sur la base étroite de la production nationale, reproduit ces contradictions à une plus grande échelle pour trois raisons :

1° La surproduction naît sur le terrain de la disproportion des différentes faces du processus de la circulation du capital. Cette disproportion est conditionnée par l’inégalité du degré de développement des branches différentes de l’économie, par l’irrégularité de la production, de la consommation, etc. Mais l’élargissement du marché mondial qui fait dépendre l’un de l’autre des pays se trouvant à des degrés différents d’évolution économique augmente plusieurs fois cette irrégularités. C’est ce que souligne Marx en se moquant de la théories de Say sur l’impossibilité de la surproduction mondiale. Il prend un petit exemple international :

Ce n’est pas l’Angleterre qui a produit trop, mais c’est l’Italie qui n’a pas produit assez. Il n’y aurait pas de surproduction si, premièrement, l’Italie avait assez de capital pour remplacer le capital anglais exporté en Italie sous forme des marchandises ; deuxièmement, si elle dépensait ce capital de manière à produire justement les objets dont a besoin le capital anglais pour remplacer le capital lui-même, et l’intérêt qu’il donne. Et alors, si l’on considère la production réelle de l’Italie, on se trouve non pas en présence de la surproduction réelle de l’Angleterre, mais de la sous-production imaginaire de l’Italie. C’est, en effet, une sous-production imaginaire, car : 1° on suppose en Italie un capital et un développement des forces productrices qui n’y existent pas ; 2° on fait la supposition aussi utopique que ce ce capital inexistant en Italie est dépensé de manière à ce que l’offre anglaise et l’offre italienne se complètent l’une l’autre. En d’autres termes : il n’y aurait pas de surproduction si l’offre et la demande étaient équivalentes30.

Une telle régularité est une utopie à l’intérieur d’un pays, et doublement une utopie sur le marché mondial. Ainsi, le marché mondial intensifie les contradictions qui déchirent la société capitaliste.

2° Le marché mondial contribue à augmenter la production, à développer la spécialisation et la division du travail, ce qui serait impossible dans les dimensions étroites du marché national.

Ce fait seul, sans mentionner la moyenne plus haute des profits et de l’accumulation due au commerce extérieur, augmente encore davantage l’écart des « ciseaux » entre la production et la consommation. La tendance à sortir des limites du marché existant en devient plus forte, l’industrie en est révolutionnée, sa concentration et sa spécialisation augmentent. Et par la suite l’industrie révolutionne le commerce. Voilà pourquoi la domination sur le marché mondial passa des nations commerciales (les Pays-Bas) aux nations industrielles (l’Angleterre).

3° Le capitalisme qui, sur le marché mondial, se heurte à des formes précapitalistes de l’économie se trouvant encore dans des conditions d’existence naturelles, doit avant tout résoudre le problème de la création du marché, décomposer l’ordre naturel et le transformer en économie capitaliste. Mais le chemin qui y mène passe par la ruine de la paysannerie.

Une des conséquences nécessaires du développement de la grande industrie consiste en ceci qu’elle détruit son propre marché intérieur par le même processus qui avait servi à le créer. Elle le crée en détruisant la base de l’industrie domestique du paysan. Mais sans l’industrie domestique, la paysannerie ne peut pas vivre. Les paysans se ruinent en tant que paysans, leur force d’achat est réduite au minimum, et tant qu’ils ne s’adaptent pas aux conditions d’existence nouvelles, comme prolétaires, ils ne présentent qu’un marché misérable pour les fabriques et les usines nouvellement créées31.

On sait que pour les narodniki ce fait servait de preuve fondamentale à la théorie d’après laquelle la Russie évoluerait d’une manière non capitaliste, et chez les Russes le capitalisme serait « artificiel », n’aurait pas de marché intérieur.

Les narodniki se sont trompés en ce sens qu’ils ont « démontré » plus qu’il ne fallait. Du fait indiscutable de la ruine de la paysannerie, de la diminution de la force d’achat, de la population, etc., ils concluaient à l’impossibilité du capitalisme, alors qu’en réalité ces symptômes ne faisaient que témoigner des douleurs de croissance qui accompagnent partout les premiers pas du mode de production capitaliste.

Il est pourtant indubitable que les phénomènes qui accompagnent la pénétration du capitalisme dans les pays retardataires du monde contemporain présentent des éléments essentiellement nouveaux qui rendent la crise d’accouchement bien plus douloureuse.

1° Le développement du capitalisme dans les pays anciens de production capitaliste débuta par la manufacture qui d’une part accomplissait très lentement le processus de décomposition de l’économie paysanne et artisane, et qui, d’autre part, s’appuyait sur elle. De plus, par son caractère de production manuelle, la manufacture avait besoin de plus d’ouvriers que la production par machines. Ainsi, le passage à l’économie nouvelle, tout en causant des misères immenses pour le peuple, s’accomplissait d’une manière relativement heureuse du point de vue de la production sociale prise dans son ensemble. Par contre, dans les pays contemporains de petite production, le capitalisme introduit directement les produits d’une industrie développée. L’action « chimique » des machines diffère de l’action des manufactures. L’histoire ne connaît pas de révoltes contre la manufacture, tandis que la lutte des ouvriers contre la machine est une étape nécessaire dans l’évolution capitaliste de chaque pays. L’action destructive de l’industrie contemporaine sur la petite production des pays retardataires est infiniment plus terrible. Elle jette dans une misère effroyable des dizaines de millions d’hommes à la fois.

2° Dans les pays européens, le passage de l’artisanat à la production capitaliste, la séparation de l’industrie et de l’agriculture se passaient de telle sorte que les manufactures, et plus tard, les usines naissaient au même endroit, dans le pays même où l’ancienne économie tombait en ruines. Par contre, la pénétration du capitalisme dans les pays asiatiques, dans les pays de l’Europe orientale, etc., ne s’accompagnait pas de la création de la production capitaliste sur place (du moins, au début), mais s’exprimait par la vente des produits capitalistes fabriqués en Europe. La Chine, les Indes souffrirent de tous les inconvénients du capitalisme naissant sans profiter de ses avantages.

3° Le capitalisme européen, même sous la forme de la manufacture, reçut sa première impulsion du commerce mondial et des besoins des marchés coloniaux. Ils créèrent pour lui une large base pour l’augmentation de la production indépendante des besoins du marché intérieur :

Le nombre relativement petit d’ouvriers légués par le moyen âge ne pouvait suffire à satisfaire les besoins de nouveaux marchés coloniaux, et les manufactures, au sens exact de ce mot, ouvrirent alors de nouveaux domaines de production à la population des villages, que la décomposition du féodalisme chassait de la terre32.

Par contre, même si la production capitaliste s’organise dans les pays nouveaux, non seulement elle n’a pas devant elle ces perspectives, mais elle se trouve encore sous la pression très forte de la concurrence des pays les plus avancés qui lui disputent son marché intérieur.

Dans les pays de capitalisme ancien, la loi de la réduction relative du capital variable investi dans la production accompagnant l’augmentation absolue du nombre d’ouvriers, a son importance entière. Cette augmentation absolue est conditionnée par l’augmentation du capital, en particulier par l’élargissement des branches qui produisent des instruments et des moyens de production. Mais pour les pays retardataires qui entrent seulement dans le processus de la production capitaliste, cette voie d’augmentation du nombre de prolétaires est fermée à moitié ou aux trois quarts. Au commencement, ils reçoivent des pays évolués des marchandises toutes manufacturées. Peu à peu ils passent à la production. Mais la production des instruments n’est pas entre leurs mains. Les pays asiatiques ne sont pas encore sortis de la seconde sous-division marxiste du capital : la production des objets de consommation. Les branches de l’industrie lourde, qui absorbent le plus de forces ouvrières, sont concentrées dans la métropole.

Toutes ces circonstances sont la condition générale du caractère catastrophique qui accompagne l’élargissement du marché capitaliste, mais, bien entendu, elles ne peuvent pas empêcher cet élargissement de se produire, ni obvier à l’évolution des rapports capitalistes et de la production capitaliste partout où ces rapports commencent. L’exemple du Japon, des Indes, de la Chine le prouve. Si les conditions que nous avons énumérées s’opposent à ce processus, il existe aussi des moyens agissant très fortement qui le renforcent, et parmi eux l’exportation du capital est le plus important.

De l’analyse que nous avons faite, on voit que le débouché des marchandises capitalistes tout en prenant de plus en plus d’extension en largeur, sur des territoires nouveaux, doit nécessairement devenir un marché de plus en plus plat et sa capacité d’achat relative doit diminuer. C’est un fait très important qu’on ne souligne pas assez et il faut en tenir compte pour éviter de laisser des lacunes importantes dans l’analyse des causes de l’impérialisme, etc. Très souvent, par exemple, on allègue l’énormité des espaces et le nombre de populations qui assureraient une base illimitée à une extension ultérieure du capitalisme. C’est ce que disent souvent les apologistes bourgeois et leurs acolytes de la IIe Internationale. En effet : les Indes, la Chine embrassent presque la moitié de la population terrestre, moitié qui n’est touchée qu’à peine par l’économie capitaliste. À quoi bon s’inquiéter des débouchés, etc. Citons à ce propos un passage un peu long de la même lettre d’Engels que nous avons citée :

La production capitaliste étant une phase économique transitoire est remplie de contradictions intérieures qui ne se développent et ne deviennent évidentes que dans la mesure de son développement propre. La tendance à se créer un marché et de le détruire en même temps est une de ces contradictions. Une autre de ces contradictions est « la situation sans issue » à laquelle elle conduit, et qui se réalise plus rapidement dans un pays sans marché extérieur, comme la Russie, que dans les pays plus ou moins capables de rivaliser avec d’autres sur le marché mondial. Ces derniers pays trouvent pourtant une issue à cette situation grâce aux moyens héroïques de la politique commerciale, c’est-à-dire par la création violente des marchés nouveaux. Le dernier marché créé de cette manière pour le commerce anglais et qui a été jugé capable de soutenir pendant quelque temps la prospérité, c’est la Chine. C’est pourquoi le capital anglais insiste tellement sur la construction des chemins de fer chinois. Mais les chemins de fer chinois signifient la destruction complète de toute la base de la petite agriculture chinoise et de l’industrie familiale ; et ce mal n’est même pas contre-balancé, ne fût-ce que faiblement, par le développement d’une grande industrie dans le pays même, et c’est ainsi que des centaines de millions d’hommes seront mis dans l’impossibilité complète de vivre. Il s’ensuivra une émigration de masse inconnue jusqu’à cette époque, et qui submergera de ces Chinois haïs l’Amérique, l’Asie et l’Europe. Ces nouveaux venus dans le domaine du travail commenceront à rivaliser avec l’ouvrier américain, australien et européen sur la base de notions chinoises sur le niveau de vie nécessaire. Et si tout le système de production en Europe ne réussit pas à changer avant ce moment, il faudra qu’il change alors33.

Voilà où est la véritable source du caractère catastrophique de notre époque, tant qu’il s’agit des rapports avec des « tiers ». Ce sont justement les dimensions énormes de ces masses que le capitalisme met en branle en leur ôtant toute possibilité de vivre, en les ruinant comme paysans sans pouvoir les transformer immédiatement en prolétaires, c’est justement cela qui est la cause principale de ce fait que le capitalisme commence à étouffer. Les énormes réserves asiatiques ne sont pas les réserves du capital, mais celles de son fossoyeur, le prolétariat.

Boukharine34 souligne une face du problème due à l’existence des « tiers » : le surprofit et son usurpation exclusive par les grandes puissances capitalistes, ce qui donne lieu à la lutte pour les marchés, etc. Ce sont, indubitablement, des circonstances très importantes, mais qui ne peuvent pas par elles-mêmes expliquer entièrement notre époque. Il est nécessaire d’y ajouter la contradiction que remarque avec tant d’éclat Engels et qui, entre autres choses, est la meilleure explication du caractère particulièrement révolutionnaire des plus jeunes pays capitalistes.

Le rôle des monopoles capitalistes mondiaux, qui a une importance décisive pour le sort du capitalisme, ne doit pas nous faire oublier les autres forces destructives appelées à la vie par l’ordre capitaliste et indépendantes de la forme que prend cet ordre. Il est nécessaire de se rappeler que même à l’époque des monopoles, les lois découvertes par Marx à l’époque du capitalisme de la libre concurrence continuent à être en vigueur.

D’autre part, ce fait même de l’usurpation si rapide de toute la terre, de son partage entre quelques puissances impérialistes – accompli en une trentaine d’années (de 1880 à 1914) – doit nous obliger à chercher les causes de ce phénomène unique de l’histoire dans les conditions particulières du capitalisme contemporain. Une telle expansion en largeur devient une nécessité lorsqu’il y a des obstacles particuliers qui empêchent son expansion en profondeur. L’expansion en largeur remplace dans ce cas la désagrégation intensive des formes périmées.

L’époque contemporaine rappelle à beaucoup d’égards, et sur une échelle mondiale, la période de la fin du XVIIIe et du XIXe siècle en Europe. Le capitalisme brisait alors les formes vieilles en Europe, provoquant sur une échelle moins grande les phénomènes qu’on observe maintenant sur une échelle mondiale. Alors aussi, « les ouvriers (des manufactures et les artisans) supplantés par la grande industrie étaient dans une situation pire que les ouvriers de la grande industrie même35. » Dans la classe ouvrière, cette période est marquée par une lutte aiguë contre les machines, et dans l’économie bourgeoise, c’est la période où fleurit le malthusianisme qui voit la source de tous les maux dans l’accroissement exagéré de la population. L’histoire se répète. Les représentants les plus en vue de la science bourgeoise contemporaine, comme, par exemple, Keynes, se tournent de nouveau vers le malthusianisme pour y chercher l’explication des misères contemporaines. Il n’y a pas longtemps, Keynes s’exprima dans ce sens, en disant que le chômage en Angleterre est dû à sa population trop dense, mais il exprima la pensée sous une forme plus générale encore, dans son premier livre consacré au traité de Versailles. Il attribuait alors toutes les souffrances de l’Europe à sa surpopulation. Il explique la révolution russe de la même manière.

Les grands événements historiques ne sont souvent qu’une conséquence des changements séculaires du nombre de la population , et aussi d’autres causes économiques fondamentales ; ces causes échappent à l’attention des observateurs contemporains pour qui les événements sont la conséquence des erreurs des hommes d’État ou du fanatisme des athéistes. Ainsi, il se peut fort bien que les événements extraordinaires survenus en Russie pendant ces deux dernières années, cet ébranlement colossal de la société, ce renversement de tout ce qui semblait le plus solide, de la religion, de la propriété, de l’ordre politique et la hiérarchie sociale soient plutôt la conséquence de l’accroissement de la population que de l’activité de Lénine ou des erreurs de Nicolas ; il est très possible que les forces destructives de la fécondité trop grande de la race jouent un rôle plus grand dans la rupture des chaînes imposées au peuple par les conventions que la puissance des idées ou les erreurs de l’autocratie36.

Le fait que le capitalisme contemporain invoque « les lois de la population » témoigne de son impuissance à résoudre ses propres contradictions qui sont devenues des contradictions mondiales et qu’on ne peut pas supprimer par la simple augmentation du « champ extérieur d’exploitation », comme cela se passa au XIXe siècle.

 

Ce texte a initialement été publié dans La Revue marxiste (1929, n°2).

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  1. Werner Sombart, Die deutsche Wirtschaft im 19 Jahrhundert und im Anfang des 20. Jahrhunderts, 4 Auflage, S. 387. []
  2. « Le commerce et le marché mondiaux ouvrant au XVIe siècle l’histoire de l’activité du capital contemporain », Karl Marx, Le Capital, t. 1. []
  3. John Stuart Mill, Principes d’économie politique. []
  4. Friedrich List, Das nationale System der politischen Oekonomie, 4 Au§, S. 213. []
  5. Karl Marx, « Discours sur le libre échange ». []
  6. Ibidem []
  7. Karl Marx, <em>Le Capital</em>, t. I. []
  8. Karl Marx, Les théorie de la plus-value, t. III. []
  9. Marx et Engels, Lettres, trad. Aderatski (en russe), Gosizdat, p. 74. []
  10. Les théories de la plus-value. []
  11. Le Capital, t. I. []
  12. Le Capital, t. I. []
  13. La misère de la philosophie. []
  14. Le Capital, t. I. []
  15. Ibidem. []
  16. Ibidem. []
  17. La misère de la philosophie []
  18. Le Capital, t. III, partie I. []
  19. Marx, Discours sur le libre échange []
  20. Le Capital, t. I. []
  21. Les théories de la plus-value, t. III. []
  22. Le Capital, t. I. []
  23. Ibidem []
  24. Marx, Lettre à Annekov – Lettres de Marx et d’Engels, (éd. Russe), p. 7. []
  25. Le Capital, t. III, partie II. []
  26. Les théories de la plus-value, III, ii. []
  27. Ibidem. []
  28. Les théories de la plus-value, t. I. []
  29. Les théories de la plus-value, t. II. []
  30. Les théories de la plus-value, t. II, ii. []
  31. Lettre d’Engels à Nik. Lettres de Marx et d’Engels, p. 300. []
  32. Le Capital, t. I. []
  33. Lettres de Marx et Engels, p. 301. []
  34. Boukharine, L’impérialisme et l’accumulation du capital. []
  35. Archives de Marx et d’Engels, t. I. []
  36. Keynes, Les conséquences économiques du traité de Versailles. []
Isaak Dachkowski