Contrôle ouvrier et nationalisations dans la révolution portugaise : réformisme ou socialisme

La révolution portugaise a été au cœur des débats stratégiques de la gauche radicale des années 1970. Dernière expérience révolutionnaire en Europe occidentale, elle a été un véritable champ d’essai de la stratégie eurocommuniste (définie par les PC européens dans ces mêmes années) et en révèle aussi les points aveugles. Dans cet article, l’historienne Raquel Varela propose une critique incisive de la stratégie du Parti communiste portugais (PCP) face à la vague de nationalisations et de luttes ouvrières qui ont suivi la dite « révolution des Œillets ». Plutôt que de s’appuyer sur les institutions obtenues par le prolétariat et les couches subalternes pour aiguiser leurs luttes, le PCP les a mises au service d’un sauvetage du capitalisme portugais. Cette étude détaillée esquisse les clivages entre une stratégie réformiste, basée sur la modération salariale, et une stratégie révolutionnaire.

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Introduction

La Révolution portugaise demeure connue pour l’histoire comme la révolution des œillets, du nom des fleurs que les femmes de Lisbonne entreprirent spontanément de glisser dans les fusils des soldats. Elle commença le 25 avril 1974 à travers un coup militaire dirigé contre le régime salazaro-marcelliste et sa guerre coloniale, et fut seulement vaincue 19 mois plus tard, de nouveau par un coup militaire, le 25 novembre 1975. Ce processus fut marqué par le rôle politique central d’un mouvement ouvrier et social puissant, qui se déploya dans tous les secteurs de la société portugaise, en particulier – mais pas seulement – dans le secteur industriel. Au-delà des travailleurs•ses directement lié•e•s à la production de valeur, et particulièrement des ouvriers•ères industriel•le•s et des salarié•e•s agricoles, la Révolution portugaise se caractérisa par des conflits sociaux très radicaux dans le monde étudiant, les services, le secteur informel, une large participation des femmes et des secteurs subalternes et intermédiaires des forces armées. La conflictualité sociale au Portugal en 1974-1975 eut ainsi une ampleur nationale.

Ce fut durant la Révolution portugaise que les principaux secteurs de l’économie – banques, assurances, énergie – furent nationalisés. La première nationalisation fut imposée par les travailleurs•ses eux•elles-mêmes dès mai 1974, mais la majorité des nationalisations eurent lieu seulement après mars 1975, dans un contexte économique de baisse de plus de 4% du PIB. Dans cet article, nous nous pencherons sur l’histoire de ces nationalisations durant cette période, sur la politique défendue par le PCP (Parti communiste portugais) – qui constitue alors le principal parti de la classe ouvrière organisée au Portugal, et qui fut responsable des ministères dont dépendaient les entreprises nationalisées – à l’égard de la gestion de ces entreprises, et les différentes propositions de gestion, d’autogestion et/ou de contrôle ouvrier qui surgirent des assemblées de travailleurs•ses, organes embryonnaires de double pouvoir qui émergèrent spontanément dès la chute du régime.

Outre l’historicisation du processus de nationalisations dans la séquence 1974-1975, nous nous demanderons dans cet article si ces nationalisations impliquèrent le contrôle ouvrier sur la production et permirent de renforcer la confiance et l’organisation des travailleurs, ou si, au contraire, elles constituèrent un moyen pour la bourgeoisie portugaise de soustraire les usines et les entreprises au contrôle des travailleurs et à les sauver de la ruine financière liée à la crise de 1973. Enfin, nous discuterons ce processus à la lumière du débat ouvert par divers théoriciens marxistes après la Révolution russe et dans les années 1970, en espérant contribuer à une discussion ambitieuse et de long terme ayant pour objet les questions de l’autogestion, de la cogestion et du contrôle ouvrier, afin d’aider à analyser ces processus dans leur double signification, économique et politique, autrement dit leur signification quant au conflit autour de la propriété des usines et des entreprises, et leur rôle dans les confrontations sociales et politiques mais aussi dans les organisations de travailleurs•ses.

 

De l’intervention étatique à la nationalisation

Les nationalisations de banques, de compagnies d’assurance et d’autres entreprises qui ont lieu, grosso modo, entre mars 1975 et mai 1975, constituent une politique exigée par les travailleurs. Dans la dynamique de la révolution, ces derniers les imposent aux partis politiques et au Mouvement des Forces Armées (MFA), qui avait renversé le régime dans le fracas du 25 avril 1974, obligeant le Conseil de la Révolution et le 4ème gouvernement provisoire à nationaliser dans un premier temps les banques et les assurances, puis diverses entreprises stratégiques appartenant aux groupes économiques portugais dominants. C’est la révolution qui place les nationalisations au centre de l’histoire du Portugal à partir de 1975. Ni le PCP, ni le PS, pas plus que le MFA, ne considéraient les nationalisations comme une option stratégique dans la séquence 1974-75.

La conséquence des nationalisations fut le contrôle de l’État sur les entreprises, avec le double résultat de sauver économiquement ces entreprises en pleine récession et de venir au secours de la propriété, alors objectivement remise en cause par les travailleurs•ses. À moyen terme, près d’une décennie plus tard, les banques et les entreprises nationalisées seront rendues au secteur privé. Mais ce processus a une histoire, un début et une fin : quand les nationalisations eurent lieu, elles représentèrent une victoire des travailleurs, une défaite du système capitaliste, et un aiguisement de la lutte des classes qui remit directement en question la propriété privée. Et l’histoire de la révolution, à partir de ce moment, fut aussi celle de l’extraordinaire confiance dans leurs propres forces que les travailleurs•ses, et une partie des couches intermédiaires de la société, conquirent à partir du 11 mars 19751, une confiance dans leur capacité à vaincre, à parvenir à contester la propriété privée des moyens de production. Cette confiance allait se répandre comme une traînée de poudre dans l’ensemble du pays, étant à l’origine de la crise révolutionnaire qui éclata en juillet 1975 et que l’on nomma l’ « été chaud » (Verão Quente).

La première nationalisation au Portugal après la révolution eut lieu moins d’un mois après la chute du régime. Le 21 mai 1974, les travailleurs•ses de la Compagnie des Eaux occupèrent le siège de l’entreprise et exigèrent sa nationalisation. Elle devint ainsi l’Entreprise Publique des Eaux de Lisbonne2. Mais c’est seulement suite à la victoire de la loi d’indépendance des colonies, au cours de l’été 1974, que les nationalisations furent de nouveau à l’ordre du jour. En septembre 1974, les décrets-lois n°450, 451 et 452/74 nationalisent la Banque du Portugal, la Banque de l’Angola et la Banque nationale d’Outre-mer, ce qui, selon Medeiros Ferreira, fut « la premier étape dans le processus amenant l’État à être l’acteur unique, du côté portugais, dans la gestion des conséquences financières de la décolonisation qui s’engage officiellement avec la Loi n°7/74 du 26 juillet » (Ferreira, 1993, p. 114).

De fait, la décolonisation obligeait le capitalisme portugais à recourir à la centralisation pour sauvegarder la plus grande part possible de ses intérêts liés aux colonies. Néanmoins, il faut se garder de sous-estimer le rôle de la lutte révolutionnaire dans la métropole quant à la réalisation de ces mesures. En premier lieu, la décolonisation fut elle-même conditionnée, dans l’après-25 avril, par la dynamique révolutionnaire dans la métropole. Ensuite, les syndicats des employé•e•s de banque avaient été impliqués dans des luttes d’importance depuis le 25 avril 1974, et c’est dans la séquence ouverte par la défaite de la tentative de coup d’État mené par le général António de Spínola le 28 septembre 1974 que l’État accroît son pouvoir sur les institutions de crédit, par exemple avec le décret 540-A/74 du 12 octobre 1974.

La majorité des nationalisations est réalisée entre le 11 mars et mai 1975. Le 11 mars, les travailleurs•ses des banques, qui occupaient les établissements, exigent la nationalisation du système bancaire. Le 12 mars, le Conseil de la Révolution, qui se constitue ce même jour, annonce la nationalisation des banques (les compagnies bancaires étrangères n’étant pas concernées) et, le 24 mars, celle des compagnies d’assurance. Le 14 avril 1975 ont lieu d’énormes manifestations de soutien à la nationalisation des banques3. Le 15 avril, sont nationalisées par décision du 4ème gouvernement provisoire des dizaines d’entreprises appartenant aux groupes financiers, à présent expropriées, incluant les entreprises des secteurs fondamentaux de l’économie nationale : compagnies pétrolières, de l’électricité, du gaz, du tabac, de la bière, de la sidérurgie, des ciments, des transports maritimes, du papier, de la construction et de la réparation navales, des transports routiers, des transports collectifs urbains et périurbains, etc. Nombre de ces entreprises étaient liées aux grands groupes économiques qui s’étaient enrichis sous l’Estado Novo : CUF, Champalimaud, Espírito Santo, etc.

Beaucoup d’entreprises, dont certaines de dimensions raisonnables, échappèrent à la vague de nationalisations – transformation de liège, raffinage de sucre, textiles et exportation de vin –, essentiellement dans le nord du pays. Et ce fut précisément à partir de ces entreprises que se constituèrent les premiers noyaux des nouveaux groupes privés, comme celui de Américo Amorim.

La doctrine de l’Estado Novo consacrait l’initiative privée, mais le secteur des entreprises d’État (SEE) se développa considérablement durant la dictature, comme le signale Silva Lopes (1996, p. 310). Ainsi, l’État détenait des positions de commande ou d’influence dans les transports, les raffineries, l’électricité, le secteur bancaire, etc. On estime que les entreprises dominées par l’État, avant les nationalisations, représentaient près de deux tiers de la main-d’œuvre employée par le secteur des entreprises d’État (SEE) après les nationalisations. Durant les premières années postérieures aux nationalisations de 1975, le SEE employait environ 300 000 travailleurs•ses, autrement dit près de 8 % de la population active, et produisait une valeur ajoutée brute estimée entre 20 % et 25 % du PIB. Selon Silva Lopes, le Portugal est resté l’un des pays en Europe où le secteur public était le plus important, sans que la situation soit très différente de la France, de l’Italie, du Royaume-Uni et de l’Allemagne. Dans ces pays, en moyenne, les entreprises d’État employaient environ 10 % de la main-d’œuvre (Lopes, 1995, p. 314-315).

Dans la mesure où les nationalisations furent réalisées en raison de l’impact d’une crise d’accumulation généralisée au niveau mondial, la méthode qui présida à ces nationalisations – sans contrôle ouvrier – suggère que la bourgeoisie usa des nationalisations pour protéger l’essentiel, une fois perdu une partie de ses actifs. Autrement dit, il s’agissait d’en finir avec la conflictualité sociale dans les entreprises, afin de les sauver de la crise d’accumulation. Cela se trouve confirmé par la rhétorique des partis membres de la coalition gouvernementale qui, sans exception, appelaient à l’endiguement des luttes dans les entreprises nationalisées, au motif que celles-ci appartiendraient dorénavant au peuple portugais. Ils omettaient ainsi le fait que l’État demeurait capitaliste, non moins que les entreprises administrées par lui. Selon Ferreira (1993, p. 116), par exemple, les nationalisations permirent aux militaires d’obtenir le contrôle sur le système financier, et Lopes (1996, p. 316) rappellent qu’elles eurent également pour effet d’atténuer les effets de la conjoncture économique.

L’interprétation est plausible mais nous semble téléologique, dans la mesure où elle identifie la fin – la rétrocession par l’État des entreprises nationalisées au secteur privé plus d’une décennie plus tard – avec le processus, la contestation de la propriété privée des moyens de production par les travailleurs au cours d’une révolution. L’importance des nationalisations durant la révolution ne réside pas, essentiellement, dans leur impact économique ni dans l’éventuel projet d’une économie de forme socialiste – car l’économie et l’État restèrent capitalistes, les banques et les entreprises étrangères demeurant hors de l’intervention étatique grâce à l’appui de la direction communiste, malgré son programme prévoyant la « libération de l’impérialisme étranger ». Comme nous l’avons déjà signalé, les entreprises nationalisées employaient au total, en 1975, 8% de la population active. Cette importance est liée au fait que les nationalisations ont été faites sous la pression des travailleurs•ses, souvent réuni•e•s en assemblées de base et occupant les locaux des entreprises pour exiger leur nationalisation. Les nationalisations furent aussi accompagnées d’extraordinaires victoires des travailleurs•ses, notamment d’importantes augmentations des salaires réels, dans une période d’inflation élevée (20 à 30 %), et d’autres conquêtes sociales (Lopes, 1996, p. 320). Elles furent en outre accomplies sans indemnisation. Reflet de l’intensité de la lutte des classes : nombre de capitalistes – incluant des hommes parmi les plus riches du pays – furent emprisonnés à la suite de la tentative de coup d’État du 11 mars, et/ou finirent par fuir, la majorité pour le Brésil. Ils ne revinrent au Portugal qu’à partir de la fin des années 1970, quand les gouvernements initièrent un processus d’indemnisations (ou de rétrocessions des entreprises), qui furent pour la première fois fixées par la loi 80/77 du 26 octobre 1977.

 

La politique du Parti communiste portugais en faveur des nationalisations

Principal parti de la classe ouvrière organisée dans cette période, le PCP fut présent dans tous les gouvernements provisoires, en alliance avec les partis démocrates et libéraux et, jusqu’en septembre 1975, il eut la responsabilité des ministères qui contrôlaient les entreprises et les usines nationalisées. Pourtant, il ne développa en rien une stratégie de nationalisations (VIIe congrès…, 1974, p. 359-362). La politique économique du PCP, dans le cadre de la Révolution, tient tout entière dans la défense et la préparation d’instruments permettant à l’État d’intervenir dans les entreprises, et c’est le PCP qui défendit de la manière la plus soutenue le décret 660/74, du 25 novembre 1974, faisant accessoirement le constat, en 1977, que ce décret fut imposé aux autres membres du gouvernement par le PCP lui-même (As empresas…, 1977, p. 7). Le décret stipulait que l’État interviendrait dans les entreprises en cas d’abandon, de décapitalisation, de non-paiement délibéré des fournisseurs ou de fraude fiscale. Au total, selon les données officielles, près de 350 entreprises furent l’objet d’interventions étatiques, représentant environ 100 000 travailleurs•ses dans trois secteurs d’activité (Lopes, 1997, p. 309). Dans la majorité des cas, ces interventions eurent lieu en 1975 (255 entreprises), et particulièrement dans la période postérieure au 11 mars 1975. Cela illustre le fait que, même au moment le plus fort de la lutte pour les nationalisations, le gouvernement privilégiait l’intervention étatique dans le cas des entreprises caractérisées par des luttes sociales, des difficultés économiques ou du sabotage.

La politique d’intervention se maintint durant toute la révolution :

Avec l’explosion des conflits sociaux dans les premiers mois ayant suivi le 25 avril, les travailleurs•ses d’un grand nombre d’entreprises expulsèrent les patrons ou leurs représentants, invoquant des arguments de sabotage économique, la collaboration avec le régime dictatorial, la répression patronale, etc. Dans le même temps, la détérioration des conditions économiques s’aggravait, nombre d’entreprises se trouvant dans des situations insoutenables liées à un manque de liquidités ou de solvabilité, ce qui conduit beaucoup de patrons à les abandonner. Pour protéger leurs salariés, ou pour arracher tout leur pouvoir aux propriétaires du capital, les travailleurs des entreprises ainsi en difficulté s’emparèrent de la gestion et réclamèrent l’appui de l’État pour les maintenir en activité. Le gouvernement fut pour cette raison amené à publier des titres qui donnaient une couverture légale aux situations ainsi créées. […] Ces titres établissaient et régulaient les mécanismes d’intervention de l’État dans les sociétés privées, bien que de manière temporaire et en se gardant de retirer les moyens de production à leurs propriétaires respectifs (Lopes, 1996, p. 308).

À partir de novembre 1974, mais surtout entre janvier et mars 1975, on trouve des discours de dirigeants du PCP – même s’ils sont encore vagues – défendant l’idée qu’ « il est nécessaire d’approfondir une stratégie anti-monopoliste et anti-latinfundiste » (Política…, 1975, p. 2). Le 3 janvier 1975, une assemblée d’employé•e•s de banque demande la nationalisation des banques (Avante !, 1975a, p. 9). Lors de la première conférences des travailleurs•ses agricoles du sud, plus d’un mois après cette assemblée, le 9 février 1975, le PCP propose officiellement la nationalisation des banques (Ière Conférence…, 1975, p. 156). Álvaro Cunhal, le leader charismatique du Parti, affirme que les nationalisations ouvrent une perspective socialiste dans la stricte mesure où elles sont réalisées sous le contrôle des travailleurs•ses. Mais ce contrôle, selon le dirigeant du PCP, doit être soumis à l’unité démocratique (Avante !, 1975b, p. 5), et être articulé avec l’État et le gouvernement :

Le « contrôle » des travailleurs, en collaboration étroite avec un État démocratique dont la démocratisation s’impose de manière croissante, est aujourd’hui possible comme forme transitoire vers d’autres formes plus évoluées. Il s’agit là d’un des aspects les plus significatifs de l’originalité du processus révolutionnaire portugais (Avante !, 1975b, p. 65).

C’est à partir du 11 mars et durant le 4ème gouvernement provisoire que les nationalisations acquièrent une place centrale dans la politique du PCP. La question du contrôle ouvrier – défini en permanence par le PCP en référence à l’organisation de l’État et non à son caractère de classe – ne surgit, pour cette raison, que dans la chaleur du conflit de gouvernement avec le PS, à partir de mai 1975.

Le PCP ne s’attendait pas à ce que les nationalisations en viennent à être conçues comme une priorité par les travailleurs•ses. Comme l’explique Madeiros Ferreira, celles-ci furent réalisées avec un « fort degré d’empirisme » (Ferreira, 1993, p. 114). Cet empirisme est en réalité le produit de la dynamique révolutionnaire. Les nationalisations furent précédées de grands mouvements populaires, de janvier à mars 1975, dans lesquels la forme de lutte la plus utilisée fut l’occupation d’entreprises et la revendication d’assainissement des strates supérieures de la hiérarchie des entreprises (Ferreira, 1993, p. 109). Tout indique que le PCP, comme d’autres partis, n’avait prévu en rien une telle dynamique. Comme l’affirme John Hammond : « durant les premiers mois de 1975, le PCP maintint sa politique de modération, suivie par la majorité des syndicats. Le mouvement demeura hors du contrôle communiste, dans la mesure où ses exigences excédaient largement ce que le PCP était disposé à défendre » (Hammond, 1981, p. 421).

Vingt jours avant les nationalisations – et après que la majorité des commissions de travailleurs•ses se soit prononcé en faveur des nationalisations lors de la Conférence Unitaire des Travailleurs – le PCP appuya le programme Melo Antunes, un programme de salut national de l’économie, soutenu par l’ensemble du gouvernement et qui ne prévoyait pas de nationalisations mais une intervention de l’État dans les entreprises pouvant aller jusqu’à 51%.

Après le 11 mars 1975, le PCP va défendre les nationalisations de certains secteurs de l’économie – il participe et mobilise pour les manifestations qui les appuient : banque, assurances, presse, transports ferroviaires –, mais cherche à les maintenir dans le strict cadre de la « bataille de la production ». Au cours de la manifestation du 14 mars, soutenant la nationalisation du secteur bancaire, le PCP distribue un communiqué où il est affirmé que :

La nationalisation du secteur bancaire permettra une augmentation du niveau de vie des travailleurs et le combat contre le chômage et l’inflation. Concernant le contrôle de l’État démocratique sur les secteurs fondamentaux de l’économie, jusqu’à maintenant dans les mains des grands monopoles, il sera enfin possible d’empêcher la fuite des capitaux et de mettre l’épargne au service du Peuple » (Nacionalização…, 1975).

Le PCP exulte devant les mesures prises le 15 avril, qui nationalisent une grande partie des entreprises des grands groupes économiques, dont les banques, et les considère comme la preuve de l’irréversibilité de la Révolution (A revolução…, 1975, p. 1). Mais ce facteur, en lui-même, ne distingue par le PCP d’autres partis ou directions qui, par la force des circonstances, furent obligés de défendre les nationalisations. Ainsi, après 11 mars, et jusqu’à en juin 1975, les directions politiques du pays, sans exception, défendirent les nationalisations. Costa Gomes, au nom du Conseil de la Révolution (organe militaire qui visait la défense de l’État et de la démocratie représentative), présenta la nationalisation du secteur bancaire comme la mesure « la plus révolutionnaire dans le Portugal contemporain » (Diãrio Popular, 1975, p. 9). Le PPD, parti libéral, défendit publiquement la gestion des entreprises par les travailleurs (Ibid.). Mário Soares, dirigeant socialiste, se fit l’avocat de la nationalisation des banques, des assurances et de la réforme agraire (República, 1975a, p. 11). Même la Conférence de l’Industrie Portugaise (CIP), organisation patronale, ne s’opposa pas aux nationalisations, prétextant que la gestion devait être partagé entre les travailleurs, les patrons et l’État (República, 1975b, p. 16). Cela rappelle d’ailleurs la solution qui fut proposée après les grèves du début des années 1980, et qui prit forme en 1984 à travers une institution de concertation sociale où se négocient les conditions de travail et où sont représentés les patrons, les travailleurs et l’État.

Quand eurent lieu les nationalisations, en mars 1975, le PCP proposa pour les entreprises nationalisées une commission administrative, dirigée par le gouvernement et par des représentants des travailleurs•ses (República, 1975c, p. 1). Une question divisa partis et patrons : ces commissions administratives devaient-elles être dirigées par des membres du gouvernement, d’un parti ou d’un autre ? Plus profondément, il s’agissait d’influencer la composition des administrations des banques et des entreprises nationalisées, sous la direction de l’État.

Les nationalisations avaient été conquises par les travailleurs•ses et institutionnalisées par le Conseil de la Révolution. Le front gouvernemental chercha pourtant à les attribuer au Conseil de la Révolution, affaiblissant ainsi la confiance des travailleurs•ses dans leur capacité à obtenir des victoires, ce que signale le titre du Diário Popular (1975, p. 9) : « le Peuple est reconnaissant pour la loi la plus révolutionnaire jamais promulguée au Portugal ». La tactique du PCP, sur le moment, fut d’ailleurs identique, puisqu’il attribua les nationalisations au MFA, au Conseil de la Révolution, dans le cadre de la stratégie de renforcement du MFA comme légitimité alternative à celle accordée par les élections [NdT : remportées largement par le PS le 25 avril 1975] :

Ayant pris connaissance, en réunion, de la constitution du Conseil de la Révolution du MFA, et de sa première mesure législative – la nationalisation des banques –, la Commission Politique (CP) du Comité Central (CC) du Parti communiste portugais affirme son soutien complet à la consolidation et au développement du processus démocratique. La CP du CC du PCP exhorte la classe ouvrière, les masses laborieuses et le peuple en général à manifester son accord avec cette décision historique. La CP du CC du PCP propose à toutes les forces démocratiques et populaires l’organisation en commun, pour tout le pays, de réunions, de meetings et de manifestations démontrant la joie populaire et renforçant l’alliance Peuple-MFA (O PCP…, 1975, p. 9).

Quelques groupes d’extrême-gauche interrogèrent, en 1975, le PCP sur la question du contrôle ouvrier, d’un côté, et sur les conséquences des nationalisations de l’autre. En réalité, les deux questions renvoyaient au même processus : les nationalisations sans contrôle ouvrier et sans abolition du secret commercial ne sont pas une mesure de transition socialiste. L’UDP [Union Démocratique Populaire, né en 1974 et de filiation maoïste], par exemple, publiait des textes comme celui-ci : « Nous considérons, et l’Histoire nous l’a prouvé, que dans des situations d’urgence, la bourgeoisie utilise les nationalisations pour en finir avec l’anarchie capitaliste » (República, 1975a, p. 8).

Pour le PCP, aucune de ces questions ne se posait puisqu’en accord avec la théorie diffusée par le parti durant le processus de nationalisations, l’État avait d’ores et déjà changé de nature de classe, depuis le 25 avril 1974. Yuri Rubinsky, économiste soviétique, professeur à l’université de Moscou, vint ainsi faire une conférence sur les nationalisations à la Fondation Gulbenkian [à Lisbonne], en mars 1975, au cours de laquelle celui-ci défendit le PCP :

Sur ce sujet, Yuri Rubinsky distingua la signification de la nationalisation des banques dans les pays capitalistes, où cette mesure ne produit aucune transformation dans la structure économique, de celle des nationalisations dans une société comme la nôtre, en transition vers le socialisme. Ainsi, vouloir nier toute valeur aux mesures de nationalisation des banques n’est pas autre chose qu’une tentative de tromper le peuple par des phrases grandiloquentes (Economista…, 1974, p. 7).

Sans contrôle effectif de la production et de la distribution par les travailleurs•ses et soumises à la « bataille de la production », les nationalisations sont défendues sur un plan théorique, en tant que mesure constituant une étape dans la construction du socialisme, une fois établi que l’État n’est plus capitaliste mais en transition vers le socialisme. De telle sorte que, dans son bilan de 1978, commentant le succès du contrôle de la gestion par les travailleurs•ses, le PCP souligne que c’est dans les entreprises nationalisées que les travailleurs•ses ont agi avec le plus de « réalisme » et où les « paralysies et les grèves ont été les moins fréquentes, où les revendications des travailleurs ont été les plus modestes » (As nacionalizações…, 1978, p. 52). On peut se référer au discours du PCP, en plein processus révolutionnaire, à propos de la nationalisation des chemins de fer :

Considérée à la fois comme nécessaire et urgente pour parvenir à la victoire du socialisme, proposée en motion lors de la réunion du 5 au Pavillon des Sports, la nationalisation de CP [Comboios de Portugal, compagnie ferroviaire portugaise], a fait se lever, dans une manifestation enthousiaste d’appui, des milliers de cheminots qui se trouvaient réunis dans le cadre d’une assemblée de classe. […] Définissant ce qu’il faut entendre par nationalisation, un orateur a expliqué : nationaliser une entreprise signifie que cette entreprise n’appartient plus à un patron, à un capitaliste ou à un groupe de capitaliste mais appartient uniquement à la Nation, c’est-à-dire au peuple » (Os ferroviarios…, 1975, p. 7).

Cette analyse politique – selon laquelle ce qui est la propriété de l’État appartient à la Nation, et ce qui est la propriété de la Nation appartient au Peuple –, à laquelle s’ajoutait le fait de rendre le Conseil de la Révolution et le MFA responsables des nationalisations, rapproche le PCP de ceux qui considéraient les conquêtes de la classe ouvrière comme le fruit de ses directions et des organisations envisageant la possibilité d’une transition indolore du mode de production capitaliste au mode de production socialiste. Ainsi le PCP caresserait-il l’espoir – publiquement défendu, aussi, par le MFA et le PS – que cette transition puisse être réalisée selon les mêmes modalités qui avaient présidé au changement de régime par l’intervention du MFA, c’est-à-dire quasiment sans morts (dans la métropole du moins), sans prise du pouvoir par la classe ouvrière, et en dernière analyse sans guerre civile.

Une lecture des politiques de l’Union soviétique durant cette période et de toute l’élaboration théorique antérieure du PCP indique que cette politique ne constituait pas une originalité de la Révolution portugaise. Elle plongeait ses racines dans la stratégie de « réorganisation » du Parti au Portugal, datant de 1941 et inspirée des thèses de Dimitrov au 7ème congrès de l’Internationale communiste, consistant à construire des fronts gouvernementaux avec des secteurs de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie. Elle avait en outre une base internationale bien délimitée, ayant justement comme épicentre la politique de coexistence entre les pays impérialistes et l’URSS. C’est bien à l’URSS que l’on doit l’élaboration d’une stratégie fondée sur la possibilité d’une transition pacifique vers le socialisme. L’argument, défendu par le PCP en diverses occasionts, se focalisait sur l’idée simple qu’une fois la majorité des pays devenus socialistes, d’autres parviendraient à cette étape sans qu’il soit nécessaire d’y prendre le pouvoir, comme cela était exposé dans la revue théorique du parti, Paix et socialisme (Kiernan, 1997, p. 327).

Sur la base de cette politique émerge une conceptualisation hésitante de l’État, ancrée dans les nécessités tactiques du parti. Si dans La question de l’État, question centrale de toute révolution (2007), publié en 1967, Cunhal défendait l’idée que l’État a pour fonction d’assurer et de maintenir la domination de la bourgeoisie sur le prolétariat, ainsi que l’exploitation de ce dernier4, en 1974-75, toute la théorie de l’État évolue rapidement pour s’adapter à la stratégie du parti : en certaines occasions on en appelle à des assainissements5 afin d’éliminer les éléments fascistes de l’État ; en d’autres occasions, au moment par exemple où ont lieu les nationalisations, on assimile le changement de régime politique à une transformation de la nature de l’État.

 

Contrôle ouvrier : un débat avec l’Histoire

Dans les années 1970, le contrôle ouvrier constituait une revendication commune aux jeunes libertaires, aux sociaux-démocrates et aux syndicalistes réformistes (Brinton, 1975, p. 13). Néanmoins, ces différents secteurs usaient du même mot pour désigner des choses diverses. Le sujet, riche et polémique, fut amplement étudié et discuté dans des œuvres variées et centrales, dont seulement une partie sera évoquée ici.

Maurice Brinton (1975), par exemple, considère qu’en appeler au contrôle ouvrier est une manière de « détourner » les travailleurs de l’autogestion, seule revendication qui remet en cause le profit. Pour Ernest Mandel, aller au-delà du contrôle démocratique des entreprises capitalistes suppose que la définition du contrôle ouvrier soit étendue à l’autogestion, tout en précisant que cela n’a de sens qu’en tant que revendication transitoire (Mendel, 1973, p. 18-23). John Hammond use quant à lui d’une définition minimale : contrôle collectif des travailleurs•ses sur les entreprises, laissant ouverte la question du niveau de contrôle, pouvant aller des questions de gestion, comme celle des licenciements, jusqu’aux questions de distribution et de production (Hammond, 1981, p. 415). Au Portugal, en 1974-75, la notion de contrôle sur l’entreprise était utilisée de manière indéfinie pour désigner « participation à la gestion », « publicité des comptes » et contrôle sur la production (Santos et al., 1976, p. 49-50) ; les organisations politiques et syndicales n’établissaient pas clairement si le contrôle ouvrier signifiait le contrôle sur la gestion, la production et/ou la distribution, et s’il serait accompli par des assemblées démocratiques de travailleurs ou par les syndicats.

Dans cette étude, nous utilisons une définition restreinte du contrôle ouvrier – contrôle démocratique des travailleurs•ses, sur la production et la distribution des entreprises gérées par des capitalistes, ce qui impliquait l’abolition du secret commercial. Cette définition s’écarte aussi bien de la cogestion que de l’autogestion, et définit le contrôle ouvrier non pas d’un point de vue littéral mais dans son acception historique, comme revendication transitoire vers la collectivisation, dans la mesure où elle concerne les entreprises, gérées par les capitalistes et non par les travailleurs•ses, contrôlées au niveau de la production et de la distribution (rendant indispensable l’abolition du secret commercial ou l’ouverture des livres de compte) par des commissions de travailleurs•ses ou d’autres formes de conseils à la base dans les usines et les entreprises, et non par des syndicats.

En accord avec cette définition, il n’existe pas de contrôle ouvrier hors de situations révolutionnaires ; il apparaît donc comme une expression du double pouvoir. Le contrôle ouvrier est donc moins que l’autogestion en termes de gestion, mais politiquement son application est incompatible avec le processus d’accumulation capitaliste (ce qui n’est pas le cas de l’autogestion). Il s’agit d’une revendication transitoire, qui évolue soit vers la conquête du pouvoir par les travailleurs•ses, soit dégénère en cogestion. L’essence du contrôle ouvrier tient dans le fait que l’État ou les capitalistes dirigent l’entreprise/usine mais ne peuvent le faire contre les travailleurs•ses, si bien qu’une compréhension historique correcte de cette forme d’expression de la dualité de pouvoir doit passer par l’analyse de cas concrets de lutte au sein des usines et des entreprises, plutôt que des institutions qui se créent à partir de ces dernières. Cette définition insiste, pour cette raison, sur deux prémices essentielles : la dynamique de lutte de classes au niveau national et le processus d’accumulation du capital. António Gramsci et Léon Trotsky ont travaillé sur le premier aspect, Lénine sur le second.

Analysant le contrôle ouvrier durant la séquence révolutionnaire italienne de 1920-21, lorsque le chef du gouvernement – Giovanni Giolitti – présenta à la Chambre des députés un projet de loi sur le contrôle ouvrier pour faire face à l’occupation des usines en septembre 1920, António Gramsci écrit :

Pour les communistes, mettre en avant le problème du contrôle signifie […] mettre en avant le problème du pouvoir ouvrier sur les moyens de production, le problème de la conquête de l’État. […] Toute la loi qui porte sur cela qui émane du pouvoir bourgeois a une signification et une valeur uniques : elle signifie que réellement, et non simplement en paroles, le terrain de la lutte de classes a évolué, dans la mesure où la bourgeoisie est contrainte, sur ce nouveau terrain, de faire des concessions et de créer de nouvelles institutions juridiques ; elle est la preuve d’une faiblesse organique de la classe dominante » (Gramsci, 1921, p. 1-2).

Léon Trotsky, discutant la question de la législation des conseils d’usines en Allemagne avec les anarchistes allemands, souligne le problème de la dualité de pouvoir et diminue la valeur de l’institutionnalisation de formes de contrôle ouvrier :

Je n’ai jamais parlé de conseils d’usine « légaux ». En outre, j’ai insisté sans équivoque sur le fait que les conseils d’usine sont seulement susceptibles de se muer en organes de contrôle ouvrier dans une situation de forte pression des masses, ayant mené au moins partiellement dans le pays et dans les usines à l’établissement d’une situation de double pouvoir. Il est clair qu’une telle situation a aussi peu de chance de se réaliser sous le régime légal actuel des conseils d’usine qu’il n’est possible de faire la révolution en respectant la constitution de Weimar ! (Trotsky, 1931, p. 1, traduit par l’auteure).

À propos de la discussion sur le contrôle ouvrier dans les entreprises nationalisées, Vladimir Lénine insiste sur la nécessité d’une nationalisation de l’intégralité du système bancaire (et non simplement d’une partie de celui-ci), ce qui impliquait la nationalisation des grands trusts industriels et commerciaux, puisque « sans abolition du secret commercial, le contrôle de la production et de la distribution n’irait pas loin qu’une vide promesse » (Lénine, 1976, p. 61-65). Il s’agirait d’une mesure bureaucratique et non d’un contrôle par les travailleurs•ses. La question était centrale pour les révolutionnaires russes et n’était en rien théorique. Le jour suivant la prise du pouvoir, le 7 novembre 1917, un projet de décret sur le contrôle ouvrier est rédigé :

  1. Le contrôle ouvrier sur la production, l’achat et la vente des produits et des matières premières, leur stockage, comme sur les finances de l’établissement, est institué dans toutes les entreprises de l’industrie, du commerce, de la banque, de l’agriculture, des transports, dans les coopératives et toutes autres qui emploient au moins cinq ouvriers et employés […]. 2. Le contrôle ouvrier est exercé par tous les travailleurs de l’entreprise considérée, directement si l’entreprise est si possible que cela est possible, ou par l’intermédiaire de ses représentants, dont l’élection aura lieu immédiatement dans le cadre d’assemblées générales […]. 4. Tous les livres de compte et les documents, sans exception, ainsi que tous les entrepôts et dépôts de matériaux, d’outils et de produits, sans exception aucune, doit être constamment à disposition des représentants élus par les travailleurs (Lénine, 1976, p. 99-100).

 

La « bataille de la production » contre le « contrôle ouvrier »

À partir des nationalisations, la question de la gestion des entreprises et du contrôle ouvrier va se trouver à l’ordre du jour au Portugal. Cette discussion est centrale pour comprendre la politique du PCP face aux nationalisations mais aussi l’extension de la conflictualité sociale dans le pays. Le PCP se fonde sur une définition du contrôle ouvrier qui n’entre dans le cadre d’aucune des définitions énoncées plus haut, qu’il s’agisse de celles défendant une perspective en termes d’autogestion ou de celles qui insistent sur une forme d’incompatibilité avec le processus d’accumulation du capital. S’il en est ainsi, c’est que le PCP fera de sa définition du contrôle ouvrier une manière de mettre fin au contrôle ouvrier tel qu’il était en train d’être mis en place dans certaines entreprises, et que, dès ce moment, il soumettra le contrôle ouvrier à la « bataille de la production », soustrayant à ce processus toute dimension de conflictualité capital/travail.

La définition du parti est transparente (O processo…, 1975, p. 4) : organisation des travailleurs dans n’importe quels types d’organismes – syndicats, associations, coopératives, organisations de paysans, commissions d’habitants, etc. –, ayant en vue la défense de la Révolution et la réalisation de la bataille de la production, le « front principal de lutte de la classe ouvrière » (Ibid., p. 1).  Il s’agit donc de participer à (et non de contrôler) la production, conjointement avec les syndicats – dans l’établissement de plans d’entreprise, des prix, la discussion des problèmes salariaux, etc. (Não…, 1975, p. 6) –, en lien étroit avec l’objectif que constitue la « bataille de la production ». Le secrétaire d’État au Travail et membre du PCP, Carlos Carvalhas, éclaircit le périmètre dans lequel le PCP maintient le « contrôle ouvrier » : « Cette bataille de la restructuration de tout l’appareil productif a pour vecteurs principaux une meilleure production, et de moindres coûts » (cité dans Avante!, journal officiel du PCP, voir Fazer…, 1975, p. 6). Carvalhas présente deux projets de loi qui visent – même s’ils ne seront jamais véritablement mis en place – l’établissement d’un contrôle strict des travailleurs•ses qui fait disparaître les formes réelles de contrôle ouvrier. Dans le premier projet de loi, en mai 1975, est proposé la constitution officielle de commissions de contrôle de la production, qui doivent participer à l’élaboration d’un plan d’entreprise et « veiller au développement normal de la production et à l’amélioration qualitative et quantitative » (Documento, 1976, p. 765-816). Dans le second projet, l’article 5 dispose que « l’activité des commissions ne pourra jamais être exercée contre les intérêts globaux de l’économie, si bien qu’elle ne pourra contribuer en aucun cas à la paralysie de l’activité productive régulière de l’entreprise ». Le projet établit également qu’il reviendrait aux commissions de contrôle de la production de « veiller à la réalisation du programme gouvernemental pour le secteur d’activité » (Ibid., p. 765-816). Dans Avante! est réaffirmé cette politique : création de commissions de contrôle destinées à garantir « la victoire de la bataille de la production » (Com o PCP…, 1975, p. 4).

Le « contrôle ouvrier » était, sous cette forme, soumis à la « bataille de la production » mais aussi à une autre politique qui s’ajoutait à celle-ci, à savoir l’opposition à ce que le PCP désignait à travers l’expression de « revendications irréalistes » de la part des travailleurs•ses. Cela dans un contexte où, même après les nationalisations, plus de 90% de la main-d’œuvre travaillait pour un patron privé, et où l’État demeurait capitaliste.

Dans un discours tenu lors d’une réunion publique du PCP, le 18 mai 1975 à Vila Franca de Xira, Álvaro Cunhal [secrétaire général du PCP] considère que la « grande tâche du moment » est bien la « bataille de la production » et qu’il doit être mis fin aux « revendications irréalistes » et aux grèves (Discurso…, 1976, P. 43-45). Dans une réunion tenue le 28 juin 1975 à Campo Pequeno, Veiga de Oliveira, le ministre communiste des Transports et des télécommunications du 4ème gouvernement provisoire, rappelle la victoire de la nationalisation des chemins de fer, de la TAP, des transports maritimes et de dizaines d’entreprises ferroviaires, et condamne la vague de grèves et de revendications mises en avant dans ces entreprises, considérées comme un acte de « sabotage » de la « réaction » (Com o PCP…, 1975, p. 4). Dans le même discours, il défend l’augmentation du prix des transports. C’est lors de cette même réunion que Vítor Silva, un ouvrier communiste de Mague, défend le contrôle ouvrier (Ibid.). Dans Avante!, on peut lire une note de la commission de travailleurs•ses de l’usine Socel où est affirmé que la bataille de la production « est nôtre et pour nous ». Dans le même communiqué, les travailleurs•ses considèrent qu’ils/elles peuvent avoir le contrôle de la production mais qu’ils ne doivent pas « travailler en-dessous d’une certaine limite d’efficacité » (A batalha…, 1975, p. 6).

Cette politique bénéficie d’un ample consensus au sein de la coalition gouvernementale, du Conseil de la Révolution et du MFA. Le PS et le PPD [parti de la droite libérale] déclarent que la situation difficile exige de bloquer les revendications (Coligação…, 1975, p. 1 et 20) ; Costa Gomes affirme que le travail est « une manière de soutenir la révolution » (O trabalho…, 1975, p. 9). Le 1er mai 1975, le discours de Vasco Gonçalves – alors premier ministre proche du PCP – est en harmonie totale avec la politique défendue par le PCP :

Notre crise économique est, en ce moment, l’obstacle fondamental qu’il nous faut surmonter. […] J’appelle ici tous les travailleurs, tous les patriotes, à s’engager dans la bataille de la production, dont le futur de la Révolution dépend. La bataille de la production est une étape nécessaire pour vaincre la crise économique et créer les conditions pour un futur développement de l’économique, pour ouvrir la voie au socialisme (Discours de Vasco Gonçalves…, 2009).

De nombreux•ses travailleurs•ses soutiennent cette politique, comme nous l’avons vu dans les pages du journal du PCP et selon d’autres sources (Patriarca, 1976, p. 765-816). Mais une telle politique suscite de fortes résistances dans quelques secteurs, à deux niveaux : la lutte se maintient pour le contrôle ouvrier, d’un côté, et les revendications – sur les salaires, l’opposition aux licenciements, la contestation des administrations – ne se modèrent pas, de l’autre.

Fátima Patriarca, dans une étude réalisée sur le contrôle ouvrier, donne des dizaines d’exemples de communiqués et de documents issus des assemblées d’usines et d’entreprises où la « bataille de la production » est rejetée, et où l’on défend le contrôle ouvrier, compris comme une mesure de lutte contre l’exploitation capitaliste et comme un moyen pour le mouvement ouvrier de faire émerger des dirigeants et une conscience de classe afin d’abolir le système de rapports capitalistes. À la Sociedade Central de Cervejas, un groupe de travailleurs•ses présente un document où il est affirmé que le contrôle ouvrier est une « expression du double pouvoir s’opposant à d’autres intérêts qui existent encore et qui ne sont pas ceux de la classe ouvrière ». Exigeant la nationalisation de l’entreprise, il déclare n’avoir de comptes à rendre que devant l’assemblée plénière de l’entreprise et rejette les mesures qui portent « uniquement sur le degré de l’exploitation et non sur le pouvoir des capitalistes » (Sobre o controlo operário na Sociedade Central de Cervejas, 1976, p. 765-816). Le Conseil de défense des travailleurs de la Lisnave écrit, le 17 juillet 1975, que le contrôle ouvrier consiste dans le contrôle de « ce qui se produit, comment, quand et pour qui ! », et repousse les mesures « s’inscrivant dans une bataille de l’économie visant simplement à produire davantage » (A situaçáo política e as tarefas da classe operária, 1976, p. 765-816). Les travailleurs des chantiers navals de la Margueira défendent également à cette date qu’ « il n’existe pas de contrôle ouvrier quand nous prétendons administrer les affaires du patron » (Controle operário, 1976, p. 765-816). Les travailleurs•ses de Sacoor, au Nord, proposent en mai 1975 de délivrer de l’essence et du gaz aux entreprises connaissant des problèmes économiques en raison de la fuite des patrons (ce qui constitue clairement un processus de contrôle ouvrier, puisque la proposition consiste à céder une partie de la production gratuitement). Ils défendent en outre l’idée que le contrôle ouvrier n’aura de portée réelle que s’il « aboutit à un accroissement de la conscience (des travailleurs), c’est-à-dire s’il permet de leur montrer de plus en plus clairement quels sont leurs véritables intérêts, et de poser la question fondamentale : la conquête du pouvoir » (Ibid.).

En guise de remarque conclusive, il faut rappeler que l’expression « bataille de la production » est issue d’un parallèle historique entre les directions communistes des pays centraux. Elle renvoie à la reconstruction européenne directement postérieure à la Seconde guerre mondiale, dont la signification historique – dans un contexte marqué par la défaite du fascisme, le prestige acquis par la résistance communiste et la ruine des économies européennes – fut l’acceptation d’une mise au second plan de la lutte de classes, au profit d’un effort national, interclassiste, de reconstruction de l’économie capitaliste, avec de nombreuses concessions aux secteurs ouvriers qui grosso modo virent la construction de l’État-providence. Autrement dit, la reconstruction capitaliste qui s’opéra après la guerre n’aurait pu être réalisée sous la forme qu’elle prit finalement sans la participation des directions communistes.

La direction du PCP présenta un scénario socio-économique selon lequel l’absence d’une stimulation de la production aurait engendré la ruine économique – et avec elle un coup d’État réactionnaire – mais aussi, comme nous l’avons écrit plus haut, que le Portugal était déjà engagé dans un processus de transition vers le socialisme. Les ouvriers ne travaillaient donc pas pour le patron mais pour la nation, ce récit étant soutenu par la nationalisation de quelques secteurs de l’économie ainsi que par la réforme agraire :

La bataille de l’économie et de la production va constituer dans la période immédiate le facteur déterminant du processus révolutionnaire. Ou les travailleurs accomplissent d’une manière nouvelle leurs tâches professionnelles ; ou tous les efforts pour élever le niveau de vie des classes laborieuses seront vains. La politique de nationalisations des secteurs fondamentaux et d’expropriation des grands domaines terriens, couplée à des formes de démocratie économique orientées vers le socialisme, devront s’accompagner d’une nouvelle morale du travail. Une action revendicative généralisée et irréaliste qui mettrait en péril la viabilité des entreprises nationalisées, le niveau d’emploi, dangereusement bas, et les exigences de la production nationale (qui visent à diminuer notre dépendance à l’égard de l’étranger), constituerait une action contraire à la consolidation du processus révolutionnaire dont ne profiterait que la réaction (A unidade…, 1975, p. 2).

Le PCP mène ainsi durant la révolution une politique de stabilisation de l’économie portugaise qui passe par la levée des entraves à la réalisation de la production, que ces entraves s’enracinent dans des secteurs de la bourgeoisie (sabotage économique, décapitalisation d’entreprises) ou qu’elles proviennent des travailleurs•ses (grèves). D’un côté, l’appel à l’intensification de la production, au travail gratuit, à l’augmentation du temps de travail, et de l’autre, au « contrôle ouvrier », qui suppose la surveillance de la production d’afin d’empêcher la décapitalisation des entreprises, le sabotage économique, etc., mais aussi la limitation des grèves et des revendications salariales. De ce fait, les trois politiques apparaissent toujours de manière conjointe : « bataille de la production » ; « contrôle ouvrier » ; « limitation des grèves » et « revendications irréalistes ». La « bataille de la production » constitua ainsi une politique visant à répondre au problème fondamental de la stratégie du PCP : comment continuer à faire partie de l’organisation de l’État, sans remettre en cause la nature de classe de cet État. Dans les usines et les entreprises où une telle politique fut appliquée – de manière variable selon le rapport de forces politique, le poids de l’économie nationale dans ces usines, les traditions de lutte des travailleurs•ses –, ses conséquences ne furent pas minces, puisqu’elle contribua à la gestion par l’État de ces entreprises en corsetant le contrôle ouvrier et en donnant le temps à la bourgeoisie de se réorganiser et de préparer le coup contre-révolutionnaire du 25 novembre 1975, qui mit fin au processus révolutionnaire, initié 19 mois plus tôt. Comme le signale John Hammond – et en cela la Révolution portugaise fut exemplaire –, l’intervention de l’État et le contrôle des travailleurs•ses sur la production étaient incompatibles : « Le rôle dirigeant de l’État dans les entreprises nationalisées limita dans ces dernières la portée du contrôle ouvrier » (Hammond, 1981, p. 423).

Traduit du portugais par Ugo Palheta.

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  1. Date de la défaite subie par la tentative de coup d’État de la part de la droite, qui impliqua la généralisation des organismes embryonnaires de double pouvoir. []
  2. En 1981, elle fut renommée Entreprise Publique des Eaux Libres et, en 1991, Entreprise Portugaise des Eaux Libres, nom qui est encore le sien aujourd’hui. []
  3. Diario Popular, 1975, p. 9 et 11. []
  4. « La compréhension de la nature de l’État est centrale quand il s’agit de prendre le pouvoir ; on ne peut pas reprendre à son compte l’État, il est nécessaire de le détruire […]. Il est nécessaire de défendre la dictature du prolétariat et les conseils comme organismes de double pouvoir : le mérite de Lénine et du Parti Bolchévique ne fut pas d’avoir ‘’inventé’’ les soviets, mais d’avoir su découvrir dans ces organismes révolutionnaires créées par les masses l’organe du pouvoir de l’État ouvrier » (Cunhal, 2007, p. 23 et 32). []
  5.  « Assainissement »  fut le mot qui émergea dans la langue populaire, au début de la révolution, pour définir les processus de destitution de dirigeants liés à l’Estado novo de postes de responsabilité politique aussi bien que de patrons d’entreprises occupées. []
Raquel Varela