Danses prolétariennes et conscience communiste

Le monde de la danse et le mouvement communiste n’ont pas toujours été indifférents l’un à l’autre. Dès 1921, Isadora Duncan et sa troupe jouaient une chorégraphie en Russie soviétique, au Bolchoï (Lénine faisait partie des spectateurs). Dans le droit fil de Duncan et à travers le syndicalisme, des compagnies de danse ouvrière ont vu le jour aux États-Unis, sous l’influence du parti communiste. Très féminisées, ces troupes proposaient non seulement un espace d’expression et de sociabilité au mouvement communiste, elles donnaient forme à divers récits de parti, comme la solidarité interraciale ou l’émancipation des femmes. Mais ces danses débordaient aussi leur contenu doctrinal, à travers des métaphores anti-industrielles, ou une emphase sur le travail domestique réalisé par les femmes ouvrières. L’activité artistique révèle ainsi la richesse théorique et idéologique des mouvements communistes, ou de leur dissidence.

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Dans cet article, je souhaite revenir sur l’œuvre d’Edith Segal, danseuse et chorégraphe communiste, active sur la scène des arts du spectacle « prolétariens » des années 1930, un milieu culturel qui voyait la danse comme une expérience esthétique capable de produire une conscience communiste au sein des participant-e-s et spectateurs/spectatrices. Je m’intéresse ici à trois aspects de l’œuvre de Segal : tout d’abord, à ses troupes de danse issues de syndicats d’industrie, ensuite à la représentation en mars 1930 de Black and White au Rockland Palace à Harlem, et enfin, aux deux danses qu’elle a créées et qui avaient pour thème l’éducation des enfants et le travail domestique. Par ce biais, je tenterai de démontrer que la scène des arts de la danse prolétariens a servi de moyen de « reproduction sociale » (social reproduction) au mouvement communiste. Puis dans un second temps, j’étudierai la double-approche de Segal – dont les chorégraphies évoquent à la fois le travail domestique et le travail industriel – et tracerai les contours de cette question au sein des débats sur le genre à l’intérieur du mouvement communiste, polarisés par les textes de Mary Inman écrits à la même époque.

I

Edith Segal est née en 1902 et a grandi dans le Lower East Side de Manhattan. Elle a découvert la danse grâce aux cours qu’elle a suivis à la Henry Street Settlement House et à la Neighbourhood Playhouse, où elle a appris des styles étrangers avec des professeur-e-s invité-e-s comme la danseuse anglo-indienne Roshanara, mais aussi la danse libre à la manière d’Isadora Duncan, cette dernière exerçant sur elle une influence essentielle tout au long de sa vie. Au début des années 1920, Segal était étudiante à la Rand School, une institution appartenant au Parti socialiste, mais vers le milieu de cette décennie elle s’était rapprochée du Workers Party of America, une organisation qui servait de vitrine légale au Parti communiste des États-Unis (PCUSA)1. En 1924, Segal est devenue responsable du service des loisirs de Unity House, centre de vacances du Syndicat international des travailleurs et travailleuses de l’habillement pour dames (ILGWU), et a coordonné des ateliers de danse libre en plein air, qui étaient clairement marqués par l’influence de Duncan.

Cette activité constitue un précédent important pour l’engagement de Segal dans la formation de la Workers Dance League en 1932 – devenue en 1935 la New Dance League (WDL/NDL), en concordance avec la stratégie du Front populaire du PCUSA2. Sous l’égide de la WDL/NDL, Segal mit sur pied le Needle Trades Workers Industrial Union Dance Group (NTWIUDG) que rejoignirent des travailleuses de toute l’industrie de la confection, des modistes aux couturières et des fourreuses aux opératrices. Comme la troupe de l’ILGWU qui se produisait à Unity House presque une décennie auparavant, le NTWIUDG impliquait d’entrer en contact avec les femmes sur leur lieu de travail et au sein de leur syndicat et de les encourager à rejoindre une troupe de danse.

Une photographie d’un atelier du NTWIUDG a été reproduite dans le programme pour la Spartakiade de 1933 de la Workers Dance League, accompagnée d’une note écrite par Bella Hurst, secrétaire du syndicat. Hurst affirmait les objectifs de Segal et plus largement du milieu de la danse prolétarienne en ces termes :

Au début, nous ne nous sommes pas rendu-e-s compte de la mesure dans laquelle nos luttes de tous les jours pouvaient être exploitées en tant que thème chorégraphique, et avec quelle efficacité ce medium pouvait aider les travailleurs/euses à mieux comprendre les conditions qu’ils/elles subissent et se battre contre elles. Nous abordons notre travail sur thématique au moyen de discussions et d’improvisations collectives, et choisissons nos thèmes à partir des luttes de tous les jours3.

Segal se faisait l’écho de l’affirmation de Hurst sur le travail collectif dans un article de 1935 paru dans New Theatre : « Le thème est social et concerne tous ceux et toutes celles qui participent à la danse […] par conséquent ce n’est pas la propriété privée de celle qui met en scène, ni même du groupe, mais celle du public et de la société4. » La prise de décision et la création collectives étaient ce sur quoi reposaient ces cours, plutôt que la transmission de savoirs techniques du professeur à l’étudiant, ou (selon la doctrine du PCUSA) du cadre politique au travailleur du rang. Comme Ellen Graff l’a fait remarquer

[…] un des objectifs de ce genre de troupes était de faire avancer les travailleurs/euses sur le plan politique et de les préparer pour les vraies actions de grève et de manifestation. Les classes de travailleurs/euses inventaient des scénarios qu’ils/elles dansaient comme une sorte de répétition pour la mobilisation dans la vraie vie5.

Le fait que ces troupes de danse aient été apparemment impulsées par une organisation collective illustre l’argument de Michael Denning selon lequel l’essentiel de la culture associée au Front Populaire n’a pas toujours respecté les règles orthodoxes de la doctrine du PCUSA6.

L’insistance de Hurst et de Segal sur la danse collective comme processus esthétique accompagnant la lutte pour le communisme fut reprise par Ruth Allerhand, une autre danseuse, qui lui fit prendre une tournure intéressante. Allerhand déclara que l’expérience qui consistait à exécuter une danse prolétarienne collective était de celles par lesquelles « l’individu ne se sent plus comme un tout, il voit à présent qu’il fait partie de la substance. Il n’est pas tant un maillon dans une chaîne, un rouage dans une machine, qu’une cellule pleine de vie et très productive au sein d’un organisme7. » La forme de communauté qu’Allerhand défend dans cette description confronte les qualités organiques de la danse prolétarienne collective à la mécanique du capitalisme industriel, et se trouve ainsi reliée à l’idée rebattue mais néanmoins persistante, largement associée au sociologue et philosophe allemand Ferdinand Tönnies, selon laquelle la communauté se met en place plus naturellement dans un milieu rural, et la sociabilité humaine est perturbée ou altérée par les environnements urbains et industriels.

Marx et Engels dans Le Manifeste du Parti communiste réfutent cette opinion, en écrivant que la croissance du capitalisme industriel et, en parallèle, celle des populations urbaines avaient « arraché une part importante de la population à l’idiotie de la vie rurale8. » Comme l’a expliqué Hal Draper, la référence à « l’idiotie » de la vie rurale doit être entendue au sens d’idiotes, c’est-à-dire privé, isolé et retiré des affaires publiques et commerciales9. La vie rurale ou paysanne était dépeinte comme anhistorique par Marx et Engels, immobilisée dans un état d’inertie pré-industrielle. La description de la danseuse/ du danseur par Allerhand comme une « cellule productive », et non pas comme un rouage dans une machine, illustre la relation de la danseuse/ du danseur en tant qu’individu au collectif. La danseuse/le danseur comme « cellule productive » se rattache à la caractérisation par Marx du travail humain comme une « dépense productive du cerveau, des muscles, des nerfs, des mains10. » Cependant, dans ce cas, la danse est le cadre où le travail de cette cellule productive est « préparé pour l’action » au sein du mouvement communiste, ainsi que Graff le faisait remarquer pour les danses qui impliquaient de jouer un piquet de grève. Avant d’en venir à l’étude de la danse Black and White, je voudrais brièvement expliquer en quoi ces métaphores organiques et mécaniques sont liées à la question de la race.

David Roediger a analysé la formation d’un « sens commun de la blanchité » aux États-Unis, appuyé sur une classe ouvrière blanche aux origines nationales multiples qui trouve un consensus autour de l’idée « […] que la couleur noire peut être amenée à représenter de façon permanente le passé préindustriel qu’ils méprisaient et regrettaient11. » Le fait de positionner les Africains-Américains dans un horizon social et culturel préindustriel au cours de la formation du travail salarié aux États-Unis dans la première moitié du XIXe siècle a nourri le racisme en réduisant des individus et des communautés à l’état primitif – afin de légitimer leur assujettissement – mais a également impliqué une valorisation contradictoire de certaines caractéristiques « préindustrielles » rendues désirables face à la modernité capitaliste. Roediger présente cette caractérisation comme étant en partie issue d’une vision répandue de l’esclavage en tant que condition face à laquelle les travailleurs salariés opposaient clairement leur identité :

L’existence de l’esclavage (et de plus en plus souvent de campagnes publiques dans le Nord pour déchoir les Noirs affranchis de leur liberté) donnait à la fois à la classe laborieuse américaine un point de référence de la situation la plus misérable – à l’aune de laquelle mesurer l’angoisse de perdre leur liberté – et un rappel du fait qu’en comparaison ils n’étaient pas tant à plaindre que ça12.

Ce procédé d’assignation de groupes sociaux à des temporalités et à des modes de production distincts renvoie par ailleurs à la question du « genre ». Angela Davis a montré comment tout au long des années 1930 et des années 1940 les employées de maison noires étaient embauchées en place publique, dans des marchés concentrés dans le Bronx, semblables à une « version moderne de la vente aux enchères des esclaves13. » Les bourgeoises blanches se rendaient sur ces marchés pour choisir – souvent sur la base de leur apparence physique – des domestiques parmi la masse de femmes noires qui cherchaient du travail. Davis constate qu’en 1938 un article intitulé « Our Feudal Housewives » publié dans The Nation faisait état de l’exploitation de ces femmes – ce qui rend compte des effets lourdement négatifs de la persistance des rapports sociaux précapitalistes. Et, comme Raymond Williams l’a souligné, aucun mode de production n’épuise tous les aspects de l’activité humaine, mais les modes de domination en choisissent et en excluent, ce qui implique que « […] les formes d’activité humaine qui se situent en dehors du mode de production dominant posent de réels problèmes14. » Le postulat communément admis durant les années 1930 selon lequel les Africains-Américains et les femmes sont désynchronisés par rapport au mode de production capitaliste permet de problématiser le déploiement de métaphores organiques contre l’industrie dans les danses de Segal – et ce, du fait des caractéristiques « genrées », mais aussi, comme je vais le préciser maintenant, « racialisées », de ces danses.

II

Segal et Allison Burroughs ont représenté la danse Black and White lors du second spectacle de danse interraciale annuel qui a eu lieu au Rockland Palace à Harlem le samedi 22 mars 1930. On peut voir sur les photographies de répétition de Black and White les corps nus de Segal et Burroughs placés devant des décors peints représentant une usine : une cheminée d’où sortent des volutes de fumée, un rouage qui encercle les bras de Segal et de Burrough. Dans la chorégraphie de Segal pour Black and White, les corps des danseuses – qui interprètent des ouvrières – étaient placés contre ce type d’éléments industriels, mettant encore en exergue la relation entre le mécanique et l’organique.

La danse commence avec une ouvrière noire et une ouvrière blanche qui se rendent à l’usine, leurs mouvements portant la marque de leur dur labeur, accompagnés tout le long par un battement de tambour régulier, qui symbolise la temporalité de l’usine. Un bruit métallique, ou des notes de piano viennent par moments troubler l’orchestration, signalant l’appel autoritaire du « patron », et à d’autres moments, un « appel positif », qui représente le communisme, selon les notes de Segal. La danse débute avec des gestes de martèlement, montrant les « méthodes primitives de travail ». Lors de cette phase, les danseuses se déplacent l’une vers l’autre, manifestant ainsi un « désir naturel de solidarité de classe15. » Cependant, à chaque fois qu’elles commencent à se réunir, elles s’effondrent aussitôt, exprimant par là, comme l’écrit Segal, les « préjugés instillés en elles par leur exploiteur commun : la classe capitaliste16. »

La seconde phase fait intervenir des mouvements plus automatisés pour refléter l’industrialisation, alors que les danseuses imitent la mécanisation au moyen d’un mouvement de « scie double ». Un bruit métallique retentit ensuite et les ouvrières « s’adressent des regards de haine ». En traînant les pieds, elles retournent à leur poste à la chaîne, et se mettent au travail. Elles répètent un mouvement qui se fonde sur le travail d’usine à la chaîne et qui a pour fonction de montrer « les relations entre les ouvriers/ères sous le système de production capitaliste le plus avancé17. » Au milieu de cette séquence, l’ouvrière blanche tombe et reste au sol à cause du processus « d’accélération ». L’ouvrière noire tombe aussi à la fin de cette phase. Ensuite, les deux danseuses tentent de se relever et tombent à nouveau avant de se mettre à genoux simultanément, et de fixer chacune les poings de l’autre comme si elles se préparaient à se donner des coups. Elles s’arrêtent, une « voix déstabilisatrice » (à nouveau le bruit métallique qui représente le patron) retentit puis elles se mettent à se frapper, l’une après l’autre, avant de retomber et de regarder leurs propres poings. Les deux ouvrières retournent à leur poste, répètent le mouvement précédent fondé sur la chaîne de montage et accélèrent avant de regarder leurs propres mains « avec étonnement ». Puis le bruit métallique exprimant l’appel « positif » du communisme se fait entendre, et elles finissent par se pencher l’une vers l’autre, dans une tentative de réunion. Elles se serrent la main, traduisant un « sentiment d’énorme difficulté à se lever, tout en se tenant par les mains, et à quitter leur position “à genoux” pour atteindre la position “debout”. » La séquence se termine par un appel aux autres ouvriers/ères, alors que chacune des danseuses marche en diagonale vers le public bras étendus. Comme Segal l’a écrit dans New Dance « … l’ennemi, la classe qui exploite, n’est pas montrée mais donnée à voir à travers la nature des mouvements du travail, qui sont contraints, inhumains, mécanisés » et à la fin de la danse, les ouvrières se sont unies contre cet ennemi commun18.

La représentation de Black and White lors du spectacle de danse interraciale au Rockland Palace fut présidée par Joseph Brodsky de l’International Labor Defence. William Z. Foster – l’un des 3 membres du secrétariat général du PCUSA en 1930 – prononça un discours, de même qu’Herbert Newton, militant africain-américain de premier plan et membre du comité de rédaction du journal communiste d’Harlem, The Liberator. Toutefois, le numéro principal de cette soirée de divertissement et à coup sûr la raison essentielle de la venue de la plus grande partie du public présent était le concert donné par Duke Ellington et son orchestre qui jouait du début de la soirée jusqu’à 1h du matin, après quoi Segal se mettait au piano tandis que les 1600 membres des spectateurs et spectatrices chantaient en chœur l’Internationale. La soirée se poursuivait alors avec la représentation de Black and White de Segal et Burroughs et se terminait par les discours de Brodsky, Foster et Newton19.

La portée de la représentation de Black and White doit être interprétée en relation avec les autres aspects de ce « bal interracial ». Que Segal et Burroughs présentent leur spectacle après Duke Ellington et l’Internationale mais, fait décisif, avant les discours politiques, signifie que leur représentation du conflit et de la réconciliation mise en scène au cœur de l’espace de production (l’usine) fait office de point de rencontre entre le social et le politique pendant le déroulement de la soirée. Les expériences qui consistaient à chanter l’Internationale et être spectateur/trice de la danse de Segal et Burroughs – après avoir dansé sur des airs de Duke Ellington – créaient les conditions favorables aux discours et Black and White servait ainsi en quelque sorte de transition pédagogique entre la politique hétédoroxe du social et l’orthodoxie de la politique du parti. Les cadres communistes voyaient certainement le « spectacle de danse interracial » comme un moyen pour maintenir et développer les relations entre camarades et, par conséquent, être spectateur et participer aux danses constituait un moyen d’assurer au mouvement communiste sa « reproduction ».

La chorégraphie conçue par Segal et Burrough transplantait l’expérience politique de la danse interraciale au sein même du lieu de travail, l’usine, en déclarant que les corps noirs et blancs ne pouvaient danser ensemble contre leur travail « contraint, inhumain et mécanisé » – je reprends ici ses termes – qu’à partir du moment où ces corps se sont soulevés, ensemble, contre le capital. Pour illustrer cette idée, le corps dans Black and White était représenté en opposition à la machine industrielle, trope également utilisé par Segal dans son œuvre antérieure The Belt Goes Red – qui fut produite pour la cérémonie de commémoration de Lénine de 1930 et dans laquelle les ouvriers/ères deviennent les maîtres de la chaîne de montage. Comme on l’observe sur les photographies des répétitions de Black and White, la délicatesse des corps de Burroughs et de Segal et leur pose hésitante détonnent avec l’usine peinte sur le décor, les mettant elles, et tous les danseurs/euses du Rockland Palace, non pas à la place de maillons d’une chaîne, ou de rouages dans une machine, mais plutôt dans une position semblable à celle de la danseuse prolétarienne décrite par Allerhand : « une cellule pleine de vie et très productive au sein d’un organisme20. » Le fait que leurs corps soient féminins, noir, et blanc, donne à cette chorégraphie de rupture avec la machine une tonalité anti-industrielle, mais également anticapitaliste. Étant donné que les noirs et les femmes étaient susceptibles d’apparaître dans les années 1930 comme des groupes sociaux qui n’avaient pas été complètement subsumés par la discipline industrielle, ces figures sociales pouvaient être le support de connotations romantiques aussi bien que porteurs d’une réalité manifestement péjorée. L’imagerie créée par Black and White au moment du spectacle de danse du Rockland Palace contient les germes de ce sentiment anti-industriel, et le place ainsi aux marges de l’idéologie de l’époque du PCUSA, malgré ses proclamations naïves sur la capacité du mouvement communiste aux États-Unis de mettre fin à la discrimination raciale.

III

Segal a aussi mis au point des danses ayant pour thème le travail des femmes. Kinder, Küche, Kirche (Enfants, cuisine, église) fut conçue pour la première fois en 1934 et était une danse antifasciste. Cette danse tirait son titre du programme des Nazis pour les femmes, et fut exécutée par deux troupes d’amateurs : la troupe de danse des « Amis de la Nature », composée essentiellement d’Allemand-e-s, et aussi les New Duncan Dancers21. À travers sa thématique du travail domestique et de l’éducation des enfants, Kinder, Küche, Kirche se rattache aussi à une autre œuvre dirigée par Segal et exécutée par les Red Dancers en 1935 : Dance of the Washerwomen dont la chorégraphie trouve ses sources dans le travail domestique. Segal a dit qu’elle avait trouvé l’inspiration pour créer Dance of the Washerwomen après avoir observé des femmes polonaises et ukrainiennes qui voyageaient ensemble de nuit et allaient en groupe nettoyer des bureaux dans des immeubles. La réalité d’une danse de ce genre, néanmoins, est telle qu’elle peut être interprétée à la fois comme une représentation du travail domestique salarié (cf. « the Feudal Housewife » évoquée précédemment) et du travail domestique non salarié. Il existe beaucoup moins d’éléments d’information à propos de ces danses qu’à propos du travail de Segal avec les syndicats d’industrie, mais elles sont significatives si on s’en sert comme contrepoint à la femme-ouvrière-d’industrie présentée dans les danses de Segal produites avec les troupes des syndicats, et dans Black and White.

La chorégraphie de Segal fait allusion à l’impasse dans laquelle se sont trouvées les femmes qui ont exercé un travail salarié : le travail domestique n’a pas disparu, et elles se sont souvent retrouvées à faire une « deuxième journée de travail » dans leur propre foyer. Leur représentation suggère que beaucoup étaient sensibles, au sein du milieu de la danse prolétarienne (dominé par des femmes), à l’idée qu’on ne viendrait pas à bout des caractéristiques « genrées » de leur oppression en se contentant de suivre la stratégie du PCUSA qui consistait à encourager toujours plus de femmes à rejoindre le travail salarié et à se syndiquer. Mary Inman, la principale théoricienne de l’oppression des femmes à l’intérieur du PCUSA défendait cette position entre la fin des années 1930 et le début des années 1940 et permet d’avoir un aperçu de la manière dont cette contradiction était étudiée plus largement dans le mouvement ouvrier.

Les écrits d’Inman sur la « question des femmes » furent débattus dans de nombreuses écoles de formation des ouvriers affiliées au PCUSA et elle donna un cours à l’école de formation de Los Angeles intitulé « Le statut des femmes sous le capitalisme et sa relation au mouvement ouvrier ». Vers la fin de l’année 1940 Inman était considérée au sein du parti comme la figure emblématique qui travaillait sur l’oppression des femmes22. Cependant, cette situation changea rapidement car elle fut l’objet de nombreuses critiques et on lui demanda finalement de quitter le parti à cause de son analyse sur le travail domestique et le capitalisme. Inman fut confrontée à l’hostilité de la bureaucratie du parti parce qu’elle développait une analyse marxiste sur la façon dont les activités non salariées produites à l’intérieur du foyer contribuaient à l’accumulation de plus-value et à la préservation des rapports de classe. Ses textes avaient un caractère pionnier au regard de nombreux débats du féminisme matérialiste des années 1970 et au-delà : elle y développait notamment l’idée que les femmes au foyer formaient la plus grande armée de réserve de la force de travail aux États-Unis – auquel on faisait appel pendant les guerres et les périodes de crise – et que l’émancipation des femmes ne saurait être obtenue en identifiant l’oppression sexiste au sort des hommes exploités.

Les théories d’Inman furent exprimées le plus souvent en réaction à la critique de son livre In Woman’s Defense qui fut rédigée par Avram Landy, responsable du secteur formation du PCUSA écrivant sous le pseudonyme de « Professor X », et publiée dans le Daily Worker. Dans cette critique, Landy identifiait le caractère économique du travail domestique comme relevant de la consommation, et déclarait que la femme au foyer avait pour unique fonction de dépenser le salaire obtenu par son mari, et que le travail domestique n’était « […] rien d’autre qu’un travail pour sa propre famille. » Inman s’insurgea contre ces propos, arguant du fait que pour que Landy pense sincèrement que la femme au foyer et la mère n’ont qu’un rôle de consommatrice, il faudrait qu’il « […] oublie l’estomac du travailleur. Car la force de travail ne peut pas plus exister indépendamment du travailleur – en chair et en os – que la force motrice de la vapeur indépendamment de la machine à vapeur23. » En outre, pour répondre à l’accusation selon laquelle les femmes au foyer ne travaillent que pour leur famille, Inman ajoutait que cette occultation de « leur utilité dans la reproduction sociale » et la vision du travail domestique comme un travail fait par amour permettaient la mystification de la « […] relation globale entre les 22 millions de femmes aux foyers et les employeurs de leurs maris, qui en réalité sont aussi les employeurs des épouses24. »

L’œuvre d’Inman mérite une attention plus soutenue que celle que je peux lui accorder ici, en particulier à la lumière du renouveau que connaissent les débats sur le féminisme marxiste et les caractéristiques « genrées » de la reproduction sociale. J’ai de mon côté fait intervenir sa contribution au discours théorique communiste aux États-Unis à cette époque avant tout pour souligner l’apport de la représentation des femmes donnée par Segal : à la fois comme travailleuses domestiques et du secteur productif. En écrivant sur ces chorégraphies, j’ai tenté d’en examiner soigneusement la signification pour les danseuses et pour les spectateurs/spectatrices, en soulignant que le mouvement communiste était le cadre de ces expériences. Une fois ces éléments considérés ensemble, nous obtenons une image qui souligne différents types de positionnements critiques sur le genre et sur le travail qui existaient à l’intérieur du mouvement, mais dépassaient de beaucoup ses préceptes orthodoxes. La reproduction est un instrument de réflexion puissant pour repenser ce phénomène, et ce à deux points de vue : à travers la façon dont les caractéristiques « genrées » et « racialisées » apparaissent dans ces chorégraphies, mais aussi comme un moyen de reconnaître l’importance de l’activité culturelle au sein du PCUSA à cette époque – l’activité culturelle permettait au mouvement de se reproduire.

Traduit de l’anglais par Gregory Bekhtari.

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  1. Theodore Draper, American Communism and Soviet Russia, Londres, Macmillian & Co. LTD., 1960, p. 174. []
  2. La WDL/NDL a servi de dénomination générique pour de nombreux autres groupes durant les années 30 comme par exemple le New Dance Group, le Theatre Union Dance Group, les Jack London Rebel Dancers de Newark, les Red Dancers, le Nature Friends Dance Group, le Modern Negro Dance Group et les New Duncan Dancers, entre autres. []
  3. Bella Hurst, Programme de la Workers Dance League Spartakiade, June 4th 1933. Edith Segal papers (Box 4), Dance Collection, New York Public Library, Astor, Lenox and Tilden Foundations. []
  4. Edith Segal, « Directing the New Dance », New Theatre, mai 1935, p. 23. []
  5. Graff, p. 42. []
  6. Michael Denning, The Cultural Front: The Laboring of American Culture in the Twentieth Century, Londres, Verso, 2011. []
  7. Ruth Allerhand, « The Lay Dance », New Theatre, Avril 1935, p. 26. []
  8. Karl Marx et Friedrich Engels, Le Manifeste du Parti communiste. []
  9. Hal Draper, The Adventures of the Communist Manifesto, Center for Socialist History, 2004, p. 220. []
  10. Karl Marx, trans. Ben Fowkes, Introduction d’Ernest Mandel. Capital: A Critique of Political Economy Volume 1, Penguin Books in Association with New Left Review, 1990, p. 134. []
  11. David Roediger, The Wages of Whiteness: Race and the Making of the American Working Class, Verso, 2007, p. 97. []
  12. Roediger, op. cit., p. 49. []
  13. Angela Y. Davis, Women, Race and Class, New York, Vintage Books, 1983, p. 95. []
  14. Raymond Williams, « Base and Superstructure in Marxist Cultural Theory » in New Left Review, 1/82, Nov-Dec 1973, p.12. []
  15. Edith Segal, « Mayday Script » in New Dance, mars 1935, p. 19. []
  16. Ibid. []
  17. Ibid. []
  18. Ibid. []
  19. Mark Naison Communists in Harlem During the Depression, Urbana, Chicago, Londres, University of Illinois Press, 1983, p. 36 []
  20. Allerhand, op.cit. []
  21. Les « Amis de la Nature » sont un mouvement international qui a vu le jour en Autriche. Il fut initialement fondé en 1895 en tant qu’organisation ouvrière qui combinait écologisme et inclinations progressistes. Aux États-Unis, les cercles des « Amis de la Nature » sont apparus dans les communautés germanophones dès les années 1910. Camp Midvale, un établissement situé dans le New Jersey, fut fondé en 1930 et leur servait de centre pour les activités de la Côte Est au nombre desquelles on compta des randonnées parrainées pour des causes telles que les Scottsboro Boys et la Brigade Abraham Lincoln. La relation entre la danse moderne, la nature et la gauche trouve aussi un précédent intéressant en la figure d’Isadora Duncan qui s’affichait publiquement comme une militante radicale. Duncan avait une vision idéalisée de la nature et flirtait avec le paganisme. Comme je l’ai mentionné précédemment, l’influence de Duncan sur Segal est manifeste sur les photographies du ILGWU dans leur centre de vacances, où Segal porte des foulards ondoyants à la manière de Duncan au milieu de la nature. []
  22. Denning, op. cit., p. 145 []
  23. Mary Inman, Woman Power, Publié par le Committee to Organize the Advancement of Women, Los Angeles, California, 1942, p. 28 & p. 37 []
  24. Ibid, p. 72. []
Larne Abse Gogarty