De la répression à la révolution : un discours de Kenneth Cockrel

Face à la forte vague de répression qui s’abat alors sur les mouvements radicaux noirs et aux réactions entachées de romantisme qu’elle suscite parfois, Kenneth Cockrel insiste dans ce discours sur la nécessité d’un programme et d’une stratégie révolutionnaires se donnant pour objectif la prise du pouvoir. Organiser les travailleurs dans les usines et dans la société, exercer une pression massive sur la police et la justice sont en effet pour Cockrel les meilleurs moyens de lutter contre la répression. Car, pour mettre fin à celle-ci il faut en définitive en détruire la source : l’État et les rapports d’exploitation. Ce discours prononcé à Détroit en 1970 constitue un témoignage précieux sur l’expérience politique de la Ligue des travailleurs révolutionnaires noirs, dont le livre publié aux éditions Agone, Détroit : pas d’accords pour crever, retrace l’histoire.

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Une critique nécessaire
Tout d’abord, je pense qu’il est du devoir des membres de structures politiques censées être sérieuses d’utiliser la critique dans un esprit fraternel et constructif afin d’œuvrer à la réalisation d’objectifs révolutionnaires. C’est donc dans cet esprit que je voudrais faire quelques remarques sur le déroulement de ce meeting. C’est-à-dire que ceux qui ont organisé le meeting (et je ne suis pas sûr de pouvoir les identifier : Newsreel1, et peut-être quelques autres individus ?), me semblent devoir faire ici l’objet d’un d’un certain nombre de critiques : la gestion du temps n’a pas été des plus efficaces, et l’affluence est décevante.

Je ne veux pas en rajouter, et ne me lancerai donc pas dans un laïus sur l’échec des tentatives entreprises par le pouvoir2 pour incarcérer les membres des organisations dans lesquelles je me reconnais. Ce que je tiens à dire, c’est que je ne comprends pas le programme du meeting. Et je ne vois pas ce que ces interminables discours peuvent nous apporter. Je pense que les organisateurs ont manqué à leurs responsabilités, qu’ils méritent d’être critiqués pour cela, et qu’ils devraient accepter cette critique dans l’esprit dans lequel elle a été formulée. Mais s’ils refusent, ce n’est pas grave non plus.

Du besoin révolutionnaire d’éviter les arrestations
La position que défend la Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires sur la question de la répression – puisque apparemment c’est un meeting sur la répression – est qu’il n’y a qu’un seul moyen d’y mettre fin : la source de la répression (c’est-à-dire l’oppresseur) doit être détruite.

Ce ne sont pas des paroles en l’air. Nous ne reprenons pas le discours habituel du militant noir occasionnel, qui pointe du doigt et dénonce ouvertement les « chiens blancs », menace de rayer de la surface de la Terre l’intégralité de la population blanche, se tient droit, les jambes écartées, juché sur ce qui reste du monde, et proclame la beauté intrinsèque de la noirceur sans rapporter tout cela à un programme politique concret qui mette fin à l’oppression pour les peuples du monde. Nous disons le plus sérieusement du monde qu’il n’y a qu’une seule solution, et que cette solution, c’est la destruction du mécanisme d’État actuel. Le démantèlement de ce mécanisme d’État et le processus par lequel il se réalisera implique que ceux qui veulent réellement provoquer des changements révolutionnaires prennent le pouvoir d’État – et ce que nous proposons, c’est le programme de la Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires.

Nous disons cela pour une raison très simple : nous exprimons et nous ressentons une solidarité totale avec toutes les organisations qui agissent de manière révolutionnaire dans la situation actuelle de ce pays. Nous sommes inquiets de voir à quel point leur isolement les expose à la répression, et nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour soutenir les membres de ces organisations qui font l’objet de campagnes de répression spécifiques. Par exemple, nous soutenons la Welfare Rights Organization3, dont nous défendons les membres, tout comme nous soutenons les membres du Black Panther Party, que nous avons représentés, ici et ailleurs. Mais nous considérons que la principale responsabilité de ceux qui veulent mener un travail politique, c’est d’abord et avant tout d’éviter de se faire incarcérer, parce que la première responsabilité d’un révolutionnaire est d’effectuer un travail révolutionnaire. Ce qui veut dire que votre première responsabilité, c’est de faire tout ce qui est en votre pouvoir pour éviter de devenir une organisation défensive.

Or, il se produit un phénomène très intéressant dans ce meeting. C’est l’une des choses auxquelles je faisais allusion en formulant mes critiques. Voyez-vous, le premier phénomène, c’est que le maître de cérémonie (celui qui est responsable du programme) réagit, de manière assez habituelle et prévisible, en blanc obséquieux. Parmi les intervenants, il y a des frères4 : du coup, je vais refuser de contrôler quoi que ce soit parce que ce sont des frères. Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que c’est que cette attitude obséquieuse ? A-t-il simplement peur parce que c’est un frère ? Ou est-ce qu’il cautionne n’importe quelle déclaration de n’importe quel frère, à n’importe quel moment, et affirme qu’elle est profondément révolutionnaire et qu’elle ne devrait en aucun cas être étouffée, contrecarrée, disciplinée, redirigée ou structurée ? Nous considérons que ceux qui agissent ainsi abdiquent leur responsabilité, qui est d’utiliser leur temps et celui des autres efficacement. C’est une remarque que nous voulions faire, en lien avec ce que nous avons relevé.

Sur la révolution à Detroit
Nous avons en outre relevé la chose suivante : en gros, tous les gens ici présents sont des gens du coin, qui vivent à Detroit ou dans ses environs. Ils sont venus assister à ce qui est, apparemment, un meeting contre la répression, mais la discussion – mise à part la discussion avec Chairman Rob, qui habite ici en ce moment et fait l’objet d’une procédure d’extradition – tourne autour des prisonniers politiques éparpillés aux quatre coins du pays. Rien sur ce qui se passe en ce moment à Detroit, sur ce qui se passe dans les environs de Detroit, ni sur la position à adopter par rapport à cela. Qu’est-ce à dire ?

Par exemple, il y a des gens ici qui sont tellement peu au courant de ce qui se passe à Detroit en termes d’efforts pour faire advenir de réels changements révolutionnaires dans cette ville que lorsqu’ils cherchent des objets de fascination correspondant à l’image qu’ils se font d’un révolutionnaire, ils sont obligés de parcourir le pays et d’aller à, disons, New Haven, Fort Hood, Texas, Fort Jackson, Fort Dix, les « 14 de Milwaukee », etc. Nous pourrions continuer la liste : les « 5 de Texas Southern », les « 8 de Fort Jackson », etc5. Ce qu’ils ne voient pas, c’est que de véritables meurtres sont commis ici, à Detroit – où que l’on se trouve dans ce pays, en réalité. Et qu’il y a des gens qui se font descendre qui ne sont pas des Panthers, qu’il y a des organisations politiques qui sont la cible d’attaques qui ne sont pas des organisations des Black Panthers.

Que les choses soient claires : ça ne nous intéresse pas le moins du monde que ces choses-là soient reconnues pour qu’ensuite, certains rétorquent : « oui, mais la liste des Black Panthers qui ont été assassinés est assez longue – incroyablement longue, pourrait-on dire. » Et les autres intervenants devraient alors chercher à sortir des chiffres identiques, ou même plus élevés. Ça ne nous intéresse pas. Ce qui nous intéresse, c’est qu’il en va de la responsabilité des militants sérieux de prendre acte de ce qui se passe là où ils se trouvent, parce que c’est là qu’ils doivent faire des choses. La vérité, c’est que vous êtes pas à New Haven, que vous pouvez faire que dalle pour Bobby Seale, et que vous pouvez faire que dalle pour les Panther 21. Vous pouvez faire que dalle pour Fred Hampton et Mark Clark ou pour David Hilliard6. Par contre, vous pouvez faire quelque chose là où vous êtes. C’est-à-dire, faire du travail révolutionnaire sérieux.

Qu’est-ce que j’entends par là ? Nous disons que la Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires est une organisation sérieuse, avec un programme sérieux, qui milite de manière cohérente depuis des années, et nous affichons avec fierté non pas le nombre de nos membres qui sont derrière les barreaux, non pas le nombre de nos membres qui sont poursuivis par la justice, mais le fait que nous fonctionnons comme une organisation révolutionnaire sérieuse depuis des années, et qu’aucun de nos membres n’est derrière les barreaux. Ça, nous en sommes fiers. Et nous ne disons pas ça à la légère, nous ne disons pas ça parce que nous n’avons fait l’objet d’aucune tentative d’incarcération. On ne compte plus le nombre de fois où, l’année dernière, par exemple, on a cherché à mettre en taule des membres du comité exécutif et d’organisations membres de la Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires. Nous y reviendrons brièvement pour que celles et ceux qui sont présents aujourd’hui soient au courant.

General Gordon Baker Junior7, membre du comité exécutif. Vous voyez, je pense qu’il est du devoir de ceux qui militent de choisir leurs héros parmi leurs camarades. J’ai beaucoup de respect pour les membres d’autres organisations qui sont pour moi des frères et qui s’identifient à la lutte de libération, mais mon respect le plus profond, mon amour indéfectible, et mes devoirs et obligations élémentaires vont à mes camarades de lutte. Ceux avec qui je milite, ce sont eux mes héros, ce sont eux dont j’ai l’image accrochée aux murs, ce sont mes frères.

Et puisque nous parlons de mes frères, nous savons que les gens à Detroit ont fait l’objet de nombreuses tentatives d’incarcération – c’est ce qu’on appelle la répression. Or ce qui fait toute la différence lorsqu’on regarde les frères qui militent à Detroit, dans toutes les organisations existantes, c’est que le pouvoir n’en a jamais foutu un seul derrière les barreaux. Que ce soit un militant de la RNA, des Black Panthers, de la Ligue, ou autre, aucun… aucun… aucun n’est en taule. Et ça veut bien dire quelque chose ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Déjà, ça veut dire que nous avons ici, à Detroit, une communauté noire particulièrement développée, à laquelle nous nous identifions de telle manière que le pouvoir ne peut pas nous coincer sur des accusations foireuses.

Qu’est-ce que je veux dire par là ? Un certain nombre de choses. Par exemple, on parle des gens qui ont été accusés de diverses sortes de complots. Mais il y a quelque chose qu’il faut bien comprendre quand on parle de gens qui sont accusés de complot. Légalement, un complot est défini comme un accord passé entre deux personnes ou plus en vue de commettre un acte illégal de manière illégale. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que la seule manière dont on peut se faire pincer pour complot, c’est lorsque l’une des parties témoigne contre vous. C’est la seule manière dont on peut se faire coffrer pour complot. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire qu’il faut être membre d’une organisation politique qui soit structurée de telle sorte que votre ennemi puisse être en mesure de comparaître comme témoin et fasse gober au pouvoir que vous faisiez partie d’un complot et que vous tramiez quelque chose.

Nous disons que nous ne nous identifions pas aux organisations qui permettent ce genre d’infiltration, et c’est l’une des raisons pour lesquelles nous n’avons pas encore été la cible d’accusations de complot. Certes, il y a eu une tentative d’inculpation : le grand jury fédéral qui s’est réuni ici pour enquêter sur les membres de la Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires qui sont aussi membres du comité de pilotage de la Black Economic Development Conference autour des questions du Manifeste noir. Des gens comme Mike Hamlin, Chick Wooten, John Williams, Luke Tripp et d’autres membres de la Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires ont fait l’objet d’enquêtes microscopiques menées par les limiers fédéraux. Mais tout va bien pour le moment puisqu’il n’y a eu aucune inculpation.

John Watson, membre du comité exécutif de la Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires et ancien rédacteur en chef du célèbre quotidien South End a fait l’objet d’attaques. Il a fait l’objet de tentatives d’inculpation pour avoir, dit-on, cassé la gueule d’un caméraman de la télé lorsque celui-ci était entré dans les bureaux du South End pour lui poser des questions concernant son opinion sur la lettre du président de Wayne State University, dans laquelle ce dernier accusait le quotidien d’être antisémite. Le Detroit News et d’autres institutions racistes de la ville de Detroit, y compris des institutions libérales bidon comme l’UAW, sont opposées à Watson parce qu’il est membre du comité exécutif de la Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires, organisation qui utilisait le South End comme canal militant. Concrètement, lorsque l’Inner City Voice8 a mis la clé sous la porte, nous avons pris le contrôle du South End avec l’intention explicite d’utiliser les ressources de cet organe de presse pour mobiliser les travailleurs dans les usines.

C’était en marche, et c’est la raison pour laquelle John Watson a été attaqué… C’est ce genre de choses perverses qui se passaient dans la ville, lorsque le Detroit News, un journal raciste, faisait semblant de n’être pas antisémite et accusait des frères de l’être. John Watson n’est certainement pas antisémite. John Watson n’a pas fait l’objet de tentatives d’inculpations parce qu’il aurait pété la gueule d’un caméraman blanc, Joe Weaver. John Watson a fait l’objet de tentatives d’inculpation parce qu’il est membre d’une organisation révolutionnaire et qu’il utilisait les ressources disponibles de manière efficace et révolutionnaire pour remplacer les ressources dont nous ne disposions plus. Il a pris le contrôle du South End.

Pris pour cible
Ron March, membre du comité exécutif de la Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires est membre fondateur du Dodge Revolutionary Union Movement (DRUM), dont la grève en 1968 a paralysé l’usine de Dodge Main, et qui était lié à Eldon Avenue Revolutionary Movement (ELRUM), autre organisation membre de la Ligue qui a arrêté l’usine d’assemblage d’Eldon Avenue qui fabriquait des essieux, des boîtes de vitesses, etc. Si Eldon Avenue était restée fermée un jour de plus, ça aurait paralysé toutes les opérations d’assemblage dans toutes les usines de Chrysler à travers le pays.

Des mesure ont été prises qui nommaient des membres du comité exécutif, comme Wooten et General Baker. Baker était déjà sous surveillance pour port d’arme supposé pendant ce que certains appellent la mini-émeute de 1966 – l’incident de Kercheval Street, selon la presse. Le pouvoir a essayé de le coffrer pour avoir enfreint un décret en manifestant devant Chrysler, mais sans succès.

Ron March a été déféré en justice – et son procès s’est terminé le mois dernier –, il était accusé de coups et blessures sur un policier du Tenth Precinct. Ils affirmaient que Ronald March n’avait rien de mieux à faire quand il était sorti du boulot que de jouer aux auto-tamponneuses avec des bagnoles de flics. Nous l’avons démenti. Moi-même, par ailleurs membre du comité exécutif, j’ai été cité à comparaître pour outrage. On essaie actuellement de me radier du barreau pour outrage à magistrat parce que j’ai qualifié de « chien blafard débile » un juge – ce qu’il est réellement.

Je pourrais continuer comme ça pendant des heures. Par exemple, de jeunes frères de Black Student Voice ont été renvoyés de leur lycée, Northern High School : ils s’appellent Warren McAlpine et Rocquieth Jackson. Ou encore le jeune Darryl Mitchell, qui a été renvoyé de Highland Park High et a pris 2 ans de liberté surveillée pour avoir distribué le Black Student Voice dans son lycée.

Je pourrais continuer en citant d’autres personnes dans des organisations qui ont fait l’objet d’attaques de ce genre. Mais nous sommes fiers de dire au monde que tous les membres de notre organisation sont toujours libres et continuent de militer. Par ailleurs, nous affirmons que c’est grâce à nous que des militants d’autres organisations sont toujours libres et qu’ils continuent de militer, comme Hibbit9.

Pourquoi est-ce que nous disons ça ? Nous disons ça pour une raison très simple : les meetings comme celui-ci sont censés, en théorie du moins, produire quelque chose. Ils ne sont pas censés taper sur les nerfs auditifs du public en envoyant des ondes sonores à travers l’éther. Pour nous, l’une des choses qui devraient sortir de ce genre de discussion politique, c’est d’arriver à comprendre ce qu’on pourrait considérer comme une ligne de conduite correcte pour ceux qui veulent provoquer des changements révolutionnaires.

Et ça concerne aussi la question de l’oppression et de la répression, parce que la répression est ce à quoi on peut logiquement s’attendre de la part de personnes qui considèrent que vous représentez une menace réelle pour le maintien de conditions qui leur sont favorables. Vous devriez vous sentir honoré lorsque vous vous rendez compte que vous êtes la cible de la répression, parce qu’ils ne perdraient pas une seule seconde à gaspiller de l’énergie pour vous arrêter si vous ne représentiez pas, minimalement du moins, quelque menace que ce soit à l’ordre des choses dans ce pays. Mais la première chose qu’on peut faire pour éviter la répression, c’est de prendre le pouvoir, nous, les classes opprimées, de prendre le contrôle de ce putain de pays, de prendre le contrôle du monde – et clairement de commencer par prendre le contrôle ici, à Detroit.

Sur la première des responsabilités
Nous disons donc que la première des responsabilités d’une organisation révolutionnaire est d’élaborer et de défendre un programme qui soit conçu pour produire la seule chose qui puisse mettre fin à la répression – c’est-à-dire prendre le pouvoir. Comment la Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires compte-t-elle s’y prendre ? Pour aller vite, la Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires s’emploie à mobiler les travailleurs noirs, parce que la Ligue part de l’analyse selon laquelle il est nécessaire d’humaniser le monde, de détruire le racisme, le capitalisme monopolistique, l’impérialisme, et toute la structure institutionnelle qui a été conçue pour faire tenir ces trois choses ensemble. Et nous disons que le point le plus vulnérable de ce système, c’est la production dans l’infrastructure économique. Nous disons que ce qui a du sens, c’est la mobilisation des travailleurs dans les usines afin de précipiter la dislocation maximale et la paralysie maximale du fonctionnement du système capitaliste-impérialiste. Et c’est pour ça que nous mobilisons les travailleurs ; et nous ne définissons pas simplement les travailleurs en termes orthodoxes comme étant ceux qui travaillent avec leurs mains sur un tour, à la chaîne, à la garniture, à la carrosserie ou à la fonderie. Nous disons que tous ceux qui ne possèdent rien, ne dirigent pas et ne tirent aucun profit des décisions qui sont prises par ceux qui possèdent et qui dirigent, ce sont eux, les travailleurs.

Ca inclut les étudiants noirs qui se font virer de leurs écoles, parce que ces étudiants noirs comprennent très bien que l’éducation qu’ils reçoivent est conçue pour produire du combustible et du carburant pour la maintenance et le bon fonctionnement du système économique. Nous comprenons, en d’autres termes, que les rapports de production dans la société, et la manière dont son organisation dépend de l’économie, déterminent les réponses qu’apportent l’institution scolaire ; et nous comprenons que les lycées Northern High School et Northwestern High School, par exemple, ont été délibérément structurés de telle sorte qu’ils produisent des chômeurs potentiels dans les périodes qu’on appelle, par euphémisme, des « récessions ». Ou, autre option, les frères peuvent aller à Saigon et mourir en soldat pour un pays pour lequel nous n’avons pas la moindre raison de crever. C’est cela que le fonctionnement actuel du système scolaire reflète : ce que demande et ce dont a besoin le système économique. Et cette relation-là, nous la voyons.

Nous disons que toutes les personnes opprimées sont des travailleurs. Leur participation active au fonctionnement de la société n’est pas déterminée par le fait qu’ils soient travailleurs ou non, mais par le fait que ceux qui contrôlent les moyens de production peuvent organiser ces moyens de telle sorte qu’ils rendent les opprimés superflus. La solution à ce problème, c’est l’appropriation et le contrôle total de ces moyens de production, pour qu’on produise non pas pour faire du profit, mais pour répondre aux besoins de la société – aux besoins de ceux qui produisent.

Nous voulons faire advenir ce genre de société. Et nous disons que c’est pas nécessairement en taule qu’on peut faire advenir ce genre de société. Mais nous savons que des gars se feront parfois coffrer, et qu’ils pourront rien y faire. Ils se feront pincer, ils se feront boucler. Ça, nous le savons. C’est pour ça que nous mobilisons les travailleurs.

Nous savons aussi que la seule manière de mettre fin à la répression, ce n’est pas de faire circuler des pétitions, d’écrire des lettres aux procureurs généraux, de remplir de monde les galeries de la législature du Michigan ou de rencontrer des auxiliaires de police noirs au second étage du commissariat général de Detroit. Nous disons que la seule manière de mettre fin à la répression, c’est de prendre le contrôle de la police, de prendre le contrôle de la ville. Nous disons donc que nous voulons prendre le contrôle de la vile.

Pour y parvenir, nous devons développer un appareil politique. Et quand nous disons que nous voulons développer un appareil politique, à aucun moment nous ne nous racontons des histoires comme quoi il y aurait une autre voie vers la destruction de l’oppresseur que celle qui nous oblige réellement à le détruire. Nous n’avons aucune illusion là-dessus. Mais nous ne participons pas aux discussions superficielles entre les mecs qui sont dans la politique électoraliste. Ça, c’est des conneries. Nous nous identifions à tout ce qui nous donnera le pouvoir de créer et d’élargir la sphère dans laquelle nous pouvons faire advenir la destruction de ce pays.

Nous ne nous lançons pas dans des débats à la con sur « ça c’est réformiste, ça c’est pas réformiste ». Ce qui est réformiste, c’est ce qui est contre-révolutionnaire. Ce qui n’est ni réformiste ni contre-révolutionnaire, c’est toute action conduisant à ce que de plus en plus de gens en arrivent à considérer la révolution comme la seule voie valable pour mettre fin à l’oppression. C’est à ça que nous nous identifions – c’est ce réel-là que nous concevons et qui nous apparaît très distinctement.

L’un des moyens nous permettant d’arriver à cette fin est illustré par l’exemple suivant : un projet de loi a été voté qui proposait de décentraliser le système scolaire de Detroit, et de créer entre 7 et 11 circonscriptions, chacune étant dirigée localement par une commission qui, sur certaines questions, sera en lien avec les communautés dans lesquelles elle se trouve, et sur d’autres, avec un « bureau central », dont le nombre de membres sera augmenté, etc. Nous ne nous faisons aucune illusion : la décentralisation et le contrôle des communautés (community control10) ne sont pas une solution au problème. Nous ne sommes pas en train de dire que le contrôle des communautés ne mettra fin à rien du tout, mais nous disons, par exemple, que si ce projet de loi offre la possibilité de mobiliser des gens autour de la question de la prise de pouvoir, alors à ce niveau-là, nous le soutiendrons. Pour ce faire, la West Central Organization (dirigée par John Watson, membre de la Ligue) a organisé des meetings sur la décentralisation et a essayé de mettre en place un appareil de mobilisation politique pour que nous puissions prendre le pouvoir par tous les moyens nécessaires.

Nous comprenons la nécessité d’avoir un organe théorique, un organe révolutionnaire, un journal, un moyen de communication. C’est pourquoi nous nous efforçons de mettre en place une presse de qualité. Nous avons eu quelques déboires sur ce plan-là. Le journal, nous l’avons imprimé, et les gens ont toutes sortes d’avis sur l’Inner City Voice ; mais nous continuons quand même de le faire tourner parce que nous considérons que c’est un document révolutionnaire très sérieux. À part ça, la Ligue organise des cours de journalisme. La Ligue apprend à écrire à des jeunes. En plus de ça, la Ligue est en train de chercher à monter des imprimeries dans 4 endroits du pays, pour pouvoir imprimer des journaux. C’est un autre programme parce que nous comprenons la nécessité de diffuser une information de qualité qui dise la vérité.

Ce que nous disons, c’est que nous pouvons certes nous redresser, lever le poing et affirmer avec force l’existence des « chiens blancs » et scander le slogan « Black is beautiful », que nous pouvons nous accrocher des munitions autour du cou et porter des dashikis, mais ce n’est pas ça qui va mettre fin à l’oppression. Ce qui va vraiment mettre fin à l’oppression, c’est le travail militant, sérieux et intense, sur une assez longue période, pour accroître les chances que le peuple prenne le pouvoir. Et nous disons que la Ligue représente une organisation de ce genre, et qu’il est important de parler de la Ligue dans le contexte de ce meeting sur la répression, parce que nous disons que le seul moyen de mettre fin à la répression, c’est de prendre le pouvoir sur le système dans lequel nous vivons. C’est comme ça que nous abordons la répression.

Originalement paru dans Kenneth V. Cockrel, « From repression to revolution », Inner City Voice (1970), Detroit Revolutionnary Movements Collection, The Walter P. Reuther Library of Labor and Urban Affaires, Detroit.

Traduit de l’anglais par Clément Petitjean

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  1. Newsreel était une agence cinématographique alternative fondée aux États-Unis dans les années 1960. [ndt] []
  2. « The Man » dans le texte original, qui désigne en argot américain le pouvoir, l’ordre établi, voire le gouvernement. [ndt] []
  3. La National Wefare Rights Organization fut créée en 1966 pour lutter pour l’attribution plus juste des prestations sociales. A son apogée en 1969, le groupe comptait plus de 25 000 personnes, des milliers d’autres participants aux manifestations de la NWRO. La majorité de ses membres étaient des femmes afro-américaines. [ndt] []
  4. « Bloods » dans le texte original, qui désigne en argot américain des noirs militants. [ndt] []
  5. Ces différents noms renvoient à des procès d’opposants à la guerre du Vietnam, d’objecteurs de conscience, ou de conscrits insoumis qui furent traduits en justice dans les années 1960. Les « 14 de Milwaukee » mirent le feu à plus de 10 000 dossiers de conscription dans les bureaux de l’administration militaire en septembre 1968. Les « 8 de Fort Jackson » étaient des GIs ouvertement opposés à la guerre du Vietnam. [ndt] []
  6. Avec Huey P. Newton, Bobby Seale était l’un des deux fondateurs du Black Panther Party for Self-Defense en octobre 1966, à Oakland. Les Panther 21 étaient un groupe de 21 cadres dirigeants de la section new-yorkaise qui furet inculpés en avril 1969 pour « association de malfaiteurs en vue de commettre des actes de terrorisme ». Tous furent finalelement acquittés. Fred Hampton et Mark Clark, deux dirigeants de la section de l’Illinois du BPP, furent assassinés par la police de Chicago le 4 décembre 1969. Quant à David Hilliard, il fut chef de cabinet du parti. [ndt] []
  7. Co-fondateur de DRUM, General Baker fut l’un des principaux dirigeants de la Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires. Il est décédé en mai 2014. Une belle nécrologie est disponible ici : http://www.solidarity-us.org/site/in_remembrance_of_general_baker [ndt] []
  8. Le premier numéro du mensuel Inner City Voice paru en octobre 1967, quelques mois après la révolte urbaine connue sous le nom de « Grande Rébellion » qui fut réprimée dans le sang par la police et la garde nationale. Une quarantaine de personnes, quasiment toutes afro-américaines, furent tuées. L’un des premiers éditoriaux expliquait ainsi : « On a administré durant la Rébellion de juillet une sérieuse claque à la structure du pouvoir blanc, mais apparemment notre message n’est pas passé. […] On travaille encore trop dur, bien trop dur, pour des salaires toujours aussi bas, alors qu’on vit dans des taudis, qu’on envoie nos gosses dans des écoles sous-équipées, qu’on paie trop cher nos courses et qu’on est traités comme des chiens par la police. Nous ne possédons toujours rien et ne maîtrisons rien […]. En d’autres termes, nous sommes toujours systématiquement exploités par le système ; et c’est toujours à nous qu’il revient de briser ce système. Seul un peuple fort, uni, armé et qui connaît l’ennemi peut poursuivre le combat qui est devant nous. Pensez-y, frères, les choses ne vont pas s’arranger. La Révolution doit reprendre. » (cité dans Detroit : pas d’accord pour crever, chap. 1) L’ICV, dirigée par John Watson, joua un rôle moteur dans la création du syndicat révolutionnaire Dodge Revolutionary Union Movement (DRUM), créé en mai 1968 dans l’usine d’assemblage de Dodge Main. Quelques temps plus tard, DRUM et d’autres groupes similaires donnèrent naissance à la Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires. [ndt] []
  9. Alfred Hibbit fut l’un des hommes accusés d’avoir tué le policier Michael Czapski lors de la fusillade de New Bethel. Georgakas et Surkin expliquent : « Le rapport de la Commission des relations communautaires avait tout juste commencé à circuler qu’une nouvelle déflagration eut lieu, liée à l’affaire New Bethel. Cette fois, les belligérants étaient le juge Joseph E. Maher, de la Recorder’s Court, et Kenneth Cockrel, l’avocat d’Alfred Hibbit, un des hommes accusés d’avoir tué Czapski. Durant les audiences préliminaires, Maher avait interrompu abruptement la présentation de Cockrel et mis fin à la procédure, non sans avoir doublé la caution de Hibbit, la portant à 50 000 dollars, alors que Hibbit s’était livré dès qu’un garant s’était présenté pour lui. » (Detroit : pas d’accord pour crever, ch. 8, section 3) [ndt] []
  10. La revendication de « community control » a été portée par de nombreuses organisations politiques de gauche dans les années 1960. Cela passait notamment par la revendication de participer à la gestion partielle ou intégrale de certains aspects de la vie locale par les habitants eux-mêmes – notamment au niveau des questions scolaires. Au risque de tomber dans un schématisme réducteur, dans les années 1960 et 1970 l’enjeu des communities et de leur mobilisation jouait le rôle, dans l’imaginaire politique d’une bonne partie de la gauche américaine, du prolétariat industriel dans les décennies précédentes. [ndt] []
Kenneth V. Cockrel