Droit et colonialité : entretien avec Brenna Bhandar

Les théories critiques du droit manquent d’une perspective globale sur le capitalisme contemporain. Symétriquement les traditions marxistes ont rarement abordé le droit dans toute son épaisseur. C’est à ce point de croisement délicat que se situent les travaux de Brenna Bhandar (Université de Londres, SOAS), qui aborde dans cet entretien les rapports entre colonialisme et capitalisme, et le besoin d’interroger le droit pour saisir leur efficace sociale. Si les études post-coloniales et autochtones expriment aujourd’hui un souci récurent pour la matière juridique, elles sollicitent tout autant le renouvellement des approches marxistes du droit, afin de cerner les territoires du capitalisme contemporain où s’affrontent « colons » et « natifs » mais qui demeurent pourtant hors d’atteinte de la critique.

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À travers l’étude du droit, on peut examiner la manière dont les sociétés capitalistes impliquent et renforcent différentes hiérarchies sociales : dominations de classe, de genre ou de race, persistance de structures et d’idéologies coloniales. À cette fin, est-ce que vous privilégiez, dans votre approche de la matière juridique, certains aspects de cette complexe réalité, comme les usages sociaux qui en sont faits, les pratiques judiciaires, la jurisprudence, ou encore les règles et les lois ? De manière plus générale, quel type de théorie critique du droit déployez-vous ?

Dans le champ juridique, l’étude du droit et du colonialisme d’une part, du droit et du capitalisme d’autre part, ont été tenus séparés. Inversement, dans les champs de l’histoire et de la théorie postcoloniale, à commencer par le travail des historiens issus des études subalternes, cette bifurcation ne semble pas être apparue, du moins pas au départ. L’architecture juridique du régime colonial peut fournir un point de départ pour analyser la manière dont le capital, les rapports sociaux en contexte capitaliste et le colonialisme sont profondément interdépendants, ce que soulignent les travaux de Guha, Chakrabarty et, plus récemment, de l’historienne Ritu Birla notamment. Or, les cadres d’analyse développés dans ces domaines n’ont pas encore exercé toute leur influence sur les études juridiques.

Mais pour répondre à votre question, il faut des outils d’une grande portée pour examiner comment le droit implique et accentue des rapports sociaux de race, de genre et de classe, s’appuie sur certaines idéologies, et joue un rôle dans le colonialisme, l’impérialisme, ou encore dans certains modes de dépossession et d’accumulation capitalistiques. Les matériaux juridiques tels que la jurisprudence, les lois, les débats parlementaires, les documents d’orientation, etc., peuvent être considérés comme des types particuliers d’artefacts. Ainsi, le travail de Cornelia Vismann sur les dossiers législatifs et judiciaires, les archives et les registres, par exemple, nous pousse à observer que le contenu de ces dossiers, registres d’État et autres archives bureaucratiques, autant que la forme de son expression, jouent un rôle dans la fabrication des catégories juridiques et façonnent les modes de gouvernement. Je ne peux pas rendre justice ici à la profondeur philosophique de son travail, mais il s’agit d’un travail majeur pour l’étude du droit dans sa matérialité.

Cette approche critique de la science, du matériel comme des formes juridiques, s’inscrit toutefois dans une lignée philosophique et une conception singulière du pouvoir qui se distingue des analyses du droit, du pouvoir et de la reproduction sociale en termes de structure. Pour le juriste critique qui entend cerner et remettre en cause les visions bien établies des rapports entre droit, capitalisme et colonialisme, comme leurs legs aujourd’hui, il m’est apparu essentiel de tirer partie des ressources intellectuelles du marxisme noir radical, des études post-coloniales et autochtones, et plus largement de tout ce qui a trait aux théories critiques. Les savoirs féministes et anti-racistes, issus en particulier de travaux adossés au référentiel marxien, ont également été décisifs pour comprendre le rôle du droit dans la reproduction des hiérarchies sociales et l’entrecroisement des rapports de domination.

Historiquement, de nombreux courants marxistes ont perçu le droit comme une superstructure idéologique vouée à disparaitre avec l’avènement de la société communiste. C’est pourquoi le marxisme a pu être défini comme un anti-légalisme. Après que de nombreux théoriciens des Critical legal studies (CLS) ont abandonné les approches marxistes, est-ce que vous constatez néanmoins un renouveau des références au marxisme dans l’analyse des systèmes juridiques contemporains, dans un contexte marqué par les politiques d’austérité, la marchandisation croissante de la vie sociale et les formes violentes de dépossession ?

Oui, il y a à mon avis un léger regain d’intérêt pour ces courants. Après les années 1980, la chute du mur de Berlin et l’effondrement du bloc soviétique en Europe de l’Est, la majorité des théoriciens des CLS ont renoncé au marxisme. D’une manière générale, le recours à la philosophie poststructuraliste et à la théorie psychanalytique a permis aux CLS britanniques de se développer de manière considérable en se dégageant de ce que l’on percevait alors comme une conception inutilement restrictive des dimensions politiques du droit. Toutefois, au même moment, il semble qu’en se détournant du marxisme ces théories ont liquidé la possibilité de s’engager dans une compréhension sérieuse des liens entre le droit et le capitalisme. À l’instar du travail théorique de Stuart Hall, d’autres disciplines comme les Cultural studies se sont ainsi illustrées par leur rapport critique et hétérodoxe au marxisme et, de manière encore plus significative, par leur usage continu de la classe comme concept-clé de l’analyse politique. La distance prise à l’égard du marxisme s’explique aussi par l’institutionnalisation des CLS dans les facultés de droit, ce qui a conduit à affaiblir la radicalité pédagogique et l’inscription dans les collectifs et mouvements politiques locaux qu’elles prônaient au départ. Aujourd’hui, il semble que les discours qui s’auto-qualifient de « radicaux » abondent dans le monde académique sans qu’une critique sérieuse du capitalisme ne soit formulée.

Plus récemment, la philosophie et la théorie marxistes ont connu un regain d’intérêt et servi d’instruments pour saisir la complicité du droit à l’égard des formes économiques de domination : à l’échelle internationale1, dans les théories féministes2 et dans le champ du droit des biens3.

La redécouverte de la Théorie générale du droit et du marxisme d’E. Pasukanis joue aujourd’hui un rôle crucial dans les approches marxistes du droit. Ces approches s’en tiennent-elles pour autant à démontrer que le droit et les structures sociales, notamment économiques, se renforcent mutuellement du fait qu’elles reflètent une même forme marchande, et partant que le droit constitue une abstraction réelle ? La portée heuristique de cette thèse est-elle suffisante, ou bien ces approches doivent-elles aller plus loin pour critiquer le légalisme ?

La redécouverte de l’œuvre de Pasukanis intervient à un moment où la vision du droit défini avant tout comme une expression de la forme marchande a déjà atteint ses limites, comme l’a montré Paul Hirst, entre autres, il y a plusieurs dizaines d’années. Pour le dire vite, la réponse est donc « non » : cette théorie du droit ne rend pas compte des dimensions qui, au sein des relations juridiques, excèdent la lecture réductrice et économiciste des échanges. Nous pouvons en ce sens prolonger la critique formulée par Stuart Hall de la réduction de la race à la classe et de l’économicisme des théories marxistes, par analogie avec la question du droit des biens. Stuart Hall s’est inspiré du concept althussérien d’articulation pour montrer que les pratiques économiques fonctionnent comme une série de processus interconnectés mais différenciés4. La propriété connaît des formes économiques et juridiques distinctes, qui ne peuvent pas être étudiées en dehors du contexte social, historique et politique dans lequel elles existent. L’abstraction constitue un écueil conceptuel commis autant par les juristes marxistes que positivistes ! Paul Hirst, cité plus haut, a souligné les erreurs répétées parmi certains juristes marxistes (à savoir Pasukanis et Karl Renner) consistant à concevoir l’existence du sujet de droit et des formes juridiques de la propriété comme la pure expression des rapports d’échange économiques. Alors que la question même de l’essence du « capital » ne peut être séparé de son mode d’organisation juridique, il est évident que les formes juridiques ne sont pas seulement déterminées par les processus économiques. Dans toute leur complexité et leur plasticité, les institutions juridiques de la propriété jouent un rôle crucial dans les différents modes d’accumulation et de dépossession en capital, comme l’a remarqué E. Balibar, et à cette fin, pour continuer sur cet exemple, ces institutions reflètent bien autre chose que le seul effet de la propriété comme forme de l’échange marchand5.

La référence à Pasukanis connaît d’autres limites qui rendent compte à certains égards des contraintes inhérentes aux concepts marxistes pour expliquer les phénomènes juridico-politiques contemporains et, plus généralement, les rapports du droit et de la politique. Les théoriciens inscrits dans la tradition noire radicale, comme Cedric J. Robinson, C.L.R James et avant eux W. E. B Du Bois pour ne citer qu’eux, ont montré les limites de la théorie marxiste et son incapacité à tenir compte des dynamiques historiques et contemporaines du capitalisme racial. Comme l’a écrit Fanon, le marxisme « doit être étiré » pour tenir compte des réalités du colonialisme, et plus spécifiquement, de la façon dont la structure de classe et le droit de propriété (entre autres phénomènes) sont élaborés dans un contexte colonial marqué par une idéologie de la suprématie blanche. Ainsi, les approches fondées sur la théorie de la forme marchande doivent, à mon sens, faire face aux caractères spécifiquement raciaux et genrés des institutions juridiques.

À travers plusieurs articles, vous avez développé une critique du sujet de droit comme condition donnée ou préétablie de la subjectivité. Comment décririez-vous la façon dont cette critique s’enracine dans des contextes d’exploitation coloniale et de luttes des populations autochtones ? En quoi cette approche vise plus profondément à mettre en cause de ce que vous nommez l’« humanisme racialiste » ?

La critique de l’universalité de l’ « homme » des droits de l’homme, ou plus généralement de « l’individu raisonnable » du droit, est un lieu commun, et peut-être faut-il revenir à l’essai de Marx Sur la question juive pour retracer la généalogie de cette critique. Cependant, si l’on se tourne vers d’autres contextes, il apparaît clairement que, dans un grand nombre de territoires, l’appareil juridique des gouvernements coloniaux a fait usage d’un concept racial et genré de sujet humain, qui continue à bien des égards d’être mobilisé. Dans les colonies de peuplement en particulier, les Premières Nations ont été interpellées par cet appareil juridique comme non civilisées, en marge du progrès, comme les produits culturels d’un passé révolu, etc. Parmi les effets de ce type d’interpellation juridique, on peut noter que, si l’on regarde les contours et le contenu des droits des peuples autochtones dans des territoires comme le Canada ou l’Australie, la souveraineté de ces peuples n’a jamais été reconnue. Bien que cela puisse « mettre à l’épreuve les structures constitutionnelles » des États issus des colonies de peuplement, le processus de décolonisation n’exige rien de moins. La décolonisation requiert de défaire le « véritable » sujet de droit, défini explicitement au cours du XIXe siècle et implicitement par la suite, dont le paradigme est fondé sur la blanchité et la masculinité.

Vous avez étudié différentes formes de dépossession, notamment celles vécues par les Palestiniens depuis la fin du XIXe siècle, et discuté du recours au concept de colonialisme de peuplement. Comment définiriez-vous ce concept ? Est-il pertinent pour saisir la manière dont les luttes autochtones se forment dans différents contextes ? Quels instruments théoriques et politiques seraient utiles pour étudier la dimension juridique des phénomènes de racialisation, dans un contexte, selon vos termes, de « capitalisme postcolonial » ou de « capitalisme racial » ?

Définir le colonialisme de peuplement en tant que concept n’est pas chose aisée ; il s’agit plutôt d’un cadre d’analyse utile pour comprendre les modalités spécifiques du gouvernement colonial et du règne des États-nations, dans les contextes d’où les colons ne se sont jamais retirés et où la lutte des Premières Nations pour la reconnaissance de la souveraineté territoriale persiste aujourd’hui. Le colonialisme de peuplement, comme structure et comme processus en constant déploiement (suivant le constat de référence formulé par Patrick Wolfe) a besoin d’user de dispositifs juridiques et de logiques flexibles pour maintenir le contrôle étatique et la possession des terres autochtones. Ce point est particulièrement évident dans le contexte palestinien6, où la perception de la population palestinienne comme menace démographique conduit l’État israélien à réellement s’appuyer sur une combinaison de nouvelles et d’anciennes logiques d’appropriation et de propriété des terres, couplés à d’autres domaines juridiques comme les règles applicables en matières militaire, pénale ou foncière. Ces formes « recombinées » d’appropriation et de propriété, comme les logiques raciales qu’elles articulent, produisent des paysages et des scènes de dépossession hétérogènes.

Rafeef Ziadah et moi-même avons examiné certains des problèmes posés par le colonialisme de peuplement comme cadre d’analyse dans le contexte palestinien. Certaines des questions que nous soulevons de manière approfondie dans l’article cité portent sur la création d’une distinction imaginaire, au sein des études, entre le colonialisme et le colonialisme de peuplement, étant donné que les techniques coloniales de dépossession ne connaissent pas de frontière, au plan discursif, entre différents types de colonisation. En outre, nous faisons remarquer que la distinction entre le colon et le natif peut avoir pour effet de masquer des différences importantes au sein des processus de racialisation et de composition de classe touchant les populations de « colons » et de « natifs ».

Cependant, le recours au colonialisme de peuplement comme cadre d’analyse ne revient pas à exclure ou à omettre toute considération pour le capitalisme racial. Ces deux objets sont enchevêtrés et vont de pair ; et il est tout simplement impossible de comprendre le colonialisme de peuplement sans faire référence au rôle central qu’a joué le capitalisme racial  dans les modalités précises du pouvoir colonial, que l’on peut définir à travers trois grandes institutions économiques, politiques et juridiques : l’esclavage, l’appropriation des terres et des ressources autochtones, et enfin l’importation d’une main d’œuvre de migrants racialisés. Ces phénomènes peuvent être étudiés dans leur dimension juridique si l’on fait fond sur les analyses développées par toute une série de traditions de pensée, incluant le marxisme noir radical, la théorie critique de l’indigénat, le féminisme anti-raciste. Ce type de recherche académique exige aussi, à mon sens, de comprendre comment la dimension raciale du capitalisme contemporain est enserrée dans les histoires de la dépossession coloniale. Il s’agit d’une tâche immense, que les juristes critiques n’ont, pour la plupart, pas embrassée.

Entretien réalisé par Olivier Chassaing et traduit de l’anglais par Chayma Drira.

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  1. Voir les travaux de China Miéville, Between Equal Rights: A marxist Theory of International Law, Leiden, Brill, 2005 ; et Robert Knox, « Valuing Race? Stretched Marxism and the Logic of Imperialism », in London Review of International Law, Mars 2016, Vol. 4, Issue 1, p. 81-126. []
  2. Voir l’article de Ruth Fletcher « Legal Form, Commodities and Reproduction: Reading Pashukanis », in Maria Drakopoulou (ed.), Feminist Encounters with Legal Philosophy, Abingdon, Routledge, 2013. []
  3. Je renvoie à mon article « Title by Registration: Instituting Modern Property Law and Creating Racial Value in the Settler Colony », in Journal of Law and Society, juin 2015, Vol. 42, Issue 2, p. 253-282. []
  4. Pour un examen plus approfondi de ce concept, voir Bhandar Brenna, Toscano Alberto, « Race, Real Estate and Real Abstraction », in Radical Philosophy, Issue 194, Novembre-décembre 2015, p. 8-17. []
  5. Étienne Balibar, « Plus-value et classes sociales : Contribution à la critique de l’économie politique », Cinq études de matérialisme historique, Paris, Francois Maspéro, 1974, p.165-167. []
  6. Bhandar Brenna, Ziadah Rafeef, « Acts and Omissions: Framing Setter Colonialism in Palestine Studies », 14 janvier 2016, Jadaliyya : http://media.jadaliyya.com/pages/index/23569/acts-and-omissions_framing-settler-colonialism-in- []
Brenna Bhandar