Enseignement supérieur et classes sociales : production et reproduction

À l’heure des offensives néolibérales contre l’enseignement supérieur, Panagiotis Sotiris revient sur le rôle politique des universités dans la reproduction des rapports de classes. Si la légitimité de la classe dominante est constamment reproduite à travers « l’État intégral », l’université joue un rôle déterminant dans cette reproduction. Loin des approches strictement sociologiques et structuralistes de l’enseignement supérieur, Panagiotis Sotiris montre – à partir d’un dialogue avec Althusser, Poulantzas, l’opéraïsme italien et Gramsci – que l’université est en première et en dernière instance, un appareil d’hégémonie.

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Introduction : Classe et reproduction sociale dans la tradition marxiste : les questions qui se posent aujourd’hui

La question des classes sociales a toujours été une des questions centrales des théories critiques de l’éducation. Traiter l’éducation comme un mécanisme de reproduction de la division de classes, de la hiérarchie et des inégalités est l’un des enjeux majeurs de la plupart des écrits critiques radicaux sur l’éducation. Interroger le rôle de l’éducation, et particulièrement de l’enseignement supérieur, dans la reproduction des classes sociales n’a pas seulement été une question théorique mais a toujours aussi engagé une position politique dans les luttes concernant l’accès à l’éducation, le financement et les programmes d’études. Ces luttes exigent des réformes et des changements dans l’éducation afin de saper la reproduction de la division de classe.

Les débats marxistes sur les classes sociales ont joué un rôle important dans la discussion théorique fondamentale sur la formation et la reproduction des classes. Dans la tradition marxiste, la notion de classe sociale n’est pas seulement une catégorie descriptive servant à mettre en lumière l’existence d’inégalités sociales ou l’émergence d’identités collectives et d’une inégale répartition des chances. Elle constitue un concept théorique et stratégique. Pour le marxisme, l’histoire est définie comme l’histoire de la lutte des classes et l’antagonisme de classes est présenté comme le cœur des différents modes de production dans l’histoire (Marx – Engels 1970, pp. 30-31). De plus, la classe sociale est liée à l’émancipation sociale, dans la mesure où le prolétariat est présenté comme intrinsèquement anticapitaliste. Plus important encore, la conception marxiste de la classe sociale ne se limite pas à une théorie de l’antagonisme de classes. Le concept de classe est lié à une théorie des rapports sociaux de production. Dans le cas du mode de production capitaliste, nous n’assistons pas seulement à une généralisation de la circulation de la marchandise et de l’échange mais aussi à une configuration particulière des rapports sociaux de production qui conduit à différentes formes de subsomption réelle et formelle du travail par le capital qui sont le résultat de relations de pouvoir et de propriété à l’intérieur de la production. Cela concerne donc les moyens de production et leur usage, la capacité à acheter la force de travail, l’allocation des ressources et la vente des produits du travail, l’organisation, les rythmes et le temps de production, mais aussi la réussite des différentes formes de résistance au sein de la production capitaliste.

Ces pratiques et ces rapports sociaux sont constamment reproduits au sein de la production et prennent la forme d’impératifs que les capitalistes doivent respecter s’ils veulent gagner une part plus importante au sein du marché concurrentiel. Ils acquièrent cette part grâce aux différences de productivité du travail. Ce processus mène à la production et à la reproduction permanentes de rôles, de pratiques, de positions et de subjectivités spécifiques. Par conséquent, la ligne de démarcation entre les propriétaires des moyens de production et les prolétaires est en permanence redessinée. C’est pourquoi la classe, dans la tradition marxiste, n’est jamais liée à la classification des gains et des chances, ni au capital réel et symbolique, mais à l’exploitation (Wright 2004). L’exploitation implique et produit toujours des formes de résistance, même lorsqu’elles empruntent les chemins silencieux qui consistent à ne pas se conformer exactement aux tâches et aux rythmes prescrits. La centralité de l’exploitation, en tant que relation structurellement antagoniste, suppose une conception de l’antagonisme de classes beaucoup plus relationnelle, dialectique – au sens d’une détermination mutuelle et réciproque – et politico-stratégique que celles envisagées par les théories non-marxistes de la stratification sociale.

Cependant, la question des classes sociales a été une des questions les plus ouvertes dans la tradition théorique marxiste. Depuis la fin abrupte du troisième livre de Le Capital, au moment où s’ouvre la discussion sur les classes sociales (Marx 1991 : 1025 – 1026), les questions concernant la formation et la reproduction des classes sociales ont données lieu à de très vifs débats au sein du marxisme compris comme tradition théorique. Les classes sociales préexistent-elles aux entités sociales, qui s’engagent ensuite dans la lutte ou bien sont-elles, au contraire, formées dans la lutte et les pratiques sociales comme l’a suggéré E.P. Thompson (Thompson [1963]2002) ? Sont-elles des identités communes constamment formées et déformées par les pratiques sociales ? Est-ce qu’elles représentent « une condition objective » ou une forme de conscience ? Comment des formes relativement stables de stratifications sociales, d’identités, de frontières peuvent-elles être reproduites à travers une myriade de pratiques quotidiennes singulières ?

De plus, comme Étienne Balibar l’a noté (Balibar 1994), il n’est pas facile de théoriser la relation causale et analytique entre les rapports sociaux (et notamment les rapports de production) et les classes sociales. Pour Balibar, cette difficulté apparait dans la différence entre le travail comme aspect structurel de la relation capital-travail et le prolétariat comme force politique potentielle et  sujet collectif (Balibar 1994, pp.125-149).

La formation de classes implique la reproduction de classes en fonction de la manière dont les classes, en tant que configurations collectives d’agents sociaux, sont reproduites ainsi que les pratiques et les institutions qui jouent un rôle dans ce processus. Dans la mesure où elle joue un rôle important dans la reproduction des hiérarchies et des divisions dans la société, l’éducation occupe une place importante dans les débats autour de ces questions. Les différentes trajectoires éducatives mènent, en effet, à différentes positions de classe. Et l’école, les formations professionnelles ou l’université ne permettent pas seulement d’acquérir des compétences mais aussi des attitudes et des identités.

Deux dangers (et tentations) théoriques ont émergé au cours de la longue histoire des débats sur la reproduction sociale et l’éducation. Le premier est le fonctionnalisme, c’est-à-dire une conception de la société comme d’un système capable de prévoir ses besoins et ayant des institutions spécifiques – telles que l’éducation – remplissant des fonctions spécifiques, en un certain sens téléologique. L’autre danger est le structuralisme, non pas au sens d’une tendance théorique particulière mais au sens plus général d’une conception de la société basée sur l’hypothèse que les structures profondes ou latentes sont la substance de la société et déterminent le fonctionnement des institutions particulières.

Les débats contemporains sur les politiques radicales ont tendance à éviter de penser en terme de politiques de classes. C’est le résultat de l’attention qui fut portée aux « nouveaux sujets sociaux » et plus récemment aux sujets collectifs qui émergent à travers les demandes sociales et politiques. De la « Multitude » du début des années 2000 (Hardt et Negri 2000), comprise comme l’agrégation de tous ceux qui s’opposent à « l’Empire » capitaliste, jusqu’à l’image courante opposant les 99% au 1%, nous disposons d’une pléthore de métaphores puissantes permettant d’articuler une signification de la colère collective et les protestations contre le capitalisme mondialisé. Mais ces images ne permettent pas une analyse théorique des classes sociales actuelles et des alliances possibles. Aussi importantes théoriquement et politiquement ces notions soient-elles, en tant qu’expressions d’un nouveau radicalisme, nous avons toujours besoin de réouvrir le débat sur les classes et la reproduction de classes.

Réactualiser le débat sur les classes sociales exige de prendre en compte les nouvelles propositions théoriques sur le rôle de l’éducation dans la formation des classes. Depuis les années 1990, les théoriciens radicaux ont critiqué la tendance à l’entrepreunarialisation, à la marchandisation et à la commercialisation des pratiques et des institutions traditionnellement associées à la reproduction sociale – notamment, les écoles et les universités. Ils s’en sont servi comme la preuve que nous devrions abandonner l’idée d’une division entre production et reproduction afin d’envisager l’éducation comme un site de production des classes sociales autant que de connaissances. Par conséquent, les luttes dans l’enseignement supérieur peuvent être considérées comme une expression de l’antagonisme entre le travail vivant et le capital. La question de savoir si l’enseignement supérieur produit les classes sociales ou si les classes sont produites en dehors de l’éducation et reproduites au sein de l’éducation acquiert dès lors une plus grande signification théorique et politique.

Dans cet article, je vais commencer par relire les théories d’Althusser et de Poulantzas sur la reproduction de classes à travers l’intervention sur les Appareils idéologiques d’États (Althusser 1971 ; Althusser 1995 ; Poulantzas 1975). J’ai choisi Althusser et Poulantzas parce qu’ils ont développés les théories marxistes les plus influentes sur la reproduction des classes sociales et le rôle de l’éducation dans ce processus. J’envisagerai ensuite les théories qui ont tentés de traiter l’éducation comme une production, et en particulier les théoriciens qui ont été associés aux différentes traditions opéraïstes et post-opéraïstes, à savoir ces théoriciens qui ont pris leur inspiration de l’opéraïsme italien et des traditions théoriques et politiques de l’Autonomie (Wright 2002). Enfin, j’essaierai d’offrir une alternative à la division production /reproduction de classes en suggérant que nous pouvons rejoindre Gramsci (1971) en considérant l’enseignement supérieur comme un appareil hégémonique, une conception qui peut nous aider à conceptualiser les rapports de l’éducation aux stratégies de classes au sein et à l’extérieur de la production capitaliste.

1. Althusser et Poulantzas sur l’idéologie et l’éducation comme reproduction sociale

Dans cette section, je me concentrerai sur deux interventions théoriques marxistes qui ont tenté d’offrir une théorie de la reproduction des classes sociales dans la société en insistant sur le rôle de l’éducation : la théorie de l’idéologie et des appareils idéologiques d’États de Louis Althusser et la théorie des classes sociales de Nicos Poulantzas.

1.1. Sur la reproduction de Louis Althusser et la primauté des rapports de productions

L’essai de Louis Althusser, Idéologie et appareils idéologiques d’État, a été largement débattu du point de vue de la question de la reproduction des classes sociales1. Il est important de revenir à cette intervention si l’on veut reconstruire l’argument théorique sous-jacent, en lisant non pas l’article de 1970 mais le manuscrit duquel a été tiré l’article, Sur la reproduction.

Le texte d’Althusser Sur la reproduction ne porte pas seulement sur la notion d’idéologie. Il traite de la reproduction des rapports de production, et fait partie d’un projet plus général de redéfinition de la théorie et de la philosophie marxistes2. Althusser souligne en premier lieu l’importance de la question du rapport entre les forces productives et les rapports de production. Durant de nombreuses années, la position dominante au sein du marxisme consistait à attribuer une primauté aux forces productives sur les rapports de production3. Une lecture de surface de la préface de la Critique de l’économie politique de 1859 semble offrir une justification de cette position.

Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient ces rapports en deviennent des entraves4.

Cependant, le danger d’une telle lecture est qu’elle peut nous mener à une forme de déterminisme technologique. Si les forces productives ont le rôle déterminant, alors l’histoire humaine n’est plus l’histoire de la lutte des classes et des rapports sociaux mais devient l’histoire de différents systèmes technologiques. Le point où la lecture d’Althusser diverge de la lecture traditionnelle apparaît de manière évidente lorsqu’il insiste sur le fait que c’est « [à] la base et dans les limites des forces productives existantes, [que] les rapports de production jouent le rôle déterminant » (Althusser 1995, p. 445). Althusser a développé cet argument dans un appendice intitulé « Du primat des rapports de production sur les forces productives ». Il insiste sur le fait que la Préface de 1859 de Marx est un texte ambigu qui est « devenu la bible de la IIIe Internationale et de Staline » (Althusser 1995, p.242). Althusser cite ce passage bien connu de Marx dans Misère de la Philosophie5 qui peut être lu comme une indication du fait qu’à chaque stade de développement des forces productives correspond des rapports de production déterminés6. Althusser attribue la distorsion qu’il voit dans la Préface de 1859 – qui ne fait aucune référence à la lutte des classes – à la relecture par Marx de La Grande Logique de Hegel qui, selon lui, conduit Marx à une conception « 100% hégélienne » (Althusser 1995, p.246) de la non-correspondance ou de la contradiction entre les vieilles formes et les nouveaux contenus. De plus, dans cette perspective, la conception hégélienne de la transition vers des formes supérieures peut aisément mener à l’évolutionnisme téléologique de la IIIe Internationale et de Staline, selon lequel des changements des forces productives entrainent automatiquement des changements dans les rapports de production. Pour Althusser, Le Capital de Marx « proteste contre cet hégélianisme » (Althusser 1995, p.248). Althusser pointe d’ailleurs le fait que Lénine et Mao, contrairement à Staline, ont insisté sur le primat des rapports de production et ont ignoré les avertissements selon lesquels les conditions étaient immatures pour la révolution à cause du sous-développement des forces productives. Au contraire, c’est exactement l’insistance sur la primauté des forces productives qui a marqué le tournant de Staline après 1930-19327.

Althusser insiste sur le fait que les rapports de production ne sont jamais seulement des relations de propriété juridique, ce sont des « relations d’exploitation capitaliste » et il en veut pour preuve le concept marxien d’extraction de survaleur. Pour Althusser le caractère exploiteur n’est pas le résultat de quelques sortes de malice capitaliste mais de la nature profonde du capitalisme en tant que mode de production qui a pour objectif « la production de survaleur » (Althusser 1995, p.57). En conséquence pour Althusser « Les rapports de production déterminent radicalement tous les rapports apparemment « techniques«  de la division et de l’organisation du travail. » (Althusser 1995, p. 58).

Pour Althusser, contrairement au productivisme marxiste traditionnel (IIe et IIIe Internationale), il n’y a rien qui ne soit strictement technique dans la division sociale du travail. Il pense que c’est pour cela que les postes de travailleurs manuels et les postes de techniciens sont occupés par les membres de la classe ouvrière, les postes de conception et de direction partielle sont pris par les autres strates sociales et les postes exécutifs par des membres de la bourgeoisie. Nous devons comprendre que pour Althusser, il y a une ligne de démarcation de classe entre les ouvriers, les ingénieurs et les hauts dirigeants ou les managers qui est basé sur un certain monopole que possèdent les ingénieurs quant à certaines formes de connaissance et de savoir-faire. Althusser ne sous-estime pas le rôle central que jouent les rapports sociaux telles que la propriété privée ou la possession des moyens de production dans le capitalisme. Mais il a insisté sur le fait que nous devons également être attentifs aux hiérarchies au sein du processus de production qui sont associées à différents niveaux éducatifs. Aussi pour Althusser :

La division en classes sociales est donc présente dans la division, l’organisation et la direction du procès de production, par la distribution des postes en fonction de l’appartenance de classe (et la « formation » scolaire plus ou moins « courte » ou longue correspondante) des individus qui les occupent (Althusser 1995, p. 61).

Bien qu’il y ait pour Althusser un élément répressif dans les rapports de production capitalistes, il est faux de les penser d’abord selon leur aspect répressif. Ce qui est décisif c’est l’exploitation. Mais comment « fonctionne » l’exploitation ? Pour Althusser, c’est le résultat de différents aspects de la production capitaliste : premièrement, le fait que les prolétaires soient obligés de travailler pour vivre. Deuxièmement, le une théorie générale de l’idéologie et de la reproduction des formes idéologiques. Son but est une théorie de la reproduction des rapports de production et des formes sociales.

Sur la reproduction marque une prise de distance vis-à-vis du structuralisme de ses premiers travaux qui illustraient sa conception originale de la causalité structurale, comprise comme le conditionnement de la surface sociale des phénomènes par des structures latentes (Althusser et Balibar 1970). Ce changement fut le résultat d’un processus d’autocritique théorique basé sur le rejet de toute conception des structures profondes en termes de scénarios cachés qui guideraient les agents sociaux. Au contraire, Althusser essayait de repenser les formes sociales et les relations en terme de pratiques singulières et de rencontre non téléologiques entre les éléments de la « structure ». Une partie de ce virage réside dans l’insistance sur les structures comme rencontre durable, comme des relations qui peuvent durer. Mais comment se réalise cette capacité à durer ? Tel est en effet la question principale à laquelle doit faire face la théorie sociale depuis le 19e siècle : comment les formes sociales se reproduisent-elles ? Comment les sociétés maintiennent-elles cette sorte de stabilité ? Comment pouvons-nous articuler la singularité des pratiques avec la stabilité relative des formes sociales et des modes de production ?

C’est alors que le concept des appareils et des pratiques émerge dans le travail d’Althusser. Les formes sociales peuvent durer et on peut avoir des formes et des relations pérennes parce que les pratiques sociales peuvent être reproduites à travers les appareils qui garantissent leur reproduction, principalement grâce à la reproduction des interpellations idéologiques qui font accepter aux sujets humains certaines pratiques comme étant « dans la nature des choses ». L’insistance sur les déterminations structurales est remplacée par une insistance sur la reproduction et la répétition à travers des pratiques. Celles-ci s’incarnent dans la vie quotidienne, dans les habits, les attitudes inculquées dans les lieux de travail mais elles requièrent aussi l’effectivité particulière de l’appareil d’État. C’est évident dans la définition de l’appareil d’État comme d’un « système d’institutions, d’organisations et de pratiques correspondantes » (Althusser 1995, p.109). Nous avons à faire ici à un élargissement de la notion d’État. Pour Althusser, l’État ne représente pas seulement un mécanisme répressif, c’est une configuration de pratiques plus hétérogènes qui rendent possibles la reproduction sociale. En conséquence, le pouvoir d’État est une expression du pouvoir social non seulement par sa force coercitive mais encore par sa capacité à rendre possible cette sorte de reproduction. Tout cela a à voir avec la temporalité de la reproduction ; la question est de savoir comment rendre possible la pérennité d’un mode de production.

Nous comprenons aisément que si un mode de production ne dure qu’autant que dure le système des appareils d’État qui assure les conditions de sa reproduction (reproduction = durée) de sa base, c’est-à-dire de ses rapports de production, il faut s’attaquer au système des appareils d’État et s’emparer du pouvoir d’État pour interrompre les conditions de la reproduction ( = durée = existence) d’un mode de production, et mettre en place de nouveaux rapports de production (Althusser 1995, p.182).

Althusser ne sous-estime pas l’importance des appareils coercitifs ou répressifs d’État, mais – dans la lignée de la théorie sociale et du marxisme les plus classiques – il considère comme un principe théorique que la plupart du temps les individus tendent à reproduire les formes sociales et les pratiques d’abord parce qu’ils pensent que c’est rationnel, ou bien, de le faire. Non seulement, tout ce processus est traversé par la lutte des classes, mais la lutte de classe idéologique a précédé les révolutions sociales et politiques :

Ce n’est pas un hasard si toutes les grandes révolutions sociales que nous connaissons d’un peu près, et avec assez de détail, la révolution française de 89, la révolution russe de 17 et la révolution chinoise de 49, ont été précédées par une longue lutte de classe qui s’est déroulée non seulement autour des appareils idéologiques d’État en place, mais aussi à l’intérieur de ces appareils idéologiques. Lutte de classe à la fois idéologique, économique et politique, selon une distinction classique chez les maîtres du marxisme (Althusser 1995, p. 191).

Pour Althusser l’idéologie n’a pas été produite au sein des appareils idéologiques d’État, dans la mesure où il insiste sur le fait que « ce ne sont pas les institutions qui « produisent » les idéologies correspondantes, mais que ce sont des éléments d’une Idéologie (l’Idéologie d’État) qui « se réalisent dans » ou « existent dans » des institutions correspondantes, et leurs pratiques »(Althusser 1995, p. 113) Pour Althusser l’Idéologie de l’État n’est pas produite par l’État ; c’est un terme plus générique pour désigner l’unité de différents éléments idéologiques qui émergent à l’extérieur de ces appareils mais au sein de la lutte des classes (et qui ensuite progressent au sein des appareils idéologiques) et désigne l’unité dans la contradiction de l’idéologie dominante. Comme il l’exprime :

Les appareils idéologiques d’États réalisent, dans le dispositif matériel de chaque appareil et dans ses propres pratiques, une idéologie qui leur est extérieure […] et que nous pouvons désormais appeler par son nom : l’Idéologie de l’État, l’unité des thèmes idéologiques essentielles de la classe ou des classes dominantes (Althusser 1995, p. 113).

L’insistance d’Althusser sur le fait que les idéologies sont reproduites à travers des pratiques et des rituels au sein des appareils d’État est particulièrement importante. Malgré tous ces défauts et son caractère schématique il offre une manière de repenser la reproduction des idéologies, des classes et des formes sociales à travers la répétition sans fin de pratiques singulières, au sein des appareils matériels, une conception tout à fait similaire aux technologies de pouvoir et aux dispositifs8 de Foucault.

Les dispositifs matériels, les appareils, les pratiques : ce sont les concepts sur lesquels Althusser base sa théorie de la reproduction des éléments idéologiques – non seulement en tant que croyance, mais en tant qu’articulations de connaissance, de mauvaise reconnaissance, de manière de se comporter, de pratiques qui doivent être répétées – qui sont eux-mêmes externes à ces appareils. Il est évident que la préoccupation principale d’Althusser n’est pas « l’idéologie en général » mais les appareils idéologiques d’État et leur rôle dans la reproduction des idéologies et par conséquent dans la reproduction des rapports de production.

1.3. Idéologie, reproduction sociale et éducation

Par conséquent, la notion « d’idéologie » chez Althusser a le sens plus général de reproduction sociale et pas seulement de méconnaissance sociale. C’est là où l’éducation entre en jeu. L’éducation est exactement le lieu où les futurs tenants de certaines positions sociales obtiennent leur savoir-faire non seulement – et certainement pas principalement – en terme de connaissance formelle mais surtout en conformité avec les rituels et les pratiques idéologiques. Pour Althusser, le système éducatif n’offre pas seulement des connaissances mais aussi des formes variées de « savoir-faire », des règles et des formes de comportement qui correspondent à la division sociale du travail. Pour Althusser :

[L]a reproduction de la force de travail exige non seulement une reproduction de sa qualification, mais, en même temps, une reproduction de sa soumission à ces règles du respect de l’ordre établi, c’est-à-dire une reproduction de sa soumission à l’idéologie dominante pour les ouvriers, et une reproduction de sa capacité à bien manier l’idéologie dominante pour les agents de l’exploitation et de la répression, afin qu’ils assurent « par la parole » la domination de la classe dominante (Althusser 1995, p. 78; Althusser 1971, pp. 131-132).

C’est pourquoi selon Althusser le système éducatif dans les formations sociales capitalistes développées est l’appareil idéologique d’État dominant (Althusser 1995: 173). Althusser annonce dans le manuscrit la sortie d’un livre sur l’école, peut-être une référence à L’école capitaliste en France de Christian Baudelot et Roger Establet qui parût en 1971. Dans ce livre, Baudelot et Establet présentent une théorie du rôle de l’éducation dans la reproduction des classes à travers l’existence de deux réseaux scolaires différents : l’un qui mène à l’enseignement supérieur, l’autre à l’enseignement technique et professionnel. L’idéologie bourgeoise est inscrite dans les normes scolaires, assurant ainsi l’orientation des enfants des prolétaires vers le réseau technique et professionnel à cause de leur supposé manque de mérite. En conséquence, l’éducation contribue à la reproduction de la division entre travail intellectuel et travail manuel et à la division de classe dans la société.

Althusser lui-même n’as pas beaucoup écrit à propos de l’enseignement supérieur. Son article de 1964 « Problèmes étudiants » (Althusser [1964] 2011), très vivement critiqué à cause de son support apparent à la hiérarchie académique traditionnelle (Rancière 2011), avait été écrit avant l’élaboration de cette théorie de l’idéologie. Cependant, sa théorie de l’idéologie et de la reproduction sociale fut très influente dans les discours critiques sur l’éducation, dans la mesure où il a lié les appareils éducatifs à la reproduction des rapports sociaux de production et en conséquence aux classes sociales. En insistant sur la possibilité du conflit, de la lutte et de la révolte au sein de l’éducation, comme expression de luttes sociales plus générales, il a aussi offert une justification théorique pour les mouvements éducatifs radicaux et leurs revendications9. L’appréciation positive qu’il porte sur la révolte estudiantine de 1968 illustre bien ce fait (Althusser [1969] 2003).

Malgré le fait qu’Althusser n’ait pas beaucoup écrit sur l’éducation, son travail peut nous fournir une manière de théoriser les relations entre les classes sociales, la reproduction sociale et l’éducation. Son insistance sur la primauté des rapports de production et sur le rôle des appareils idéologiques d’État dans la reproduction des rapports de classe permettait d’éviter et le danger de l’économisme et la conception restrictive de la reproduction sociale basée seulement sur le capital symbolique, telle que celle offerte par Bourdieu (Bourdieu and Passeron 1990). Elle est théoriquement compatible avec les théories éducatives plus radicales comme les théorie de la carrière (curriculum, Apple 1990).

1.4. Poulantzas sur les classes sociales et leur reproduction

Parmi toutes les personnes associées à la conception marxiste de Louis Althusser – bien qu’il ne fût jamais un membre du cercle des proches collaborateurs d’Althusser – Nicos Poulantzas fut celui qui a le plus développé la question des classes sociales et de leur reproduction. La conception poulantzassienne des classes sociales est l’une de celles qui traitent de la lutte des classes et de l’antagonisme comme étant constitutive des classes sociales : « Les classes sociales signifient pour le marxisme, dans un et même mouvement, contradictions et luttes des classes. » (Poulantzas 1975, p. 14 ; p. 10 pour l’édition française). Cela est basé sur une conception de la production en tant que lutte des classes : « Production, dans ces sociétés, signifie en même temps, et dans un même mouvement, division en classes, exploitation et lutte des classes » (Poulantzas 1975, p. 21 ; p.17 pour l’édition française).

L’intervention de Poulantzas a aussi contribué à montrer l’importance des relations politiques et idéologiques dans la formation des classes. Ceci était nécessaire pour la théorisation de la « nouvelle petite bourgeoisie », qui incluait, pour Poulantzas, les salariés associés à l’augmentation des qualifications et de l’enseignement supérieur qui ne pouvait pas si facilement être inclus dans le prolétariat. La théorie de Poulantzas permet d’éviter l’empirisme du concept de « classe moyenne » mais aussi la tentation de traiter tous les salariés de « prolétaires ». L’appartenance de classe de la petite bourgeoisie ne peut pas être déterminée à moins d’ajouter aux relations économiques des éléments tels que la division entre travail intellectuel et travail manuel, les relations politiques et idéologiques au sein de la production et de la reproduction (Poulantzas 1975, p. 224 sq.).

Pour Poulantzas la question était celle des relations de pouvoir, politiques et idéologiques, au sein de la production, matérialisées dans la division entre travail intellectuel et travail manuel et toutes les conditions, rituelles et institutionnelles (incluant la hiérarchie formelle des diplômes d’éducation) qui permettent aux techniciens et aux personnels de direction de tenir à leur « secret de connaissance » et de perpétuer une ligne de démarcation de classe avec les travailleurs ordinaires.

Je n’essaye pas de sous-estimer les problèmes de la théorie poulantzasienne de la « nouvelle petite bourgeoisie », notamment son insistance sur le fait d’assimiler prolétaires et travailleurs productifs, en excluant de la classe prolétarienne les salariés employés dans la sphère de la circulation des marchandises et du capital telles que les salariés du commerce ou de la banque et les larges segments des employés du secteur publique, ni les problèmes relatifs à la distinction actuelle entre nouvelle et traditionnelle petite bourgeoisie. Je voudrais insister sur le fait que la conception poulantzasienne de l’éducation universitaire menant automatiquement aux positions de la nouvelle petite bourgeoisie est intenable aujourd’hui, si l’on prend en considération l’élargissement de l’accès à l’enseignement supérieur. Cependant, l’attention qu’il a porté au caractère social et non seulement « technique » de la division du travail et des hiérarchies au sein du marché du travail, aux relations sociales et politiques au sein de la production et au rôle des hiérarchies éducatives, était une avancée théorique importante même si nous considérons les divisions du marché du travail et les hiérarchies éducatives comme menant à la formation de fractions de classe et non à des classes séparés.

Cette reproduction fondamentale des classes sociales ne concerne donc pas seulement les places dans les rapports de production. Il ne s’agit pas d’une « auto-reproduction économique » des classes face à une reproduction idéologique et politique par le seul biais des appareils. Il s’agit bel et bien d’unereproduction première dans et par la lutte des classes à tous les étages de la division sociale du travail. Tout comme leur détermination structurelle, cette reproduction des classes sociales concerne également les rapports politiques et les rapports idéologiques de la division sociale du travail qui, dans leur relation aux rapports de production, revêtent un rôle décisif. C’est parce que la division sociale du travail elle-même ne concerne pas seulement les rapports de production au sein desquels elle domine la « division technique » du travail : ce qui est une conséquence de la domination des rapports de production sur le procès du travail au sein du procès de production (Poulantzas 1975, p. 30 ; p. 28 pour l’édition française).

Poulantzas élude la critique traditionnelle du rôle de l’éducation dans la reproduction de classe centrée sur l’accès à l’enseignement. Pour Poulantzas, la reproduction des places occupées par une classe est analytiquement plus importante que la reproduction des agents particuliers qui occuperont ces places. Le caractère de classe de l’éducation parait évident pour peu qu’on jette un œil à la manière dont elle reproduit la division sociale du travail, et non seulement dans les barrières qu’elle dresse aux étudiants des classes prolétaires.

Il est évident que, même dans la supposition absurde où, du jour au lendemain (ou d’une génération à une autre), tous les bourgeois occuperaient les places des ouvriers et vice versa, rien d’essentiel ne serait changé au capitalisme, car il y aurait toujours des places de bourgeoisie et de prolétariat, ce qui est l’aspect principal de reproduction des rapports capitalistes (Poulantzas 1975, p.33 ; p. 31 pour l’édition française).

Cette position a permis de critiquer le rôle de l’enseignement supérieur dans la reproduction sociale et particulièrement dans la reproduction de la division entre travail intellectuel et travail manuel. Ce fut d’une importance toute particulière : elle a permis de témoigner de l’importance de l’éducation dans la reproduction des trajectoires de classe, en particulier dans des pays comme la France, mais elle a également permis une critique plus générale de l’organisation capitaliste de la production et de sa reproduction dans les sociétés de style soviétique. Sous l’influence de la Révolution Culturelle chinoise et de sa critique de la « voie capitaliste » de l’Union Soviétique, il y eu un mouvement théorique général de critique de la division capitaliste du travail, de la division entre travail intellectuel et travail manuel et par conséquent de l’Enseignement supérieur comme d’un appareil indispensable à la reproduction des rapports de production capitaliste. (Gorz (ed.) 1973; Braverman 1974; Bettelheim 1974; Coriat 1976).

La conception relationnelle de Poulantzas de l’État et des appareils idéologiques d’États offre une meilleure manière de décrire comment les institutions sont fondamentalement déterminées par la lutte des classes et leurs antagonismes. Pour Poulantzas, l’État « n’est pas une ‘entité’ à essence instrumentale intrinsèque, [mais] plus précisément la condensation de rapports de classes » (Poulantzas 1975, p. 26 ; p. 24 pour l’édition française). Cette conception relationnelle de Poulantzas offrait une théorie plus dialectique du pouvoir d’État et de son fonctionnement que l’approche statique d’Althusser. Celle-ci était en effet fondée sur la théorie des institutions d’État comme des appareils dont la matérialité ne pouvait pas être affecté ou traversé par des luttes et des mouvements qui mènent à la transformation en passant par l’action collective.

1.5. La séparation de l’éducation de la production

Cependant, pour Poulantzas, de même que pour Althusser, les appareils d’État, en incluant les appareils éducatifs, sont séparés de la production. Pour Poulantzas c’est un aspect structurel du capitalisme : « séparation de l’école et de la production liée à la séparation et à la dépossession du producteur direct des moyens de production. » (Poulantzas 1975, p.42 ; p.29 pour l’édition française). Dans État, Pouvoir, Socialisme, son dernier ouvrage Poulantzas élabore cette position en traitant l’État et ses appareils comme des formes de la reproduction de la division entre travail manuel et travail intellectuel. « L’État incarne dans l’ensemble de ses appareils […] le travail intellectuel en tant que séparé du travail manuel » (Poulantzas 1980, p.56 ; p.97 pour l’édition française). L’État est, depuis sa naissance, engagé dans la reproduction sociale et joue un rôle déterminant dans la division en classe de la société. Poulantzas ne sous-estime pas le rôle économique de l’État (Poulantzas 1979, p. 303). Dans Fascisme et dictature, il a critiqué Althusser pour ne pas avoir suffisamment prêté attention au rôle économique de l’État (Poulantzas, 1979, p.303) et dans État, Pouvoir, Socialisme un chapitre entier est consacré au rôle expansif que l’État a joué en créant les conditions favorables à l’accumulation capitaliste et notamment en créant des contre-tendances à la baisse tendancielle du taux de profit à travers les appareils éducatifs d’État, le support de l’État pour la recherche et développement, les différentes formes de planification économique, l’assistance technique. Pour Poulantzas, l’aspect le plus crucial de cette fonction économique est le rôle de l’État dans la reproduction élargie de la force de travail (Poulantzas 1980, p. 176), mais il pense encore celle-ci comme une activité séparée de la production capitaliste. De plus, bien que Poulantzas était au fait des développements récents du néolibéralisme  (Poulantzas 2008, pp. 377-386), il n’a pas pensé à celui-ci en termes d’appareils éducatifs privés qui maintiennent la séparation de la production et de la reproduction.

1.6. Mérites et limites des théories d’Althusser et de Poulantzas sur la reproduction sociale

Ainsi, nous pouvons conclure cette section en insistant sur le fait qu’Althusser et Poulantzas ont offert une conception critique et dialectique de la reproduction sociale. Celle-ci était basée sur l’importance de la lutte des classes dans la formation des classes sociales, sur la primauté des rapports de production sur les forces productives, et sur le rôle de l’éducation dans la reproduction des rapports de production et des conditions de la division sociale du travail. De plus, autant Althusser que Poulantzas ont traité de la reproduction sociale non au sens d’une détermination structurelle abstraite mais au sens de l’effectivité des pratiques et des interventions des appareils idéologiques d’État (à la fois public et privé) au sein de la lutte des classes. Cette conception permet de penser l’éducation et particulièrement les institutions de l’enseignement supérieur et leur relation avec les stratégies des classes antagonistes, d’expliquer l’importance des mouvements radicaux à l’intérieur du système éducatif et de dépasser les théories technocratiques de l’éducation. Cependant, leur approche comporte des limites. D’une part, elles peuvent faire l’objet d’une lecture fonctionnaliste des relations entre la production et la reproduction sociales. D’autre part, leur insistance sur les appareils d’États peut conduire à minimiser l’importance de la privatisation d’institutions éducatives toujours plus orientées vers le marché.

2. L’éducation comme production sociale : le travail immatériel et l’université comme procès de production

Bien que la conception de l’éducation comme lieu de reproduction sociale ait été la position dominante dans le marxisme et dans la théorie critique en général pendant de nombreuses années, un nouveau paradigme a émergé à la fin des années 1990 qui insistait sur la nature directement productive de l’appareil éducatif. Dans la mesure où une grande partie des théoriciens associés à cette nouvelle conception ont pour héritage commun la tradition de l’opéraïsme et du post-opéraïsme italiens, il est nécessaire de retracer le tournant théorique qui a mené à cette position.

2.1. Émergence et évolution de l’opéraïsme

La tradition théorique de l’ouvriérisme italien, ou opéraïsme, apparaît à l’orée des années 1960 comme une tentative pour théoriser le rôle de la résistance ouvrière et de la lutte pour l’autonomie contre le capital comme le moteur des mutations intervenues au sein du capitalisme dans l’après-guerre. Dès ses débuts, l’opéraïsme fut lié à un militantisme ouvrier radical, comme en témoigne les vagues de conflits sociaux et ouvriers de l’Autonno Caldo de 1969, qui s’étendirent jusqu’à la fin des années 1970 (Quaderni Rossi 1968; Tronti [1971] 2006; Wright 2002).

Dans les années 1970, une nouvelle conception de l’ouvrier social ou socialisé émergea de la tradition opéraïste, en particulier suite aux travaux d’Antonio Negri (Negri 1988; Negri 2005). Cette conception trouvait ses fondements dans une périodisation particulière de la production capitaliste, elle-même appuyée par la distinction marxiste entre subsomption réelle et formelle du travail (Marx-Engels 1994 ; 93-121). Selon Negri, la transition de la subsomption formelle à la subsomption réelle du travail par le capital, depuis les années 1970, aurait pris la forme d’une subsomption réelle de tous les aspects de la production et de la reproduction sociales. De plus, cette nouvelle figure du travailleur ne serait pas d’abord basée dans les grandes firmes capitalistes, contrairement à la figure précédente et classique de l’ouvrier-masse des usines tayloristes. Selon Negri, la résistance de l’ouvrier social à l’exploitation prit la forme d’un refus du travail et d’une « auto-valorisation », décrites comme la négation de l’exploitation grâce à l’expérimentation de différentes formes de résistances sociales et culturelles.

L’auto-valorisation des travailleurs n’est pas une jouissance immédiate[godimento] : c’est plutôt une lutte et une tension non résolue vers la satisfaction (Negri 2005 : 200).

L’exploitation ne concerne donc pas seulement le temps de travail non payé à l’intérieur d’une usine ou d’une entreprise mais désigne également la tentative du capital d’imposer son contrôle sur les tendances à l’auto-valorisation desouvriers sociaux. Dès le milieu des années 1970, les opéraïstes firent montre d’un intérêt nouveau pour les étudiants et les techniciens spécialisés des universités qu’ils avaient laissé de côté jusque là, – à l’exception de réflexions menées dans des entreprises comme Olivetti (Alequati, 1985). Les étudiants, les jeunes chômeurs ou précaires, etc. étaient des membres à part entière de cette nouvelle figure de l’ouvrier social. Ainsi, leurs luttes, incarnées dans les mouvements étudiants de 1977 qui conjuguaient revendications politiques et formes d’expérimentations culturelles (Berardi 2009, pp.14-29), appartenaient à l’ensemble des mouvements d’insurrection prolétaire visant l’auto-valorisation (Négri 1988).

Un nouvel accent fut mis sur le travail intellectuel. Ils furent notamment aidés par leur lecture du « Fragment sur les machines » issu de  des Grundrisse (Marx 1973 : 690-712) et plus particulièrement par la référence marxienne au General Intellect et à son rôle dans la production capitaliste.

Selon Marx, « le développement du capital fixe indique jusqu’à quel degré le savoir social en général, la connaissance, est devenue force productive immédiate, et, par suite, jusqu’à quel point les conditions du processus vital de la société sont sont elle-mêmes passées sous le contrôle de l’intellect général, et sont réorganisés conformément à lui » (Marx 1973: 706 ; 2011:662 pour l’édition française).

Negri insiste depuis les années 1980 sur le caractère de communication et d’information du travail de l’ouvrier social : « La communication est pour le travailleur socialisé ce que la relation salariale était pour le travailleur de masse » (Négri 1989:118).

2.2. Centralité du travail intellectuel dans le post-opéraïsme

Depuis les années 1990, la pensée opéraïste a eu tendance à insister toujours davantage sur le travail intellectuel et immatériel jusqu’à le considérer comme la forme hégémonique du travail (Hardt and Negri, 2005 : 109). Ceci a conduit à une conception où la radicalité politique s’exprime dans la grammaire des luttes propres aux travailleurs diplômés et aux étudiants. Toute la littérature récente sur le potentiel radical de cette nouvelle multitude en atteste (Hardt and Negri 2000 ; Virno 2004). On passe donc du General Intellect à une théorisation de la science et du savoir comme force productive dominante. Une telle perspective conduit à considérer que les luttes et les antagonismes concernant la production et la reproduction de la connaissance sont les plus fondamentaux dans l’ontologie du capitalisme contemporain.  L’étape suivante fut de faire de l’université le plus important terrain des luttes.

On passe ensuite de l’image de l’ouvrier social, qui incluait les étudiants et les travailleurs intellectuels, à la compréhension du travail intellectuel comme travail immatériel (Lazzarato 1996; Dyer-Witherford 2005). Ceci n’était pas seulement basé sur l’importance de la subsomption réelle comme « contrôle » du temps de travail distribué dans toute la société, mais encore sur l’importance d’une intellectualité de masse dans l’économie capitaliste, incarnée dans les goûts, dans les dimensions culturelle et esthétique des marchandises, et dans  l’obsession de l’innovation. L’élan théorique crucial fut de placer l’émergence de cette forme de travail immatériel en dehors de la production :

Mon hypothèse de travail réside donc dans le fait que le cycle du travail immatériel a pour point de départ une force de travail social qui est indépendante et capable d’organiser son propre travail avec les entités commerciales. L’industrie ne crée pas ou ne transforme pas cette nouvelle force de travail, mais la prend en charge et l’adapte (Lazzarato, 1996, p.137).

Cette position résulte d’un vrai changement ontologique. Initialement, Negri et les autres opéraïstes insistaient sur le fait que l’antagonisme de classe était fondamental. Dans la conception théorique initiale de l’ouvrier social, même compris dans le sens d’un antagonisme traversant toute la société et arbitré par l’État, rien n’enlevait à l’antagonisme de classe son rôle principal. Cependant, ils firent un pas vers une conception différente de l’ouvrier social et du travail cognitif immatériel, qui en faisait des forces et des puissances sociales indépendantes. Dans cette lecture, la subjectivité du travail cognitif immatériel est au centre d’une ontologie positive de créativité et de productivité de la multitude opposée à la négativité associée au contrôle capitaliste. Negri, en utilisant toujours plus de références spinozistes comme lapotentia, accentua ce tournant théorique. Comme le souligne Alex Callinicos, « l’abstraction métaphysique avec laquelle de telles thèmes sont formulés aide à les immuniser contre tout examen critique » (Callinicos 2007, p.194). L’insistance sur le travail immatériel fait du travailleur intellectuel, celui doté d’un savoir scientifique, l’entité paradigmatique du travail et de la classe ouvrière. Ceci est encore plus visible dans les théorisations récentes de ce que l’on nomme capitalisme cognitif.

Le point de départ de la formation du capitalisme cognitif est le processus de diffusion de la connaissance généré par le développement d’un enseignement de masse et l’accroissement général du niveau d’éducation. La connaissance est de plus en plus partagée. C’est le niveau intellectuel de cette force de travail qui, rompant avec le capitalisme industriel, mène à l’affirmation d’une nouvelle primauté du savoir vivant, mobilisé par les travailleurs à la différence du savoir incorporé dans le capital fixe et l’organisation libérale des firmes (Vercellone 2009, p.120).

Nous nous retrouvons ici avec une inversion de la conception marxiste traditionnelle du rapport entre le travail et le contrôle capitaliste. Par contraste avec la notion traditionnelle de subsomption réelle du travail par le capital comprise comme le processus qui transforme le travail en fonction des impératifs du capital, ici, le savoir collectif vivant n’est constitué que de lui-même, au travers de l’action et de la mobilisation des travailleurs. Le problème inhérent au capitalisme n’est donc plus le caractère oppresseur des rapports de pouvoir et des formes sociales, mais les modalités néolibérales qui empêchent la mobilité et la créativité du travail cognitif. Or, s’il est vrai que le capitalisme puise dans les savoir-faire, le savoir, l’expérience et la culture du travail, présenter le travail comme une entité créative auto-constituée risque de faire oublier les nombreuses manières par lesquelles les rapports capitalistes déterminent le travail. Hardt et Negri présentent leur ontologie du travail immatériel dans Empire (Hardt et Negri 2000). Cela est basé sur une conception des rapports sociaux capitalistes où le pouvoir capitaliste est compris comme la tentative pour contrôler le travail – assimilé à une sorte de force vitale-, qui préexisterait per se aux rapports sociaux antagonistes, dans la mesure où le bio-pouvoir capitaliste « est une forme de pouvoir qui régule la vie sociale de l’intérieur, la suit, l’interprète et la réarticule » (Hardt Negri 2000, p23-24). Pour Hardt et Negri, toutes les formes de travail immatériel – que ce soit le travail informationnel dans la production, le travail immatériel des tâches analytiques et symboliques, ou le travail affectif – sont coopératives, créatives, et émancipatrices par et pour elles-mêmes, en dehors de la médiation des rapports sociaux, des contradictions et des déterminations.

L’aspect coopératif du travail immatériel n’est pas imposé ou organisé de l’extérieur – comme il l’était dans les formes antérieures de travail – mais la coopération est complètement immanente à l’activité de travail elle-même. Ce fait remet en question la vieille notion – commune à l’économie politique classique comme à son homologue marxiste – selon laquelle la main d’œuvre est conçue comme « capital variable », c’est-à-dire une force qui n’est activée et rendue cohérente que par le capital. […] De nos jours, la productivité, la richesse et la création de surplus sociaux prennent la forme d’interactivité coopératrice par l’intermédiaire de réseaux linguistiques, communicationnels et affectifs (Hardt and Negri 2000: 294).

Ce tournant est encore plus visible chez un auteur comme Paolo Virno (2004) lorsqu’il affirme qu’il n’y a plus, à l’époque post-fordiste, de distinction entre le temps travaillé et le temps non-travaillé, puisque la production et la non-production dépendent du même genre de potentiel humain, associées non à des rapports sociaux antagonistes mais avec des capacités humaines génériques, elles-mêmes intrinsèquement émancipatrices.

Comme je l’ai déjà dit, ce qui est surtout mis en évidence, c’est l’intellect en général, c’est-à-dire les attitudes les plus génériques de l’esprit : le langage, la mémoire, la sociabilité, les inclinaisons éthiques et esthétiques, les capacités d’abstraction et d’apprentissage (Virno 2001, p109 ; p.136 pour l’édition française).

C’est sur une telle base que Virno en arrive à présenter le post-fordisme comme le « communisme du capital » (Virno 2004, p111). D’autres, comme Chrisitan Marazzi, s’attachent à l’idée que, dans le capitalisme contemporain, une grande partie de la valeur est produite en dehors de la production capitaliste, c’est-à-dire dans la société (Marazzi 2010). Pour Gigi Roggero, le capitalisme post-fordiste a renversé la tendance à l’objectivation du savoir scientifique par le travail mort (machines, etc.). Plutôt, « le processus précédent d’objectivation est renversé alors que les travailleurs intègrent de nombreux aspects du capital fixe » (Rogerro 2010, p. 358).

2.3. L’éducation comme site de production

Cette conception du travail immatériel est essentielle pour comprendre la redéfinition du rôle de l’éducation. Elle ne doit plus être pensée comme un site de reproduction des classes sociales et des rapports de pouvoir, mais comme une force sociale produisant du travail. Si le travail, et la classe qui l’exécute, ne sont pas le résultat de rapports sociaux, de pratiques et d’antagonismes internes à la production capitaliste, mais plutôt un potentiel intellectuel et créatif né d’un processus de collaboration autour des savoirs, alors l’éducation, en particulier l’enseignement supérieur, est en réalité le site deproduction du travail, soit le site d’émergence de la force de travail en tant que telle. Par conséquent, les appareils éducatifs, en particulier les universités, deviennent les sites de production par excellence de la subjectivité créatrice, coopérative, collective et intellectuelle qui forme le substrat postmoderne appuyant cette vision du travail immatériel.

Cette dynamique est, de plus, facilitée par le mouvement contemporain de privatisation, de mutation entrepreneuriale qui touche l’enseignement supérieur. Pour reprendre le slogan du collectif edu-factory : “What was once the factory is now the university” (« l’université a pris la place de l’usine » edu-factory collective 2009: 0). La production de savoir serait donc le processus central du capitalisme contemporain. En combinant la production et la reproduction des acteurs et des subjectivités, elle transformerait l’éducation, et particulièrement l’enseignement supérieur en site de conflit, dû à l’aspiration capitaliste à subordonner le désir d’autonomie des travailleurs (Roggero 2011).

Jason Read a développé une conception plus complexe de la relation entre production et reproduction de classe dans l’éducation (2003) en combinant une lecture de Sur la reproduction d’Althusser et avec une littérature plus récente traitant du travail immatériel. Read ne cherche pas à nier l’importance de la reproduction, mais il insiste sur le besoin de théoriser à la fois les tendances à la reproduction et à la transformation qui existent au sein du capitalisme.

Au sein du mode de production capitaliste la temporalité est constituée en partie par la tension entre la reproduction des rapports sociaux et les transformations des forces productives, ce qui ne suggère pas que la reproduction puisse être identifiée avec la permanence ou la simple répétition. La reproduction elle-même change avec la transformation des exigences techniques, sociales et politiques du mode de production capitaliste (Read 2003, p.145).

Pour Read, le changement le plus important réside dans le fait que les pratiques sociales associées à la reproduction sont désormais elles-mêmes productives. Cela génère un changement de fonction de l’appareil éducatif car « les écoles ne sont plus le site privilégié de la reproduction idéologique d’une subjectivité (comme le défend Althusser) mais deviennent le site de la production du surplus et de la production d’une subjectivité qui est capital fixe » (Read 2003).

Dans la vision de Read, la production d’une subjectivité est un aspect fondamental dans toute l’histoire du capitalisme ; elle est toujours un profond vecteur d’antagonisme et de contradictions, ce qui est explique l’historicité singulière du capitalisme.

La production de subjectivité par le capital excéde – en même temps qu’elle les manque toujours – les demandes de la production capitaliste. Il y a toujours un surplus de pouvoir, de communication, qui va au-delà de l’espace de la production. En même temps, la docilité, l’obéissance et la normalisation nécessaires à la production capitaliste n’arrivent pas à prendre le dessus. Si ces deux aspects de la production des subjectivités coïncidaient, il n’y aurait pas d’histoire du capital. […] Le besoin de transformer, d’évoluer en permanence est la nécessité particulière du mode de production capitaliste – modalité particulière d’un devenir nécessaire – imposé par la singularité de la rencontre constitutive du capital. Le mode de production capitaliste peut aspirer à la « fin de l’histoire », un état idéal dans lequel la subjectivité serait produite uniquement pour occuper sa place au sein du réseau de la production et de la consommation ; mais cet état idéal est une impossibilité matérielle (Read 2003, traduit depuis la citation).

Read fournit une tentative très intéressante pour combiner les changements dans les rapports de production avec les besoins particuliers de constituer une théorie de la re-production. La reproduction n’est pas une répétition, mais la production d’une subjectivité constitutive du capitalisme et qui permet la perpétuelle remise en œuvre de pratiques, mais qui n’est pas seulement le résultat de la reproduction mais qui est produite à tous les niveaux par les pratiques sociales.

2.4. La thèse de la production de classe et ses implications 

Nous avons affaire ici à d’importantes contributions théoriques sur la restructuration capitaliste de l’enseignement supérieur. Ces propositions décrivent la formation des classes comme un processus stratégique qui se situe à la fois dans la production et dans l’éducation ; elles semblent ainsi éviter l’écueil fonctionnaliste des théories classiques de la reproduction des classes. Elles parviennent à cerner certaines évolutions cruciales, en particulier la relation nouvelle entre les universités et le privé, ainsi que l’importance de la production des savoirs dans le capitalisme contemporain. Enfin, elles ouvrent des pistes intéressantes à la théorie critique de l’éducation ainsi qu’à la pédagogie radicale, en mettant en valeur le potentiel anticapitaliste des mouvements touchant l’éducation, tout en suggérant des alliances entre les mouvements internes à l’éducation et les autres.

Ces approches ne vont cependant pas sans poser un certain nombre de problèmes théoriques et politiques. L’intérêt particulier porté aux travailleurs cognitifs, fait courir le risque de négliger d’autres formes de travail et leur rôle dans la production capitaliste (Caffentzis et Federici 2009). La théorie de l’exploitation capitaliste est remplacée par une théorie de la subsomption de la créativité et de l’intelligence humaine par les forces du capital. Il y a par ailleurs quelques dangers à considérer toutes les évolutions des universités dans le cadre d’une marche vers l’entreprenariat et le modèle privé ; on perd alors de vue d’autres développements qui touchent à la structure des diplômes, l’administration ou encore le financement public. Pourtant, les partisans de cette thèse du travail immatériel dénoncent la configuration ‘corporate’ et entrepreneuriale de l’université, tout comme ils rejettent une configuration statique de l’enseignement supérieur. Ils se tournent en général vers les mouvements appelés d’« auto-éducation » (Roggero 2010 ; Edu-factory Collective 2009) et ils conçoivent les batailles contemporaines dans l’enseignement supérieur dans les termes d’une lutte entre public et privé. Je ne souhaite pas sous-estimer l’importance de ce mouvement, mais il passe sous silence d’autres aspects centraux des luttes contemporaines dans l’université : la nature invasive de l’hégémonie néolibérale, les changements dans la nature des programmes et l’organisation des diplômes.

3. A la recherche d’une alternative : l’éducation entrepreneuriale comme stratégie hégémonique

A la lumière de nos analyses précédentes on comprend à quel point les questions théoriques concernant la production et la reproduction des classes sont décisives pour la théorie critique de l’éducation. Les développements récents, notamment dans l’enseignement supérieur, pose d’importants défis théoriques et doivent être incorporés à toute théorie critique de l’enseignement supérieur. Le retour aux théories de la reproduction de classe des années 1970 ne peut pas permettre de rendre compte de ces développements récents. Opter pour une théorie du capitalisme cognitif et de la production du travail immatériel à l’université, laisse de nombreuses questions sans réponses. Je vais donc maintenant essayer de suggérer une alternative à la dichotomie production/reproduction à travers une lecture de la conception gramscienne des appareils hégémoniques.

3.1. De la singularité au pouvoir

Une théorie alternative doit prendre en considération les changements récents dans la théorie des rapports sociaux et des pratiques. Il y a eu une tendance forte à repenser l’ontologie sociale en terme de singularité et d’immanence. Par opposition à une conception de la réalité sociale où les  phénomènes sont gouvernés par des structures « profondes », une insistance nouvelle a été portée – à rebours de ce dualisme ontologique – sur la correspondance entre les pratiques et les relations structurales et le niveau ontologique. De Pierre Macherey qui dessine une ligne de démarcation du « structuralisme » (Macherey, 2006), au « plan de l’immanence » deleuzien (Deleuze et Guattari, 1994), à la conception nominaliste du pouvoir de Foucault (Foucault 1978), jusqu’à la conception poulantzassienne du pouvoir comme champ de luttes stratégiques (Poulantzas 1980, Jessop 1990), et sans oublier la théorie tardive d’Althusser sur le matérialisme de la rencontre (Althusser 2006), l’enjeu est de penser une dialectique de la singularité et de l’immanence, une dialectique des formes sociales reproduites à travers des pratiques, des appareils, des rencontres, des dispositifs.

De plus, une conception plus large et plus productive du pouvoir social et politique est née de l’opposition à une distinction trop schématique entre exploitation – comprise comme relation strictement économique – et pouvoir politique compris comme coercition. D’un côté, nous avons l’importante conception du pouvoir de Foucault. Foucault, à travers les notions de discipline, de biopolitique, de biopouvoir (Foucault 1977; 1990; 2003; 2008; 2009) n’a pas seulement cherché à décrire une société coercitive, « disciplinaire » ; il n’avait pas non plus à l’esprit une conception vitaliste du pouvoir comme commandement sur les hommes vivants. Il a essayé de penser les modalités spécifiques du pouvoir au sein du capitalisme et plus spécifiquement les voies complexes et influentes par lesquelles le pouvoir social (et par conséquent le pouvoir politique) s’empare de manière croissante de tous les aspects de la vie humaine (le travail, la santé, le « bien-être », la vie quotidienne, la sexualité et l’éducation) dans le but d’accroitre la productivité du travail10. Selon moi, une telle conception du pouvoir, au cœur même de la production et de la reproduction sociales, offre une manière de penser la théorie althussérienne de l’idéologie et des appareils idéologiques d’État d’une manière plus productive, en offrant une connexion causale beaucoup plus directe entre les appareils éducatifs et les nécessités de la production capitaliste que la simple conception de l’idéologie comme inscription de normes sociales ne pourrait le suggérer.

En résumé, l’insistance nouvelle sur la singularité et la conception du pouvoir plus productive peuvent toutes le deux nous aider à repenser la reproduction sociale non en termes de « fonctions » ou de « structures profondes », mais de pratiques, de relations, de stratégies et de résistances.

3.2. Hégémonie et appareils hégémoniques

Le concept gramscien d’hégémonie peut nous offrir une manière de théoriser l’éducation dans le contexte d’une conception plus dialectique du pouvoir. Je ne veux pas faire référence à l’influence bien-connue des notions gramsciennes dans la théorie critique de l’éducation, concernant l’importance des éléments culturels, le rôle des intellectuels, le besoin d’étudier le consentement avec la coercition. Je me réfère à ce que nous pourrions gagner des lectures plus critiques et plus dialectiques de Gramsci qui insistent sur la complexité de la conception de l’hégémonie, de l’État et des appareils hégémoniques (Buci-Glucksmann 1980 ; Thomas 2009). Les cahiers de prisons de Gramsci (Gramsci 1971; Gramsci 1978-96) ne portent pas sur l’importance de la culture ou du consentement comme stratégie politique. Il s’intéresse aux différentes manières grâce auxquelles le pouvoir social se transforme en pouvoir politique au sein des sociétés. L’articulation complexe de la société civile (les pratiques quotidiennes et la transaction, l’économique, le « corporatisme », etc…), de la société politique (des institutions politiques et idéologiques) et de l’État, offre une conception plus dialectique des relations entre l’économie, la société et l’État. C’est ce que Gramsci appelle « l’État intégral », c’est-à-dire « le complexe entier d’activités théoriques et pratiques avec lesquelles la classe dominante non seulement justifie et maintient sa domination, mais réussit également à gagner le consentement de ceux sur lesquels il s’exerce ». (Gramsci 1971, p. 244). Une classe n’est jamais seulement constituée au sein de la production pour renforcer ensuite sa domination par l’intermédiaire de l’État et sa reproduction par l’éducation. Son hégémonie et sa formation, ainsi que le fait de maintenir les classes exploités dans leurs positions subalternes, sont constamment re-constituées par les appareils de l’État intégral dont l’usine est partie prenante puisque comme l’écrit Gramsci, dans le Fordisme, « l’hégémonie est née à l’usine » (Gramsci 1971 p.282). De plus, la conception gramscienne des appareils hégémoniques, qui peuvent être publics ou privés, offre une manière beaucoup plus complexe d’incorporer les différentes « fonctions » et pratiques que nous décrivons généralement comme éducatives que la conception des appareils idéologiques d’États chez Althusser. En particulier cela nous permet d’insister sur le fait que ces appareils sont conditionnés par des stratégies de classes et font partie du projet hégémonique (et contre-hégémonique) et sont donc les sites de luttes constantes. Dans une telle perspective, on peut interpréter le point de vue de Poulantzas à propos des appareils d’État comme condensation des rapports sociaux, non comme un appel à « se battre au sein des institutions » mais plutôt comme une affirmation du caractère nécessairement antagoniste, contradictoire et conflictuel de l’État.

En ce sens les institutions de l’enseignement supérieur sont bien des « appareils d’État » au sens décrit par Althusser : des sites sociaux où les forces sociales sont transformées en pouvoir, à condition que nous pensions le pouvoir en terme de stratégies de classe. Mais ce ne sont pas seulement des appareils idéologiques, en tout cas pas au sens normal où l’on parle d’idéologie et certainement pas au sens où cela exclurait les impératifs économiques, politiques et sociaux. C’est pour cette raison qu’il convient de les décrire en terme d’appareils hégémoniques. Cette conception des appareils d’États comme des « machines transformant la force sociale en pouvoir » ne doit pas être lue de manière statique. Au contraire, elle doit être mise en relation avec l’insistance de Poulantzas sur une conception relationnelle du pouvoir d’État, au sens où les appareils sont la condensation de rapports de pouvoir et par conséquent sont toujours traversés par des antagonismes sociaux et politiques.

Cette conception relationnelle peut nous aider à mieux comprendre la fonction hégémonique des appareils d’État. Elle n’est pas le résultat de déterminations structurelles immanentes, ni de dessein conscient, mais de l’articulation de pratiques singulières et de stratégies. Donc, nous pouvons penser à la question des nouvelles pratiques « productives » ou entrepreunarial mises en place dans le monde académique, non comme la fin de la distinction entre la production sociale et la reproduction, mais dans les termes de stratégies qui permettent des transformations dans les formes de la reproduction sociale. Cela nous permet également de penser en termes d’articulations des pratiques singulières, de décisions, de choix dans les stratégies de classes sans avoir recours à une quelconque conception des déterminations « structurelles » ou de la logique « cachée » des choses.

Bien sûr, il est important d’insister sur le fait que les rapports de classes sont principalement produits à l’ « extérieur » de l’université bien qu’il faille insister sur le fait que cette priorité logique et causale ne correspond en rien à une sorte de hiérarchie ontologique. La classe, simultanément produite et reproduite, est le résultat d’impératifs structuraux et de stratégies singulières. Il convient d’insister sur le fait que les relations sociales antagonistes, incarnées de manière immanentes au sein de la forme de production capitaliste, détermine l’existence des classes sociales.

3.3. Production, reproduction et lutte

Nous devons repenser les notions de production et de reproduction de classe à la lumière de ce qui vient d’être dit. Cela ne signifie pas que nous devons abandonner toute distinction entre la production et la reproduction sociale en faveur d’une production sociale diffuse embrassant tous les aspects de la société. Mais nous devons repenser les rapports et les déterminations mutuelles entre la production sociale et la reproduction. A la place d’une simple distinction entre sites de production et sites de reproduction chargés de reproduire les conditions de la production, nous devons penser le pouvoir capitaliste et l’exploitation, en termes à la fois de commandement et de productivité élargie comme une configuration beaucoup plus complexe de processus et de pratiques qui comprend toute la société.

Cependant, une question reste ouverte : comment pouvons-nous encore penser l’éducation en général et les universités en particulier comme des sites de la reproduction de classe ? Je pense que nous ne pouvons pas répondre à cette question en nous référant simplement à la reproduction comme à une « fonction » de l’éducation ni comme à une partie d’un mécanisme téléologique fonctionnant « dans le dos » des acteurs sociaux. Au lieu de cela nous devons voir les différentes stratégies de classe autour de l’éducation, son agenda, ses financements et son management et comment cela détermine le rôle de l’éducation dans la reproduction sociale. Quand nous parlons de stratégies de classe, nous ne faisons pas seulement référence aux stratégies hégémoniques des capitalistes. Nous faisons également référence aux résistances, contre-stratégies, contre-projets hégémoniques à la fois au sens « étroit » de mouvements de protestations et de revendications au sein de l’éducation (l’action collective des mouvements étudiants et des personnels enseignants en faveur de l’éducation public, de meilleurs salaires, de meilleurs perspectives d’emplois, d’une meilleure qualité de vie sur le campus et contre la privatisation, le contrôle privé de la recherche, la détérioration de la vie étudiant, etc.), mais également au sens plus général de conflit politique et sociale concernant la position des travailleurs collectifs dans les sociétés capitalistes contemporaines, illustré dans les luttes contre l’austérité et la précarité.

Les institutions de l’enseignement supérieur ne produisent pas les rapports de classe, ni ne définissent les pratiques, les antagonismes, les stratégies de lutte des classes et les intérêts de classe qui mène à la formation de celles-ci. Mais, l’enseignement supérieur est un terrain sur lequel s’affronte des stratégies de classe. Je ne me réfère pas seulement à ces stratégies que nous associons plus aisément à la reproduction sociale, notamment les décisions concernant la direction d’extension de l’enseignement supérieur, des frais de scolarité, les lois concernant la structure des cours et des niveaux. Je fais également référence aux stratégies au sein de l’enseignement supérieur, à un niveau plus micro, qui ont à voir avec les objectifs de l’entreprise, aux décisions du marché ou à une préférence idéologique pour les pratiques de marché, qui elles aussi tendent à être des stratégies de classe et mènent à la reproduction des conditions de la stratégie capitaliste dominante.

Une telle perspective peut nous aider à étudier la restructuration capitaliste en cours de l’enseignement supérieur, les changements de financement et de management dans l’université et les changements dans la structure des diplômes et comment elles sont reliées au changement dans la production capitaliste et la structure de classe, particulièrement si nous prenons en considération l’expansion actuelle de l’enseignement supérieur et la tendance à accroitre l’accès à l’enseignement supérieur ou post-secondaire. Bien que les barrières de classes dans l’accès à l’enseignement supérieur continuent d’exister, nous ne pouvons plus penser aux universités comme reproduisant la barrière de classe principale ou la principale ligne de division entre la classe prolétaire, la « classe moyenne » et la bourgeoisie. Même la division entre travail intellectuel et travail manuel, si nous la pensons non en terme d’une opposition entre ceux « qui travaillent avec leur main » contre ceux « qui travaillent avec leur cerveau » mais d’une distinction entre ceux qui décident et ceux qui exécutent, ne coïncide pas avec la question de l’accès à l’enseignement supérieur, dans la mesure où l’on trouve des diplômés dans des emplois à faible responsabilité et bas dans la hiérarchie. Dans le capitalisme contemporain, un large segment de la classe ouvrière est « reproduite » au sein de l’université.

A la lumière de ce qui vient d’être dit, je pense que nous devons nous concentrer sur les nouvelles contradictions qui se font jour au sein de la production capitaliste. La production capitaliste contemporaine a un besoin croissant de personnels techniques et scientifiques hautement qualifiés à la fois dans le secteur industriel et dans le secteur des services et de la finance. Cette demande s’explique par l’importance des technologies de l’information, par les nouveaux processus de production, par la dépendance croissante dans le traitement des données, par les marchés des nouvelles communications et des biotechnologies. Si nous décrivons ces processus en termes de plans établis par les capitalistes alors nous simplifions dangereusement la réalité. D’un autre côté, il serait tout aussi exagéré de dire que la « multitude » ou quelque « nouveau prolétariat cognitif », auraient pour eux-mêmes, au travers d’une capacité créative collective, le capital éducatif et culturel nécessaire et que celui-ci serait ensuite violemment subsumé par le capital.

Nous avons besoin d’une manière plus dialectique de penser ces processus et leurs conséquences dans l’enseignement supérieur. Nous assistons à l’émergence de nouveaux processus productifs (et à de nouvelles ères pour l’accumulation et la valorisation du capital) qui requièrent l’application de connaissances scientifiques, de nouvelles technologies et par conséquent l’emploi d’une force de travail avec des compétences éducatives plus élevées. Bien qu’elles exigent une formation théorique et technique qui ne peut être fournie sur place, ces compétences ne préexistent pas au processus de production auxquels elles sont appliquées : elles émergent à l’intersection de la production, de l’éducation et de la recherche. En ce sens, de nouvelles formes de production augmentent les besoins en nouvelles pratiques éducatives, en nouveaux programmes d’études, transforment même la structure des diplômes. Tout ceci intervient dans le cadre d’une université qui développe de nouveaux liens entre la production, la finance et l’université. Au même moment, le tournant entrepreunarial dans l’éducation transforme les universités en fonction des besoins technologiques et organisationnelles et par conséquent modifie les compétences, les diplômes et les modules qui sont potentiellement pertinents pour les procès de production actuel ou futur. L’émergence de cursus et de diplômes de biotechnologies en est une parfaite illustration.

De plus, les nouvelles formes de management et d’organisation universitaires qui insistent sur l’ouverture aux marchés facilitent également cette interaction entre le monde de la production et l’éducation. Il en résulte que les besoins de l’industrie sont plus facilement intégrés au sein des processus de décision universitaire. Ceci est évident dans la manière dont on pose la question de la demande, en particulier dans les universités qui comptent sur les droits d’entrée pour assurer leur fonctionnement. La « demande » n’est pas seulement le symptôme d’un accroissement de la marchandisation de l’enseignement supérieur (opposé à l’éducation servant la connaissance et le bien commun) ; c’est également le symptôme de la tendance du marché du travail et de l’économie capitaliste à s’intégrer au sein des processus d’organisation académique.

En ce sens, certains choix au sein de l’université, même s’ils sont motivés par des tentatives « à court terme » pour gagner une « niche » sur le marché éducatif ou pour entrer en compétition dans la recherche de fonds mène à un système d’enseignement supérieur fonctionnant effectivement comme unappareil hégémonique. Les conceptions plus stratégiques de l’organisation éducative – telles qu’elles sont exprimées en général dans les directives de financement de l’Union Européenne ou des États, ou dans les « livres blanc » des gouvernements et dans les délibérations à propos de l’allocation des ressources – en témoignent également.  L’enseignement supérieur comme appareil hégémonique favorise la reproduction des structures de classe et l’articulation des stratégies de la classe dominante, élargit l’accumulation capitaliste et sape les résistances des classes subalternes. Les mouvements et les conflits au sein de l’enseignement supérieur, de leur côté, n’expriment pas seulement des doléances estudiantines mais également des aspirations sociales plus générales. Ils déterminent aussi les stratégies contre-hégémoniques dans l’enseignement supérieur. Les mouvements étudiants, les mouvements sociaux et les campagnes font leur apparition dans l’enseignement supérieur (telles que les campagnes anti-ateliers clandestins). De larges mouvements sociaux et politiques avec une base importante à l’intérieur de l’enseignement supérieur surgissent également (que ce soit les mouvements anti-globalisation ou les formes plus courantes de radicalisme). Tout cela a joué un rôle décisif dans l’évolution de l’enseignement supérieur, dans sa marchandisation comme dans sa résistance à celle-ci.

La transformation de l’enseignement supérieur vers une direction plus entrepreneuriale n’est pas limitée aux questions de structures, d’accès et de hiérarchies des diplômes. Elle concerne également l’équilibre des forces politiques et idéologiques au sein et à l’extérieur de l’université. La transformation libérale de l’enseignement supérieur est un moyen pour répondre au besoin d’une force de travail globalement plus qualifiée. Mais la généralisation de diplômes d’enseignement supérieur ne s’accompagne pas d’une augmentation des droits et d’une satisfaction des aspirations collectives – y compris celle d’un « salaire juste ». Les jeunes diplômés doivent, au contraire, se plier à l’exigence de flexibilité imposée par un environnement de plus en plus oppressif et exploiteur. Ils doivent s’habituer à une insécurité grandissante concernant leurs conditions de travail et à des salaires bas et de longues périodes de chômages. Les diplômes sont tout autant affectés par ces transformations que les cursus. On passe ainsi de diplômes « forts » et généraux assurant la possibilité d’emplois variés et correspondant à des positions bien définies dans la hiérarchie des processus de travail, à des formes hautement fragmentées et individualisées de « portefeuilles de qualifications » ayant en permanence besoin d’être enrichis à travers des formations d’apprentissage tout au long de la vie. Des transformations institutionnelles telles que le « supplément au diplôme » – introduites dans les pays européens par le processus de Bologne – atteste de l’étendue de ces changements.

Nous assistons pourtant, dans différentes luttes, à la recrudescence de revendications en termes de droits et de justice venant de ce segment de la force de travail global : les mouvements étudiants des années 2000, les luttes contre l’austérité, les Indignés ou les mouvements Occupy. Tous ces mouvements sont engagés dans une lutte pour que leurs compétences soient mieux reconnues sur le marché du travail. Tous, ils résistent aux différentes formes de subsomption réelle et formelle de leur travail sous les impératifs du capital. Ils sont attentifs aux formes de production coopérative libérées de l’exploitation, dont l’existence est attestée par ces « nouveaux communs », tels que les logiciels en open source. L’importance de cette génération de jeunes gens bien-éduqués et hautement formés dans l’irruption globale des protestations, des contestations et même des insurrections est absolument indéniable. En témoigne la participation en masse des diplômés dans le mouvement « Occupy » ou au cours du « printemps arabe » (Solomon and Palmieri [eds.] 2011).

Conclusion

Dans une période de conflits et de luttes intenses concernant l’avenir de l’éducation, les débats théoriques sur la production et la reproduction sociale sont plus que nécessaires et ne peuvent être considérés comme un luxe. Les théories marxistes, en particulier celles de Louis Althusser et de Nicos Poulantzas, ont fourni un aperçu inestimable du rôle de l’éducation dans la reproduction des classes sociales et ont permis de contester les conceptions technocratiques dominantes de la neutralité des politiques éducatives. Les travaux théoriques récents – issus de l’opéraïsme ou du post-opéraïsme – nous ont permis de mieux comprendre les dynamiques de la transformation de l’enseignement supérieur en entreprise managériale, mais leur ontologie du travail cognitif ne permet pas de fournir une alternative sérieuse aux conceptions fonctionnalistes et téléologiques de l’appareil éducatif. En revanche, l’insistance sur la singularité et les pratiques dans la théorie sociale radicale, articulée à une conception du pouvoir social plus « productive » grâce à un retour aux concepts gramsciens d’hégémonie, d’État intégral, d’appareils hégémoniques permet d’arriver à une meilleure compréhension des transformations actuelles de l’enseignement supérieur. Une telle théorie du pouvoir stratégique-relationnelle permet de saisir l’enseignement supérieur comme le résultat de stratégies de la classe capitaliste, mais permet également d’appréhender son potentiel de résistance et de changement.

C’est pourquoi, l’enseignement supérieur néolibéral est à la fois une stratégie de classe visant à assurer les conditions de la reproduction des conditions de l’accumulation capitaliste (l’écoulement constant de personnels qualifiés, la connaissance scientifique applicable, le développement de produit) et un projet hégémonique visant à saper les aspirations des classes subalternes (tentatives qui passent par l’inscription de la précarité dans la forme et la hiérarchie des diplômes, par la production de l’idéologie néolibérale, par la fragmentation des aspirations et des pratiques collectives). Cela n’élargit pas seulement la connaissance et les compétences mais promeut les identités, les habitudes et les illusions d’un type particulier de travailleur au sein du capitalisme néolibéral. La libéralisation de l’enseignement supérieur n’implique pas seulement une transformation de la gouvernance universitaire grâce à des méthodes et des structures managériales mais implique également une nouvelle culture de la connaissance, de leur acquisition et de leur utilisation. Celle-ci permet d’éviter que la généralisation de l’enseignement supérieur n’altère la balance des forces sur le marché du travail et de garantir l’hégémonie capitaliste dans la production. Par conséquent, les contradictions centrales dans les sociétés capitalistes avancées sont aujourd’hui intériorisées dans l’enseignement supérieur. Il s’agit, bien sûr, d’une manifestation particulière d’une tendance politique et sociale beaucoup plus générale : les réformes de l’enseignement supérieur sont une partie d’une stratégie capitaliste plus large de conquête de l’hégémonie qui inclut la production de nouvelles identités d’apprentissage dans les Écoles, des cadres de responsabilité pour les enseignants, et de nouvelles identités de travailleurs au sein de nouvelles sortes de structures disciplinaires sur le lieu de travail.

Tout ceci donne une profondeur et une importance stratégiques aux luttes actuelles dans l’enseignement supérieur, fait de l’université un lieu important de la mobilisation sociale contre les processus de restructurations du capitalisme et permet un rapprochement des luttes universitaires avec d’autres mouvements sociaux. Ces luttes ne vont pas seulement déterminer la direction des politiques de l’enseignement supérieur, mais également les pratiques et les subjectivités, politiques et idéologiques, de larges segments de la force de travail global. C’est donc bien l’équilibre des forces entre le capital et le travail qui est ici en jeu.

Traduit de l’anglais par Thaïs Gendry et Paul Guillibert.

Source : Journal for Critical Education Policy Studies, Vol.11, n°1, mars 2013, p95-143.

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  1. Cet essai a paru pour la première fois dans La Pensée en 1970 et a été traduit en Anglais en 1971. []
  2. La coïncidence avec le titre de Bourdieu et Passeron (Bourdieu et Passeron 1990, le titre original paru en 1970) témoigne à l’évidence, de l’importance que ces questions avaient acquises dans la théorie sociale critique dans les années 1960. Cependant, le manuscrit d’Althusser, a une importance plus grande. []
  3. « Les forces productives de la société se transforment et se développent, et ensuite, dépendant de ces changements et en conformité avec eux, les rapports de production, les rapports économiques des hommes changent. » (Staline 1976, 859). []
  4. Karl Marx, Préface de la Critique de l’économie politique, 1859. Trad. Husson et Badia, p.18. []
  5. « En acquérant de nouvelles forces productives, les hommes changent leur mode de production, et en changent le mode de production, la manière de gagner leur vie, ils changent tous leurs rapports sociaux. Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain, le moulin à vapeur la société avec le capitalisme industriel. » Marx 1984, p.166 ; pour la version française, Éditions sociales, Paris, 1968, p.46. []
  6. Les citations dont les références en français ne sont pas indiquées dans la bibliographie ont été traduites par les traducteurs de cet article. []
  7. « Incontestablement on peut caractériser la politique de Staline (dans la mesure où, à partir du « tournant » des années 30-32, il a été le seul à en décider en dernier ressort) en disant qu’elle a été la politique conséquente du Primat des Forces productives sur les rapports de production. Il serait intéressant d’examiner sous ce rapport à la fois la politique de planification de Staline, sa politique paysanne, le rôle qu’il fait jouer au Parti, et jusqu’à certaines formules stupéfiantes comme celle qui, qualifiant « l’homme de capital le plus précieux », traite manifestement de l’homme sous le seul rapport de la force de travail, c’est-à-dire comme un pur et simple élément des forces productives (qu’on pense au thème du Stakhanovisme qui lui est lié). » []
  8. Sur l’importance de la notion foucaldienne de dispositif pour décrire la nature complexe, dynamique et contradictoire des appareils sociaux, voir Deleuze 1992. Sur la conception de Foucault des « technologies de pouvoir », voir Foucault 1977. []
  9. L’insistance d’Althusser sur la centralité de la lutte des classes au sein des appareils idéologiques d’État est un point qui a, de manière récurrente été négligé dans les critiques d’Althusser excluant la possibilité des résistance, voir Giroux, 1982. []
  10. Pour une lecture récente de Marx et de Foucault qui éclaire cette conception « productive » du pouvoir, voir Macherey 2012 (je remercie Jason Read pour m’avoir fait connaître ce texte). []
Panagiotis Sotiris