La fracture historique entre marxistes et anarchistes qui dure depuis un siècle et demi est-elle en train de se recomposer ? Quoique proches par leur objectif – la destruction de l’État bourgeois – les deux courants révolutionnaires semblaient irréversiblement divisés sur la manière de l’atteindre. Depuis quelque temps, David Graeber, un des intellectuels libertaires les plus en vue au niveau mondial, soutient toutefois que la distance entre anarchistes d’un côté, autonomes, conseillistes et situationnistes de l’autre, s’est beaucoup réduite, si bien que malgré leurs différences, ils pourraient entretenir des rapports de complémentarité plutôt que d’opposition. Admettant que les trois courants cités puissent effectivement être reconnus comme représentants et héritiers du marxisme révolutionnaire (beaucoup ne seraient pas d’accord, mais nous acceptons ici, par simplicité, le point de vue de Graeber), je me propose d’affronter quelques-uns des problèmes soulevés par sa thèse. Premièrement, j’essaierai de mettre en évidence les éléments de convergence entre anarchistes et autres composantes antagonistes en me concentrant sur quatre thématiques : la critique des formes traditionnelles d’organisation des mouvements anticapitalistes ; le rôle de l’imagination dans le processus révolutionnaire ; la transition vers la société postcapitaliste ; l’usage de la violence pour la réalisation des objectifs révolutionnaires. Puis je tenterai, à l’inverse, de creuser les différences entre anarchistes et postopéraïstes, lesquelles concernent selon moi principalement le rôle stratégique que joue le concept de composition de classe dans l’analyse théorique des seconds. Enfin, je chercherai à montrer en quoi les apories auxquelles se confronte cette analyse risque d’aplatir le discours postopéraïste sur le discours anarchiste.
À partir de la seconde moitié des années 1970, autonomes et anarchistes se retrouvent sur la critique de la forme-parti, de ses logiques verticales, et de la délégation aux élites politiques professionnalisées. Ils partagent non seulement la crainte qu’un processus révolutionnaire hégémonisé par des hiérarchies de professionnels puisse donner vie à des structures de domination encore plus oppressives que celle de l’Etat bourgeois mais aussi un engagement commun dans la création d’institutions de démocratie directe et participative susceptibles d’en exorciser le risque (même si persistent des différences de motivations : idéelles et principielles chez les anarchistes, analytico-scientifique chez les intellectuels autonomes qui considèrent la forme-parti comme obsolète relativement à la nouvelle composition de classe). Cela dit, il est clair que les anarchistes ont travaillé beaucoup plus concrètement à la mise en pratique de leurs idées. Inspirés par les descriptions anthropologiques de formes de sociabilité précapitalistes et par la pratique féministe, les modèles élaborés par Graeber et consorts ont de facto hégémonisés (même s’ils n’aiment pas le mot !) la culture récente du « mouvement » (des Indignatos espagnols à Occupy Wall Street) : refus de leaders désignés et permanents ; recherche du consensus à travers la confrontation et la médiation (on ne vote pas, afin de ne pas frustrer les minorités) ; préférence pour les petits groupes autonomes et auto-organisés (communs) au sein desquels il est plus facile d’appliquer le principe d’horizontalité ; vision « spontanéiste » de la diffusion des mouvements (une fois expérimentées, les pratiques d’action directe sont spontanément imitées et se diffusent par contagion). Sur ces points la convergence est totale avec les néostituationnistes (lesquels mettent l’accent sur la production d’« évènements » symboliques, susceptibles d’accélérer les processus de « contamination »). Les postopéraïstes les rejoignent à leur tour même si, trop sophistiqués pour en partager certaines ingénuités, ils laissent transparaître un certain embarras, comme lorsque Franco Berardi (Bifo) écrit que « notre tâche n’est pas d’organiser l’insurrection, qui est déjà dans les choses », avant de démentir partiellement cette profession de foi spontanéiste en ajoutant qu’il s’agit de susciter une prise de conscience de la part des travailleurs cognitifs précaires et d’organiser leur collaboration politique (pourquoi susciter et organiser, si l’insurrection est dans les choses ?)
La convergence se fait plus évidente dans les deux thématiques, étroitement entrelacées, du rôle révolutionnaire de l’imagination et de la transition au postcapitalisme. Pour Graeber, la redécouverte du slogan soixante-huitard sur l’imagination au pouvoir revêt des accents optimistes qu’il serait euphémistique de qualifier d’échevelés. Dans ses travaux nous lisons des phrases de cette teneur : « L’affirmation qu’un autre monde est possible est un acte de foi » ; « L’optimisme est un impératif moral » ; « Le néolibéralisme est un programme politique d’anéantissement de l’imagination » ; « Le mouvement contre la globalisation s’est dissout parce qu’il n’a pas su reconnaître ses victoires » ; « Il y a des bonnes raisons de croire que le capitalisme, dans quelques générations, n’existera plus ».
À cette dernière profession de foi font écho deux affirmations de Franco Berardi, pour qui « la situation semble s’acheminer vers l’effondrement » et « le capitalisme entre dans sa phase agonique » ; le même Bifo relance le thème de la centralité de la guerre des imaginaires, en écrivant à son tour que « L’effondrement européen n’est pas provoqué par une crise économique et financière, mais par une crise de l’imagination sociale ».
Personne ne doute du fait que le projet néolibéral se fonde (aussi, mais pas seulement) sur l’effort, jusqu’à maintenant couronné de succès, d’anéantir, non pas la foi, mais bien la plus pâle espérance qu’un autre monde soit possible (un exemple très classique d’hégémonie gramscienne !), mais cela ne justifie pas le jugement selon lequel le terrain décisif de l’affrontement de classe serait aujourd’hui celui de l’imagination. L’idée que le capitalisme serait arrivé à sa fin, motivée par la « folie » des gouvernements qui affrontent la crise par des politiques qui en empirent les causes, ne tient pas compte du fait que dans l’histoire du capitalisme, de tels comportements se sont répétés un nombre incalculable de fois, de la grande crise de la seconde moitié du 19e siècle à celle de 1929. Toute l’histoire du capital est ponctuée de telles catastrophes et autres folies, mais l’« effondrement » tant attendu n’est jamais arrivé, et il ne suffit pas de déplacer les causes de la baisse tendancielle du taux de profit vers l’imagination pour que le rêve devienne réalité. De l’autre côté, l’« imaginarisation » (ou si l’on préfère la « culturalisation ») de la lutte finale est l’inévitable pendant du refoulement du problème de la transition, trait commun à tous les courants révolutionnaires que nous discutons. Dans d’autres interventions1 , j’ai souligné l’intérêt relatif que Negri et d’autres théoriciens postopéraïstes manifestent pour le thème de la transition, convaincus qu’ils sont qu’à l’époque du capitalisme postfordiste et digital, le degré de socialisation des forces productives, en substance spontanée et autonome, est tel qu’il réduit le problème à une sorte de gestion entrepreneuriale alternative de la richesse par les multitudes. De manière analogue, Graeber réfute l’idée d’un « cataclysme révolutionnaire » qui aurait comme objectif immédiat le renversement des gouvernements. Il décrit plutôt l’action révolutionnaire comme un processus graduel de création par en bas de formes alternatives d’organisation sociale, comme un ensemble de pratiques et d’expériences qui permettrait au nouveau de croître dans les interstices de l’ancien (des expériences comme celles de la crise argentine et du mouvement zapatiste sont souvent citées en exemple de tel processus et décrites comme la « trame » d’une tapisserie globale en cours de composition).
En somme, la révolution comme prolifération des communes et de leurs interconnexions réciproques. Un modèle qui s’attache avant tout à contourner la question épineuse de l’usage (ou du refus) de la violence comme instrument révolutionnaire. Même lorsqu’elles ont des positions très articulées sur le sujet (du pacifisme radical, de principe, à la justification de l’affrontement militaire sous certaines conditions) chaque composante des courants qui nous occupent partagent en effet la présupposition (en fait incontestable) selon laquelle, aujourd’hui, tout combat frontal contre les forces professionnelles de la répression serait condamnée à la défaite. C’est de là que les thèses de Graeber concernant soit la convergence, soit la complémentarité des discours anarchistes et autonomes semblent tirer leur confirmation substantielle. Toutefois, reste encore à dénouer un nœud décisif que Graeber met lui-même en lumière : la vraie, l’irréductible différence entre discours anarchiste et discours néo-marxiste réside dans le fait que le premier constitue surtout un discours éthique sur la pratique, tandis que le second est un discours théorique sur la stratégie. Je partage totalement ce constat et je crois qu’on tient là la raison pour laquelle les postopéraïstes sont en quelque sorte aujourd’hui « à la remorque » des mouvements anarchistes, et ce, dans la mesure où leur discours théorique, comme je chercherai à le montrer dans la dernière partie, se heurte à des apories de fond qui les empêchent de formuler un projet politique cohérent.
Les anarchistes n’estiment pas beaucoup, voire pas du tout l’analyse en termes de composition de classe : pour eux, le sujet révolutionnaire coïncide, en dernière instance, avec les personnes, les individus singuliers qui s’associent librement en communautés fondées sur des liens affinitaires. L’échafaudage entier du discours opéraïste et postopéraïste, au contraire, se fonde justement sur l’analyse de la composition de classe, dont la finalité est l’identification, dans chaque situation historique déterminée, des modalités sous lesquelles la composition technique (ouvrier de métier, ouvrier-masse, techniciens, travailleurs de la connaissance, etc.) se convertit en composition politique (quelles fractions de classe incarnent le point le plus élevé de la contradiction entre forces productives et rapports de production et quelles autres – pas toujours les mêmes ! – réalisent les formes de lutte les plus avancées). Cette tradition, inaugurée dans les années 1960 avec l’identification de l’ouvrier-masse comme nouveau sujet antagonique, alternatif à l’ouvrier de métier, s’est poursuivie par un glissement de l’attention vers l’ouvrier social après que la restructuration capitaliste eut neutralisé la grande usine fordiste comme lieu de l’antagonisme, et semble s’être définitivement fourvoyée avec l’hypostase métaphysique de la « multitude ». La lecture « biopolitique » de la relation antagonique entre capitalisme immatériel et vie pure, mise au centre du processus de création de valeur, au-delà de chaque relation « fabriquiste » entre capital et travail, a marqué vraisemblablement le plus haut point de convergence entre discours postopéraïste et discours anarchiste (spontanéiste, individualiste et populiste). Depuis quelque temps, toutefois, la catégorie de multitude semble avoir été mise entre parenthèses – quoique sans autocritique – et l’analyse semble s’être recentrée sur la classe, comme en atteste un article paru dans le numéro de mai de « alfabeta2 »2
Dans ce texte, d’intéressantes nouveautés cohabitent avec la « vulgate » des précédentes élaborations. Partons des premières. En premier lieu on y affirme que le nœud politique fondamental réside aujourd’hui dans la rencontre ratée entre woorking poors, ce qui reste de la classe ouvrière traditionnelle, travailleurs de la connaissance et classes moyennes déclassées. On ajoute ensuite que ce nœud ne peut pas être tranché par une « politique des alliances », mais seulement par une « politique de la composition ». Enfin, et c’est là que me semble résider la nouveauté la plus significative, on reconnaît que cette composition n’est pas naturellement donnée, même s’il existe des intérêts communs, mais qu’elle peut seulement être mise en œuvre par un « travail militant ». Ici se trouvent réunis tous les éléments d’un tournant stratégique ; mais ces ouvertures semblent neutralisées par la volonté de défendre à tout prix le « paradigme » consolidé ces vingt dernières années. Paradigme dont le point faible, selon moi, n’est autre que la tentative d’identification obstinée (exemple éclatant de confusion entre composition technique et composition politique!) entre sujet antagonique et travail cognitif.
Des années quatre-vingt-dix à la crise de 2001, nous avons tous partagés (l’auteur de ces lignes compris) cette conviction. Y revenir aujourd’hui, après dix ans de restructuration à la sauce 2.0, c’est toutefois commettre une erreur analogue à ceux qui, après la crise des années 1970, continuaient de parier sur le rôle stratégique de l’ouvrier-masse. Il s’agit d’une erreur nourrie par toute une série d’idées qui ressemblent aujourd’hui à des lieux communs. L’idée selon laquelle l’évolution technologique aurait crée les conditions d’un « devenir autonome de la coopération sociale, de la connaissance et du langage comme moyens de productions incorporés dans le travail vivant » en est un exemple ; à ce propos, il suffit de lire le bel article de Franco Piperno dans le numéro de juin 2012 d’« Alfabeta2 »(Dall’ora locale all’ora globale)3 pour comprendre que ces technologies incorporent aussi et surtout de formidables modèles de disciplinarisation et de domination du travail mort sur le travail vivant (taylorisme digital), d’une façon qui ne diffère guère de ce que faisait le « vieux » capital fixe. Ou encore : d’un côté, l’on reconnaît que le travailleur cognitif en réseau est isolé et incapable de solidarité (Bifo), qu’il a cru que le travail pouvait lui permettre de satisfaire ses besoins de gratification personnelle et de se sentir utile et créatif au point de participer à la configuration d’ « un pacte implicite entre nouvelle composition du travail et capital4 ». On reconnaît donc que nous nous sommes habitués à nous faire payer non pour ce que nous faisons mais pour ce que nous sommes (pour notre maîtrise des codes sociaux, notre talent relationnel, notre aspect extérieur, etc.) dans une orgie d’identification totale avec la mission et la vision de l’entreprise ; mais de l’autre, on n’en tire pas les conséquences. On admet, par exemple, qu’Apple ne peut pas se passer de Foxconn, mais pour immédiatement préciser que cela « ne remet pas en question le nouveau paradigme » (mais pour quelle obscure raison, si ce n’est par myopie eurocentrique, quelques dizaines de milliers de nerds anglo-américains devrait-il incarner le point le plus haut de la composition de classe par rapport à deux milliards d’ouvriers chinois, indiens et latino-américains ?!) Discours paradoxalement hégémonisés par l’idéologie des gurus de la New Economy, avec leurs délires sur la dématérialisation/virtualisation du monde, et qui semblent presque vouloir donner crédit à l’existence de ce sujet impersonnel que les médias bourgeois appellent « les marchés ». Ce n’est pas par hasard que Bifo écrit de la classe financière qu’elle n’a pas de visage reconnaissable mais qu’elle agit comme un essaim, une poussière impersonnelle guidée par une volonté inconsciente. Mais en est-il vraiment ainsi ? Que le marché fonctionne de manière « anarchique », nous le savons depuis Marx, lequel nous avait pourtant également expliqué que la classe capitaliste n’est pas une simple abstraction mathématique, un algorithme. La bourgeoisie n’est pas morte, comme on le dit souvent, tout au plus a-t-elle changé de peau, comme elle le fait de siècle en siècle, ainsi que l’enseignent les historiens des cycles longs (de Braudel à Wallerstein et Arrighi). Derrière les marchés il y a toujours eu et il y aura toujours des personnes en chair et os, des vieux maîtres des forges aux managers comme Marchionne et aux monstres comme celui décrit par le dernier film de Cronenberg, Cosmopolis. Monstres qui ne « s’effondreront » pas tout seuls, aussi catastrophiques soient les crises que déclenche leur folie, et que seul un projet politique organisé pourrait exorciser. Voilà qui nous ramène à la comparaison entre anarchistes et postopéraistes, et à la nécessité de donner corps au terme de « politique de la composition », si tant est que l’on veuille éviter qu’il reste l’énième catégorie abstraite.
Ironisant sur la « tristesse du postopéraïsme » (c’est le titre d’un chapitre de son livre Revolution in Reverse5) Graeber se moque des abstractions alambiquées (en se référant en particulier à la « biopolitque ») de cette école théorique. Sous certains aspects et dans la mesure où Graeber reconnaît y avoir puisé beaucoup d’idées (à partir du thème du refus du travail), il s’agit là de jugements peu généreux, mais, il faut bien l’admettre, pas totalement infondés. Ils se justifient notamment au regard du « mouvement pendulaire » que les apories précédemment mises en lumières impriment au discours postopéraïste : d’un côté, l’idée selon laquelle il existerait aujourd’hui une « intellectualité de masse » invalidant toute prétention au leadership de la part d’avant-gardes intellectuelles et politiques « externes » au mouvement semble annuler toute différence avec le discours néo-anarchiste et donne lieu à convergence d’objectifs, de formes de luttes et de modèles organisationnels ; de l’autre côté, on verrait poindre derrière certaines « sophistications » théoriques des réflexions allant dans une toute autre direction, justifiant par là même la méfiance anarchiste à l’égard d’une irréductible âme « léniniste » flottant dans le discours postopéraïste. Personnellement, je retiens qu’il existe de bonnes raisons d’expliciter et éclaircir les thèmes que je soulignais plus haut en référence au document d’Uninomade : s’il est vrai, comme j’en suis convaincu, qu’une politique de la composition, loin d’émerger naturellement et spontanément des mouvements, ne peut être que le fruit d’un travail militant, alors le moment est venu d’arrêter de flirter avec un spontanéisme maniéré et avec l’illusion de renverser le capitalisme en fédérant de petit groupes affinitaires pratiquant une horizontalité politically correct. La discussion sur l’organisation politique, les stratégies de lutte et les scénarios de transition est rouverte.
Article initialement paru dans Alphabeta2, n° 22
Traduit de l’italien par Davide Gallo-Lassere et Frédéric Monferrand
- Voir Carlo Formenti, Felici e sfruttati, Egea, Milano 2011, notamment p. 94-104 L’auteur a développé et approfondi cette question et, plus généralement les critiques introduites dans cet article dans plusieurs chapitres de son dernier livre Utopie letali. Contro l’ideologia postmoderna, Jaka Book, Milano 2013. [↩]
- Voir Alphabeta2 n° 19, disponible en ligne sur http://www.alfabeta2.it/2012/09/17/per-una-politica-della-composizione/ [↩]
- Voir Alphabeta2 n° 20, disponible en ligne sur http://www.alfabeta2.it/2012/09/17/dallora-globale-allora-locale/ [↩]
- Collectif Uninomade, Per una politica della composizione, art. cit. [↩]
- David Graeber, Revolution in reverse, Minor Composition, London/New York, 2011. [↩]