Famille et mouvement ouvrier : une exploration historique

Le débat sur le travail domestique est considéré comme l’un des points hauts de la théorie féministe matérialiste. L’un de ses acquis fondamentaux a été de souligner la contribution des femmes au système capitaliste, non seulement en tant que salariées mais aussi en tant que travailleuses au foyer. Pour Valentina Álvarez López, ces précieux concepts méritent d’être mis à l’épreuve de l’histoire sociale : ils ne sont en effet ni invariables ni autosuffisants. À partir de l’expérience chilienne, du XIXe siècle jusqu’à Allende, elle montre combien la structure du travail domestique s’inscrit dans des identités de genre, sexuelles, et surtout dans des politiques d’État. Des missions hygiénistes jusqu’au familialisme du mouvement ouvrier, la position économique des femmes est demeurée inséparable d’appareils idéologiques et d’institutions spécifiques. Ce texte constitue un antidote essentiel aux approches économicistes du travail domestique.

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Introduction

À la fin des années 1960, des féministes (marxistes ou non) ont employé, en Amérique et en Europe, des catégories marxistes pour appréhender l’oppression des femmes. Les féministes radicales ont fait un usage particulier de ces catégories pour en venir à la conclusion que l’ennemi principal des femmes s’avère être le patriarcat et non le capitalisme (Kaluzynska, 1980, p. 37). De leur côté, les marxistes ont voulu lier « de façon stratégique et analytique, l’oppression des femmes à l’analyse marxiste » (Delphy et Leonard, 1992, p. 52) et, à partir de là, définir la façon dont les femmes devaient participer à la lutte de classes depuis leur position spécifique. Ce débat, qui a duré un peu plus d’une décennie, est connu sous le nom de « débat sur le travail domestique ».

Ce débat a permis de repenser l’éducation des enfants et les tâches domestiques en tant que travail – à analyser comme partie intégrante du processus même du travail (Vogel, 2000, p. 153) en rendant ainsi visibles les activités des femmes au foyer en tant que travail socialement opérant. Si aujourd’hui pratiquement plus personne ne remet en question le statut du travail domestique, c’est grâce au travail mené au sein de ce débat. De plus, la discussion entre les auteur•es a largement porté sur le fait de savoir si le travail domestique appartient ou pas au système capitaliste ou s’il se constitue plutôt comme un autre mode de production qui lui est associé ; s’il est ou non productif ; s’il est générateur de valeur et/ou de plus-value et par conséquent, dans quelle mesure il est nécessaire au développement capitaliste. Les auteur•es investi•es dans ce débat ont abouti à des conclusions radicalement différentes.

Pourtant, et malgré les différences notables, Molyneux (1979) a réussi à compiler un certains nombres d’accords auxquels le débat a permis d’aboutir. Selon elle, les théoricien•nes ont envisagé le foyer non seulement comme un espace de consommation, mais aussi de production de valeurs d’usage – par exemple, la préparation des repas ou l’entretien du linge – qui sont fonctionnelles au capitalisme car elles reproduisent, au jour le jour et de génération en génération, la force de travail. Dans cette perspective, la place des femmes en tant que responsables du travail domestique aurait des conséquences politiques dans la façon même dont celles-ci devraient s’engager dans la lutte de classes. Ainsi, on a affirmé que les femmes devaient poursuivre la socialisation du travail reproductif, car celui-ci affaiblissait leur position dans l’économie pour en faire une armée de réserve (voir par exemple Benston, 1980 ; Gardiner et al., 1980) ; on a également affirmé que les femmes devaient rejeter le travail domestique et rejoindre les luttes des salariés (Dalla Costa & James, 1973) ; on a dit aussi qu’il fallait exiger un salaire pour ce type de travail, en combattant l’idée que ce serait un acte d’amour féminin (Federici, 1980) ou enfin, que les femmes devaient rejoindre les luttes pour les conditions de vie, reliées directement à leur position dans le foyer, tout en soutenant les luttes des salariés (Seccombe, 1974).

Pour celles qui se réclamaient d’une analyse marxiste, le débat sur le travail domestique  apportait peu d’outils pour l’activisme féministe qui, dans les années 1980, cherchait à construire un mouvement autonome des femmes (Vogel, p. 3). Il fut alors abandonné rapidement. Ainsi, en 1979, Maxine Molyneux invitait à penser « au delà du débat pour le travail domestique ». Dans son article, elle critique le débat sur le travail domestique  pour son biais économiciste qui laisse de côté des dimensions culturelles, psychologiques, sexuelles ainsi que les contextes familiaux et domestique qui jouent également sur la valeur de la force de travail. La perspective fortement fonctionnaliste, qui considérait que le travail domestique accomplit une fonction totalement invariable pour le capital, fut amplement critiquée aux dernières heures du débat (Barrett, 1980 ; Molyneux, 1979 ; Vogel, 2000).

Il ne s’agit pas ici d’exposer le contenu du débat sur le travail domestique, et moins encore d’en proposer une analyse théorique. Il s’agit plutôt d’exposer comment, du point de vue de l’histoire sociale, la formation et la persistance de la famille hétéro-patriarcale et de son idéologie ont été fondamentales lors des processus de prolétarisation et de construction culturelle du mouvement ouvrier et populaire. D’une certaine manière, il s’agit de prendre au sérieux l’appel de Molyneux (1979, p. 17) à passer d’une analyse « du mode de production capitaliste vers la formation et la reproduction de formations sociales spécifiques ». Dans cette analyse, je reprends pourtant quelques concepts du débat qui me semblent expliquer certaines dimensions du contexte analysé afin de conclure qu’au niveau de la superstructure – dimension symbolique et culturelle – non seulement le capitalisme, mais aussi le mouvement ouvrier et populaire, ont tiré profit du travail domestique.

De la crise de l’économie coloniale à l’avènement d’un capitalisme moderne

Après l’indépendance qui a donné naissance à la République du Chili en 1818 et le déclin de l’économie coloniale paysanne, s’est instauré un capitalisme extractiviste, basé sur l’exploitation et l’exportation minières. Le processus de concentration de la propriété terrienne a fini par chasser la « famille populaire rurale » – de petits propriétaires avec un certain degré d’indépendance (Salazar, 1985) – l’obligeant à migrer vers les mines de cuivre et de salpêtre qui absorbaient les excédents de la main d’œuvre rurale (Faletto, 1971). Dans le même temps, le processus de modernisation capitaliste a impulsé l’urbanisation, le développement des transports et des travaux publics. Mais seule une faible partie des hommes a trouvé un travail stable dans l’industrie et les ports. La plus grande partie n’a pas réussi à s’établir car les particularités du marché du travail1et le manque d’adéquation entre qualification des travailleurs et nouvelles exigences du capital les obligeaient à une constante mobilité spatiale (Brito, 2005). Selon Alejandra Brito (1995), les femmes qui avaient plusieurs enfants en charge, se sont fixées et ont exercé différentes tâches de subsistance qui leur permettaient de garder leurs enfants. Jusqu’au deuxième tiers du XIXe siècle, les femmes se sont installées aux périphéries des villes dans une activité agricole de subsistance et en générant des espaces de distraction populaire comme les buvettes connues au Chili sous le nom des « chinganas ». Expulsées de ces espaces, elles rejoignent plus tard le travail informel et semi-formel, en pratiquant par exemple la vente à la sauvette, la couture ou la blanchisserie. Elles entrent peu à peu dans l’industrie et on y compte en 1907 près d’un tiers de la force de travail féminine (Hutchinson, 1995, p. 257). Dans ce contexte, les relations de couple au sein du peuple s’en trouvaient rendues flexibles et marquées par l’autonomie : les pères étaient souvent absents ou alcooliques et les enfants grandissaient avec leurs mères avant de quitter très tôt le foyer (Brito 2005, 1995). Le manœuvre ouvrier, formé dans une économie paysanne, ne constituait pas la main d’œuvre disciplinée et rentable exigée par le nouveau développement capitaliste (Brito, 2005 ; Illanes, 2003 ; Salazar and Pinto, 1999 ; Salazar, 1985). Particulièrement marqué dans le secteur minier, l’absentéisme était courant – généralement les lundis après des week-ends fortement alcoolisés – ainsi que les journées de travail inachevées, la désertion ou les départs impromptus avec en poche des avances de salaires ou des minéraux volés (Salazar and Pinto, 1999, pp. 107–108), le tout faisant obstacle aux aspirations lucratives des capitalistes.

Dans ce contexte, la modernisation capitaliste implantée au Chili depuis la deuxième moitié du XIXe siècle a exigé des processus de domestication et de discipline de la main d’œuvre, motivant ainsi la transformation des manœuvres en prolétaires. Ce processus et les résistances qu’il a rencontrées ont constitué l’objet d’étude préféré des représentants de la « nouvelle histoire ».

Selon Angélica Illanes (2003, p. 30), les politiques instaurées dans les centres miniers pendant la deuxième moitié du XIXe siècle remettent au goût du jour des formes serviles du travail tels que la restriction de la mobilité des travailleurs, les coups de fouet, l’assignation à un employeur, la création de camps exclusivement masculins, la surveillance des travailleurs jusque dans leurs chambres, l’interdiction de l’alcool et des jeux de cartes. Les protestations spontanées et les bagarres dans les buvettes, courantes dans les secteurs miniers du nord, seront interprétées comme de la résistance à la prolétarisation et comme le germe d’une conscience de classe et d’une politisation croissantes, qui s’expriment véritablement au début du XXe siècle (Illanes, 2003, 1990 ; Salazar et Pinto, 1999).

Les mécanismes d’asservissement et de prolétarisation de la main d’œuvre seront transformés à la fin du XIXe siècle par le développement de la famille. Alejandra Brito (2005) décrit le processus de conversion du paysan en père-soutien de famille et de la femme indépendante en mère-foyer comme le mécanisme fondamental pour « accroître la productivité et faciliter le contrôle social » (Brito, 2005, p.134).

 

La famille dans le processus de prolétarisation : une fonction du capital

Beston (1980), inaugurant le débat sur le travail domestique2, considère que la relégation des femmes dans l’espace domestique joue un rôle stabilisateur du capitalisme. Selon elle, le travail non payé réalisé par les femmes dans le foyer permet la création et le maintien d’une armée de réserve3 et stabilise ainsi les cycles d’expansion et de contraction du capital. Par ailleurs, le fait qu’une famille entière dépende d’un seul salaire – celui du père de famille – réduirait substantivement la mobilité du salarié tout comme les possibilités de se retirer de la force du travail (Benston, 1980, p. 125).

À la lumière du processus de prolétarisation au Chili, cette argumentation semble plausible. Comme on l’a déjà dit, l’instabilité d’une main d’œuvre errante, encline à la désertion et au vol, représentait une menace pour les profits des capitalistes qui, dès la fin du XIXe siècle ont promu la famille ouvrière comme une nouvelle façon de stabiliser et de discipliner la main d’œuvre. Parmi les différentes mesures qui ont été prises, on a créé des villages miniers adaptés à la vie familiale, on a assigné aux hommes la responsabilité sur leurs femmes et leurs enfants et on a restreint le travail rémunéré des femmes encourageant ainsi leur dépendance économique (Brito 2005).

Néanmoins, la formation de la famille n’a pas mécaniquement engendré le comportement espéré. Les mineurs ont continué à préférer l’univers des bars au monde ennuyeux et méconnu du foyer familial et d’autres stratégies ont dû être dès lors envisagées pour s’assurer que l’ouvrier dépense son salaire pour les besoins de la famille : par exemple, les formes de salaire différé, la paye par « fiches »4 ou la visite régulière des familles afin de vérifier un comportement adéquat. En ce sens, bien que le premier argument de Beston (1980) puisse être intégré sans aucune objection à partir d’une analyse de la structure économique, le deuxième – la réduction de la mobilité du travailleur pour qu’il devienne responsable de sa famille – est à mettre en rapport avec la forme prise par les rôles de genre dans la culture hégémonique, et opère donc dans l’espace super-structurel.

Les arguments qui soutiennent la fonctionnalité du travail domestique non rémunéré dans la reproduction sociale du capitalisme, sur la base de l’imposition d’une discipline, doivent faire face au même problème. Dalla Costa et Selma James (1973) d’un côté et Wally Seccombe (1974) d’un autre – à partir d’une analyse complètement différente5 – envisagent la maîtresse de maison, marquée par la passivité, comme la garante de la discipline idéologique et psychologique de la main d’œuvre. La discipline mise en œuvre par la femme permettrait à l’homme de travailler quotidiennement et assurerait la socialisation des enfants pour qu’ils deviennent à l’avenir des travailleurs exemplaires.

Mais les femmes populaires de la fin du XIXe siècle ne s’identifiaient pas à cette féminité passive et dépendante capable de discipliner une famille. Comme elles étaient habituées à vivre en-dehors de la stabilité du couple, en travaillant pour leur propre survie et celle de leurs enfants, cette féminité passive a dû être construite. De fait, les femmes populaires étaient perçues comme ignorantes et immorales, (Zárate, 1999, p. 177) et comme les principales responsables de la misère et de la mortalité infantile.

En effet, ce qu’on appela bientôt la « question sociale » fut présentée comme le fruit de « l’absence de modèles familiaux qui soutiennent des pratiques quotidiennes moralisantes et reproductrices d’un certain ordre social » (Brito, 2005, p. 109), et non pas comme la conséquence directe du développement capitaliste qui n’assurait même pas les conditions minimes de reproduction de la force de travail. Les bas salaires, l’inactivité, l’inexistence des politiques sociales de santé ou de logement, conduisirent les grandes masses urbaines à habiter des logements inadéquats, ne remplissant pas les conditions d’hygiène les plus élémentaires, et où la surpopulation, la malnutrition et la mortalité infantile – dont le Chili détenait vers 1900 le record mondial, synonyme de décroissance démographique (Illanes, 1999, p. 194) – faisaient partie de la vie quotidienne.

Dans un contexte marqué par l’hygiénisme, on a estimé que c’étaient aux femmes populaires et prolétaires de corriger certaines de leurs habitudes pour le bien de leurs familles (Zárate, 1999). Le fait d’être mère a fini par être conçu comme un instinct et on s’est appliqué à en faire une activité qui devait s’apprendre selon les exigences de la science (Ibid.). Afin d’éduquer les mères populaires et prolétaires, des groupes de femmes bourgeoises, des religieuses et des médecins se rendaient régulièrement à domicile pour leur enseigner des pratiques d’hygiène et de soin des enfants et pour les inciter à se consacrer entièrement à la maternité, en renonçant ainsi au travail rémunéré (Illanes, 1999 ; Zárate, 1999).

Le contrôle et l’éducation des mères n’assuraient pas seulement le renouvellement et le remplacement de la force de travail, menacés par les mauvaises conditions d’hygiène, mais aussi la reproduction des rapports de production : « c’est la famille, et principalement la mère, qui produit des sujets parfaitement prédisposés à participer à l’ordre social » (Seccombe, 1974, p. 15). Pourtant, l’expérience chilienne montre bien que seule une femme éduquée dans la féminité passive et maternelle peut générer un espace familial capable de réduire les tensions de la sphère publique. Ainsi, comme Dalla Costa, James (1973) ainsi que Seccombe (1974) le prétendent, le travail domestique peut jouer le rôle d’obstacle à la lutte des classes sur la base d’une identité de genre spécifique.

La préoccupation pour la « question sociale » fut une tentative de résoudre les problèmes de la classe laborieuse avec pour objectif de protéger le système capitaliste, stabilisé au XIXe siècle, de la menace qu’impliquait l’avancée du mouvement ouvrier nettement palpable lors de la première grève générale de 1890. La famille fut en effet envisagée comme un moyen de contenir la conscience ouvrière qui se forgeait au feu d’idéologies « étrangères » anarchistes et socialistes, qui d’une certaine façon détruisaient la nation (Brito, 2005; Illanes, 1999). Pour María Angélica Illanes (Illanes, 1999), la promotion de la famille et les visites à domicile comme mécanismes de contrôle de sa concrétisation, furent une façon de rétablir la nation et l’ordre, comme on peut le lire au creux de cette citation :

La visite de la famille atteint un double objectif, contradictoire et profondément imbriqué : le rétablissement de la différence entre les classes, et le rétablissement des rapports différenciés entre ces deux classes. Pour cela, la mère-dame se rend chez la mère-peuple pour rétablir la différence, et les liens rompus.

Ce n’est donc pas par hasard que le mouvement ouvrier naissant a été réticent à l’idée de ces visites et de ces enseignements à destination des femmes populaires de la part des élites : la crainte résidait dans le fait que cela vienne parasiter la formation révolutionnaire et freinent la lutte de classes (Illanes, 1999). Pourtant, et d’une façon qui pourrait être contradictoire, le mouvement ouvrier favorisa aussi la famille comme idéal à poursuivre, quoique avec un objectif complètement différent : celui d’avantager sa propre construction identitaire en tant que sujet de la modernisation.

La famille dans l’identité du mouvement ouvrier et populaire

Les premières organisations prolétaires ont hérité des valeurs de la « régénération du peuple », promues par l’artisanat et visant le progrès social à travers l’amélioration matérielle, intellectuelle et morale (Grez, 2000). Ainsi, les dirigeants et représentants de l’« ouvriérisme éclairé » du début du XXe siècle poursuivaient « la constitution d’une classe austère, disciplinée, travailleuse, respectueuse de la morale et des saines mœurs, en lien avec les découvertes scientifiques et techniques du siècle » (Salazar et al., 1999, pp. 115–116).

Salazar et al. (1999, pp. 15-16) affirment que l’ouvriérisme éclairé visa alors, tout comme l’élite, l’élimination de la culture populaire, bien que ce soit avec la finalité de bâtir une culture prolétaire moderne. Cette culture a été diffusée à travers des organisations ouvrières tels que les mutuelles, les coopératives (mancomunales) et les syndicats qui ont développé, entre autres, des activités culturelles (ateliers de théâtre et de poésie, rencontres littéraires). Il s’agissait également d’éliminer la violence lors des manifestations politiques, laquelle était attribuée au « lumpen ». La nouvelle culture ouvrière visait ainsi à se démarquer de ce dernier, mais aussi de la bourgeoisie, incapable de réaliser le projet modernisateur : ce serait le prolétariat qui le mènerait à son terme. Ceci était bien sûr l’idéal promu par les leaders du mouvement ouvrier sans être une image représentative de l’expérience des prolétaires.

Ironie de l’histoire, les idéaux du projet de « l’ouvriérisme éclairé » voulaient également la femme prolétaire au foyer. Elizabeth Hutchinson (1995) montre comment, dans cette phase, le mouvement ouvrier interprétait la présence des femmes dans les industries comme l’expression maximale de la cruauté du capitalisme.

Elle affirme que la présence féminine dans l’espace de l’usine était envisagée de manière contradictoire. D’une part, elle menaçait la position masculine en rejoignant les rangs des travailleurs non qualifiés, et pour une rémunération inférieure de surcroît. D’autre part, elle a fonctionné comme prétexte idéal pour exiger l’augmentation des salaires masculins au niveau suffisant pour maintenir toute la famille, et plaider pour la restriction du travail féminin de façon à défendre « les filles du peuple ». Hutchinson explique que l’usine, le lieu de travail, fut présentée par la presse ouvrière comme source de menaces pour la santé physique et morale des salariées et, « à travers la femme, l’usine menaçait aussi la santé et le bien-être de l’ensemble de la famille » (Hutchinson, 1995, 264).

Même si le mouvement syndical a peu à peu intégré les organisations féminines existantes et leurs problématiques particulières – telles que les rémunérations inférieures qu’elles percevaient – à l’horizon idéal des dirigeants et des organisations, l’espace propre aux femmes était le foyer. L’auteure explique que cet idéal ne fut pas non plus remis en cause par la presse féministe existante entre 1906 et 1909 avec les publications La Palanca et La Alborada. Ces publications insistaient sur la nécessité d’accroître l’organisation, l’éducation et la conscience politique des femmes aussi bien que d’améliorer leurs conditions de travail. Pourtant, ces revues avaient toujours pour horizon un nouveau monde où les femmes pourraient se consacrer à la maison. C’est ainsi que l’exprime Esther Valdés de La Alborada qui considère que les femmes y « trouveraient des satisfactions plus pures et rappelle à la femme prolétaire sa noble mission de « fille, épouse et mère » où les hommes seraient à nouveau d’efficaces protecteurs et soutien de leurs familles » (Esther Valdés, 1906 cité par Hutchinson, 1992, p. 39).

Autour de 1930, les partis prolétaires ont abandonné l’idée de révolution pour intégrer les règles du jeu institutionnel (Moulian, 1992 cité par Pinto, 2005, p. 10). L’État dit « de compromis » promettait comme solution au conflit de classes entre salariés et patrons la négociation d’un équilibre défini entre croissance économique et redistribution (Rosemblatt, 2000, p. 5). En dépit des transformations des formes de lutte, les idéaux traditionnels de genre seront toujours portés et renforcés par les classes laborieuses, cette fois-ci dans un rapport particulier à l’État.

Les recherches de Karin Rosemblatt (2000) montrent combien la promotion de la famille fut la pierre angulaire de la politique modernisatrice et intégratrice de l’État de compromis et particulièrement des gouvernements de radicaux (de la fin des années 1930 jusqu’au début des années 1950) qui furent soutenus par le parti communiste6.

Pendant toute cette période, les efforts pour transformer les hommes en pères-soutiens de famille et les femmes en épouses responsables de la santé et de la productivité de leurs enfants, ont perduré à travers les politiques d’allocations familiales, largement soutenues par les secteurs ouvriers. La modernisation fut associée à la promotion de valeurs, comme la « propreté, la tempérance, le travail sérieux, le contrôle sexuel et surtout, l’amour de la famille » (Rosemblatt, 2000, p. 4).

Avec des nuances et non sans contradictions, ces idéaux n’ont pas cessé d’être présents dans la voie vers le socialisme inaugurée en 1970 avec l’élection du président socialiste Salvador Allende et l’Unité Populaire. La transition économique fut engagée à travers la création d’un secteur public qui présupposait la nationalisation du cuivre, de la banque et une profonde réforme agraire (Petras, 1973, p. 58). S’y ajoutait une volonté d’amélioration de la qualité de vie des familles populaires et ouvrières à travers l’accroissement de leur pouvoir d’achat et la création de programmes de santé et de bien-être. Le rôle des femmes en tant que femmes populaires et ouvrières fut essentiel à ce moment-là.

Je ne peux détailler ici les différentes politiques proposées alors pour améliorer la situation des femmes (pour un aperçu plus complet voir McGee Deutsch, 1991). Je me limiterai à dire que de larges efforts ont été faits pour incorporer les femmes à la force de travail, accompagnés de la promotion de nouvelles images des femmes et de leur participation politique et sociale, qui n’a vraiment été massive qu’au niveau local. C’est à cette échelle que les femmes se sont mobilisées en tant que mères et maîtresses de maison (Valdés et al., 1989) et ont participé activement aux politiques d’amélioration de la santé et du bien-être, en recevant une formation et en formant à leur tour leurs paires dans les domaines de la santé et de l’alimentation, afin d’améliorer les pratiques reproductives (Andreas, 1977 ; Illanes, 2005). Si le niveau de mortalité infantile a alors été réduit au plus bas (Vidal, 1972, p. 84), ce ne fut pas seulement la conséquence des politiques appliquées par l’État, par en haut, mais aussi grâce à la volonté des femmes d’appliquer leurs connaissances nouvelles dans leurs tâches reproductives quotidiennes.

À l’instar de la modernisation capitaliste de la deuxième moitié du XIXe siècle et des premières décennies du XXe, l’Unité Populaire nécessitait des hommes disciplinés et productifs afin de soutenir la transition vers le socialisme et faire face au lock-out déchaîné par la bourgeoisie7. Le président Allende, certain de la nécessité de discipliner la femme-maîtresse de maison, a exhorté les femmes à promouvoir chez leurs maris une vie sobre, le travail responsable, et à aider ceux-ci à changer leurs habitudes néfastes, comme l’absentéisme au travail les lundis après un week-end arrosé (discours d’Allende 1972, cité par Tinsman, 2002, p.218). Ceci montre également comment la culture populaire indisciplinée, même dans les années 1970, n’avait pas pu être entièrement éradiquée.

Des décennies de discipline de genre sous des influences multiples ont néanmoins porté leurs fruits. En 1968, une étude d’Armand et Michelle Matterlart (1968) indiquait que la plupart des femmes populaires estimaient qu’une femme mariée devait se consacrer à sa maison, à son mari et à ses enfants. La même étude indiquait également que pour ces femmes-là la propreté était une distinction fondamentale dont dépendait la dignité d’une femme populaire et dont l’absence était perçue comme un manque d’ambition. Il semble donc que, du point de vue des femmes, le foyer et une partie de ce que l’on y produit –le linge propre pour les enfants et le mari, par exemple – était une façon de se sentir partie intégrante du projet modernisateur et, peut-être même, leur façon à elles de contribuer à la construction identitaire du mouvement ouvrier et populaire.

Quelques réflexions finales

Le processus de prolétarisation au Chili que nous avons exposé ici montre comment la promotion de la famille hétéro-patriarcale, fondée sur la dépendance économique des femmes et leur affectation aux tâches productives familiales, fut un dispositif fondamental pour la stabilisation et la reproduction de l’ordre capitaliste. Dans les élites, on a cru au fait que la famille permettrait de promouvoir l’établissement du « manœuvre » et qu’elle interromprait ainsi la constante mobilité à laquelle il était habitué. Les élites croyaient que la famille, et fondamentalement la maîtresse de maison, allaient promouvoir la discipline des travailleurs en assurant leur productivité et celle de la nouvelle génération. Par ailleurs, à travers l’éducation, elles espéraient trouver des solutions à la misère vécue par la classe laborieuse et assurer ainsi la continuité d’un ordre social établi lors du XIXe siècle. On pourrait alors dire que dans le cas chilien la relation entre famille, travail domestique et modèle capitaliste confirme ce qui a été suggéré par Benston, Dalla Costa et James, tout comme par Wally Seccombe, au moins au niveau de la superstructure.

Pourtant, l’histoire sociale raconte une histoire bien différente de celle que proposent les théoricien•nes du travail domestique : en effet, comme le souligne Molyneux (1979, p. 8), ces dernières ont eu tendance à postuler une relation immuable entre famille et capital ; les historiens sociaux, quant à eux, ont décrit la transformation de la force de travail traditionnelle en prolétariat moderne comme un lent processus. En outre, cette prolétarisation n’a pas seulement favorisé des conditions de travail qui incitaient au maintien de la famille, elle a précisément rendu nécessaire un endoctrinement « genré » à une échelle encore inédite. La famille et le travail domestique, comme mécanismes de reproduction de la force de travail et de reproduction du système capitaliste, n’auraient pas autant prise sans une idéologie de genre qui les soutiennent. On revient alors au point de départ du débat entre des féministes radicales et marxistes.

Pourtant, la centralité du rôle de la famille au processus de prolétarisation n’a pas exclusivement profité au capital, mais également au mouvement ouvrier. Pour « l’ouvriérisme éclairé » et son projet modernisateur, la place de la femme était au sein du foyer et, à partir de là, elle pouvait promouvoir la discipline, la morale et les bonnes moeurs promues par les idéaux prolétaires. Et même si, dans les premières décennies du XXe siècle, cet idéal s’éloignait considérablement de l’expérience quotidienne des secteurs ouvriers et populaires, il allait jouer, au cours des décennies suivantes, dans la construction d’une féminité assumant le rôle domestique et dès lors à même de s’incorporer dans les projets publics.

Bien que le projet socialiste ait de plus en plus cherché à inclure les femmes dans la force de travail, ce projet a largement essayé – avec succès d’ailleurs – de tirer profit du rôle domestique des femmes. D’un point de vue rhétorique, il a cherché à s’appuyer sur sa capacité à discipliner la main d’œuvre – comme cela avait été suggéré par le président Allende – et il en a plus directement bénéficié quand des changements dans les pratiques reproductives ont amélioré les conditions de vie des classes populaires.

Il n’y a pas à douter du fait que la famille et le travail domestique non rémunéré soient en relation étroite avec les dynamiques du capital. Pourtant, ce rapport n’est pas univoque et peut également bénéficier à d’autres formations sociales, comme elle a bénéficié, dans le cas qui nous préoccupe ici, au mouvement ouvrier et populaire. La remise en question des concepts promus par le débat sur le travail domestique  offre un point de départ pour comprendre comment ce rapport fut ancré jusque dans des milieux populaires.

Traduit de l’espagnol par Bettina Ghio.

 

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  1. Ceci est une explication plus matérialiste face à d’autres qui insistent sur l’identité errante du manœuvre (Salazar, 1985). []
  2. Bien que la définition du début et de la fin du débat sur le travail domestique varie selon les auteurs qui l’ont lu, nous résumons ici la perspective de Heather. H. Brown (2013, p. 68) qui prend comme base l’article de Margaret Benston “The political economy of women ‘s liberation” initialement publié en 1969. []
  3. Cette idée fut largement partagée par les théoriciens du débat (voir par exemple Gardiner et al., 1980 ; Harrison, 1973, cité par Molyneux, 1979) []
  4. La paye par fichas limitait de plus la consommation des travailleurs et de leurs familles à ce que proposaient les magasins du même centre minier qui en étaient par ailleurs le monopole. Ainsi, en plus de l’exploitation de la main d’œuvre bon marché et de la vente des minéraux, les propriétaires des mines percevaient des gains par la vente des produits de base à des prix beaucoup plus élevés que ceux du marché. []
  5. Tandis que Dalla Costa & James (1971) affirment que le travail domestique féminin est productif et génère de la plus-value, Seccombe (1974) considère qu’il s’agit d’un travail improductif qui ne génère pas de plus-value, mais bien de la valeur. []
  6. Pourtant, lors du dernier gouvernement radical en 1948, le parti communiste fut proscrit par la « Loi de Défense de la Démocratie ». []
  7. Parmi les stratégies employées par la bourgeoisie afin de défendre ses intérêts de classe et de freiner l’avancée socialiste, un boycott de la production et de la distribution des articles de première nécessité fut organisé avec pour but de générer des tensions et de l’instabilité dans le pays. Le projet de l’Unité Populaire et la voie constitutionnelle vers le socialisme s’est terminé par un violent coup d’État suivi de la dictature d’Augusto Pinochet pendant 17 ans qui a installé le système néolibéral. []
Valentina Álvarez López