La peur des rouges et les femmes
Quoiqu’elle fut experte dans la construction de coalition, Ethel Puffer Howes ne su jamais vraiment reconnaître ses ennemis ni comprendre qu’eux aussi formaient des alliances. Convaincue que de nombreux pans de la société étaient favorables à une réforme domestique, elle luttait pour rendre l’ensemble du réseau de soutien plus large que la somme des spécialités individuelles telles que la gestion efficace de la maison, l’amélioration du logement, les services adéquats de garde d’enfants ou l’orientation professionnelle spécialisée pour les femmes. Parmi les groupes qu’elle avait atteint, les conseillers en économie, les experts du logement, de la garde d’enfant ou de l’orientation professionnelle, il y avait un réel engagement pour aider les travailleuses à satisfaire leurs besoins. Mais, dans le contexte américain des années 1919-1920 marqué par la Peur des rouges, les groupes de femmes firent l’objet de virulentes attaques qui persistèrent jusqu’aux années 1980.
Le tristement célèbre réseau en toile d’araignée, une liste d’activistes et d’organisations féministes, se diffusait comme de la propagande par le biais du Département de la Guerre, discréditait des groupes de femmes modérés comme la General Federation of Women’s Club, la Woman’s Christian Temperance Union, la Young Women’s Christian Temperance Union, la American Home Economics Association, la American Association of University Women, la League of Women Voters, et d’autres organisations civiques, religieuse et politique de femmes. Cela représentait pour eux une partie du « réseau rouge » visant à détruire l’Amérique à travers le pacifisme et le socialisme.
Le Women’s Joint Congressional Commitee (WJCC), un groupe inter-organisationnel de lobbying de femmes à Capitol Hill, avait été très menacé par ces attaques, qui accusaient les membres de l’organisation d’être des sympathisants de la victoire des Bolcheviks de 1917 en Union Soviétique, et laissaient penser que le WJCC avait été infiltré par les « Rouges ». La coopération non partisane entre les femmes Démocratiques et Républicaines, dirigé par le vice-président du National Party Hariet Taylor Upton of Warren, Ohio et Emily Newell Blair of Carthage, Missouri, a été accusée d’une habile tentative d’exploitation de la trésorerie du parti afin de faire chuter l’appareil du parti en faveur de l’influence soviétique.
Le Dearborn Independant, publié par Henry Ford, dirigeait l’organigramme de la toile d’araignée et fit paraître des articles affirmant que les femmes américaines qui s’étaient organisées entre femmes actives et avaient exigées des allocations de maternité pour les mères et les enfants, étaient sous les ordres d’Alexandra Kollontaï à Moscou. Alexandra Kollontaï, première Commissaire du peuple pour le Bien-être Public et dirigeante du Zhenotdel (section des femmes au Comité Général Central) en URSS, était une militante expérimentée et une des figures féministes du bolchevisme. Le Président de l’Association Nationale des Manufacturiers réaffirma cette crainte dans un discours donné à la conférence du Département du Travail sur les femmes actives en 1926, où il déclarait que « Madame Kollontaï, dont le quartier général est à Moscou mais dont la paroisse est le monde, exerce une très grande influence, si ce n’est une influence majeure » sur certaines activités des organisations de femmes américaines. (Il ajouta, de façon calomnieuse, que Kollontaï vivait avec son huitième époux !). Des attaques similaires furent menées par les membres des Woman Patriots, une organisation active dans la « Peur des Rouges » dont le journal, The Woman Patriot, était « dédié à la défense de la Famille et de l’État contre le Féminisme et le Socialisme ».
L’influence de Kollontaï aux États-Unis étaient largement surestimée, mais les dirigeants de l’Union Soviétique n’affichaient pas moins leur intention de développer des politiques de maternité et d’assurance pour lestravailleuses afin de socialiser le travail domestique, et annonçaient qu’un tiers des nouveaux logements qui devaient être construits en Union Soviétique dans les années 1920 serait équipé de nurseries et de cuisines communes ; ceci suscitait une crainte réelle parmi ceux qui pensaient que la place de la femme était à la maison. Lénine, en 1919, soutenait que « en raison de son travail à la maison, la femme reste dans une position difficile. Pour rendre son émancipation complètement effective et faire d’elle une égale de l’homme, il est nécessaire de socialiser le travail domestique et que les femmes participent au travail commun productif. Ensuite, les femmes pourront avoir la même place que les hommes ».
Les nouvelles institutions développées après la Révolution Bolchevik, comme les cuisines et les crèches d’usine, avaient permis aux femmes soviétiques d’entrer dans la force de travail rémunérée en nombre croissant, mais la valeur des compétences que possédaient les femmes et l’importance de ces compétences pour la qualité de vie de l’ensemble des travailleurs étaient ignorées. Lénine croyait que « le plus souvent, les tâches ménagères sont le travail le plus improductif, le plus barbare et le plus ardu que puisse faire une femme. Il est très insignifiant et ne comprend pas, en aucune manière, ce qui devrait favoriser le développement de la femme …». S’il était prêt à transformer les femmes en ouvrières d’usine payées, il n’avait cependant pas l’intention de donner aux hommes la responsabilité de la garde des enfants. Il a déclaré : « Nous mettons en place des établissements modèles, des salles à manger et des crèches, qui émanciperont les femmes des tâches ménagères. Et le travail d’organisation de toutes ces institutions reposera principalement sur les femmes. »
Enflammés par l’idée d’un soutien gouvernemental en faveur de l’intégration des femmes à la main-d’œuvre rémunérée, les pourfendeurs des Rouges qui s’en prenaient aux féministes américaines ne voyaient pas que leur mouvement avait peu de liens avec Lénine, Kollontaï et l’URSS. Même les hommes et les femmes communistes de la Worker’s Cooperative Colony dans le Bronx n’étaient pas particulièrement bien informés sur le développement de logements soviétiques. La tradition féministe matérialiste américaine, défendant l’indépendance économique des femmes et le travail domestique socialisé, était de tradition indigène et radicale et s’appuyait sur le socialisme communautaire, l’anarchisme, l’amour libre et le féminisme. Ceci accentua la coopération locale, volontaire et l’organisation de coopératives de consommateurs et de producteurs. Bien que quelques conseillers en économie domestique proposèrent des services municipaux pour les travailleuses, la mise en place de services nationaux centralisés ne fut jamais envisagée, sauf dans les romans utopiques d’Anna Bowman Dodd et de Edward Bellamy.
Néanmoins, en 1919 et 1920, l’argument soviétique selon lequel les femmes devaient être considérées d’abord comme des travailleuses et ensuite comme des ménagères déclencha la crainte des industriels et des hommes d’affaires américains, qui croyaient que l’inclusion permanente d’un plus grand nombre de femmes dans la main-d’œuvre rémunérée détruirait l’économie américaine. Ils avaient vu des travailleuses et des travailleurs noirs dans de nouveaux emplois en période de guerre (remplaçant les soldats) ; ils croyaient que les femmes utiliseraient le bulletin de vote pour changer l’équilibre économique et politique du pouvoir en Amérique. A la même époque, l’agitation sociale grandissait parmi les travailleurs blancs. En 1919-1920, une vague de grèves et de manifestations impliquant plus de quatre millions de travailleurs et un certain nombre de manifestations d’anciens combattants au chômage convainquirent de nombreux politiciens et hommes d’affaires que la croissance et la prospérité des États-Unis reposaient sur l’exclusion des femmes de la population active et sur la construction de logements qui n’avaient pas grand chose à voir avec les alternatives collectives prônées par les Bolcheviks et les féministes matérialistes.
Les industriels commencèrent alors à élaborer la stratégie consistant à offrir, moyennant des prêts hypothécaires, aux travailleurs qualifiés blancs de petites maisons de banlieue, de manière à consolider l’ordre industriel. L’Industrial Housing Associates, la firme planificatrice qui publia Good Homes Make Contented Workers en 1919, expliquait aux clients industriels que « La constance du bonheur des travailleurs signifie de plus gros profits, alors que des travailleurs malheureux ne sont jamais de bons investissements ». Et de continuer: « Une large diffusion de la propriété favorise des habitudes stables et conservatrices. […] L’homme possède sa maison mais dans une certain sens la maisons le possède, contrôlant ses pulsions inconsidérées […]. » Ou, comme un autre officiel le formula: « Faites-leur investir leur épargne dans l’achat de maisons. C’est le meilleur moyen de les empêcher de partir ou de faire grève. Cela les implique dans notre prospérité ». L’ensemble de ces déclarations reflète les attitudes affichées par le National Civic Federation of America, une association dédiée à la résolution à l’amiable des conflits entre capital et travail.
Si l’idée de considérer les hommes comme des « propriétaires de maison » semblaient bonne aux yeux des employeurs, les femmes avaient aussi besoin d’une identité – pourquoi pas celle de « gestionnaire de maison » promue par Lillian Gilbreth (très proche de celle de femme au foyer « professionnelle » ou de « ministre de maison » mise en avant par Catharine Beecher en 1869). Les femmes en tant que « gestionnaires de maison » pourront mettre en œuvre les meilleurs moyens pour que « les propriétaires de la maison » continuent de fonctionner comme des travailleurs consciencieux, des époux, et des frères. Mais Christine Frederick proposa un bien meilleur terme à la fin des années 1920. Monsieur le Propriétaire de la Maison pourrait se marier à « Madame la Consommatrice ». (Là aussi, Catharine Beecher avait ouvert la voie, en suggérant que les « dépenses superflues » feraient tourner l’économie américaine dans les années 1870.) C’était un petit pas vers la définition de la consommation comme « devoir patriotique », mieux : comme devoir patriotique féminin.
La Peur des Rouges fut une période pendant laquelle les conservateurs soulignèrent l’importance politique du rôle des femmes. La tentative de Lénine et de Kolontai de promouvoir la production industrielle comme un acte patriotique pour les femmes était analogue à la tentative de Henry Ford et de Christine Frederick de promouvoir l’acte patriotique de la consommation. La « maison commune » soviétique et les maisons de banlieue américaines s’opposaient sur la scène qui devaient accueillir ces rôles. (En ce qui concerne la technologie et la conception du logement, l’Union soviétique en était au même stade que les États-Unis au milieu du 19è siècle, ce qui explique peut-être la notion simplificatrice de la vie sociale domestique socialisée que Lénine et beaucoup d’architectes soviétiques ont avancé.)
Aux États-Unis, deux spécialistes en économie domestique, Lilian Gilberth et Christine Frederick, devinrent les idéologues du pavillon de banlieue anti-féministe et pro-consommation. Dans son ouvrage, Household Scientific Management in the Home, publié en 1920, Frederick essayait d’appliquer les idées de Frederick Taylor sur l’organisation scientifique du travail à la vie domestique. Bien que cela fut impossible, puisque l’organisation scientifique du travail repose sur la spécialisation et la division des tâches alors que le travail domestique présente un caractère essentiellement isolé et non spécialisé, Frederick et Gilberth élaborèrent tous deux un ensemble surréaliste de procédures grâce auxquelles la femme pourrait « gérer » son propre travail « scientifiquement », à la fois comme dirigeante et exécutante. Entreprises et agences de publicité engagèrent alors Frederick et Gilberth comme consultants, afin qu’ils mettent ces schémas de gestion pseudo-scientifique au service de la promotion de leurs produits, et finalement Frederick fit de la vente auprès de la clientèle féminine une spécialité.
En 1928, dans Selling Mrs. Consumer, dédié à Herbert Hoover et adressé aux dirigeants commerciaux et aux publicitaires, Frederick développa des techniques publicitaires visant ce qu’elle appelait la suggestibilité, la passivité des femmes et leurs « complexes d’infériorité ». Elle soutenait l’objectif industriel « d’obsolescence programmée » et proposa la création de crédit à la consommation et de prêt immobilier pour les jeunes couples. Les unités de logement ne représentaient pas pour elle des refuges, mais plutôt des possibilités de vente infinies. Elle décrivit pudiquement les 5000 « nids » construits quotidiennement et encouragea les publicitaires à se tourner vers les jeunes mariés.
Les jeunes couples et le mariage sont d’un intérêt direct et vital pour les affaires. Chaque jour ouvrable, on construit environ 5000 nouvelles maisons; de nouveaux « nids » apparaissent et de nouvelles familles s’y installent […] La fondation d’un foyer et son aménagement représentent un atout industriel majeur aux États-Unis […].
Ces phrases portent témoignage de la corruption finale des spécialistes en économie domestique, qui ne représentaient pas les intérêt des femmes mais ceux des dirigeants d’entreprises en manipulant les femmes, leurs maisons et leurs familles.
Comme Frederick le dit, « Je n’ai jamais été capable, en tant que spécialiste en économie domestique, de me détacher du besoin de comprendre l’économie des entreprises. De même que la relation capital-travail a été grandement améliorée en Amérique par la reconnaissance de leur unité, la relation commateur-distributeur-producteur sera améliorée par leur étude mutuelle. » Elle appela « consumérisme » la « brillante idée que l’Amérique doit donner au monde, l’idée que les hommes actifs et les masses ne doivent plus être simplement vus comme des travailleurs et des producteurs, mais aussi comme des consommateurs. Plus vous les paierez, plus vous vendrez, plus l’équation sera prospère. »
Sous l’administration Hoover, l’épouse de l’homme actif acquis une nouvelle identité, celle de Madame la Consommatrice. La conférence de Hoover sur la Construction de Logement et la Propriété Immobilière en 1931 plaça le soutien du gouvernement au service d’une stratégie nationale d’accession à la propriété pour les hommes « de caractère et aux habitudes laborieuses ». Ce projet réussit à mobiliser ceux qui s’opposaient auparavant aux bidonvilles et même certaines féministes comme Ethel Puffer Howes, qui écrivit un « rapport minoritaire » sur les services communautaires. Mais il fut principalement soutenu par les entreprises soucieuses de vendre des voitures et des biens de consommation, les spéculateurs et les promoteurs immobilier. C’est à leur côté que Lilian Gilberth et Madame Henry Ford prirent siégèrent au comité de planification.
Cinquante dollars pour la meilleure réponse
Malgré leur volonté de servir le commerce et le gouvernement, qui les conduisait à l’anti-féminisme, Christine Frederick et Lilian Gilberth ne furent pas été repoussées par le mouvement des femmes. C’est ainsi qu’en 1923, Carrie Chapman Catt demanda à Frederick d’organiser et d’évaluer un concours de rédaction sur le thème de « l’avenir du foyer américain ». Catt, suffragette de longue date, avait dirigé la National American Women Suffrage Association jusqu’à la victoire de 1919 et de 1920. Elle transforma l’organisation en League of Women Voters, et son journal, The Woman’s Journal lancé en 1870 par Mary Livermore et Lucy Stone devint sous sa direction le Woman Citizen. Pendant un demi-siècle The Woman’s Journal avait couvert diverses expérimentations dans des ménages coopératifs de toutes sortes, de la société de Mélusina Peirce au quadrilatère de Letchworth Garden City. Ses éditeurs avaient souligné l’importance de la réorganisation du foyer pour améliorer le travail des femmes. Cependant, Catt et la ligue avaient été mises à l’index comme « organisation de propagande » par la Peur des Rouges, et, subissant les mensonges diffusés par les Woman Patriots, elle ne parvint pas à réduire les conséquences que ces tactiques de dénigrement eurent sur le mouvement des femmes organisé. Les raisons qui l’ont amené à choisir Frederick pour organiser et juger le concours de Woman Citizen ne sont pas claires. Il eu lieu la même année où Ethel Puffer Howes dirigeait son concours sur le « Cooperative Home service» dans Woman’s Home Companion, mais transmettait un tout autre message.
Le concours commençait avec un article sur « Woman’s Oldest Job », le 10 Février 1923, qui demandait:
Quel est le futur du foyer américain ? Doit-il être révolutionné à cause du manque d’aide pour les ménages ? L’épouse et la mère des futures générations devront-elles accomplir toutes les tâches domestiques sans l’aide de dispositifs mécaniques ? La coopération ménagère est-elle une réponse ? Ou les repas seront-ils servis dans les maisons individuelles depuis des cuisines centralisées ? La marée de travail qui est sorti de la cuisine devra-t-elle y retourner?
Les éditeurs avaient inclus quatorze questions, et dédiaient sept des quatorze questions aux domestiques, sur leur disponibilité, leurs coût et conditions de travail. Ils listaient ensuite les lignes d’attaque du problème : d’abord, la simplification des tâches domestiques, pour « découvrir jusqu’où peut aller une femme pour résoudre tous les problèmes par elle même » ; ensuite, des solutions collectives, qu’ils appelaient « allègement … pour la ville, chambres d’hôtel, avec les repas servis dans la salle à manger ; dans certaines communauté, une salle à manger commune maintenue comme une sorte de club communautaire : développement du système de livraison des repas, déjà cuisinés jusqu’au domicile. » La troisième tactique consistait à changer le statut économique et social du travail domestique, notamment par l’introduction de la journée de huit heures et le développement de stages de formation spécifiques pour les travailleurs domestiques. Le ton des recommandations que Frederick adressait aux participants au concours variait d’une solution à l’autre: la première était prudemment recommandée, la seconde écartée en douceur, et la troisième vigoureusement soutenue.
Pendant six mois, le Women Citizen publia des articles et des appels à concours rédigés par Frederick. Elle y privilégiait le bon service à domicile journalier sur le travail domestique de résidents. « The Eight Hour Day at Home » était accompagné d’un éditorial de soutien, « How Shall We Dignify Housework? », lequel fut suivi par un article intitulé « Help Wanted-Why » où l’on pouvait lire qu’il fallait « préserver à tout prix l’aide à domicile ». « Le travail domestique – un privilège » soutenait que les jeunes femmes devaient préférer travailler comme servante dans des familles recommandables plutôt qu’être exploitées par une « entreprise sans âme ». Les articles qui reçurent des prix étaient : premièrement, « Idéaux Commerciaux à la Maison » ; deuxièmement, « Travail d’équipe pour le plus vieux métier de la femme » et troisièmement, « Le problème du travail domestique sans aide ». Le lecteur devait conclure qu’une ménagère de bonne condition pouvait résoudre ses problèmes grâce aux « idéaux commerciaux », en payant une aide domestique 16 dollars par semaine de quarante huit heures, avec des congés payés pour les domestiques deux semaines par an, en fournissant un rendez-vous médical et des uniformes aseptisés (blanchis sur le temps libre des employé, cependant). Une ménagère moins favorisée devrait quant à elle compter sur le « le travail d’équipe familial dirigé par la maîtresse de maison » ou sur le plaisir « sans aide » d’une cuisine conçue pour effectuer des tâches « variée ». Ces compromis étaient complètement liés à la classe sociale : si vous étiez riches, vous pouviez compter sur votre aide à domicile comme un patron sur ses employés ; si vous ne l’étiez pas, il ne vous restait qu’à mobiliser vos enfants ou à compter sur ce « nouveau domestique » qu’est la technologie pour vous tenir compagnie dans la cuisine.
Une « aide » d’origine inattendue
Afin d’atteindre le premier objectif, obtenir dans la mesure du possible des domestiques « qualifiés » ou « professionnels », Women Citizen exerça des pressions pour augmenter les aides gouvernementales à la formation de femmes, oubliant au passage le rôle sexuel stéréotypé auquel on le condamnait ainsi. Les membres du journal saluèrent « Help for Homemakers, with the Government’s Compliments » en 1924, qui décrivaient les activités éducatives du Bureau d’Économie Domestique du Ministère de l’Agriculture. Ils étaient particulièrement heureux de saluer ce qu’ils appelaient la « prise en charge du problème du travail domestique », de la National Association of Wage Earners à Washington, D.C., où Nannis H. Burroughs mit en place un centre visant à former les travailleuses noires pour en faire des domestiques.
Les éditeurs du Citizen commentèrent, « Jusqu’à présent, en l’état actuel de nos connaissances, il n’y a pas eu d’effort conscient direct de la part des femmes de couleur pour résoudre le problème des tâches domestiques. En prenant en compte, le faible nombre de femmes blanches, qui forment la majorité des employeurs, ce type d’organisation mérite nos compliments ». Le racisme affiché était extraordinaire : les éditeurs croyaient évidemment que seules les femmes blanches de classe moyenne avaient « un problème avec les tâches ménagères », et que les femmes noires pouvaient les aider à les résoudre. Le problème des « tâches ménagères » pour les femmes noires était invisible. Les femmes blanches pouvaient se plaindre des fonctions préoccupantes de leur ménage, mais c’était à leurs employées de les résoudre, en plus des leurs.
Participation masculine ?
Le Citizen a publié trois essais de nature légèrement différente, suggérant quelques solutions et compromis domestiques. L’un était une discussion au sujet des écoles maternelles communautaires. L’autre était le « Fifty-Fifty Wives » de Mary Alden Hopkins, qui décrivait les difficultés du partage des tâches domestiques avec les époux éprouvées par des femmes qui occupaient un emploi, mais qui concluait que mettre les hommes au travail domestique était tellement difficile qu’« une femme subvenant à ses besoins, qui veut garder son travail et tenir sa maison doit aller jusqu’à sacrifier son sens du sacrifice. » L’auteure de « Housekeeping – A Man’s Job » arrivait à des conclusions différentes, décrivant ses discussions avec un homme spécialisé en science domestique qui avançait que de plus en plus de ménages allaient fonctionner comme une entreprise dirigée par des hommes. C’était précisément là la solution que Melusina Fay Peirce, Mary Livermore et Charlotte Perkins Livermore craignaient de voir adoptée par les capitalistes hommes, une fois qu’elle se serait avérée inévitable et rentable. Marie Clotilde Redfern observait quant à elle certains jeunes couples où les membres masculins semblaient prêts à partager les tâches : « Le mari et la femme commencent leur journée en même temps, lui au bureau, elle au gouvernement ou à un autre travail de ce type, et quand ils rentrent chez eux, au environ de cinq heure de l’après midi, ils se mettent ensemble à la préparation du repas et dînent ensemble. Mais pas d’enfant! Aucun de ces jeunes couples n’a d’enfant. » Une autre série de compromis se trouvait ainsi été exposée ; les femmes pouvaient avoir une carrière et une vie de famille si elles refusaient d’avoir des enfants ou si elles effectuaient les tâches domestiques sans se plaindre ; les femmes pouvaient demander aux hommes de pourvoir le ménage en nouveaux biens et service, à condition de laisser les capitalistes en contrôler la qualité et le prix.
En retraçant les débats sur les tâches ménagères et la gestion des enfants à travers les politiques domestiques exprimées dans ce journal, nous pouvons prendre la mesure des pressions auxquelles les féministes matérialistes devaient faire face. Les alliances que les promoteurs du travail domestique socialisé avaient tenté de forger avec les dirigeants des domaines de l’économie des ménages, du logement, de l’éducation des enfants ou de la technologie domestique firent long feu. L’économie des ménages se déplaça vers la formation de domestiques « qualifiés » ou des « épouses sans aide », l’éducation des enfants fut abandonné à la mère comme un fardeau qu’elle devait porter seule, la technologie domestique fut développée à l’échelle privée plutôt que communautaire, les hommes furent exemptés de toute corvée ; et on conseilla à la travailleuse d’accepter deux emplois, l’un au bureau ou à l’usine et l’autre à la maison ; la carrière professionnelle fut promue au détriment de la maternité. Les « gagnants » de ce concours étaient sélectionnés de façon à ce que les femmes ne puissent jamais gagner. La revendication, portée par les féministes matérialistes depuis les années 1840, de l’indépendance économique des femmes et de la socialisation du travail domestique était sur le point de disparaître de l’espace public.
Les grands projets de Frederick et ceux des industriels et des experts en marketing pour lesquels elle travaillait durent attendre une quinze d’années de dépression et la fin de la guerre pour voir leur heure sonner. Mais les régressions sur la question domestique dont l’après seconde Guerre mondiale fut le théâtre renvoyait mot pour mot aux arguments qu’elle avait avancés. Ce que Betty Friedman devait appeler la « mystique féminine » et que Peter Filene décriva plus précisément comme une « mystique domestique » traversa la fin des années 1940, 1950 et 1960: dans des dizaines de millions de logements de banlieue pavillonnaires, financés par des prêts immobiliers et meublés grâce au crédit, les hommes se voyaient comme des « propriétaires » et les femmes comme des « gestionnaires » de maison. Lorsque la nouvelle génération de féministes composée d’enfants issus de ces familles apparu, elle porta une revendication puissante: la fin de la division sexuelle du travail domestique. Mais ces nouvelles féministes, qui essayaient de partager l’éducation des enfants et les tâches ménagères avec les hommes, ne comprenaient pas l’histoire que cachait l’environnement domestique qu’elles habitaient.
Elles prenaient pour acquis les maisons avec trois chambres et les cuisines équipées; elles ignoraient tout des générations précédentes d’opposition féministeau foyer isolé. Elles ne connaissaient rien de la Peur des Rouges, et n’avaient jamais entendu parler d’Alexandra Kollontaï, de Melusina Fay Peirce, ou même de Charlotte Perkins Gilman. Mais dans chaque journaux, chaque émission télévisée, chaque magasine féminin, elles se trouvaient confrontées à Madame la Consommatrice.
Texte originalement paru dans The Grand Domestic Revolution: A History of Feminist Designs For American Homes, Neighborhoods, and Cities, MIT Press, 1981.Traduit de l’anglais par Juliette Baqué