Comment en êtes-vous venue à vous intéresser au « Front Populaire littéraire » britannique ? Pourquoi vous être focalisée sur des romans communistes plutôt que sur d’autres « formes culturelles » (cinéma, théâtre, danse, etc.) ? Peut-on parler d’un « front culturel » en Grande-Bretagne tel qu’il en existait un aux États-Unis1, même si ce que nous entendons par « Front Populaire » en Europe ne peut pas être entièrement comparé au phénomène existant aux États-Unis à la même époque ?
J’ai commencé à m’intéresser aux rapports que la littérature entretient avec le communisme et l’antifascisme lorsque j’étais une étudiante de premier cycle. Je m’interrogeais sur la manière dont les écrits modernistes, dont on considère qu’ils ont atteint leur point culminant au milieu des années 1920, ont été transformés par la montée du fascisme et l’avènement de la Seconde Guerre mondiale. Je m’intéressais également aux écrivains prolétariens et socialistes, tout en constatant que ces figures, ainsi que les développements sociopolitiques plus vastes des dernières années de l’entre-deux-guerres, n’étaient alors que rarement abordés dans l’histoire littéraire majoritaire. Une partie du problème réside en ce que les écrits du XXe siècle sont définis aujourd’hui par la périodisation du modernisme et du post-modernisme. On considère ainsi les écrits du milieu du siècle comme relevant soit du modernisme tardif, soit du jeune post-modernisme. Cette périodisation exclut nombre d’aspects, tout particulièrement la persistance et les transformations du réalisme. C’est la question du rapport entre le réalisme et l’engagement politique dans les années 1930 qui s’est trouvée au cœur de ma thèse de doctorat, ce qui explique que je me sois concentrée sur les romans plutôt que sur d’autres formes.
Il n’y a guère d’étude du Front Populaire britannique de l’ampleur de celle qu’a consacré Michael Denning au Front Populaire américain, The Cultural Front. Il existe toutefois des études importantes, portant sur le développement de certains aspects spécifiques, comme l’ouvrage de Colin Chambers The Story of Unity Theatre (Lawrence & Wishart, 1989) et le travail de Mick Wallis sur le spectacle (pageants) à l’époque du Front Populaire. Il est sans doute possible de parler d’un « front culturel » de l’art et des écrits engagés politiquement en Grande-Bretagne, bien que je pense que celui-ci était moins diversifié et moins développé que dans le cas américain. Les États-Unis ont une longue tradition d’organisation culturelle à travers des institutions telles que les John Reed Clubs, mis en place en 1929, ou le journal New Masses, créé en 1926 ; alors qu’en Grande-Bretagne, les institutions du Front Populaire, comme le journal Left Review et le Left Book Club, n’ont pas de réels précédents. Les infrastructures culturelles qui soutenaient le « front culturel » en Grande-Bretagne, ont toujours été assez fragiles et sujettes aux pressions financières et idéologiques.
Votre prochain livre – The Popular Front Novel in Britain (Brill, 2018) – se concentre surtout sur cinq écrivains britanniques communistes majeurs (John Sommerfield, Arthur Calder-Marshall, James Barke, Lewis Jones et Jack Lindsay). Pourquoi avoir choisi précisément ces auteurs-ci ? Pourriez-vous revenir sur la manière dont ces écrivains ont évolué dans les années 1930 et après – dans leur rapport au communisme – et si cette évolution politique transparaît dans leurs écrits plus tardifs ?
Ces cinq écrivains représentent en quelque sorte un échantillon des écrivains de gauche. Les études consacrées à la littérature, et en particulier à la poésie, des années 1930, tendent à se focaliser sur des écrivains des classes moyennes supérieures anglaises tels que W.H. Auden, Stephen Spender et Cecil Day Lewis, qui ont tous été des « compagnons de route » du communisme et qui, sans exception, ont rompu avec leur engagement en l’espace de quelques années.
Les figures sur lesquelles je me penche dans mon livre sont plus diverses. Lewis Jones, par exemple, était un communiste gallois, mineur de charbon, qui avait une certaine expérience de l’organisation, tant au niveau industriel que des activités au sein du Parti Communiste (il a été emprisonné pendant la grève générale de 1926) avant de commencer à écrire de la fiction dans les années 1930. Il est mort en Janvier 1939, au cours de la semaine où Barcelone est tombé aux mains des forces de Franco, après des années de campagne éprouvante en faveur de la cause des Républicains espagnols. On raconte qu’il est décédé après avoir pris la parole, ce jour-là, lors de 30 meetings.
James Barked travaillait pour une compagnie de construction navale à Glasgow, en Écosse, tout en poursuivant sa carrière d’écrivain. Bien que n’ayant jamais officiellement été membre du Parti Communiste, il n’en écrivait pas moins comme un communiste convaincu dans les années 1930 et 1940 ; dans le livre, j’écris que ses deux romans datant de la période du Front Populaire, Major Operation (1936) et The Land of the Leal (1939), démontrent qu’il pensait à travers les problèmes et possibilités de la ligne du Front Populaire. Plus tard, son principal projet littéraire a été un quintette de romans sur la vie du poète Robert Burns. Barks voyait en Burns un héros populaire radical de l’Écosse, quelqu’un parlant à et depuis un milieu populaire, jouant de ce fait, en quelque sorte, une fonction d’intellectuel « organique » tel que l’a théorisée Antonio Gramsci (bien que Barke n’ait jamais lu l’œuvre de Gramsci). Il est décédé en 1958.
John Sommerfield était une figure importante de nombre d’initiatives culturelles de la gauche, telles que Mass Observation et était impliqué dans des campagnes sur le logement à Londres. Il s’est aussi battu durant la guerre civile espagnole. Bien qu’il ait quitté le Parti Communiste en 1956, le souvenir des années 1930 reste souvent présent dans ses écrits postérieurs. Son roman biographique, The Imprinted (1977), s’intéresse à la manière dont l’anticommunisme a colonisé le souvenir des années 1930, ainsi qu’aux difficultés liées à l’extraction et à la préservation des mémoires de l’engagement d’un moment historique très différent.
Le rattachement d’Arthur Calder-Marshall au communisme a été assez éphémère et c’est le type classique du compagnon de route, un intellectuel de classe moyenne supérieure venu au communisme en raison des crises politiques des années 1930. Il a abandonné le communisme en 1941, mais ne semble pas être devenu un anticommuniste véhément comme Stephen Spender ainsi que d’autres anciens compagnons de route. Il a écrit des romans, des scénarios et des biographies durant le reste de sa carrière, cependant il ne me semble pas que son engagement des années 1930 ait influencé ses travaux plus tardifs.
Jack Lindsay est une figure cruciale de l’histoire intellectuelle et culturelle du communisme britannique ; né en Australie, il est devenu marxiste au milieu des années 1930 et a écrit, entre autres, des romans, des pièces de théâtre, des traductions, des biographies et des poèmes. Contrairement aux « compagnons de route » comme Calder-Marshall, il est demeuré fidèle au communisme jusqu’à la fin de sa vie ; restant membre du Parti Communiste après les crises de 1956 au cours desquelles nombre d’intellectuels l’ont quitté et dont certains, comme E.P. Thompson, sont devenus des figures clefs de la New Left.
Pourriez-vous revenir sur l’œuvre de Jack Lindsay ? Non seulement Lindsay était australien, mais une grande partie de son œuvre se déroule à une époque non contemporaine : la Grèce antique (Cressida’s First Lover, 1932), la Rome antique (Rome For Sale, 1934) ou encore pendant le procès du roi Charles 1er au XVIIe siècle (1649 : A Novel of a Year, 1938). En quel sens ce type de roman historique s’articule-t-il aux problématiques esthétiques et politiques de la période du Front Populaire britannique ?
Lindsay est, selon moi, l’un des intellectuels les plus intéressants et les plus diversifiés du Parti Communiste des années 1930 et 1940.
Le tournant du Front Populaire, tel qu’il a été formulé par le Comintern, soulignait considérablement le rôle idéologique que les histoires nationales pouvaient jouer dans le militantisme antifasciste. Ainsi, lors du 7ème congrès du Comintern, à l’été 1935, son secrétaire général, Georgi Dimitrov, déclara que « [l]es fascistes fouillent dans toute l’histoire de chaque peuple pour se présenter comme les héritiers et les continuateurs de tout ce qu’il y a eu de sublime et d’héroïque dans son passé » et argua du fait que les intellectuels communistes devraient inclure les histoires nationales dans leurs travaux. Le discours de Dimitrov était assez fréquemment cité par la presse de gauche britannique et a captivé l’imagination de bon nombre d’intellectuels britanniques. Ce tournant vers la culture nationale est clairement lié au développement du stalinisme en Union soviétique et il reflète la dé-priorisation de la révolution internationale et la consolidation du « socialisme dans un seul pays ». Mais ses conséquences, du moins en Grande-Bretagne, ont été assez significatives d’un point de vue culturel, et je pense que c’est Lindsay qui a le plus réfléchi aux implications de l’importance historique de ce tournant en ce qui concerne la culture britannique.
Je m’intéresse tout particulièrement à la manière dont Lindsay a traité l’idée de révolution « bourgeoise » telle qu’elle s’est déroulée dans l’histoire anglaise. Une part non négligeable de la politique du Front Populaire reposait sur l’affirmation qu’il y avait dans la culture bourgeoise des éléments progressistes, découlant du rôle révolutionnaire qu’avait pu jouer la bourgeoisie dans le passé. C’est une affirmation qu’a, selon moi, suivi Lindsay dans sa trilogie de romans historiques anglais, 1649, se déroulant durant la guerre civile anglaise, Lost Birthright en 1769, et Men of Forty-Eight durant les révolutions européennes de 1848. Lindsay voyait dans le mouvement des Niveleurs (Leveller), durant la guerre civile, un élan révolutionnaire qui, bien qu’encore latent à l’époque, était porté vers le futur : c’est dans les années 1930 qu’il pensait que celui-ci pourrait enfin donner ses fruits. Mais le roman lutte pour maintenir à la fois la nécessité d’une victoire des « révolutionnaires » bourgeois et les autres possibilités historiques que représentent les mouvements radicaux défaits comme les Niveleurs ou les Chartistes du XIXe siècle. La forme du roman historique était défendue en tant que médium particulièrement adapté à la répétition de la politique du Front Populaire ; le dernier chapitre du livre de Georg Lukács Le roman historique, écrit à cette époque, affirme que le Front Populaire était un contexte dans lequel la forme pouvait être ranimée, après ce qu’il considérait comme sa longue phase régressive, qui avait débuté en 1848. Lindsay a fait une observation similaire dans un article de 1937, publié dans New Masses. Le roman historique était considéré comme se prêtant tout à fait à l’expression des rapports entre divers groupes sociaux et événements historiques mondiaux. Bien que les romans de Lindsay aient tenté de provoquer cette renaissance du roman historique, je pense que, de bien des façons, ils finissent par mettre en lumière les contradictions inhérentes à celui-ci. Ils finissent par lutter pour valoriser les victoires de la bourgeoisie et, d’autre part, se retrouvent souvent à prêter attention aux implications de la forme roman elle-même sur les histoires qu’ils entendent représenter. Comme d’autres romans du Front Populaire dont je traite, ils finissent par traiter du roman lui-même dans un sens qui ne cadre certainement pas avec les modèles classiques du réalisme socialiste, qui reposaient sur des notions assez simples de la représentation linguistique.
Alors que, dans les années 1930, Lindsay a écrit sur de nombreux thèmes liés à l’histoire anglaise, il aborde à partir des années 1940 la vie contemporaine britannique dans de nombreux romans. Il a produit en particulier, dans les années 1950 et 1960, la série « British Way », comportant neuf romans et qui débute avec Betrayed Spring (1953), dans lequel il analyse le changement social survenu après-guerre à travers les luttes politiques et industrielles. Ces romans peuvent être simplement compris comme une réflexion sur les implications du programme de la voie britannique vers le socialisme (British Road to Socialism, 1951) du Parti Communiste de Grande-Bretagne d’après-guerre, tout comme les romans historiques anglais des années 1930 pensent les conséquences engendrées par la ligne du Front Populaire. Tout en restant membre du Parti jusqu’à sa mort en 1990, Lindsay a souvent été en conflit avec la hiérarchie du Parti et a influencé les communistes dissidents qui ont quitté le Parti après 1956 (sur ce point, voir l’article de John T. Connor de 2015, « Jack Lindsay, Socialist Humanism and the Communist Historical Novel »).
Quel type de revue était la Left Review ? Dans quelle mesure la section britannique de l’internationale des écrivains était-elle importante ?
La Left Review, créée en 1934, était publiée de façon mensuelle jusqu’à l’arrêt de la revue en 1938. Elle a été fondée en tant que journal de la section britannique de l’Internationale des écrivains. Son rôle culturel était assez vaste et la revue publiait des nouvelles, des poèmes, des extraits de pièces de théâtre, des caricatures, des recensions de films, de musiques et d’arts, des photographies, des commentaires politiques, des débats sur des figures historiques ainsi que des traductions. Elle était toujours alignée sur la ligne du Parti Communiste, mais ses rapports avec le Parti étaient souvent difficiles, ce qui a contribué à ce que sa publication cesse. Dès le premier numéro, il y a eu un conflit autour du fait de savoir s’il s’agissait d’un journal spécifiquement communiste ou si son agenda était plus large, plus hétérodoxe. Le premier numéro comportait un certain nombre de contributeurs en désaccord quant à l’objectif de la Review, à ce que devait faire l’Internationale des écrivains, etc., les désaccords et les divergences sont restés présents tout le long de l’existence de la revue. Il y avait une ambiguïté persistante, qui reflétait assez l’ambiguïté plus générale du Front Populaire, entre d’une part la défense d’une culture telle qu’elle existait déjà, et d’autre part, une ligne plus moderniste et avant-gardiste, qui faisait du journal le lieu moins de la défense de la culture que le vecteur pouvant favoriser un élan culturel radicalement nouveau. Bien que certains des matériaux qu’elle publiait reflétaient clairement les priorités du Parti Communiste et de la politique culturelle de l’Union soviétique, son alignement sur le Parti était cependant moins manifeste que, par exemple, son homologue américain de l’époque, New Masses.
L’Internationale des écrivains était l’Union internationale des écrivains révolutionnaires, un organe soviétique destiné à promouvoir et organiser le travail culturel hors de l’Union soviétique. Elle publiait un journal important, International Literature, qui était publié en Russe, en Anglais, en Français, en Allemand et en Espagnol, entre 1932 et 1945, et qui publiait des traductions de critiques littéraires soviétiques, de travaux littéraires et critiques d’intellectuels communistes européens, ainsi que des traductions de travaux de Marx et d’Engels sur la littérature. Le rôle qu’a joué l’Internationale des écrivains après 1935, lorsque la stalinisation d’organisations culturelles en Union soviétique a engendré un climat plus hostile envers les écrivains étrangers et que l’International Literature s’est mis a refléter une approche esthétique incroyablement prescriptive, n’est pas très clair. Le lien de la Left Review à l’Internationale des écrivains n’est pas mentionné dans les derniers numéros ; je ne suis pas certaine que ce soit très significatif bien que cela peut également refléter l’intérêt décroissant de l’Union soviétique pour le travail culturel étranger.
En quel sens l’esthétique des écrivains communistes britanniques était-elle liée aux débats sur la nation et le peuple britanniques ?
Comme je le disais précédemment, le tournant du Front Populaire a mis au premier plan les cultures et traditions nationales, à la fois comme un enjeu dans la lutte antifasciste et comme un lieu et un moyen de résistance. Toutefois, l’une des difficultés pour les écrivains communistes britanniques résidait dans la question de ce qui constitue la « culture nationale » en Grande-Bretagne, étant donné que celle-ci est composée d’Anglais, d’Écossais, de Gallois et d’Irlandais du Nord. La Grande-Bretagne est souvent réduite à l’Angleterre dans les écrits des communistes britanniques, c’est souvent le cas, notamment, dans l’œuvre de Jack Lindsay. Les années 1930 ont vu la fondation de partis nationalistes en Écosse et au Pays-de-Galles, et pour certains écrivains écossais de gauche, le déploiement de la culture nationale écossaise au sein du projet du Front Populaire posait inévitablement la question du manque d’autonomie politique de l’Écosse. Ce problème a été au cœur d’un débat au sein de la Left Review en 1936. James Barke y argumentait contre le nationalisme écossais en raison du fait que celui-ci a été créé sur une intégrité culturelle qui avait été perdue depuis, mais les fictions qu’il écrit à la fin des années 1930 suggèrent un rapprochement avec l’idée d’une culture nationale écossaise cohérente. Dans Major Operation, publié en 1936, l’histoire écossaise s’entremêle avec l’histoire du capital britannique, le roman rejette par ailleurs la possibilité de mobiliser les ressources culturelles du passé écossais pour lutter contre le fascisme et l’impérialisme. Néanmoins, dans son roman de 1938, The Land of the Leal, l’histoire de la classe ouvrière écossaise est décrite comme une source de résistance au capitalisme et au fascisme, de telle façon que l’un des personnages sente que les luttes de ses ancêtres se déroulent désormais en Espagne. La perspective du roman passe d’une communauté locale de la classe travailleuse rurale à l’une des villes majeures du capitalisme britannique, Glasgow, et dépasse finalement la nation pour tendre vers la lutte internationaliste. Toutefois, dans d’autres romans du Front Populaire, les écrivains luttent, de cette façon, pour écrire des histoires nationales « par le bas ». Comme je l’écris dans le livre, le « tournant national » est problématique sur plus d’un point en ce qu’il élude le rôle de l’impérialisme dans l’histoire britannique et particulièrement la manière dont la classe ouvrière britannique a bénéficié de l’impérialisme. Cela rend l’idée selon laquelle l’histoire britannique peut servir d’outil de résistance idéologique contre le capital mondial très difficile à soutenir. Bien que les romans de Lindsay aient tenté de faire cela, ils ont souvent mis en lumière les limites de l’accent mis par le Front Populaire sur les cultures nationales.
Le débat Brecht/Lukács sur le réalisme socialiste a-t-il eu une influence sur ces écrivains communistes britanniques pendant la période du Front Populaire ? Des écrivains communistes britanniques ont-ils pris position sur la question du réalisme socialiste ? Existait-il une avant-garde littéraire dans la gauche britannique durant le Front Populaire ?
Les principaux textes du débat Brecht/Lukács, qui faisait lui-même partie d’un débat plus vaste sur la politique de l’expressionnisme, n’ayant été publiés que plus tard en anglais, la controverse n’a donc pas eu d’influence directe à l’époque. Néanmoins, Lukács a publié un nombre important d’essais sur le réalisme et le modernisme dans International Literature, y compris « Essay on the Novel » en 1936 et « Narration vs. Description » en 1937. Il est compliqué de mesurer si ceux-ci ont directement influencé les écrivains britanniques, mais l’analyse proposée par Lukács du développement du réalisme et du roman historique se retrouve dans les écrits de Lindsay sur le roman et dans le livre de Ralph Fox The Novel and the People (1937). Les débats soviétiques autour du réalisme socialiste passaient, en partie, par International Literature, et le terme « réalisme socialiste » était incontestablement utilisé par la critique marxiste britannique dans une connotation positive. Mais il n’était pas théorisé de manière approfondie ; le « réalisme socialiste » tel qu’il était compris en Grande-Bretagne se rapprochait plus de ce que Lukács nommait le « réalisme critique », dont les racines remontent au XIXe siècle, que de l’interprétation soviétique défendue par des figures telles que Karl Radek ou Andrei Zhdanov. Je ne suis pas certaine que l’on puisse parler d’une avant-garde de la gauche ; bien que je pense qu’il ait été important que des textes expérimentaux d’un point de vue formel, tels que May Day de Sommerfield ou Major Operation de Barke, aient été publiés à l’époque, ceux-ci empruntaient souvent certaines techniques déjà établies dans les écrits modernistes, les orientant simplement vers de nouvelles finalités politiques, plus qu’ils n’établissaient un champ totalement nouveau pour le roman.
Quelle influence a eu la guerre civile espagnole sur les écrivains de gauche britanniques (pas uniquement communistes) ?
La guerre civile a engendré un climat de crise dans la vie intellectuelle qui, à gauche, s’est souvent caractérisée par un choix entre la neutralité libérale et la responsabilité politique. L’important pamphlet de la Left Review, Authors Take Sides on the Spanish War, publié en 1937, donne une certaine idée de l’ampleur du soutien à la cause républicaine parmi les principaux écrivains et intellectuels. Pour un certain nombre d’écrivains à gauche ou se tournant vers la gauche, la guerre représentait une mise à l’épreuve de l’engagement politique et l’implication de figures majeures comme George Orwell, W.H. Auden et Stephen Spender est très bien renseignée (Le livre de Valentine Cunningham, Spanish Front : Writers on the Civil War [1986], documente cette histoire). Dans Britain, Fascism and the Popular Front (1985), Jim Fyrth décrit la campagne de soutien à l’Espagne comme « le plus gros mouvement de solidarité internationale dans l’histoire britannique ». Le Parti Communiste de Grande-Bretagne a perdu trois éminents intellectuels : Ralph Fox, John Cornford et Christopher Caudwell, qui sont tous les trois morts en combattant pour la République. La guerre a également eu une immense influence sur tous les écrivains dont je traite dans mon livre et celle-ci est également mise en avant dans le livre de Lewis Jones We Live et dans celui de James Barke Major Operation, dont les personnages combattent et meurent en Espagne.
Bien évidemment, un certain nombre d’écrivains importants pensaient que le sentiment antifasciste en Espagne avait été manipulé en faveur de l’Union soviétique et ont pris des distances avec leurs engagements, comme dans la révision et la renonciation d’Auden, perceptibles dans son poème Spain (1937).
Au-delà du contenu politique, en quel sens le roman de John Sommerfield May Day (1936) peut-il être qualifié d’« expérimental formellement », comme vous l’écrivez dans votre livre — notamment en ce qui concerne son modernisme ?
May Day emprunte un certain nombre de caractéristiques formelles aux romans modernistes : comme Mrs Dalloway de Virginia Woolf par exemple, le roman se déroule sur une seule journée londonienne et suit les pérégrinations de plusieurs personnages à travers la ville. Comme chez Woolf, le Londres de Sommerfield est une ville de souvenirs fragmentés et traumatiques dont des personnages isolés font l’expérience. Néanmoins, Sommerfield cherche à décrire la manière dont l’expérience urbaine peut être transformée par l’action politique. Il est l’héritier, en cela, d’un intérêt moderniste pour la textualité et la représentation, mais résiste finalement à la conclusion selon laquelle la représentation linguistique est toujours subjective et individuelle, en suggérant que la fragmentation décrite peut-être corrigée par le langage du communisme. Le roman produit également des choses intéressantes quant au rapport entre la forme narrative et la forme marchandise, la marchandise produite et circulant à travers le texte étant utilisée comme un dispositif visant à révéler les connections sous-jacentes entre les personnages en tant que point nodal du système capitaliste. Je ne dirai pas que ce roman ouvre des voies totalement nouvelles, mais il laisse entendre que les techniques modernistes, rejetées par Lukács par exemple, pouvaient-être utilisées à d’autres fins politiques.
Pourriez-vous revenir sur l’influence qu’ont eue d’autres formes artistiques soviétiques (comme le cinéma par exemple) sur les écrivains communistes britanniques durant la période du Front Populaire ?
Le cinéma soviétique était assurément influent et populaire ; dans le Daily Worker, le journal du Parti Communiste, on pouvait trouver de la publicité pour des ciné-clubs dans lesquels étaient projetés des films soviétiques. L’influence du cinéma soviétique sur le mouvement émergent du film documentaire britannique a été traitée par Laura Marcus et Lara Feigel. Il est clair que le montage cinématographique, dont l’Union soviétique était pionnière, a influencé d’un point de vue formel des romans tels que May Day de Sommerfield et Major Operation de James Barke, avec leurs juxtapositions dynamiques d’images et de scènes. Cependant, Barke revint à un réalisme plus conventionnel en 1938 avec son roman The Land of the Leal, ce qui suggère sans doute qu’il sentait le besoin d’abandonner ses élans plus expérimentaux au profit de moyens plus populaires et familiers. Je ne suis pas certaine de l’impact qu’a eu la littérature soviétique sur les romans de Jack Lindsay, mais il écrivait assez fréquemment sur la fiction et la poésie soviétique. Curieusement, l’œuvre de Lindsay a été traduite et lue en Union soviétique et il serait intéressant de savoir si son œuvre a influencé les écrivains soviétiques.
Au-delà des romans, ces écrivains ont-ils également produit des écrits théoriques sur le rôle que devait jouer le roman dans la lutte politique ou sur des questions esthétiques ?
Il n’y avait pas de traitement systématique de l’esthétique, uniquement les recensions et discussions assez sporadiques et fragmentées publiées dans la presse de gauche. Je crois que James Barke avait commencé un travail ambitieux sur la question esthétique, mais celui-ci est resté inachevé. Le travail le plus important sur le rôle du roman est The Novel and the People de Ralph Fox, publié en 1937, peu après la mort de l’auteur — alors âgé de 36 ans — au combat, durant la guerre civile espagnole. L’ouvrage est, pour l’essentiel, une histoire du roman britannique dans laquelle Fox entend rendre compte de la manière dont le développement du roman est lié au contexte social. Dans le dernier chapitre, il lance un appel en faveur de la fiction socialiste réaliste, dans laquelle il voyait l’unique espoir de dépassement du déclin du roman, par la « restauration de la vision historique qui était la base du roman anglais classique » — il pensait que c’était dans l’œuvre d’Henry Fielding que le roman réaliste s’incarnait le mieux. Faisant écho à Lukács, Fox pensait que le roman post-1848 s’était divisé en deux tendances jumelles, le naturalisme et le modernisme, la première retranscrivant la réalité comme séparée de l’histoire sociale de sa production, et la seconde se focalisant uniquement sur la perception subjective de la réalité. Un réalisme renouvelé permettrait de dépasser cette division et restaurerait le caractère « épique » du roman. Cette analyse du roman et de sa possible récupération se retrouve chez Arthur Calder-Marsahll, Philip Henderson et Jack Lindsay, parmi d’autres dans la gauche britannique. Néanmoins, je pense que, de façon générale, les romans eux-mêmes sont plus intéressants que les écrits des écrivains communistes britanniques sur la forme roman.
Votre livre, qui analyse tous ces débats autour de la littérature durant le Front Populaire britannique, était fascinant à lire et je me demandais à quel point la question du « roman du Front Populaire » avait été jusque là traitée et quelles sont, selon vous, les limites de ces travaux antérieurs ?
Mon livre est le premier à se pencher spécifiquement sur les interactions entre le roman et la politique du Front Populaire. Certains des romans dont je traite ont cependant été analysés dans différents cadres : les romans de Lewis Jones, par exemple, se retrouvent souvent dans l’histoire de la littérature prolétarienne, mais je pense que, sous cet angle, on passe à côté de l’importance de la formation spécifique de la politique communiste dans laquelle il écrivait. Les résonances modernistes des romans de James Barke et de John Sommerfield ont été mentionnées par Keith Williams et Nick Hubble dans le contexte de l’histoire et du développement du modernisme, mais je pense que leurs rapports à l’héritage moderniste peuvent aisément se comprendre en termes de priorités politiques du Front Populaire. Mon livre doit beaucoup à l’étude novatrice d’Andy Croft sur les romans de gauche des années 1930, Red Letter Days (1990), bien que j’ai voulu proposer une analyse plus soutenue des rapports entre le réalisme et les modulations de la politique communiste au cours de cette décennie. Writing from the Left: Socialism, Liberalism and the Popular Front (1989) de John Coombes est l’une des rares études à se concentrer sur la culture intellectuelle du Front Populaire, bien qu’il situe le Front Populaire britannique principalement dans le développement politique de figures de Bloomsbury telles que Leonard Woold et John Middleton Murry, ainsi que dans le tournant staliniste de fabiens tels que Beatrice et Sidney Webb. En examinant le roman, j’ai pu me pencher sur un éventail plus large de personnalités et également démontrer le fait que le roman est sous-estimé comme lieu d’exploration — et parfois de contestation — de la politique du Front Populaire. Je pense qu’il y a plus à dire sur la gauche culturelle (cultural left) en Grande-Bretagne. Le fait que je me concentre sur un groupe restreint d’auteurs faits que j’omets, ou n’évoque que brièvement, d’autres écrivains intéressants tels que Sylvia Townsend Warner, Edward Upward, Katherine Burdekin, Storm Jameson, Rex Warner ou encore Ralph Bates. Mais j’espère que le livre montre de quelles façons le roman britannique a façonné et a été façonné par la politique communiste pendant une brève période.
Entretien réalisé par Selim Nadi. Traduit de l’anglais par Selim Nadi et Sophie Coudray.
- Voir Michael Denning, The Cultural Front, Verso, Londres-New York, 1997. [↩]