Genèse d’un repas, ou l’économie mondiale dans une boîte de thon

En 1978, Luc Moullet réalisait un film qui tend à représenter les rapports de production à l’échelle mondialisée. Aujourd’hui, à l’heure où la théorie sociale est animée par l’enjeu de la totalité et sa représentation, l’article d’Audrey Evrard décrypte ce film, Genèse d’un repas, pour en détailler l’apport essentiel : sa mise en scène novatrice des rapports néocoloniaux dans les chaînes globales de marchandises, la stratification raciale entre travailleurs du Nord et du Sud. Entre critique du consumérisme occidental et du racisme en milieu ouvrier, Genèse d’un repas est au plus proche d’une pratique de « cartographie cognitive » appelée de ses vœux par Fredric Jameson.

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Critique et cinéaste, contributeur régulier aux Cahiers du Cinéma depuis 1956, Luc Moullet reste largement inconnu du grand public aussi bien en France qu’à l’étranger. Auteur d’un cinéma développé en marge des conventions politiques et artistiques, Moullet a néanmoins produit un corpus de films assez riche et contribué activement à la culture cinéphilique française. Cela lui valut d’être honoré par le Centre Pompidou à Paris en 2009, où le public a pu avoir une rétrospective de son œuvre. Cette même année, 2009, Moullet publiait plusieurs ouvrages et recueils critiques : la monographie dédiée au film The Fountainhead de King Vidor, intitulée La rebelle de King Vidor : Les arêtes vives (2009) et deux collections d’essais, Piges choisies (2009) qui rassemble certaines de ses critiques célèbres, et Notre alpin quotidien (2009), une série d’entretiens réalisés avec les critiques français Jean Narboni et Emmanuel Burdeau. Longtemps dans l’ombre des critiques-cinéastes de la Nouvelle Vague, Moullet a néanmoins été un participant actif dans les débats critiques qui ont renouvelé le cinéma français à partir des années 1950. Il a publié de nombreuses critiques sur les films d’Eric Rohmer, King Vidor, Sam Füller, Raoul Ruiz, Anthony Mann, Michelangelo Antonioni, et a récemment complété une courte monographie sur le cinéma de Fritz Lang. En 1993, Moullet revenait, non sans intention polémique, sur la « politique des auteurs » lancée en 1954 par François Truffaut. Dans un essai provocateur intitulé « La Politique des acteurs », Moullet revendiquait l’autorité désormais mythique de l’auteur-cinéaste pour quatre acteurs masculins, héros du cinéma hollywoodien classique, Gary Cooper, Cary Grant, John Wayne et James Stewart.

Le style décalé et libéré de toute convention qui caractérise les films de Moullet distingue son cinéma tout autant du cinéma d’auteur que des films populaires français. L’anonymat relatif de Moullet dans le cinéma français moderne s’est révélé un atout particulièrement productif et libérateur, lui permettant d’expérimenter avec une conception absolument unique du cinéma. Mêlant les genres, les films de Moullet construisent et reconstruisent des portraits sociologiques complexes, insolites et politiquement audacieux de la France aux différents moments de la carrière du cinéaste. Qu’il s’attache à représenter la vie étudiante parisienne (Brigitte et Brigitte, 1966), le couple (Anatomie d’un rapport, 1974), le chômage (La comédie du travail, 1987), ou, plus récemment, notre relation à la mort (Le prestige de la mort, 2006), Moullet n’a cessé de travailler aux frontières esthétiques de la fiction et du documentaire. Malgré tout, et ce peu importe le sujet du jour, Moullet cultive une grande affinité pour les récits comiques, à petits budgets, ce qui conduit son ami, Jean-Marie Straub, un autre cinéaste indépendant et avant-garde, à décrire Moullet comme « le véritable héritier de Luis Bunuel et Jacques Tati ». Plusieurs critiques, dont Claudine Le Pallec Marand et Saad Chakali, ont qualifié son approche cinématographique de bricolage, nourri par un savoir cinéphilique vaste et une fascination pour les films hollywoodiens de série B. Se mettant directement en scène dans diverses pérégrinations burlesques, Moullet s’efforce ainsi de produire un commentaire cinglant et décomplexé de la société moderne. Ardent défenseur de l’expression débridée, débarrassée des convenances sociales, il y parvient souvent au prix d’une sophistication stylistique et formelle, synonyme à son avis du décorum bourgeois.

Genèse d’un repas ne fait que de légères allusions à son goût pour l’insolite et l’absurde. Sorti en 1978, le documentaire Genèse d’un repas de Luc Moullet remonte les filières de production et de distribution de trois produits alimentaires communément achetés par les consommateurs français dans les années 1970 : la banane, les œufs, et le thon en boîte. Moullet révèle ainsi la véritable origine de ces produits et expose l’impact humain et social de leur commerce. Voyageant en France, au Sénégal et en Équateur, Moullet rencontre une grande variété d’individus, représentant des intérêts économiques tout aussi diversifiés – des ouvriers, des pêcheurs, des épiciers, des dockers, des propriétaires de plantations, des représentants syndicaux, des hommes, des femmes, des enfants, des Français, des Sénégalais, des Équatoriens – dans des lieux aussi variés que les conserveries de Dakar, les plantations bananières de la région de Machala, les docks de Dieppe et Machala, les villages du Sénégal et d’Équateur, les immeubles parisiens, les marchés et supermarchés de France, etc. Le film nous présente ainsi une multiplicité de points de vue. Pour la plupart, ces hommes, femmes et enfants décrivent des divisions sociales, ethniques et économiques, profondément ancrées dans la fabrique sociale et politique de leurs pays respectifs. Ces inégalités facilitent l’exploitation de la main d’œuvre à chaque niveau de la chaîne de production alimentaire – le local, le national et l’international. Dans cet essai, j’analyserai la manière dont Genèse d’un repas livre une analyse sérieuse, complexe et particulièrement convaincante d’un système d’exploitation désormais mondialisé et les efforts entrepris par Moullet pour soulever la question des responsabilités des intérêts industriels, certes, mais aussi, et surtout, la responsabilité des consommateurs français, victimes et complices de ce système.

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De gauche à droite : des ouvrières dans une conserverie à Dakar au Sénégal, deux dockers à Dieppe, un bananier en Équateur, un épicier parisien, deux ouvrières françaises avec leur délégué syndical, un pêcheur sénégalais.

Si le film s’attaque sérieusement aux reconfigurations géo-économiques du monde, la patte Moullet réapparaît ici et là, généralement pour mieux appuyer la critique déployée par le cinéaste. Dès la séquence d’ouverture, Luc Moullet et Antonietta Pizzorno, sa partenaire à la ville et à l’écran, s’assoient côté à côte derrière une table, face à la caméra et aux spectateurs. Ils s’apprêtent à déguster une omelette, une boîte de thon, une omelette, et deux bananes, trois aliments jugés représentatifs d’un repas ordinaire consommé en France à cette époque. Ces trois aliments deviennent les motifs narratifs de l’ensemble du film. L’artificialité de cette scène la distingue du reste du film, qui engage plus directement les réalités économiques, sociales et humaines du commerce alimentaire. En plus de cette introduction, le film repose largement sur la présence et la récurrence du personnage Moullet, globetrotter décalé, incongru, mais lucide sur le monde qui l’entoure. Tout au long du film, les interventions en voix-off de Luc Moullet agissent comme un fil conducteur qui nous aide à mettre en relation les différents éléments du film et non comme l’affirmation d’une autorité narrative unique. Si les spectateurs peuvent se fier à ces commentaires pour discerner les inclinations politiques du cinéaste, l’ironie et le contrepoint créent à plusieurs occasions une distance plus évocatrice encore entre les images et le commentaire en voix off. À cet égard, le cinéaste et critique Luc Moullet repousse les frontières de son cinéma, qui, jusque-là, s’était plutôt limité à des questions francocentriques, ancrées dans des problématiques locales. Dans ce film documentaire, sorti dix ans après les évènements de Mai 68, Moullet adopte une approche holistique sur l’économie alimentaire mondiale.

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Luc Moullet et Antonietta Pizzorno mangeant une omelette, du thon et des bananes.

Genèse d’un repas : une quête dialectique tournée vers le passé et le futur

Dans un article récent, Sally Shafto décrit Genèse d’un repas comme « un film à charge contre le capitalisme occidental »1. Elle replace ainsi le film de Luc Moullet dans le vaste corpus de films documentaires consacrés aux effets de la mondialisation, un genre particulièrement prolifique depuis les années 1990. Selon Shafto, le film de Moullet peut être vu comme un prototype pour cette production qui s’est attelée à déconstruire les rouages de la mondialisation et qui s’est donnée pour objectif principal de dénoncer les dangers de l’industrialisation de nos ressources alimentaires. Il est en effet évident qu’une relation directe peut être établie entre Genèse d’un repas (Luc Moullet, 1978) et Ananas Connection (Amos Gitaï, 1984) et des titres plus récents comme Black Gold (Nick et Mark Francis, 2006), et Bananas (Fredrik Gertten, 2009). Tout comme Moullet, Gitaï et Gertten confrontent les dangers humanitaires et sociaux associés à certaines pratiques industrielles dans les « républiques bananières » du monde – dans ces deux cas, les Philippines. Gitaï et Gertten emploient un ton beaucoup plus accusateur à l’encontre de la société californienne Dole Food Company. Certes, Genèse d’un repas ouvre la voie à de nouvelles tendances documentaires. Mais, comme Shafto le suggère, le film de Moullet propose également une critique beaucoup plus radicale que la plupart de ses contemporains. Ces derniers tendent à épargner l’histoire et les politiques françaises nationales et tiennent la mondialisation pour seule responsable de tous les maux de la société française, à commencer par le taux de chômage élevé qui ne cesse d’augmenter, la dérégulation du travail et l’exploitation de travailleurs migrants. Shafto n’explique cependant pas comment le film déploie sa critique.

Il sera donc nécessaire ici d’évaluer les raisons pour lesquelles l’impact intellectuel du film de Moullet reste intact et son intervention pertinente dans les débats actuels. L’effort du cinéaste d’établir une continuité dialectique entre les structures coloniales du passé et la mondialisation/globalisation du modèle économique néolibéral, toujours en cours, est certainement central à ce succès. Il est nécessaire de rappeler que, dans les années 1970, le terme « mondialisation » restait encore mal défini. L’approche de Luc Moullet assure donc une bivalence historique à la quête motivant sa pratique documentaire. D’un côté, Genèse d’un repas anticipe les engagements politiques et éthiques qui allaient être engagées dans les décennies futures contre les injustices mondiales, mais, de l’autre, ce film prolonge les représentations passées du colonialisme tout en les mettant en question. Si le film est facilement accepté comme prototype d’un genre à venir, nous pouvons aussi le comparer avec des films plus anciens, notamment le documentaire colonial réalisé par le britannique Basil Wright en 1933, Song of Ceylon. Dans ce film, commandé par le Bureau de la Propagande de la compagnie des thés de Ceylan, Basil Wright dessinait déjà un portrait ambigu du commerce alimentaire colonial.

Comme Song of Ceylon dès 1933, Genèse d’un repas s’intéresse autant aux structures d’exploitation inhérentes au commerce colonial et/ou global des produits alimentaires qu’à la position que choisissent d’occuper les documentaristes occidentaux au sein de ces systèmes impérialistes et coloniaux. Ces structures économiques et politiques ont profondément endommagé la durabilité économique des colonies françaises et britanniques, dans un premier temps, avant d’étouffer celle des nations du Tiers Monde et du Sud nouvellement indépendantes. La « dissonance idéologique » de Song of Ceylon, que William Guynn discerne dans le film, reste néanmoins latente, écrasée par le traitement poétique que fait Wright des coutumes « autochtones » sri lankaises. Luc Moullet, contrairement à son prédécesseur britannique, accepte totalement la dissonance comme principe d’investigation documentaire et la déploie autant dans la forme que dans son contenu. La voix-off de Moullet, qui revient régulièrement dans le film, définit et exprime clairement les inclinations politiques gauchistes du réalisateur tout en offrant aux spectateurs les informations importantes qui leur sont nécessaires pour comprendre les différents contextes filmés. Le montage accentue les efforts du documentariste d’inclure une pluralité de voix et de points de vue. Cependant, tandis que les trois filières alimentaires – la banane, le thon, et les œufs – sont habilement entremêlées, le film dans son ensemble construit progressivement une continuité historique, évidente et convaincante, entre les structures ayant soutenu l’expansion du colonialisme européen, de l’impérialisme nord-américain et, plus récemment, de la mondialisation du capitalisme néo-libéral.

Genèse d’un repas repose autant sur les témoignages des employés et les représentants syndicaux interviewés que sur les entrepreneurs et intérêts financiers présents. Tout au long du film, les représentants sénégalais, équatoriens et français de tous niveaux partagent leurs expériences et analyses de leur commerce. Ils décrivent les luttes de pouvoir qui intensifient les divisions raciales, socio-économiques et socio-économiques. Ainsi, les spectateurs apprennent des travailleurs eux-mêmes que, tandis qu’il est interdit aux ouvrières françaises de parler pendant leurs tournées et qu’il leur est imposé de rester debout pour accroître leur productivité, leurs collègues sénégalaises travaillant dans les conserveries peuvent, elles, s’asseoir et rire les unes avec les autres. Il est juste d’ajouter cependant que ces dernières ne bénéficient pas du protocole de sécurité de base assuré aux ouvrières françaises, à commencer par le port de gants, et doivent pour la plupart passer des heures en bus pour rejoindre leur lieu de travail chaque jour. De la même manière, bien que les dockers français se plaignent de maux de dos, leur travail est dans l’ensemble assuré par des machines. Cela n’est pas le cas de leurs confrères équatoriens de tous âges, certains à peine âgés de plus de 11 ans, qui chargent et déchargent sur leurs dos de grosses caisses de bananes lourdes plus de huit heures par jour au son de la musique sud-américaine. En plus de ces différents partis, il est important de signaler que le film n’hésite pas à inclure la perspective de quelques dirigeants d’entreprise, une perspective rarement présentée dans le cinéma de gauche dit militant. Un expatrié français, Vice Président d’une société française de conserveries implantée au Sénégal, explique, avec une candeur somme toute surprenante, que les relations économiques entre la France et le Sénégal ont finalement peu évolué depuis l’indépendance de ce dernier. En d’autres termes, alors même que, selon lui, la France ne contrôle officiellement plus que 35% des intérêts commerciaux sénégalais, les sociétés françaises continuent de dominer le marché et l’économie nationale. En Équateur, une dynamique similaire régit la relation du pays avec les États-Unis : un gros exportateur admet en effet que céder aux intérêts financiers américains facilite grandement son travail et celui de ses confrères même si cela mine l’autonomie et la croissance économie de son pays.

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Le fait que Moullet soit prêt à entendre et à nous faire entendre le point de vue des dirigeants et, plus important encore, à refuser de minimiser leur valeur documentaire est en effet assez rare dans le cinéma militant de gauche. A cet égard, Genèse d’un repas va plus loin que ce qu’Alison Smith décrit ci-dessous comme une réintroduction de la dissension dans l’après Mai 68 :

Pour une large part de la population française, Mai 68 généra une réelle découverte, ou redécouverte, d’une identité collective, où chacun/e pouvait ajouter sa voix au cri général que tout n’allait pas bien et, pour un temps limité, ils pouvaient moduler les méthodes et les priorités, si ce n’est des institutions sociales, tout au moins celle des ‘porte-parole reconnus du peuple’ – les syndicats ou le Parti Communiste Français (PCF) – que beaucoup pensaient anesthésiés ou insuffisamment sensibles aux changements de perception et d’attitudes (Smith 2005 : 1).

Luc Moullet partageait cette insatisfaction croissante vis à vis de la gauche traditionnelle, particulièrement du Parti Communiste, qu’il décrivait dans un entretien datant de 1980 comme « égoïste et opportuniste ». Il y qualifiait même leur focalisation myope sur les ouvriers français de « dangereuse ».

Actuellement, les modes d’exploitation se situent en escalier. Tout le monde se situe à une marche de l’escalier qui fait 10, 20, 50 marches et il n’y a pas en bas les exploités, puis ensuite, un mur, les exploiteurs. […] Ce n’est pas un discours dominant en France. […] Ça ne va pas sans heurts, notamment au niveau du PC qui a une attitude opportuniste et égoïste. Il en reste toujours au slogan suivant : augmentation du niveau de vie et du pouvoir d’achat du travailleur français. Il est évident qu’il faut égaliser le niveau de vie et le pouvoir d’achat des Français. C’est très dangereux de faire croire aux gens que leur pouvoir d’achat et leurs salaires augmentent considérablement si on prend au grand patronat ce qu’il vole aux Français (Moullet 1980)2.

Conformément à cette méfiance prononcée à l’égard des motivations affichées des grands partis de la gauche française traditionnelle, Genèse d’un repas préfère donc se concentrer sur les manières dont les centrales d’achat et les grandes surfaces françaises tirent profit du passé colonial du pays pour rester compétitives face à la concurrence internationale.

Le film révèle ainsi que les Français sont particulièrement sensibles aux identifications régionales des labels : les produits français bénéficient d’un gage de qualité, probablement motivé par un certain chauvinisme. Cependant, le film démontre que la confiance et le chauvinisme des consommateurs français sont manipulés par les marques, complices du système global d’exploitation. En nous interpelant aussi bien dans notre rôle de spectateur que dans celui de consommateur, Luc Moullet déborde largement et efficacement le programme politique qui motivait le cinéma documentaire militant pendant les années 1960 et 1970. Son regard élargi sur l’exploitation comme système politique, économique, social, environnemental et humanitaire met sérieusement en question les principes régissant les priorités intéressées des partis de gauche dans leur engagement aux côtés des classes ouvrières européennes, leur mobilité sociale et aspirations matérialistes.

Du thon, une omelette et deux bananes : produits de France ou décadrages stratégiques ?

Genèse d’un repas s’ouvre, comme je l’ai déjà mentionné, sur ce qui ressemble à une scène scénarisée. Le « déjeuner », qui ressemble plus à une dégustation qu’à un repas ordinaire, consiste en une omelette, une boîte de thon, et en dessert, des bananes. Deux tranches de pain et un verre d’eau viennent compléter ce menu. L’artificialité de la scène est renforcée premièrement par le silence de Luc Moullet et Antonietta Pizzorno que nous regardons se servir et manger les aliments soigneusement arrangés sur la table pour la caméra. Peu de temps après, la voix-off de Moullet se fait entendre, expliquant qu’ « après le thon, nous mangeront une omelette et des bananes ». La voix-off poursuit, s’adressant directement aux spectateurs : « vous les reconnaissez, mais vous ne savez pas ce que c’est. Du thon, une omelette, et des bananes » (0”19-28). Nous renseigner sur la véritable origine de ces trois produits est donc dès le début l’objectif principal de Moullet et ce qui le lance sur son périple intercontinental, entre la France, l’Afrique de l’Ouest et l’Amérique du Sud.

A l’occasion d’un entretien publié dans la revue française, Cinéma 80 (1980), Luc Moullet explique que l’idée d’un long métrage documentaire sur le commerce alimentaire lui est venu alors qu’il tournait son premier film, Un steak trop cuit (1960)3. La décision de Moullet de se concentrer sur ces trois aliments, le thon, les œufs et les bananes, peut sembler étrange et arbitraire à première vue. Ses efforts pour « diversifier autant que possible les aliments en les choisissant d’origines très diverses » afin de refléter la réalité de l’industrie alimentaire, comme il le précise, le conduisent à présenter trois produits « de France, [du] ‘Tiers Monde français’, et [du] ‘Tiers Monde étranger’. » Une fois juxtaposés, les commerces de la banane, des œufs et du thon révèlent en effet une continuité certaine et des parallèles frappants entre les anciennes structures coloniales régissant l’exploitation de la terre et des hommes et l’expansion mondiale de l’économie de marché.

Au moment du tournage de Genèse d’un repas, le Sénégal, une ancienne colonie française, était indépendant depuis moins de 20 ans : le Président Léopold Sédar Senghor a proclamé l’indépendance de son pays en 1960. Cependant, les images que Moullet enregistre dans les rues de Dakar, dans les supermarchés et dans différents lieux de travail ainsi que les entretiens recueillis avec les Sénégalais et les expatriés Français témoignent de la dureté et de la longévité des pratiques coloniales imposées de force dans le passé, lesquelles permettent aujourd’hui à la France de maintenir une présence forte et visible dans l’économie sénégalaise. Peu semble donc avoir changé dans les relations politiques et économiques que la France a développées avec – ou pour être plus exact dans – l’Afrique postcoloniale. Moullet résume la situation en ces termes : « l’occupation allemande de la France n’était rien comparée à la colonisation française du Sénégal » (1’02”40).

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Rayons d’un supermarché de Dakar au Sénégal.

Si la situation de l’Équateur est différente, après tout, le pays est une nation indépendante depuis le début du dix-neuvième siècle, son économie n’en est pas moins assujettie à des intérêts étrangers, notamment ceux représentés par les sociétés américaines installées sur ce territoire sud-américain. Plusieurs conglomérats, américains ou multinationaux, ont ainsi pris le contrôle du commerce des fruits et ont réduit l’Équateur et plusieurs autres pays latino-américains au statut de républiques bananières/desserts. Tout au long du documentaire, le montage de Moullet alterne entre les images filmées au Sénégal, en Équateur et en France, mettant en exergue plusieurs parallèles entre les pratiques économiques de la France et des conglomérats américains dans ces deux pays. Des anciennes colonies d’Afrique de l’Ouest aux « républiques bananières d’Amérique du Sud, Moullet trouve donc que « le colonialisme est devenu plus perfectionné » (1’05”24).

Si Genèse d’un repas accorde plus de temps aux filières du thon et de la banane, les descriptions du marché de l’œuf suggèrent que le commerce alimentaire organisé à l’intérieur des frontières de la France n’est pas si différent du reste du marché international. Le directeur général d’une coopérative privée admet avec difficultés devant la caméra que les labels ne garantissent plus la même traçabilité qu’avant. Si la Bretagne défend la qualité supérieure de ses boîtes de thon, cette région est en passe de devenir le Sénégal du marché de l’œuf. On peut certes voir des symboles de la Picardie, une région du nord de la France bien connue pour ses produits laitiers, sur les boîtes et logos, mais les œufs viennent en fait des poules en batteries de Bretagne. Pourtant la Bretagne joue un rôle bien différent dans la filière thon, puisque les marins et côtes bretonnes n’y sont plus masqués mais mis en valeur, affichés avec fierté, symboles d’une origine bien française et d’une fraîcheur des produits.

Dans les premières minutes du documentaire, un gérant d’un des supermarchés du groupe U prix explique à Luc Moullet qu’une nouvelle marque, « Pêcheurs de Bretagne » se vend beaucoup mieux que les boîtes des marques concurrentes également disponibles dans le rayon. Il ajoute que le logo, qui est sans doute la raison de la popularité du produit, est néanmoins trompeur dans la mesure où les boîtes vendues sous la marque « Pêcheurs de France » sont en fait importées du Sénégal. Il est intéressant de noter que les clients n’ont pas montré beaucoup d’intérêt pour une autre marque, visiblement importée de la Côte d’Ivoire cette fois-ci, bien que les deux boîtes soient vendues au même prix. Moullet et le gérant discutent ainsi ce qui pourrait expliquer la préférence des consommateurs pour la première marque. Leur conclusion est que l’image favorable de la Bretagne, une région française côtière connue pour ses fruits de mer, a un impact positif alors que l’origine étrangère des autres produits les discrédite. Ce constat s’applique également à la banane, et peut se vérifier aussi bien auprès des consommateurs que des commerçants

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Décadrages et recadrages marketings des marques : du thon Breton du Sénégal à la nostalgie colonial de Banania.

Plusieurs conversations avec des épiciers parisiens comparant la qualité des bananes importées des Antilles françaises, notamment de la Martinique et de la Guadeloupe, à celle des équatoriennes, confirment la même tendance au chauvinisme parmi les commerçants et consommateurs. Les marques capitalisent ainsi sur un racisme latent des consommateurs : les imageries racistes sembleraient vendre, comme l’a déjà prouvé la marque Banania, une célèbre marque de chocolat en poudre plébiscitée par les jeunes français, de même que les logos francisés, masquant la véritable origine des produits de peur de dégoûter les consommateurs. Il est néanmoins ironique que, lorsque la concurrence oppose la production antillaise (française d’outre-mer) à la concurrence étrangère, dans ce cas, équatorienne, les tensions raciales sont magiquement oubliées, et la Martinique et la Guadeloupe sont symboliquement réincorporées au territoire national au nom du protectionnisme commercial. Ces témoignages enregistrés auprès des épiciers traduisent une deuxième couche d’ironie, lorsque les noms de ceux-ci révèlent des origines nord-africaines.

Ces séquences proposent une nouvelle application du concept de décadrage que la politologue américaine Nancy Fraser développe depuis plusieurs années, et qui est particulièrement central dans son ouvrage Scales of Justice : Reimagining Political Space in a Globalizing World (2009)4. Nancy Fraser associe le terme « misframing »/décadrage essentiellement à une représentation consciemment déformée de la communauté, le plus souvent afin d’éviter ou de compenser les questions d’injustice politique et sociale. Genèse d’un repas attire l’attention vers de telles déformations de notre communauté économique désormais mondialisée : « les frontières de la communauté sont délimitées d’une manière telle à exclure à tort certains individus de toute possibilité de participer aux luttes légitimes menées au nom de la justice » (Fraser 2009 : 19)5. Le documentaire fait référence à l’exclusion de la main d’œuvre en Équateur, au Sénégal, mais aussi de manière de plus en plus forte et visible, sur tout site de production qui mettrait en lumière la nature abusive, cruelle et dangereuse du commerce agro-alimentaire. En se concentrant sur l’origine des produits alimentaires et non sur les conditions de travail en œuvre sur ces différents sites de production, Genèse d’un repas construit une vision décadrée de la mondialisation afin d’exposer les déformations hypocrites perpétuées par les consommateurs français, les ouvriers et les syndicats sur la réalité du commerce international.

Dans ce film-essai, Luc Moullet utilise le décadrage pour produire un double effet. Premièrement, ce décadrage met en scène la manière dont la fragmentation nationale de la main d’œuvre globale agit en faveur des intérêts capitalistes mondiaux. Deuxièmement, Moullet recadre intentionnellement la mondialisation comme une extension dans son contemporain, mais finalement aussi dans le nôtre, des processus d’hégémonisation coloniale. D’autre part, la globalisation du système d’exploitation et le consumérisme occidental sont présentés comme des développements inextricables. Les séquences déjà mentionnées ci-dessus concernant les étiquettes trompeuses appliquées sur les boîtes de thon et d’œufs ainsi que les déclarations suggérant la supériorité des bananes antillaises sur celles importées d’Amérique du Sud attestent de ce qu’on pourrait appeler des dé/recadrages marketings. Ces stratégies publicitaires élargissent de manière symbolique l’espace national à des fins financières de rentabilité. Tout comme les gouvernements nationaux, les intérêts commerciaux opposent de manière stratégique et calculée les garde-fous politiques et sociaux nationaux aux réseaux économiques supranationaux. Cependant, comme ce fut le cas durant la période coloniale, le véritable succès de ce recadrage stratégique devient évident une fois que les ouvriers, les syndicats et les consommateurs commencent à croire et à promouvoir eux-mêmes ces mêmes déformations.

La Mondialisation, notre dilemme : prospérité ou travail ?
Dans Genèse d’un repas, Moullet confronte et arbitre plusieurs discours, mais deux approches ressortent plus fortement. Au cœur du phénomène qu’est la mondialisation, Moullet souligne les décalages entre, d’un côté, la poursuite des luttes syndicales traditionnelles menées au nom des droits des travailleurs et, de l’autre, l’affirmation d’un néo-colonialisme dans les échanges économiques internationaux et la distribution des rôles à différents niveaux. Bien qu’on puisse trouver quelques exceptions dans ce schéma narratif, la première moitié du fil tend principalement à se concentrer plus distinctement sur les conditions de travail, les salaires, et les critères de productivité, tandis que, dans la seconde moitié du film, Luc Moullet insiste plus sur les différences socioéconomiques visibles dans le quotidien des ouvriers sénégalais ou équatoriens et celui des salariés français.

Une séquence filmée dans les bureaux syndicaux d’une conserverie en France démontre clairement cette hiérarchie ; un représentant syndical souligne l’impact sur la main d’œuvre française d’une concurrence étrangère de plus en plus déloyale, ce qui, selon lui, accroît le taux de chômage national :

Comme Pêche et Froid est un groupe multinational – Pêche et Froid, c’est aussi Saupiquet et Air Liquide. Ces gens-là qui veulent que le profit ont intérêt à ce que le thon soit fabriqué là-bas, parce que on connaît les conditions de travail et les salaires des travailleurs africains. Et ce thon qui rentre en France, sans taxes, fait une concurrence par rapport à ce qui est produit en France. Donc, pour ce groupe-là, c’est le profit immédiat ; et c’est rentable. Alors demain, nous sommes inquiets car l’inquiétude, forcément, pour l’instant, ça s’aperçoit pas, mais dans les mois et les années qui viennent, on craint que tout le thon qui arrive à l’heure actuelle en France, qui est débarqué à Boulogne ou Concarneau ne soit transformé en Afrique. Et là, c’est l’inquiétude de l’emploi … (30”04-30”45)

Cette intervention a lieu durant une séquence plus longue qui illustre parfaitement la manière dont Moullet utilise le montage pour traduire des revirements discursifs. Nous commençons par écouter trois ouvriers français, deux travaillent sur les chaînes de conditionnement du groupe Pêche et Froid, et le troisième, debout à leur côté, dans le champ de la caméra, est leur représentant syndical. Les deux ouvrières expliquent leurs conditions de travail au quotidien et ce qu’elles souhaiteraient voir amélioré. Cette première partie se conclut avec le représentant syndical qui décrit les transformations de l’emploi en France et dans le monde, maintenant que la concurrence internationale menace non seulement les emplois en France mais aussi parce qu’elle compromet les chances des ouvriers de demander et d’obtenir de meilleures conditions. Un fondu au noir, suivi d’un écran noir prolongé, permettent à Moullet de reformuler pour nous les enjeux fondamentaux de la mise en œuvre de telles pratiques par les multinationales : diviser pour mieux régner avant d’introduire de nouvelles méthodes grâce auxquelles les employés français peuvent tirer profit de cette nouvelle concurrence internationale. Moullet résume pour le spectateur les faits suivants : « Les patrons mettent en concurrence les salariés du monde entier : une grève, et ils expatrient l’usine. Il existe aussi l’inégalité des salaires pour un même travail dans le même pays » (30”49). Après cette transition sans image, Moullet insère une troisième séquence, nous donnant à rencontrer cette fois-ci deux pêcheurs travaillant sur le même bateau à Dakar, un natif du Sénégal et l’autre originaire de Bretagne. Comme dans la première séquence, Moullet leur demande de décrire leurs conditions de travail mais seul le pêcheur breton offre une réponse.

Dans cette séquence en trois volets, Luc Moullet semble s’engager vers des représentations proches de celles promues par le cinéma militant, à savoir la situation précaire des femmes dans le secteur industriel, des syndicats à majorité masculine concentrés sur la question des salaires et luttant pour des conditions plus humaines tout en dénonçant les pratiques communément employées par les grandes sociétés, devenues multinationales, dans le but de saboter la politique syndicale et de fragiliser l’emploi. En choisissant de juxtaposer ainsi ces trois parcours/expériences, le recadrage national d’un système d’exploitation économique révèle progressivement l’intention de Moullet de recadrer l’ampleur de l’exploitation et d’y inclure toute forme de discrimination – ce qui, dans ce cas précis, comprend les structures hégémoniques coloniales, rendues évidentes par l’inégalité des droits concédés aux deux pêcheurs de Dakar.

Il est important de noter, de plus, que la composition visuelle de chaque image n’a pas pour but de reproduire ce que le cinéaste est en train de nous dire. La mise en scène nous révèle des informations supplémentaires qui précisent et poussent plus loin encore l’argument développé par la voix-off et le montage de la séquence. Ainsi, dans la première image, les deux femmes, assises, laissent leur représentant syndical parler pour elles, debout lui. Sur le tableau noir, dans l’arrière-plan, nous pouvons lire une série de chiffres et formules qui sont peut-être censés offrir une explication rationnelle de l’exploitation de la main d’œuvre en France et légitimer la politique des syndicats, mais qui restent au final bien obscurs. La seconde image laisse également à voir une hiérarchie implicite entre les deux hommes. Seul le pêcheur breton à droite répond aux questions de Moullet tandis que son collègue sénégalais, à gauche de l’écran, reste silencieux, assis en retrait. Leurs postures respectives signalent clairement, bien que tacitement, les rapports de pouvoir entre les deux populations, sénégalaise et française, et groupes ethniques, noirs et blancs. Pour ces raisons, cette scène courte saisit parfaitement l’un des renversements centraux au film, autant dans sa relation au cinéma militant encore en vigueur quelques années auparavant que dans son traitement des conséquences géopolitiques de la mondialisation en cours.

En 1968, le cinéma prenait pour objet central le sort des ouvriers français et immigrés dans les usines de la métropole. Depuis les années 1970, les cinéastes ont très souvent pris leurs caméras hors des frontières nationales avec l’intention de comparer les conditions de travail mais aussi d’illustrer les manières dont le capitalisme bénéficie des échanges transnationaux et peut ainsi capitaliser sur les disparités nationales pour redéfinir les droits des travailleurs à son propre avantage. Dans la séquence suivante, Moullet détaille les inégalités auxquelles les pêcheurs « noirs » et « blancs » doivent faire face dans la capitale Dakar. Alors que les premiers sont chez eux, ils travaillent, certes, mais continuent de vivre dans des conditions très précaires, les seconds, expatriés français, profitent de salaires supérieurs à ceux versés dans la métropole pour vivre comme des rois au Sénégal (32”15).

A ce moment de la séquence, la voix-off et les images vont à l’encontre du récit « français ». Aucun point de vue ne s’impose comme référence dominante dans Genèse d’un repas. Tout comme les chaînes de production filmées dans les premières minutes du film, la caméra adopte un point de vue multidirectionnel qui permet à Moullet de jeter le spectateur dans diverses perspectives. Cette séquence que je viens de décrire rend particulièrement évidente la racialisation du lieu de travail mondialisé et la convergence des schèmes coloniaux et de ceux régissant les marchés et partenariats mondiaux. Le premier plan adopte donc le point de vue en plongée des pêcheurs bretons qui regardent les employés sénégalais, sur le pont inférieur – une métaphore spatiale fortuite des hiérarchies sociales. Les différences qui émergent entre les images et les témoignages accentuent l’ironie de la scène à laquelle nous assistons dans la mesure où ce sont les ouvriers français qui se révèlent être les plus paresseux devant le labeur, protégés par leur statut et le code du travail. Bien que les inégalités se creusent entre les deux groupes, Moullet explique que les ouvriers français se plaignent que leurs collègues « noirs » « travaillent peu et mal ». Cependant, la caméra nous montre une image contraire, puisque ce sont les sénégalais qui soulèvent de grosses pièces lourdes pendant que les Français se détendent sur le pont supérieur. A ce moment, la voix off répète quelques mots, qui semblent alors manquer de valeur : « ”Nous devons tout faire”, confient les Français. »

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Tensions raciales sur un bateau de pêche au large de Dakar.

D’autres séquences dans le film manifestent ce décalage ironique entre la perception que les employés français ont de leur contribution et celle fournie par leurs confrères du Sud. Le recours au montage parallèle, ici entre pêcheurs sénégalais et français, ou entre ouvrières françaises et ouvrières sénégalaises, ou encore entre dockers français et dockers équatoriens, relativise – voir ridiculise – les plaintes répétées des Français sur la pénibilité physique de leur travail, la discipline oppressante de leurs employeurs, ou l’exploitation dont ils seraient victimes. En effet, les témoignages des dockers français sur leur mal de dos chronique – nous les voyons surveiller à distance un tapis roulant mécanique convoyer les caisses de bananes – perdent de leur force lorsque nous découvrons les porteurs de bananes équatoriens, de tous âges, charger et décharger les cales des bateaux en courant. Si les images traduisent clairement les différences de condition, la vision française y apparaît déformée, déconnectée et nombriliste. La véracité de ces revendications n’est certes pas mise en doute, mais les juxtapositions et superpositions qui caractérisent le montage audio-visuel de Moullet relativisent fortement les conditions décrites par les Français et suggèrent ce que le cinéaste finira par énoncer clairement plus tard, à savoir que la reproduction à perpétuité de ce système repose sur la position assumée de chacun à différents niveaux : chacun y participe pour différentes raisons qui sont toutes essentielles, soit il/elle souhaite améliorer ses conditions de vie (l’ouvrier/ère français/e), soit il/elle a besoin d’un emploi pour nourrir sa famille (l’ouvrier/ère dans les pays du Tiers Monde ou du Sud), soit ils/elles cherchent à minimiser les coûts de production (les intérêts financiers multinationaux). Ils participent ainsi tous à un système bien huilé, dont le fonctionnement dépend des inégalités sociales et économiques, non seulement pour promouvoir le développement et la prospérité de tous mais aussi pour produire le maximum de revenus pour ceux qui le gouvernent.

Dans la scène filmée sur le bateau, cependant, Luc Moullet se prête à une petite expérimentation technique qui met en abyme la position singulière des ouvriers occidentaux dans cette machine infernale. Moullet utilise le négatif du film, ce qui lui permet d’inverser les couleurs de peau et de replacer symboliquement les hommes « blancs » au travail. Il trouve ainsi la parfaite solution pour simultanément neutraliser et intensifier les tensions raciales exprimées dans la séquence par les deux partis. En effet, les deux ouvriers dont les silhouettes sont à peine reconnaissables sont désormais blanchis, malgré le fait qu’ils sont sénégalais. Nous entendons alors la voix de Moullet : « Les Blancs semblent souhaiter une inversion de la quantité de travail que seul le film peut offrir » (33”00-33”11).

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Moullet utilise le négatif du film, ce qui lui permet d’inverser les couleurs de peau et de replacer symboliquement les hommes « blancs » au travail.

Ses mots font écho à d’autres allusions prononcées dans le film sur la relocalisation des emplois hors de France dans des pays offrant une main d’œuvre meilleur marché, une pratique communément choisie par les entreprises et facteur aggravant du chômage. Ici, les effets visuels choisis par Moullet rappellent la célèbre analyse de Frantz Fanon dans Peau noire, Masque blanc (1952), dans laquelle l’intellectuel martiniquais présentait ce qu’il percevait comme la manifestation d’un complexe postcolonial qui affecterait tout sujet noir vivant dans une société à majorité blanche. L’expérience coloniale, cependant, est ici volontairement recadrée par Moullet dans le contexte postmoderne de la mondialisation. A l’heure où les entreprises cherchent à amasser un maximum de profits en réduisant le coût de la main d’œuvre, les emplois se font de plus en plus rares en France alors même qu’ils réapparaissent, après avoir été dévalorisés néanmoins, dans le monde décolonisé. Les avantages sociaux acquis par les ouvriers français au fil des années s’avèrent donc désormais être un handicap maintenant que les producteurs du passé sont devenus les principaux consommateurs d’aujourd’hui. En manipulant la surface et la matérialité de sa pellicule, Moullet suggère que la mondialisation superpose en fait un deuxième complexe sur celui déjà décrit par Fanon au début des années 1950. Cette fois-ci, les ouvriers occidentaux souffrent aussi d’un complexe similaire, bien qu’inversé, à cause de la mondialisation qui les pousse dans une impasse où la prospérité du consommateur occidental ne peut se développer qu’aux dépens de l’ouvrier occidental. Celui-ci se voit ainsi de plus en plus forcé à renoncer à ses acquis sociaux et à se retrouver envieux du travail offert aux ouvriers exploités des pays du Sud. En d’autres termes, ils se voient désormais dans une position d’envie vis-à-vis de leurs collègues noirs, alors même qu’ils refusent la dépréciation sociale que leur impose les entreprises. En aparté, un pêcheur blanc confie à Moullet une devise qu’il partage avec ses compatriotes : « Quand tout est noir, y’a plus d’espoir! » (32”58).

En présentant la mondialisation de l’économie française comme une extension économique du colonialisme, Luc Moullet reprend les discours tiers-mondistes des années 1970 autant qu’il anticipe le mouvement altermondialiste né dans les dernières années du 20ème siècle et son rejet de la dette imposée aux pays du Sud par le FMI, l’OMC et la Banque Mondiale. Avec le slogan, « un nouveau monde est possible », ATTAC et les autres groupes appartenant à la mouvance altermondialiste affirment en effet un monde dans lequel le local et le mondial sont inévitablement liés. Contrairement aux premières résistances à la globalisation du capitalisme, le mouvement altermondialiste reconnaît et accepte cette interconnectivité des sociétés humaines. Opposés à la suffocation financière que les institutions économiques supranationales et les grands conglomérats imposent systématiquement aux pays et aux individus les plus pauvres, cette mouvance réaffirme la justice sociale, environnementale et humaine. Cependant, si Genèse d’un repas préfigure l’accent mis une vingtaine d’années plus tard sur le travail immatériel, les marques et le consumérisme, dans le film, les multinationales sont mentionnées mais en aucun cas prises comme cibles directes de la critique formulée par Moullet. Il faudra attendre quelques années après la sortie de Genèse d’un repas pour commencer à voir se matérialiser une diabolisation discursive de la multinationale. Des films comme Ananas Connection (1984) d’Amos Gitaï ou, plus récemment, The Corporation (2003) de Mark Ashbar et Jennifer Abbott ont ainsi dénoncé les actions destructrices de l’industrie agro-alimentaire dans son ensemble et la dangerosité d’un nouvel ethos incarné par l’entreprise multinationale depuis les années 1970-80.

La chaîne de montage tourne toujours, mais elle se rallonge !

Au lieu de diaboliser la marque, ce que Moullet aurait facilement pu faire si l’on considère que la grande majorité des images enregistrées en Équateur font implicitement référence au monopole de United/Standard Fruit ainsi qu’à l’hégémonie des labels Chiquita et Bonita sur les bananes exportées par l’Équateur, le cinéaste préfère se concentrer sur les « chaînes » invisibles qui éloignent de plus en plus les producteurs de leurs consommateurs pendant que les grosses multinationales chassent toujours plus les profits financiers.

Les subventions accordées par le CNC (Centre National du Cinéma) ont aidé Moullet à assurer les coûts engendrés par des tournages au Sénégal et en Équateur. On peut noter que ce système de financement, l’avance sur recette, typique de la France, est partiellement assuré grâce aux revenus générés non seulement par les films français mais aussi par les productions étrangères projetés dans les cinémas français. Pour revenir aux « chaînes » que le film démantèle rhétoriquement, il est important d’observer qu’à cet égard, Moullet emprunte initialement aux pratiques du cinéma militant. Lorsqu’il visite une conserverie de thon au Sénégal, un plan capture parfaitement la complexité de la chaîne de montage, véritable colonne vertébrale multidirectionnelle déployée sur plusieurs étages : un assemblage gigantesque de courroies métalliques et chaînes de distribution remplissent l’écran. La voix de Luc Moullet explique :

Notre effort pour comprendre l’ingéniosité de la chaîne, et le pittoresque de son côté joué dans la chaîne de montage des boîtes de thon ou dans la quatrième chaîne de la banane, le conditionnement à Rungis pour les supermarchés, tend à nous faire oublier la cruauté de ce travail qui engloutit la plus grande part de la vie de centaines de millions d’hommes (12”15-12”30).

Les modèles fordistes et tayloristes dénoncés par le cinéma militant, incarnations de la fragmentation et de l’aliénation de la chaîne de production, se transforment dans Genèse d’un repas en un réseau complexe de mécanismes locaux, régionaux, nationaux et internationaux.

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L’ingéniosité pittoresque de la chaîne de montage

En se focalisant sur trois produits spécifiques, Moullet peut multiplier les chaînes de production décrites. Au début du film, le cinéaste décrit en détails le processus de production de chacun de ces produits et l’enchaînement – reproduit d’ailleurs parfaitement par le montage de cette séquence – de ces différents tapis et filières d’acheminement :

Quant à l’œuf, il passe par deux chaînes de production. Premièrement : la ponte. Deuxièmement : l’emballage. Après la mire où on les trie, les œufs sont classés en 5 catégories de poids. Si un œuf est moins lourd que le poids prévu sur l’une des cinq bascules, il glisse à droite vers les autres bascules. S’il est plus lourd, il descend dans le couloir juste en-dessous. C’est une chaîne bien conçue, la seule du film où les travailleurs changent de poste, ce qui évite la monotonie d’une vie entière passée à faire le même geste. Le thon parcourt deux chaînes. Ici, la mise en boîte à Dakar. Notre effort pour comprendre l’ingéniosité de la chaîne et le pittoresque de son côté jouet dans la chaîne de montage des boîtes de thon ou dans la quatrième chaîne de la banane : le conditionnement à Rungis pour les supermarchés. […] Ici troisième chaîne : pointage des colis à Dieppe. […] On installe un dispositif à bord du bateau. Il conduira les bananes jusqu’au centre de tri, grâce à un tapis roulant aérien. De là, elles vont au train, ou encore au camion. […] Pour trouver l’origine de ma banane, au goût exquis, j’ai dû aller en Amérique du Sud, à Machala, Équateur, où se trouve la deuxième chaîne, embarquement pour Dieppe. Tout près, la première chaîne, ou corte (10”40-14”).

Chaque étape sera revisitée plus longuement et élaborée pendant le reste du film, des différents points de vue d’ouvriers, de syndicats, ou de directeurs, eux-mêmes rencontrés en France, au Sénégal et en Équateur. Nous apprenons plus tard, par exemple, que la mécanisation des docks de Dieppe est responsable de la perte des emplois ou encore qu’un employé à Dakar peut désormais utiliser la belle machine à fabriquer des boîtes de conserve. Mais, le plus important, c’est que l’expansion narrative de ces processus de production déployés sur plusieurs niveaux tout au long du film révèle deux autres chaînes qui ne peuvent pas être ignorées : premièrement, les structures d’exploitation qui réduisent les coûts et qui boostent les profits, et deuxièmement, les déchets qui en résultent et qui, en 1978, n’avaient pas encore attiré l’attention dont ils font aujourd’hui l’objet. Ces différents processus ne sont pas présentés de manière linéaire.

Genèse d’un repas déploie méticuleusement tous les liens en montant les entretiens individuels et les images glanées dans divers lieux géographiques en une mosaïque dialogique. Les structures d’exploitation peuvent soit se répéter de manières similaires sur les trois filières ou varier d’un pays à l’autre. En Équateur, une forme d’exploitation inquiétante est celle du travail des enfants. Bien que le film ne fasse aucun jugement moral explicite sur cette question, nous pouvons en voir plusieurs exemples dans différents plans filmés à Machala. Des adolescents pèsent des régimes de bananes, lavent à la main les bananes encore vertes, collent les étiquettes sur les fruits prêts à passer à l’étape suivante, ou, comme l’explique Anselmo Loyola, un jeune ouvrier dans une plantation, ils rejoignent les dockers parfois dès l’âge de 11 ans (1’42”58). Lui-même a commencé à travailler huit heures par jour quand il avait 8 ans. Après son travail, vers 18h, il prend des cours de 19h à 23h. Au Sénégal, l’exploitation est une conséquence directe de l’ancien ordre colonial : les salaires sont plus bas pour les pêcheurs sénégalais que pour les expatriés français recrutés en Bretagne. Bien que les transports publics sénégalais ne soient pas réputés pour leur ponctualité et leurs nombreux retards, les femmes voyagent parfois pendants des heures matin et soir depuis les villages où elles résident, certaines se voient refoulées à leur arrivée à la conserverie car elles n’ont pas pu pointé à l’heure juste. Dans l’ensemble, les disparités de salaires sont plus ou moins tolérées, et finissent par être acceptées compte tenu du taux de chômage relativement élevé à Dakar, ce qu’un pêcheur sénégalais confirme devant la caméra. Pour ceux qui se retrouvent au chômage, un autre système d’exploitation les attend : la corruption locale.

De manière plus insidieuse, la monoculture a un effet néfaste sur les économies et les populations locales. De vastes surfaces passent aux mains d’entreprises étrangères qui y produisent en masse un seul produit, la banane en Équateur, les cacahuètes au Sénégal, et ainsi de suite, ce qui aggrave les famines locales, la pauvreté et présente des menaces sérieuses pour la santé des résidents locaux, tout cela pour assurer la satisfaction des consommateurs occidentaux. Moullet fait mention en passant du fait que les Sénégalais n’aiment d’ailleurs pas vraiment le thon et que les Équatoriens mangent peu de bananes. Un pêcheur sénégalais explique qu’il y a encore peu, la population locale préférait vendre le thon trois fois rien plutôt que d’en manger ; personne ne savait comment le cuisiner. Pourtant, une fois qu’il est devenu plus facile de trouver du thon, les gens ont commencé à apprendre à le préparer et en mangent désormais plus volontiers (1’00”06). Bien que les problèmes causés par les pratiques monoculturales ne soient pas plus longuement développés dans le film, ils sont devenus un sujet de discussion majeur dans nombre de films réalisés depuis le début des années 2000. Relayant les appels de militants français, indiens et brésiliens, les films Solution locales pour un désordre mondial (Coline Serreau, 2010, France), Le monde selon Monsanto (Marie-Monique Robin, 2008, France) et King Corn (Aaron Wolf, 2007, E-U) pour n’en citer que quelques-uns, nous ont donné à voir les dégâts de la monoculture intensive sur les sociétés, l’agriculture locale et l’environnement aux quatre coins de la planète.

Un troisième thème, largement sous-développé dans le film, concerne les déchets générés par les diverses filières alimentaires. Vers la fin du documentaire, Luc Moullet adopte un ton légèrement plus accusateur lorsqu’il commente, en voix-off, les images de montagnes de bananes jetées à quelques mètres de personnes mourant de faim. Pour Moullet, jeter « 30% des bananes » récoltées est une « absurdité du système » (1’23”45). Comme la production et la distribution, une chaîne de déchets assure le tri et la décomposition méthodiques de ceux-ci en plusieurs étapes. Les bananes sont triées non pas une mais deux fois, celles qui ne sont pas conformes au poids et aux mesures attendus sont jetées, tout comme les œufs pendant la phase de conditionnement, décrite plus haut. L’ironie veut que ce processus soit plus rigoureux en Équateur que dans les pays concurrents directs, la Guadeloupe et la Martinique, dont les bananes sont régulièrement louées pour leur qualité supérieure par les épiciers, grossistes et consommateurs français à plusieurs reprises dans le film (1’24”26). Un ouvrier confie à Moullet qu’« à certaines occasions, ils ont jeté jusqu’à 600 caisses », simplement parce que ces bananes ne passaient pas les critères de qualité des consommateurs occidentaux. Ces images de bananes parfaitement mangeables données au bétail ou venant échouer sur les côtes aux côtés de déchets matériels soulèvent d’importantes questions sur l’impact de la prospérité occidentale, surtout lorsque plusieurs infirmières, ouvriers et entrepreneurs locaux mettent en garde sur les dangers sanitaires et les maladies associées à un régime alimentaire carencé et au mauvais assainissement des eaux locales. C’est la même chose au Sénégal avec le poisson, où les pêcheurs sont forcés de rejeter à la mer la friture.

Là où le cinéma militant se concentrait principalement sur les conditions locales et l’émancipation des ouvriers par le biais de grèves et d’une meilleure organisation politique, Genèse d’un repas choisit de mettre en exergue les effets du capitalisme mondial sur l’unification politique des classes ouvrières et la déshumanisation de la production et de la consommation. Dans un entretien plus récent, donné à l’occasion d’une rétrospective de sa carrière, Luc Moullet justifiait la distance qu’il a choisie de prendre vis-à-vis du cinéma militant depuis les années 1960 :

A la suite de Mai 68, les films militants fleurissaient, mais ils manquaient souvent de précision : ils parlaient d’oppression et de conflits sans retourner à la source, le travail. C’est la raison pour laquelle je suis allé en Amérique du Sud, en Afrique et en Picardie pour voir comment ça se passait réellement, sans idées préconçues. J’ai suivi la filière de fabrication d’un certain nombre de produits, j’ai vu les conditions de travail des salariés, les conditions de vie et d’élevage des animaux. C’était un travail d’enquête passionnant, d’autant que personne encore n’était jamais allé tourner en Équateur ou au Sénégal pour se pencher sur l’économie de la banane ou du thon. Le film était donc en avance par rapport à tous ces documentaires sur l’alimentation qu’on voit aujourd’hui sur les écrans, et en retard par rapport à toute une littérature  sur la question : les écrits de René Dumont, par exemple6.

Cette déclaration rétrospective souligne avec tact le regard obsessif et quelque peu étroit du cinéma militant, qui a fait de la prise de parole politique des ouvriers un événement cinématographique. En d’autres termes, et selon Moullet, l’abstraction théorique de ce dernier a détourné ses collègues cinéastes de l’étendue réelle du problème. Il concède dans la même bouffée d’air qu’il a lui-même échoué à intégrer les enjeux écologiques de son temps dans son travail.

Depuis les années 1990, l’impérialisme américain et la culture d’entreprise ont été accusés de tous les maux sociaux et environnementaux possibles, une position qui a permis aux cinéastes d’éviter de confronter les effets persistants des pratiques coloniales françaises en Afrique ainsi que la persistance d’inégalités économiques outre-mer. On peut par exemple mentionner ici les conflits sociaux qui ont opposé en 2009-2010 la population guadeloupéenne et martiniquaise aux dynasties, venues de métropole il y a plusieurs générations, aujourd’hui à la tête des monopoles financiers et commerciaux sur les îles. Si en 1978, les dérivés et marchandises virtuelles ne s’étaient pas encore imposées sur les marchés mondiaux et sur les tableaux de courtage en bourse, comme c’est le cas aujourd’hui, on peut néanmoins discerner dans l’accent que met Moullet sur la chaîne de montage, le mécanisme le plus fondamental du système capitaliste, le signe d’un effort certain de démystifier la dimension obscure du capitalisme mondial. C’est d’ailleurs ce sur quoi les détracteurs de ce dernier se sont concentrés depuis une vingtaine d’années pour démontrer l’inéluctabilité présumée du néolibéralisme. À l’heure où la production industrielle commençait à ralentir en Europe et en Amérique du Nord, Genèse d’un repas offrait ainsi dès 1978 quelques clés pour comprendre le redistribution mondiale des rôles économiques. La production a été progressivement relocalisée dans ce que l’on appelait alors le Tiers-Monde, rebaptisé aujourd’hui le Sud, pendant que les populations occidentales étaient de plus en plus réduites à un rôle de consommateurs de biens manufacturés dans des pays où la main d’œuvre n’avait pas encore pu revendiquer, affirmer et défendre ses droits sociaux fondamentaux.

Pour conclure : Cartographie d’un consommateur, Politique d’un cinéaste

Je conclurai ici cette analyse du film Genèse d’un repas en me concentrant plus précisément sur un second renversement – le premier concernant le recadrage dialectique de la mondialisation dans les structures colonialistes du passé. Cette deuxième intervention critique, centrale à l’engagement de Moullet, consiste à responsabiliser le consommateur et opérer un repositionnement subjectif du cinéaste au sein de la politique documentaire.

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Luc Moullet dans les rues de Dakar

Incorporer les spectateurs dans la chaîne de production et la centralité de leur rôle en tant que consommateurs dans le processus d’évaluation monétaire et critique marque un changement de direction par rapport à la démarche plus traditionnellement associée au cinéma militant. La structure sinueuse du récit, guidée par les enchevêtrements économiques, politiques et géographiques laisse le spectateur/consommateur largement conscient des injustices profondes qui garantissent la viabilité du système. Dans le même temps, elle efface la frontière qui traditionnellement distinguait exploités et exploitants. En tant que consommateurs, les spectateurs font inévitablement partie du système critiqué par le film. A peu près à moitié du film, Luc Moullet adresse directement les spectateurs français après avoir brièvement attaqué le consumérisme comme dernière manifestation de ce système d’exploitation :

Les Français bénéficient du chantage sur les salaires pratiqués dans le thon : en achetant à bas prix les produits du Tiers Monde, ils lui volent un pouvoir d’achat élevé qu’ils gaspillent. Tous profitent : exploiteurs ou exploités, riches ou pauvres. Toi, spectateur, tu profites; et moi aussi! Mais notre gros pouvoir d’achat nous sert-il ? (55”47-56”11)

Pendant que nous l’écoutons nous interpeller ainsi, des images d’immeubles homogénéisés et de Français faisant leurs courses sur les marchés ou passant à la caisse de supermarchés encadrent un plan rapide de fermiers équatoriens traversant une plantation de bananes en courant, des caisses sur leurs dos. Cette courte parenthèse dirigée vers les spectateurs au beau milieu du film a deux objectifs : elle condense la structure générale du film – la main d’œuvre étrangère sert les intérêts des consommateurs occidentaux, et les ouvriers, en leur permettant d’acheter des aliments bon marché et de maintenir un train de vie confortable; elle attire également l’attention sur les effets paradoxalement néfastes de cette plus grande affluence sur la santé. Juste après, un expert, le sociologue français Philippe D’Iribarne, explique que les habitudes alimentaires occidentales sont à l’origine de nouvelles maladies, de la même manière que la pauvreté est source de carences et d’affections physiques. En outre, comme la partenaire de Moullet le montre, sans aucun complexe, face à la caméra, sans les biens importés de l’étranger, les consommateurs occidentaux se retrouveraient complètement démunis, nus (1’46”20-1’47”27). C’est donc cette impasse dans laquelle se retrouvent les consommateurs/producteurs – en France, mais aussi dans tout pays affecté par les délocalisations – autant que le cinéaste militant lui-même que cherche à mettre clairement en lumière Genèse d’un repas.

Cependant, plutôt que de se montrer condescendant et moralisateur, Luc Moullet conclut sur sa propre hypocrisie, mettant en question la nature (si ce n’est la possibilité même) de l’engagement dans un système aussi totalisant, et donc inéluctable. Cette réflexivité anticipe aussi, dans une large mesure, les représentations plus récentes de la mondialisation et du capitalisme néo-libéral insistant sur sa dimension globale. En incarnant cette position ambivalente du sujet occidental, Moullet modifie la mission didactique du cinéma militant définie dans les années 1960. Genèse d’un repas cherche plus à utiliser la force énonciatrice du documentaire pour réfléchir aux nouvelles références informant notre monde en cours de globalisation qu’à exposer les courants idéologiques sous-tendant les représentations cinématographiques traditionnelles – ce que faisait le cinéma militant. Les conclusions que propose Luc Moullet en voix-off à la fin du film mettent en question sa position problématique de cinéaste français et le dilemme éthique plus général auquel il doit faire face puisque son enquête reproduit les structures et les inégalités sociales et économiques qu’il cherche précisément à dénoncer :

Même notre film participe à l’exploitation. Mes techniciens réclamèrent le seul hôtel de Machata à eau chaude, enrichissant ainsi un peu plus son propriétaire, un bananier bien nanti. Notre chauffeur était résigné à nous attendre des heures. Mon budget étant limité, je payais 50 francs les interviews dans le Tiers Monde et 120 francs en France. Mais, moi, je peux tirer du film un bénéfice moral, et peut-être même matériel. Obsédé par mon film et la portée que je lui supposais, j’oubliais l’action immédiate que je pouvais avoir. Je préférais la fuite tant on ressent à Dakar la honte d’être français. Je marchais au milieu des rues les plus désertes pour éviter les rencontres alors que j’aurais dû les rechercher. Beaucoup dorment dehors, mais je laissais vide l’autre lit dans ma chambre craignant qu’on me vole ma subvention cachée sous mon oreiller. Et pour choisir mes images, je me trouvais ressembler aux surveillants des conserveries comme si la connaissance n’était qu’une forme subtile de l’exploitation (1’49”50-1’51”45).

Avec cette liste d’incohérences entre le projet critique qu’il poursuit et la réalité matérielle du film et celle de ses actions et de celles de ses techniciens, Luc Moullet met en abyme l’impasse éthique qui pourrait être l’essence et la force de la pratique documentaire.

Pourtant, contrairement aux tentatives du passées qui cherchaient à subvertir la teneur idéologique du cinéma par des moyens théoriques et esthétiques, Moullet ne vise pas la nature séductrice de l’image cinématographique telle qu’elle se diffuse à travers le récit et la technologie. Bien que Genèse d’un repas cristallise, selon moi, les idées et représentations centrales à l’altérité poursuivie par les mouvements altermondialistes, l’examen que mène Moullet de sa propre pratique à la fin de son film produit une fusion du cinéaste avec tous les personnages et rôles qu’il a endossés tout au long de son film : porte-parole, consommateur, producteur, colon, contremaître, exploité, exploitant, et bien d’autres. En modérant l’exploitation régissant les interactions humaines au sein du système néolibéral, Luc Moullet devient une incarnation de « l’esthétique d’une cartographie cognitive » définie par Fredric Jameson7. Le documentaire devient, par conséquent, le moyen par lequel le cinéaste, en tant qu’ « individu-sujet » négocie une nouvelle place dans le système global et l’énorme et complexe dialectique représentationnelle pour paraphraser la définition que propose Jameson de cette cartographie cognitive.

Une esthétique de la cartographie cognitive – une culture politique et pédagogique qui chercher à investir l’individu-sujet d’une expérience et conscience plus grande de sa position dans le système global – devra nécessairement respecter cette dialectique représentationnelle énorme et complexe et inventer de nouvelles formes afin de lui faire justice. Ce n’est donc clairement pas un appel à un retour à une quelconque machine archaïque, un vieil espace national transparent, ou une quelconque perspective traditionnelle et rassurante ou un îlot mimétique […] » (Jameson 1991 : 54)8.

On peut voir l’esquisse d’une matérialisation des espoirs de Jameson pour un nouvel art politique dans Genèse de repas. Moullet explore le potentiel politique et éthique du mode documentaire, d’une manière qui s’accorde avec ce que Jameson envisage pour le « nouvel art politique ».

C’est un mode de représentation qui saisit [l‘espace monde du capital multinational], dans lequel nous pouvons peut-être commencer à saisir notre position en tant que sujet individuel et collectif et regagner la capacité d’agir et de lutter qui est à présent neutralisée par la confusion spatiale et sociale qui nous entoure (Jameson 1991 : 54)9.

En allant vers le Sud, Moullet ne trouve pas seulement le travail qui était selon lui source d’exploitation ; il entreprend également un repositionnement géographique, social, et politique du cinéaste en tant que citoyen dans le monde, un rôle que nombre de documentaristes ont volontiers endossé depuis le début des années 2000. A cet égard, le documentaire de Luc Moullet examine des questions similaires à celles dont Michael Chanan s’est récemment emparé dans sa discussion de la « géographie cognitive » du cinéma documentaire » (Chanan 2010 : 149)10.

L’intention de Genèse d’un repas se rapproche de ce que Chanan exige de la pratique documentaire, à savoir la production d’une histoire critique, différenciée et équivalente quelle que soit son point d’origine. Chanan exige la « production d’une histoire critique » et d’une « géographie cognitive qui réponde aux différentes coordonnées (différentes et non opposées), avant tout, ce qui veut dire être critique de l’historiographie dominante, telle qu’elle a été générée par les pays du Nord et imposée aux pays du Sud » (Chanan 2010 : 152)11. Le documentaire de Moullet déconstruit les approches totalisantes. Selon la classification proposée par Chanan, le film de Moullet reflèterait encore trop le point de vue asymétrique d’un regard occidental. Bien que la réflexion intellectuelle qui oriente Genèse d’un repas soit vraiment le produit d’une rencontre dialogique entre Moullet, les nombreuses personnes qu’il interroge et filme, et les spectateurs, c’est Moullet qui tient la caméra et est en charge du montage. Cependant, il faut reconnaître que le film met à jour un angle mort dans l’appel de Chanan pour de nouvelles géographies cognitives dans la pratique documentaire contemporaine, de plus en plus mondialisée elle aussi. Chanan reste concentré sur le « retour d’un regard exotique » comme « coordonnée » systématiquement marginalisée dans l’histoire du documentaire (Chanan 2010 : 152). Genèse d’un repas ajoute une coordonnée supplémentaire, qui a été tout autant écartée des examens critiques, une coordonnée selon laquelle ceux qui ont jusqu’à présent tenu la caméra la retournent sur leur propre hypocrisie afin de la confronter.

Avec Genèse d’un repas, documentaire lucide sur la mondialisation de notre économie et la nature métamorphique des intérêts coloniaux et impérialistes, Luc Moullet vise juste et identifie les insuffisances des vieux modèles et formes favorisés par le cinéma militant à dénoncer la multipolarité du système global actuel et à admettre la nécessité de reconnaître l’investissement personnel et subjectif du cinéaste dans chacun de ses projets. Depuis ses premiers films, Moullet a toujours situé les contraintes budgétaires de ses films au coeur même de ses préoccupations esthétiques; il a d’ailleurs confié à Sally Shafto s’être efforcé de rejeter les divisions systématiques entre vision artistique et expertise financière :

Quand j’ai voulu produire mon premier long métrage, je n’avais pas d’argent. J’ai donc été forcé de repenser le système économique de production. Finalement, c’est quelque chose de fascinant. On pense généralement que la dimension économique du cinéma est une corvée pour un cinéaste, et que ça va à l’encontre de sa ‘vocation’. Moi, je pense que les questions financières sont trop importantes pour être confiées aux financiers (Shafto 2009)12.

Le modeste budget de Genèse d’un repas transparaît dans les génériques de début et de fin, écrits à la main mais aussi dans la caractère artisanal du film, notamment des scènes quotidiennes, comme celle du déjeuner, filmées avec sa partenaire Antonietta Pizzorno. A la fin du film, les éléments esthétiques et économiques du cinéma documentaire se fondent avec une troisième « corvée », la responsabilité éthique du cinéaste, laquelle est aussi intégrale à la « vocation » du documentariste de la fin du 20ème siècle et du 21ème siècle. Préfigurant les manifestations altermondialistes/anti-globalisation, le film de Luc Moullet dénonce avec grande efficacité l’inextricable triangulation néo-libérale entre le travail, la consommation et la citoyenneté. En dépit de sa date de production, Genèse d’un repas livre une critique beaucoup plus radicale des pratiques néo-libérales en France que celle formulée dans la récente vague de documentaires sur le sujet. Les récents mouvements qui ont convergé sur Seattle, Porto Alegre, ou Mumbai ont plébiscité l’idée d’une vaste société sans frontières, mais ils tendent à jeter entière responsabilité sur la soif financière du néolibéralisme, condamnant le mépris des entreprises pour le bien-être humain et la justice sociale tout en minimisant la complaisance des gouvernements locaux et nationaux. Depuis une quarantaine d’années, Genèse d’un repas continue d’alimenter le débat dans les ciné-clubs et les festivals politiques. Son propos résonne haut et fort avec les revendications contemporaines à l’écran, mais aussi dans la rue, et cela participe certainement à la longévité du succès, certes modeste, mais constamment renouvelée, de ce film.

Ce texte est une traduction, par l’auteur, d’un article initialement publié en septembre 2012 en anglais dans la revue américaine Jump Cut : A Review of Contemporary Media, la version originale de cet article est disponible sur le site de la revue, http://www.ejumpcut.org/archive/jc54.2012/evrardMoullet/

BIBLIOGRAPHIE

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Rosenbaum, Jonathan. « A la recherche de Luc Moullet : 25 propositions », July 2009, (initially published in Film Comment, November-December, 1977), now available at jonathanrosenbaum.com, http://www.jonathanrosenbaum.com/?p=16246
—-. « Moullet retrouvé » May 3, 2009, Available at jonathanrosenbaum.com, http://www.jonathanrosenbaum.com/?p=16298

Shafto, Sally. « Luc Moullet’s Food Lessons : Origins of a Meal », Gastronomica, 10, 3, (Summer 2010), 93-96.
—-. « Luc Moullet, a Bootleg Filmmaker at the Centre Pompidou », Senses of Cinema, 57, (2009).

Smith, Alison. French Cinema in the 1970s : The Echoes of May. Manchester : Manchester University Press, 2005.

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  1. Sally Shafto, « Luc Moullet’s Food Lessons : Origins of a Meal », Gastronomica, 10, 3, (Summer 2010), 93-96. []
  2. Gérard Courant, « Entretien avec Luc Moullet, » Cinéma 80, 255, http://www.gerardcourant.com/index.php?t=ecrits&e=147 []
  3. Ibid. []
  4. Dans le contexte de cette analyse, j’ai choisi de traduire le concept « misframing-s » introduit par Fraser avec deux termes français selon l’intention observée, décadrage et recadrage. []
  5. Il s’agit de ma traduction française du texte de Fraser et non d’une traduction officielle. []
  6. Mathilde Botière, « Entretien avec Luc Moullet », Télérama, (13 janvier 2010), http://www.telerama.fr/cinema/luc-moullet-j-aime-la-maniere-dont-mon-frere-assez-primitif-de-nature-decoupe-son-steak,51511.php []
  7. Fredric Jameson, Postmodernism or, The Cultural Logic of Late Capitalism, Durham : Duke University Press, 1991. []
  8. Ceci est ma traduction et non la tradition officielle de Jameson. Le texte original est le suivant : « An esthetic of cognitive mapping – a pedagogical political culture which seeks to endow the individual subject with some new heightened sense of its place in the global system – will necessarily have to respect this now enormously complex representational dialectic and invent radically new forms in order to do it justice. This is not then, clearly, a call for a return to some older kind of machinery, some older and more transparent national space, or some more traditional and reassuring perspectival or mimetic enclave […] » (Jameson 1991 : 54 []
  9. Ibid., 54. Voici la citation originale en anglais : « the new political art will have to hold to the truth of postmodernism, that is to say, to its fundamental object – the world space of multinational capital – at the same time at which it achieves a breakthrough to some as yet unimaginable new mode of representing this last, in which we may again begin to grasp our positioning as individual and collective subjects and regain a capacity to act and struggle which is at present neutralized by our spatial as well as our social confusion. » []
  10. Michael Chanan, « Going South : On Documentary as  Form of Cognitive Geography , Cinema Journal, 50, 1, (2010), 148-153. []
  11. Ibid., 152. Le texte de Chanan étant publié en anglais, voici la citation originale : « producing a critical history » and « a cognitive geography that respond(s) to different coordinates (different, not opposite) means, first and foremost, being critical of the dominant historiography, which reads from North to South, as if it were top down. » []
  12. Sally Shafto, « Luc Moullet, a Bootleg Filmmaker at the Centre Pompidou », Sense of Cinema, 57, (2009), http://www.sensesofcinema/2009/feature-articles/luc-moullet-pompidou []
Audrey Evrard