Dans tes travaux, tu t’intéresses à la question de l’espace et plus spécialement de l’urbanité, ainsi qu’à l’organisation spatiale des rapports de domination et d’exploitation. D’un point de vue théorique, tu mobilises assez largement les écrits d’Henri Lefebvre et de Frantz Fanon, mais tu t’intéresses aussi beaucoup aux analyses de Gramsci sur l’urbanité et la ruralité. En quoi les analyses de Gramsci te semblent-elles pertinentes pour penser la question spatiale aujourd’hui ?
J’ai commencé à lire Gramsci en 1990, juste avant de me tourner vers la recherche urbaine et les débats autour de la « géographie radicale », qui battaient alors leur plein. D’une manière générale, ces débats s’attaquaient à deux traitements problématiques de la question de l’espace dans la théorie sociale : la réduction de l’espace à un contenant « vide », purement passif de l’histoire ou, à l’inverse, l’élévation de l’espace à un invariant historique déterminant la vie sociale. L’une des leçons clés de ces débats était, au contraire, de discuter la question de l’espace dialectiquement, en tant que produit de l’histoire et force historique active. Ces débats me poussèrent rapidement à retourner à Gramsci et à étudier un aspect que quelques intellectuels à l’esprit de géographe avaient pris en compte ici et là, mais qui restait un thème assez rare parmi mes collègues : la place de l’espace dans le marxisme spécifique de Gramsci.
L’une des questions les plus importantes dans la philosophie de la praxis de Gramsci (à l’époque tout comme aujourd’hui) est celle de l’historicisme, que Gramsci a une manière bien particulière de manier afin de définir un aspect crucial de sa méthode, le matérialisme historique. Quelques personnes ont montré que les conceptions du temps et de l’histoire qui sous-tendaient l’historicisme de Gramsci ne doivent pas être confondues avec les conceptions qui sont propres à d’autres philosophies de l’histoire, notamment celles d’Hegel et de Ranke. Esteve Morera compte parmi les premiers, en langue anglaise, à avoir écrit un livre sur le sujet, en 19901. Néanmoins, à l’époque, il n’était pas rare (même parmi les gramsciens) que la question de l’espace soit éludée ou que l’espace soit abordé comme une sorte de contrepartie du temps. J’ai parfois eu l’impression que, sur cette question, peu de choses avaient changé depuis les années 1970, lorsque le célèbre échange entre Immanuel Wallerstein (et sa conception « spatiale » du capitalisme comme un système-monde) et Ernesto Laclau (et sa conception « historique » du capitalisme comme un mode de production) a inutilement opposé l’espace au temps et la géographie à l’histoire.
Une lecture superficielle suffit à constater que les écrits de Gramsci étaient caractérisés par une profonde sensibilité tout aussi géographique qu’historique (ce qui explique l’expression « historicisme spatial »). Mon sentiment était et reste encore que ces deux sensibilités font partie intégrante de sa méthode. Ouvrant une voie dont Marx lui-même avait posé les fondations, Gramsci a développé ses principaux concepts (du langage et du folklore aux intellectuels et à la politique) à partir d’une lecture attentive de moments historiques et de situations géographiques. Pour Gramsci, « l’espace » ne se limitait jamais à une toile de fond contextuelle ou à une condition matérielle singulière (et encore moins à un symbole de stase historique). En tant que condition et produit de l’histoire, la géographie est une force active des multiples rythmes qui composent le temps historique. Par conséquent, Gramsci traitait la question de l’espace relativement à celle de l’échelle, démontrant l’imbrication mutuelle et la co-constitution du monde, de la nation, de la ville et de la campagne.
La clé dans ce contexte est l’idée selon laquelle les formes spatiales sont, entre autres, l’objet de luttes et, pour ainsi dire, des « ingrédients » dans le cadre de projets politiques. Il est bien connu (comme Panagiotis Sotiris nous l’a rappelé récemment2 ) que Gramsci traitait l’échelle nationale non pas comme une entité donnée (et encore moins comme une essence ethnoculturelle ou historique), mais comme un champ illimité de lutte et comme le lieu d’une construction stratégique. Il insistait sur le fait que l’aspect national populaire des politiques révolutionnaires, qui ne doit pas être confondu avec le nationalisme, doit se développer en interaction constante avec des horizons internationalistes tout aussi illimités.
Gramsci allait dans le même sens concernant la ville et la campagne. Observant les débats parmi les intellectuels fascistes, tels que Curzio Malaparte, il perçut que l’affirmation de l’urbanité ou de la ruralité n’exprimaient pas seulement des réalités géographiques. Celles-ci peuvent aider à la formation de blocs historiques. Comparez la vision de Gramsci, qui considérait la politique comme une force active, aux débats contemporains en géographie électorale, qui ont une tendance à lire le populisme de droite et le néo-fascisme de manière passive, comme de simples reflets d’un décompte donné en fonction de la localité, défini par les offices nationaux de statistiques : les banlieues, les zones périurbaines, les espaces ruraux ou les petites et moyennes villes. De telles lectures du Front National correspondant à un déterminisme territorial, illustrées en France entre autres par les travaux de Christophe Guilluy, viennent corroborer l’argument de Gramsci. À travers leur conception passive de la politique, des intellectuels tels que Guilluy naturalisent, et donc apportent un appui efficace aux arguments frontistes en traitant les petites villes, les campagnes et les zones périurbaines comme des incarnations des « autochtones » de France et de leurs pulsions, en apparence spontanément et inévitablement xénophobes3.
Qu’apporte une lecture gramscienne aux lectures habituelles qui sont faites de l’œuvre de Lefebvre ? En quel sens peut-on parler chez Lefebvre d’une tentative d’urbaniser la question de l’hégémonie 4 ?
Antonio Gramsci n’était pas l’une des principales figures de l’univers intellectuel de Lefebvre, mais dans son œuvre, à différents endroits, Henri Lefebvre nous appelle, par des invitations textuelles explicites, à regarder ses propres contributions à la lumière de Gramsci. Dans les premières pages de La Production de l’espace, par exemple, il émet l’hypothèse selon laquelle l’hégémonie bourgeoise n’épargne pas l’espace, ne le laisse pas tel quel, suggérant ainsi que l’organisation spatiale représente un élément crucial dans l’exercice du pouvoir politique. Cette idée constituait une systématisation de la conclusion de son ouvrage précédent, La Révolution urbaine, dans lequel Lefebvre soulignait le fait que l’urbanisme et les sciences associées qui étudient l’espace ont le potentiel pour maintenir la domination bourgeoise en désorganisant l’opposition et en prônant la passivité des subalternes.
Le travail de Lefebvre sur l’urbanisme représente une entrée parmi d’autres dans l’œuvre de Gramsci. Sa théorie de l’État et sa conception de la vie quotidienne constituent d’autres entrées possibles. La critique permanente de Lefebvre de la vie quotidienne (un mélange explosif de routine et d’aspiration), par exemple, résonne fondamentalement avec les relations subtiles qu’entretenait Gramsci avec l’étude de la vie populaire, cet ensemble contradictoire de bon sens et de sens commun. Le regretté André Tosel était l’un des rares à avoir également mis l’accent sur ce parallèle substantiel entre Gramsci (qui soulignait les aspects mystiques et populaires du fascisme dans ses Cahiers de prison) et Lefebvre (dont la critique contemporaine de la mystification représentait la contribution théorique clé de son travail sur le fascisme et le nationalisme dans les années 19305 ). Étant donné l’importance du fascisme et du nationalisme aujourd’hui, il importe de pousser ce parallèle plus loin encore, mais en portant une attention nécessairement critique envers la catégorie particulière de nationalisation de la stratégie politique que la IIIe Internationale (ainsi que le PCF de Lefebvre) promouvait à l’époque.
Ces deux exemples mettent en évidence des connexions théoriques entre Lefebvre et Gramsci allant bien plus loin que les quelques références textuelles directes à Gramsci dans l’œuvre de Lefebvre. Tous deux appréhendaient, de manière extrêmement ambitieuse, le marxisme dans son intégralité, un marxisme qui entend interpréter le monde en traitant tous les aspects de la vie, de façon non réductrice et de manière relationnelle. Lorsque j’ai commencé à travailler sur les liens entre Lefebvre et Gramsci, au milieu des années 1990, nombre de débats intellectuels anglophones se basaient sur des distinctions typiquement mécaniques et a-critiques entre d’un côté l’économie politique ainsi que la question des classes sociales (un nom de code pour le marxisme) et, de l’autre, les cultural studies et les politiques identitaires (un nom de code pour le postmodernisme). Pour moi, Gramsci et Lefebvre servent à rappeler qu’une telle compartimentation intellectuelle du monde, qui reste toujours vivante en certains endroits, ne fait absolument pas sens du point de vue d’un matérialisme historique sérieux.
Reste le problème de l’hégémonie dans le rapport de Lefebvre à la question urbaine. Dans La Révolution urbaine, publiée en 1970, Lefebvre posait l’hypothèse que le monde était alors en train d’être totalement urbanisé, que la distinction entre la ville et la campagne n’était plus suffisante pour saisir l’organisation spatiale du capitalisme bien que des symboles spécifiques et des revendications à l’urbanité et à la ruralité pesaient encore sur la vie sociale et la politique. En suggérant que dans notre monde capitaliste, la vie urbaine n’était plus seulement une question de communes ou de villes, mais la vie sociale dans son ensemble, à travers l’agriculture industrialisée et les réseaux mondiaux d’interventions publiques, de transports, d’immigration et de communication ; Lefebvre souligne que l’urbanisme est devenu encore plus central à l’organisation de la domination qu’il ne l’était à l’époque de Gramsci (qui avaient déjà pointé l’importance de l’aménagement urbain des métropoles dans la formation du capitalisme fordiste). Lefebvre s’intéressait également aux implications de l’urbanisation galopante dans les théories de la révolution, y compris en ce qui concerne les théories liées aux révolutions paysannes, qui dominaient la gauche radicale lorsqu’il écrivait La Révolution urbaine. En 2017, nous sommes toujours aux prises avec les complexités de l’urbanisation mondialisée et de ses implications politiques, notamment en rapport avec la stratégie du front unique si chère à Gramsci.
Avec Michael Ekers, Gillian Hart et Alex Loftus, tu as coordonné un livre (Gramsci Space, Nature, Politics, 2013) dans lequel vous revenez, entre autres, sur l’importance de Gramsci pour penser la question de l’espace. Un point extrêmement pertinent que tu mets en avant 6 est l’importance de l’espace pour penser les questions stratégiques chez Gramsci. Tu écris, par exemple, que l’échec des soulèvements de Turin dans les années 1919-1920 a convergé avec les analyses de Gramsci sur l’importance d’une alliance entre le prolétariat du nord de l’Italie avec les paysans du sud. C’est un point que développe notamment Gramsci dans son texte le plus célèbre sur la « question méridionale 7» dans lequel il écrit que pour devenir la classe dirigeante et dominante, le prolétariat doit créer un système d’alliance de classe — ce qui impliquait, en Italie, d’obtenir l’assentiment des masses paysannes — : en quel sens, la question de l’espace chez Gramsci est-elle liée à celle de l’hégémonie de la classe ouvrière ?
Étant donné sa biographie et sa trajectoire politique, de la Sardaigne au Piémont, la question méridionale (Southern Question) devait forcément s’imposer à Gramsci d’une manière ou d’une autre. Mais, il est bien sûr exact qu’il fit de cette question, elle-même traversée par celle du rapport ville-campagne, une question de la plus haute importance stratégique. Quelques thèmes de la question méridionale (1926) étaient une réponse à la réalité du fascisme de Mussolini (tout comme au maximalisme du communiste Amadeo Bordiga, qui refusait de voir une différence entre le fascisme et la démocratie bourgeoise). Les hordes de Mussolini réussirent à s’imposer, notamment en raison de la défaite du mouvement des conseils d’usines de 1919-1920 et de l’isolement relatif de ces derniers d’autres espaces subalternes en Italie. L’ascension et la consolidation temporaire du fascisme italien illustraient, pour Gramsci, la manière dont le développement inégal de l’Italie n’était pas uniquement une limite structurelle de la domination bourgeoise, mais également un problème aux conséquences dramatiques, tant pour les politiques socialistes et communistes que pour la capacité du prolétariat à exercer le leadership politique.
Il y a, dans la tentative de traduction (i.e. adapter et développer) de Gramsci de la stratégie du front unique de l’Internationale Communiste à des fins italiennes, deux éléments significatifs qu’il est important de souligner. Gramsci soulignait le fait qu’un projet de mise sur pied d’une unité politique entre les subalternes était difficile étant donné les différences sociales qualitatives (entre les ouvriers d’usine, les travailleurs agricoles, les métayers et les paysans) et les profonds clivages régionaux, renforcés par plusieurs strates de développements linguistiques et historiques diverses. À la suite de son fameux texte de 1926, et après son emprisonnement, il fallut à Gramsci beaucoup d’encre pour retracer le développement inégal, dont la question méridionale est l’exemple le plus marquant, depuis l’époque du haut Moyen Âge en passant par la Renaissance italienne. Il apparaissait, dans cette vision à long terme, que le Risorgimento et le fascisme refondaient et exploitaient dans le contexte du capitalisme moderne une longue filiation historique du développement inégal.
Étant donné la portée historique de l’inégalité sociale et spatiale en Italie, il est aisé de comprendre pourquoi, pour Gramsci, bâtir des alliances ne pouvait plus consister à agréger des groupes sociaux et des espaces sociaux dans leur état actuel. Pour lui, bâtir un Front Unique signifiait que les parties constituantes d’une alliance soient transformées socialement et intellectuellement dans le processus même de la formation de l’alliance. Dans le contexte italien, cela signifiait s’attaquer au racisme anti-sud au sein du prolétariat du nord et lutter contre les multiples dépendances qui facilitaient le recrutement de sudistes comme soldats ou briseurs de grève par les propriétaires terriens, les industriels et les fascistes. Le constat de Gramsci, selon lequel il n’y a pas de simples raccourcis pour bâtir une organisation révolutionnaire intégrale à partir de forces subalternes multiples, l’entraîna vers une compréhension de la politique comme pratique transformatrice — d’une façon universalisante complexe — du caractère particulier, à court terme, et spontané (« économiquement corporatif ») des intérêts et des passions subalternes. Au final, la politique comme hégémonie ne vise pas uniquement à affirmer, mais bien à en terminer, dialectiquement, avec la subalternité en tant que telle.
Concernant le rapport entre les villes et les campagnes, tu écris que pour penser la question des alliances et afin de lier les villes à la campagne en une sorte de bloc hégémonique, il était essentiel de lutter contre le racisme des prolétaires du Nord envers les paysans du Sud : pourrais-tu expliquer en quel sens le sud de l’Italie pouvait être analysé comme une sorte de « colonie intérieure » par Gramsci et revenir sur l’influence qu’a pu avoir Gramsci sur des penseurs des questions coloniales et raciales (Stuart Hall, subaltern studies, etc.) ?
Si l’on examine l’ensemble de l’œuvre de Gramsci, il est important de mettre l’accent sur le fait que la question ville-campagne n’est pas entièrement comprise dans la question méridionale ni dans les rapports entre industrie et agriculture dans l’ensemble de l’Italie. Il est néanmoins vrai que Gramsci a analysé à plusieurs reprises les rapports entre le sud (c’est-à-dire le lien semi-féodal entre les propriétaires terriens, l’Église et les paysans) et le nord (c’est-à-dire les industriels du nord et les cercles dirigeants dans l’Italie nouvellement unifiée) comme un rapport semi- ou quasi-colonial. Dans le sud, enraciné dans la dépendance économique et la domination politique, les modes de vie pré- ou protocapitalistes étaient reproduits, limitant la capacité de la classe dirigeante italienne à bâtir une hégémonie nationale intégrale. (j’utiliserais le terme « colonie intérieure » de manière très précautionneuse pour décrire l’Italie de l’entre-deux-guerres, afin d’éviter ce que Gramsci lui-même ne faisait pas : établir un parallèle entre l’Italie du Sud et des espaces sociaux peuplés d’anciens esclaves ou de populations issues des anciennes colonies par exemple aux États-Unis, en France et en Grande-Bretagne).
Gramsci établissait également des liens entre la question méridionale et les expéditions impérialistes de l’Italie en Afrique du Nord et de l’Est. Il nota que les expéditions impérialistes de l’Italie n’étaient pas uniquement encouragées à des fins d’exportation du capital, mais également de façon à y établir des colonies de peuplement et légitimer la politique intérieure, afin de bâtir un soutien populaire de la part des paysans sans terre du Sud. Gramsci notait également que la raciologie moderne traitait les Européens du sud (et notamment les Italiens du sud) comme une « race » intermédiaire entre les Européens du nord et les Européens « alpins », d’un côté, et les différents non-Européens, de l’autre. En Italie, la force de cette raciologie à double-face permit de lier la question méridionale à la question impériale. Mais comme le racisme dans d’autres pays, la France par exemple, la raciologie en Italie dépassait de loin les cercles aristocratiques ayant produit certaines des premières versions du racisme moderne. Gramsci soulignait, par exemple, que le racisme contre les sudistes (sudici) avait acquis une dimension populaire, pseudo-scientifique et pesait à la fois sur les rapports de classes et sur les politiques de gauche.
Afin de considérer au mieux le racisme et le développement inégal en Italie, Gramsci a passé une grande partie de son temps à critiquer une large alliance transversale d’intellectuels responsables d’avoir articulé une conception racialisée des rapports sociaux. Parmi ceux-ci se trouvaient d’importantes figures membres, comme Gramsci, du Parti Socialiste, telles qu’Achille Loria et Cesare Lombroso (le tristement célèbre criminologue dont les travaux douteux emplissent un musée entier à Turin aujourd’hui). Comme l’a montré Marcus Green, la critique que formulait Gramsci à l’encontre de ces intellectuels et qui traverse les Cahiers de prison, souligne brillamment le lien philosophique (le positivisme) entre le racisme, le déterminisme économique, les conceptions pseudo-scientifiques du progrès et le fatalisme politique8. L’établissement de ce lien permit à Gramsci de développer sa méthode historique matérielle non réductrice tout comme la conception multidimensionnelle de la subalternité qui définit son travail.
Le fait que Gramsci ait été d’un grand intérêt pour les intellectuels attachés aux stratégies anticoloniales et anti-impériales n’est donc pas uniquement lié à l’intérêt de Gramsci pour des sujets particuliers : la ville et la campagne, l’agriculture, le développement inégal, le colonialisme, l’impérialisme et le racisme. C’est également lié au poids que représentaient ces thèmes au moment où Gramsci a développé sa conception de la théorie et de la pratique marxiste. Il existe donc de bonnes raisons pour que des intellectuels d’Amérique latine, de la Caraïbe ou d’Asie du Sud par exemple se soient approprié son œuvre. Comme tu le dis, les courants inspirés de Gramsci les plus connus dans le monde anglophone sont : le collectif d’études subalternes (dans les universités indiennes et anglo-américaines) et l’école de Birmingham des études culturelles dont Stuart Hall représente la figure la plus connue. Ces courants, qui ont eux-mêmes connu de nombreuses transformations, ont laissé d’inestimables traces — directes comme diffuses — néo-gramsciennes, notamment dans l’historiographie de l’hégémonie, du nationalisme et de la subalternité dans le monde non européen, ainsi que des analyses sociopolitiques de la race, de la classe, du genre, des migrations et du nationalisme dans le nord impérialiste.
Il n’y a pas de consensus parmi les penseurs anticoloniaux et antiracistes sur la manière d’interpréter et de faire usage de la pensée de Gramsci9. Cet état de choses ne devrait pas nous surprendre. Il n’y a pas un tel consensus intellectuel autour de Gramsci dans l’univers tentaculaire au sein des études gramsciennes dans leur ensemble (ni d’unanimité théorique dans le monde encore plus vaste de la théorie postcoloniale). Personnellement, je suis plutôt porté vers ceux qui ont tenté de développer la méthode historico-matérialiste de Gramsci en vue d’analyser le racisme, le colonialisme et le nationalisme : Stuart Hall, qui, à côté de beaucoup d’autres choses, a produit l’un des meilleurs commentaires méthodologiques gramsciens dans ses travaux sur le racisme et le populisme autoritaire10 ; Himani Bannerji, qui a mobilisé Gramsci au service d’une critique féministe marxiste de l’idéologie et des analyses les plus stimulantes de l’Hindutva, la nébuleuse fasciste gouvernant l’Inde contemporaine11, et Ato Sekyi-Otu, le philosophe qui a produit la lecture la plus ambitieuse de Frantz Fanon, notamment influencée par Gramsci12.
Ce que ces tentatives de travailler avec et de réorienter l’œuvre de Gramsci nous disent, c’est que Gramsci n’est pas la propriété exclusive de « l’Occident » ou du « marxisme occidental ». Contrairement à une conception qui était plus répandue lorsque j’ai commencé à lire Gramsci sérieusement, il y a un quart de siècle, la conception que Gramsci se fait de l’Orient et de l’Occident est relationnelle et stratégique, et non pas ontologique. Dans Les Cahiers de prison, Gramsci n’aborde pas l’Occident et l’Orient comme des essences transhistoriques (ontologiques), mais comme des constructions historiquement malléables, fortement influencées par des visions et des pratiques des « classes instruites ». (Sur ce point, Gramsci a fugacement anticipé le travail novateur d’Edward Saïd sur l’orientalisme). Dans plusieurs commentaires (sur Gandhi et sur la stratégie politique, et sur la religiosité dans les sociétés tributaires façonnées par l’Islam, l’Hindouisme ou le Catholicisme par exemple), Gramsci montre que les civilisations ne sont ni uniques, ni de simples variations d’une même chose. Elles sont simplement comparables. En tant que constructions historiques évoluant et interdépendantes, leurs caractéristiques peuvent être « traduites » : comprises au-delà des frontières et adaptées dans différents contextes.
En guise d’illustration : les conceptions de Gramsci de la politique et du pouvoir — ses analyses de l’hégémonie, de la coercition et du consentement, de la société civile et de l’État — n’avaient pas uniquement pour but de comprendre l’Europe occidentale ou l’Euro-Amérique. Des universitaires étudiant Gramsci, tels que Carlos Nelson Coutinho, Domenico Losurdo, Peter Thomas et Gillian Hart, ont tous souligné ce point13. Précisément parce que Gramsci était à la fois un théoricien de la situation (particulière) de l’Italie et un intellectuel de l’Internationale Communiste (et de ses ambitions universalisantes), il était attaché à traduire — transporter et modifier — des concepts et des stratégies par-delà des frontières nationales et continentales plutôt que de les fixer en termes culturalistes-civilisationnels. Pour lui, le matérialisme historique consistait à lier le particulier et l’universel, non pas de manière relativiste ou abstraitement universaliste, mais de manière dialectique. Dans notre monde, qui connaît un retour de l’angoisse civilisationnelle quant au déclin de « l’Occident » (un aspect que critiquait Gramsci en son temps) et où nombre de forces travaillent à faire de la doctrine étasunienne du clash des civilisations une réalité vivante, l’approche de Gramsci (qui, comme l’a démontré Sekyi-Otu, fait écho à l’orientation pro-universelle d’anti-coloniaux dialectiques tel que Frantz Fanon) est plus actuelle que jamais.
En quel sens les révolutions de 2011 en Égypte et en Tunisie te semblent-elles pouvoir être analysées à travers le prisme de « l’historicisme spatial » de Gramsci ?
À l’époque, deux choses m’ont frappé quant à la couverture des médias euro-américains vis-à-vis des soulèvements tunisiens et égyptiens qui ont chassé les dictateurs Ben Ali et Mubarak. Donnant la parole aux soutiens étasuniens et français officiels des régimes en place et à l’hostilité concomitante envers les rebelles, cette couverture médiatique avait bien souvent une connotation raciste-civilisationnelle. Par conséquent, le soulèvement a été perçu comme le reflet des contradictions intemporelles, mais explosives, de la « rue arabe » (une passivité fataliste alternant, de manière imprévisible, avec un fanatisme violent), qui, dans cette vision orientaliste, rendait la domination autoritaire nécessaire au Moyen-Orient. Cette représentation (tout comme les simplicités journalistiques basiques) explique la focale de la couverture médiatique sur les squares et les rues, alors invoqués par les mobilisations de masse : les squares de Tahrir et de Kasbah au Caire et à Tunis, tout comme l’Avenue Habib Bourguiba à Tunis.
Ce parti pris envers les centres-ville a également été au cœur de certains travaux universitaires bien plus enthousiastes concernant les révolutions politiques de 2011 en Tunisie et en Égypte. Certaines de ces (souvent très bonnes) analyses nous ont permis de voir ces révoltes comme la première (ou peut-être la seconde, après les mobilisations de 2009 en Iran) étape dans une séquence transnationale des révoltes de « squares et de rues » s’étendant au-delà de la Méditerranée (en Grèce et en Espagne) et de l’Atlantique (aux États-Unis, au Canada et au Brésil) puis accomplissant le chemin inverse (Turquie). Afin de rectifier cette lecture à sens unique, Gramsci nous invite à faire deux choses : (1) remplacer les lectures culturalistes des révolutions par des analyses conjoncturelles du changement et de la continuité historiques ; et (2) élargir les lectures étroitement urbaines (c’est-à-dire des métropoles et des grandes villes) par des analyses multiscalaires des révoltes de centres-ville, au sein desquelles la question nationale garde son importance. Ainsi, les soulèvements tunisiens et égyptiens surgissent dans une conjoncture historique marquée par une crise qui combine plusieurs échelles et espaces et articule un éventail de rythmes historiques différents.
Historiquement, les revendications de « dignité » (pour parler comme Sadri Khiari14) exprimaient la crise politique finale des régimes d’ajustement structurel (et de leurs soutiens impérialistes). En 2010, la capacité de ces régimes à gouverner a été vidée de sa substance par des formes absurdement personnalisées de corruption, ainsi que par la confiance et les capacités collectives de toute une série de contestations précédant 2010-2011 (et qui furent souvent négligés par les médias). Depuis les années 1980, ces régimes avaient déjà reformulé les contradictions de la période nationaliste des années 1950 et 1960 qui avaient atteint leur point cardinal dans les années 1970. Dans cette vision à plus long terme, on perçoit plus clairement les dimensions impérialistes et néocoloniales comparativement plus spécifiques qui ont façonné les récentes révoltes tunisiennes et égyptiennes.
Géographiquement, on pourrait dire avec Gramsci (ainsi qu’avec Lefebvre) que les aspects les plus visibles des soulèvements — les mobilisations dans les rues de Tunis et du Caire — étaient en eux-mêmes les produits de vastes géographies de lutte. Les manifestants revendiquaient un « droit à la ville » non pas parce qu’ils provenaient de ou souhaitaient l’occupation permanente de l’espace principal des deux capitales, mais parce qu’ils incarnaient des revendications vis-à-vis du pouvoir politique qui exprimaient une convergence des luttes : des grèves et des manifestations dans d’autres quartiers métropolitains ainsi que des espaces sociaux dans les zones périphériques. En Tunisie, les zones les plus connues sont les districts miniers et les villes agricoles situées dans le centre géographique de ce pays au développement très inégal : les secteurs dans et autour de Sidi Bouzid et Gafsa, où les soulèvements débutèrent avant d’atteindre les zones côtières à l’Est (Sfax) et au Nord-Est (Tunis) du pays).
Écrire ces lignes me rappelle un projet de recherche qui reste à poursuivre : une analyse comparative de Gramsci et d’Ibn Khaldoun. (À Tunis, la statue de Khaldoun se dresse au milieu de l’Avenue Habib Bourguiba, juste à côté de l’ambassade française. Submergée par les mobilisations de masse de 2011, la statue a, depuis, été clôturée par du fil barbelé afin de sécuriser l’ambassade, d’une manière qui est hautement symbolique par rapport aux développements qui ont eu lieu depuis 2011). Je suis devenu conscient de la plausibilité d’une telle analyse au début des années 1990, lors d’un séminaire (graduate seminar) donné par Robert Cox, le « fondateur » de l’approche gramscienne des relations internationales. Dans l’un des tout premiers textes historico-matérialistes, la Muqadimmah de Khaldoun, ce dernier y discute l’interaction entre les dynasties arabo-musulmanes des villes et leur hinterland nomado-pastoral afin de comprendre la crise politique de ces dynasties au XIVe siècle. Écrit environ six siècles avant Gramsci, le texte de Khaldoun offre un remarquable écho inter-méditerranéen à l’analyse du sarde de l’Italie du Moyen Âge tardif et, bien évidemment, une référence cruciale à toute tentative de comprendre la politique et l’urbanisation du Maghreb d’aujourd’hui sur le long terme.
Entretien réalisé par Selim Nadi. Traduit de l’anglais par Selim Nadi et Sophie Coudray.
- Gramsci’s Historicism. Routledge, London, 1990. [↩]
- « From the Nation to the People of a Potential New Historic Bloc », International Gramsci Journal 2.1. (2017) 52-88. [↩]
- Pour une lecture critique de ce point, voir Stefan Kipfer et Mustafa Dikeç, « Peripheries against peripheries? Against spatial reification », dans dir. Murat Ucoglu, Murat Guney & Roger Keil, Massive Suburbanization (à venir). [↩]
- Voir notamment : Stefan Kipfer, « Hegemony, Everyday Life, and Difference: How Lefebvre urbanized Gramsci », dans: Kanishka Goonewardena, Stefan Kipfer, Richard Milgrom et Christian Schmid (dir.), Space, Difference, and Everyday Life: Henri Lefebvre and Radical Politics, Routledge, New York/Londres, 2008, pp. 193-2011. [↩]
- Le Marxisme du 20e Siècle. Paris : Syllepse, 2009. [↩]
- Voir : Stefan Kipfer, “City, Country, Hegemony: Antonio Gramsci’s Spatial Historicism”, dans: Michael Ekers, Gillian Hart, Stefan Kipfer et Alex Loftus (dir.), Gramsci. Space, Nature, Politics Wiley-Blackwell, Oxford, 2013. [↩]
- « Les communistes turinois s’étaient posé concrètement la question de l’ »hégémonie du prolétariat », celle de la base sociale de la dictature du prolétariat et de l’État ouvrier. Le prolétariat peut devenir la classe dirigeante et dominante dans la mesure où il parviendra à créer un système d’alliances de classes qui lui permettra de mobiliser contre le capitalisme et contre l’État bourgeois la majorité de la population laborieuse, ce qui, dans le cas de l’Italie, compte tenu des rapports réels qui existent entre les classes, revient à dire dans la mesure où elle réussira à obtenir l’assentiment des larges masses paysannes. Mais en Italie, la question paysanne est historiquement déterminée, ce n’est pas la « question paysanne et agraire en général » ; en Italie, la tradition italienne déterminée et le développement déterminé de l’histoire italienne ont fait que la question paysanne a pris deux aspects typiques et particuliers : la question méridionale et le problème du Vatican. Conquérir la majorité des masses paysannes signifie donc, pour le prolétariat italien, faire siennes ces deux questions en les considérant du point de vue social, comprendre les exigences de classe qu’elles impliquent, inclure ces exigences dans son programme révolutionnaire de transition, et les mettre parmi ses revendications de lutte. », Gramsci, « Quelques thèmes sur la question méridionale », 1926, https://www.marxists.org/francais/gramsci/works/1926/10/gramsci_19261000.htm [↩]
- « Race, class, and religion: Gramsci’s conception of subalternity » in Cosimo Zene dir. The Political Philosophies of Antonio Gramsci and B. R. Ambedkar: Itineraries of Dalits and Subalterns (New York: Routledge, 2013). [↩]
- Voir par exemple : Srivastava, Neelam and Baidik Bhattacharya dir. The Postcolonial Gramsci (New York: Routledge, 2012); Special issue on The Postcolonial Gramsci, Postcolonial Studies 16.1., 2013. [↩]
- « Gramsci’s Relevance for the Study of Race and Ethnicity » In D. Morley & K.-¬‐H. Chen (dir.), Stuart Hall: Critical Dialogues in Cultural Studies (Routledge, London, 1996), pp. 411–440; The Hard Road to Renewal (London: Verso, 1988). [↩]
- Demography and Democracy: Essays on Nationalism, Gender and Ideology (Toronto: Canadian Scholars’ Press, 2011). [↩]
- Fanon’s Dialectic of Experience (Harvard University Press, Cambridge, MA, 1996). [↩]
- Peter Thomas, The Gramscian Moment (Brill, Leiden, 2009); Domenico Losurdo, Der Marxismus Antonio Gramscis (Hamburg: VSA, 2012); Gillian Hart, « Political Society and its Discontents: Translating Passive Revolution in India and South Africa Today » Economic and Political Weekly L: 43 (October 24, 2015); Carlos Nelson Coutinho, Gramsci’s Political Thought (Chicago : Haymarket, 2013). [↩]
- « La Révolution tunisienne ne vient pas de nulle part », entretien de Sadri Khiari avec Béatrice Hibou, http://indigenes-republique.fr/la-revolution-tunisienne-ne-vient-pas-de-nulle-part-entretien-avec-sadri-khiari/ [↩]