[Guide de lecture] 1917-2017 : repolitiser la révolution

Les transformations de l’historiographie de la révolution russe reflètent celles du monde dans lequel l’évènement révolutionnaire est pensé. De 1917 à 2017 se dessine ainsi une trajectoire théorico-politique où les témoignages et l’analyse militantes laissent peu à peu la place à l’histoire sociale et à l’analyse culturelle. Revenant sur les grandes étapes de cette séquence, Sebastian Budgen souligne ici tout l’intérêt des recherches qui, au tournant des années 1980, ont mis les marges au centre de la révolution : la prise en compte du point de vue des femmes, des minorités sexuelles et des nationalités opprimées a permis de restituer au processus révolutionnaire toute sa richesse et sa complexité. C’est ce point de vue décentré sur la révolution qu’il nous faut aujourd’hui repolitiser.

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Le problème que pose une bibliographie sur la révolution de 1917 tient au fait qu’il y a différentes strates d’écrits : des témoignages intéressants mais situés, des livres écrits par des participants mais plus analytiques et puis une grande littérature secondaire, particulièrement anglophone.

Dans les années 1970-1980, l’influence de l’histoire sociale, « par en bas », élaborée par E. P. Thompson et d’autres commence à avoir des effets dans l’historiographie anglophone de l’histoire russe (phénomène qu’on observe peu au sein de la littérature francophone). On assiste alors à une explosion de ce type d’approches, avec des textes qui se concentrent sur différents secteurs, sur les comités d’usines, les gardes rouges, les ouvriers à Moscou, Bakou, Petrograd, Saratoff, des études qui se focalisent sur des lieux mais aussi sur des sujets spécifiques comme le rôle des femmes…

Cette historiographie dite « révisionniste » se pose en contre-modèle de l’historiographie stalinienne mais aussi de celle des grands écrivains réactionnaires anglophones comme Richard Pipes. Elle conteste une vision très partidaire, qui se focalisait sur le parti bolchévique, la personnalité de Lénine, le coup d’État et percevait la révolution comme un coup de force mené par une organisation soudée et militaire. C’est une historiographie qui ouvre la perspective sur la pluralité de l’histoire (l’auto-organisation, l’activité urbaine, la paysannerie…) et qui s’étend aux autres nationalités présentes au sein de l’empire tsariste.

À partir des années 1980, on observe un fort mouvement vers l’histoire culturelle qui accompagne le tournant linguistique que connaissent alors les études anglophones.

La question qui se pose alors est la suivante : est-ce que l’histoire sociale doit conserver des liens avec le marxisme, c’est-à-dire avec l’idée d’une détermination économique au cœur des phénomènes historiques ou est-ce que la pluralisation amenée par Thompson et d’autres ne devrait pas nous porter à nous concentrer sur l’histoire culturelle, le symbolique etc. ?

On observe enfin un troisième mouvement, politiquement motivé et contradictoire, qui se focalise sur les années 1930 et qui consiste principalement en une tentative de donner une image plus riche et nuancée de la période stalinienne que celle dressée par l’historiographie de la guerre froide. On tente alors de montrer que le stalinisme n’était pas seulement coercitif, qu’il existait une certaine mobilité sociale, que l’imaginaire stalinien comportait également des aspects utopiques…

Le danger demeure toutefois de noyer l’aspect-contre révolutionnaire et ultra-violent de la destruction de la paysannerie ainsi que du caractère policier propre au stalinisme.

Le moment le plus intéressant reste le premier mouvement, consacré à l’histoire sociale.

John Marot (voir « Class-Conflict, Political Competition and Social Transformation: Critical Perspectives on the Social History of the Russian Revolution” et “Political Leadership and Working-Class Agency in the Russian Revolution: Reply to William G. Rosenberg and S.A. Smith” et repris dans https://www.haymarketbooks.org/books/511-the-october-revolution-in-prospect-and-retrospect) a écrit un texte repris dans un recueil dans la collection de Historical Materialism qui critique ce premier moment en dégageant sa faiblesse intrinsèque : ces historiens étaient tellement pressés de souligner la richesse et l’épaisseur sociale de la révolution que les questions politiques et stratégiques ont été évacuées. De sorte que lorsque qu’elles reviennent sur le tapis après 1989, ils étaient mal armés pour y répondre. D’où la nécessité d’une vision plus dialectique qui prenne en compte les avancées de l’histoire sociale mais qui ne relègue pas au rang d’écume les lutte politiques et idéologiques.

Tous ces mouvements n’ont pas eu d’impact en France. Éric Aunoble, dans son livre La révolution russe, une histoire française (Éditions La Fabrique, 2016), montre qu’en France cette histoire est clivée, avec d’un côté l’histoire réactionnaire et de l’autre des historiens du mouvement ouvrier mais assez traditionnels méthodologiquement comme Broué, Haupt etc.

Seul Marc Ferro se place entre entre ces deux lignes avec sa tentative de développer une esquisse d’approche sociale et de tracer la généalogie qui mène des soviets à la bureaucratie. L’idée principale étant que le problème de la Révolution russe n’était pas la centralisation mais la coexistence de pouvoirs divers. Voir Marc Ferro, La Révolution de 1917, Aubier, coll. « Collection historique », Paris, 1967, 2 vol. (vol. 1 : La chute du tsarisme et les origines d’Octobre, 607 p. ; vol. 2 : Octobre : naissance d’une société, 517 p.) ; rééd. Albin Michel, Paris, 1997, 1092 p. et Des Soviets au communisme bureaucratique : Les Mécanismes d’une subversion (Gallimard, 1980).

LES TÉMOIGNAGES

John Reed – Dix jours qui ébranlèrent le monde, Éditions sociales, 1986. Rééd. Seuil, 1996

Récit journalistique très agréable à lire et très vivant de la prise du pouvoir par les bolchéviks. Ce livre a les qualités du journalisme anglophone : il s’appuie sur une étude de terrain et ne se focalise pas sur les écrits de Lénine et de Kerenski. Reed tente d’illustrer son propos et de personnifier son récit par le moyen d’anecdotes comme le débat entre un intellectuel menchevik et un ouvrier bolchevik.

Edward Dune – Notes of a red guard Translated and Edited by Diane P. Koenker and S. A. Smith, University of Illinois Press, 1993

Ce livre compile les souvenirs d’un jeune soldat pendant la révolution qui devint membre de l’opposition de la tendance les Centralistes démocratiques. Ce sont ses souvenirs alors qu’il était membre de la milice à Moscou. C’est un témoignage très riche d’un participant de base.

Raskolnikov, Kronstadt et Petrograd en 1917

https://www.marxists.org/history/ussr/government/red-army/1918/raskolnikov/ilyin/index.htm

Ouvrage technique qui porte sur la question du rapport des bolcheviks à leur base, et montre le rôle  décisif joué par les ouvriers en 1917. Il intéressera ceux qui se posent la question de l’insurrection, de la conjonction entre idéologie et mobilisation et qui souhaitent savoir comment celle-ci a été opérée par les bolcheviks.

Victor Serge – L’an 1 de la révolution, Éditions La Découverte, 1997

Livre d’un personnage fascinant qui incarnera une conscience intranquille du bolchévisme et qui discute avec Trotski de Kronstadt, des origines du stalinisme, de la question de l’éthique, de la Tchéka etc. Serge est une figure de l’anarchisme qui s’intéresse à la Révolution russe via le syndicalisme révolutionnaire. Son livre défend la Révolution, mais sans porter une vision lénifiante des réalités sociales de 1917. Serge pressent que le conflit va être très dur, et que ses conséquences vont être terribles pour la Révolution.

ANALYSES PAR LES PARTICIPANTS

Trotski – Histoire de la Révolution russe (1932)

Le texte est disponible ici : https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/hrrusse/hrrsomm.htm

Ce livre est un chef d’œuvre en terme de récit, d’analyse, et de mise en perspective théorique. Trotsky essaie de restituer la complexité de l’événement révolutionnaire en combinant une forme narrative forte avec de puissantes analyses. Il y théorise le développement inégal et combiné (DIC), mettant en perspective la Révolution russe selon la loi du DIC, ce qui signifie que le capitalisme est un mode de production mondial, qui a un effet coercitif entrainant toutes les formations sociales mondiales. Cet effet d’entraînement mène à des disparités, non seulement entre les pays mais au sein des pays eux-mêmes. Ainsi, on avait au sein de la Russie une contradiction dynamique entre d’un côté une paysannerie encore engluée dans des rapports sociaux et technologique très traditionnels, et de l’autre des îlots de capitalisme très avancés à Petrograd et ailleurs. Tout cela se combine sous l’effet de la pression internationale du capital.

Cela mène à une situation où on a une classe ouvrière très développée, culturellement et politiquement, mais très minoritaire et qui est très éloignée de la paysannerie. La classe moyenne est quasi-inexistante et la bourgeoisie est très peureuse et minoritaire et elle ne veut pas jouer son rôle historique en faveur de la révolution démocratique puisqu’elle est collée aux basques d’une aristocratie qui ne veut pas disparaître.

La force du livre est de rompre avec l’évolutionnisme marxiste. La théorie du DIC est au cœur de la méthodologie de Trotski et est très intimement liée à la théorie de la révolution permanente.

Dans ce contexte où la bourgeoisie existe à peine, le prolétariat doit jouer le rôle dirigeant : il y aura une face à face immédiat avec l’histoire du capitalisme, et pas seulement avec l’autocratie. Le prolétariat ne vas pas s’arrêter au milieu du processus. La dynamique sera du côté d’un processus qui va s’intensifier.

Trotski commence toujours au niveau du système-monde parce que le capitalisme s’impose au niveau mondial. La conclusion, c’est que la révolution permanente en Russie enclenchera quasi-inévitablement un processus révolutionnaire international. Elle ne peut survivre que par ce processus. Inscrit dans un mouvement mondial général, le processus révolutionnaire, s’il veut survivre, doit se développer relativement rapidement au-delà de la Russie. En effet, aucun pays, surtout pas la Russie, n’a les bases matérielles en 1917 pour créer les bases matérielles d’un système socialement plus juste, de type État-providence, sans même parler du communisme ou du socialisme.

Cet aspect international en terme d’analyse et en terme de stratégie politique est présent dès le début du livre, dès les premiers chapitres. C’est pour ces raisons que c’est aussi bien un chef-d’œuvre théorique qu’historique. Il faut rappeler aussi que ce livre a été écrit dans des conditions matérielles difficiles : Trotsky est en exil, n’a pas d’accès aux sources et doit donc tout reconstituer par lui-même.

(Sur cet aspect, il existe très bon texte de Michael Burawoy intitulé « Two methods in search of science : Skocpol versus Trotski». Burawoy y analyse le livre de Trotski et le compare à l’autre grand livre paru dans les années 1960, States and Social Revolution de Theda Skocpol qui était une tentative néo-weberienne de penser la question de la Révolution russe et de la révolution française. C’est le meilleur texte sur la méthodologie de Trotski, disponible en ligne : http://burawoy.berkeley.edu/methodology/two%20methods.t%26s.pdf)

Le livre a été commandé par un éditeur étranger pour un public non-russe et a donc été traduit rapidement dans plusieurs langues. C’est la première tentative de faire une histoire globale et scientifique de la révolution, bien que le livre soit écrit par un des principaux acteurs de la Révolution. Ce n’est donc pas une histoire « froide » ou académique. Tous les autre historiens qui ont écrit sur la Révolution russe ensuite ont dû en passer par là, se sont mesurés à ce livre, écrit avec une vraie plume littéraire. Il est très difficile pour les historiens de se mesurer à tel livre, écrit par un participant aussi important, avec de telles ambitions théoriques et une telle plume. Le seul livre qui me semble pouvoir se mesurer à celui-là n’est pas un livre qui porte seulement sur la Révolution russe, mais sur l’intégralité de la vie de Trotski : la biographie écrite par Isaac Deutscher.

Soukhanov – La révolution russe, 1917, Stock, 1965

Voilà un texte magnifique, non pour son aspect théorique et totalisant, mais davantage pour son aspect anecdotique dans le bon sens du terme : il montre la petite cuisine de la Révolution russe.

Ce livre qui expose le point de vue d’un révolutionnaire opposé au coup d’État bolchevik mais suffisamment honnête et lucide pour ne pas se raconter d’histoire et reconnaître que les bolcheviks disposaient d’une base populaire. Soukhanov voit bien qu’il y a un mouvement de fond, qu’on ne peut pas résumer la révolution à un coup d’État. Le fait est que sa femme étant bolchévik, des réunions bolchéviques se tenaient chez lui en son absence. Le lecteur ressent donc un frisson lié à  l’aspect anecdotique : Soukhanov observe littéralement les bolcheviks par le trou de la serrure.

LES HISTOIRES MILITANTES

Pierre Broué, Le Parti bolchévique – histoire du PC de l’URSS, Les Éditions de Minuit, 1963.

Le texte est disponible ici : https://www.marxists.org/francais/broue/works/1963/00/broue_pbolch.htm

Le livre de Broué sur l’histoire du parti bolchevik est daté en termes de sources mais demeure une très bonne base. Il y développe une approche trotskiste plus riche que les approches staliniennes qui soulignent le génie de Lénine et surestiment l’unité du parti, vu comme une armée à la disposition de Lénine (exception faite de quelques traîtres), bref qui fait de 1917 une prophétie réalisée. Il n’y a pas dans ces approches staliniennes de tentatives de montrer qu’il y avait plusieurs bolchévismes qui se superposaient, un vieux bolchévisme d’avant-guerre, et un nouveau bolchévisme propre aux franges radicalisées d’après-guerre, que le parti bolchevik n’existait pas en tant que tel dans de nombreux endroits, que la spécificité du bolchevisme tient à sa stratégie, que l’idéal bolchévique n’était pas partagé de manière homogène etc. C’est une histoire de textes davantage qu’une histoire de faits. Les trotskistes sophistiqués comme Broué essaient de mesurer la texture plus complexe du parti.

Le texte de Broué demeure donc un livre important, qui a été un manuel pour la gauche révolutionnaire française dans les années 1960 et 1970, en particulier pour la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), pour Lutte ouvrière (LO) et les lambertistes.

Jean-Jacques Marie, Les Bolcheviks par eux-mêmes, en collaboration avec Georges Haupt, Paris, Éditions François Maspero, 1969.

On trouve aussi les livres de Jean-Jacques Marie qui était un lambertiste. Le plus intéressant est sans doute le recueil Les bolcheviks par eux-mêmes. C’est un ensemble d’extraits autobiographiques de bolcheviks qui reviennent sur leur parcours. Le livre montre bien la diversité des trajectoires des militants.

Tony Cliff, Lénine (3 tomes, 1975-1979)

Le texte est disponible ici : https://www.marxists.org/francais/cliff/1975/construire/index.htm

Sa traduction française fait l’objet d’une parution sous titre de feuilleton sur le site de Contretemps : https://www.contretemps.eu/cliff-lenine-devient-marxiste/

Ce livre représente sans doute la tentative la plus aboutie d’une histoire militante.

Tony Cliff fut le fondateur du courant International Socialism, courant hétérodoxe qui rompt dans les années 1950 avec l’orthodoxie trotskiste sur la base d’une divergence profonde autour de la nature de classe de l’URSS. Cliff défendait la thèse selon laquelle l’URSS est une forme de capitalisme d’État et non un État ouvrier dégénéré et n’était donc pas, à ce titre, un État à défendre qualitativement. C’est un courant qui partageait beaucoup d’hypothèses avec d’autres courants à l’international, ceux de CLR James ou de Raya Dunayevskaya aux États-unienne, ou avec « Socialisme et Barbarie » en France. Tout le milieu antistalinien de gauche s’y est peu ou prou retrouvé. Le courant a d’abord existé pendant une dizaine d’années sous la forme d’une organisation aux contours assez flous, plus ou moins fédérative et luxembourgiste ou sergiste dans la pratique. Le concept de « léninisme libertaire », développé par Marcel Liebman dans son livre Le Léninisme sous Lénine, lui convenait bien. Puis cette organisation s’est développée assez rapidement dans les années 1970 et est devenue l’organisation trotskiste la plus importante du Royaume-Uni. Elle commence à avoir une existence non-groupusculaire et change de nom en 1977 pour devenir le Socialist Workers Party, changement qui porte en lui l’espoir d’une croissance plus importante.

Pendant cette période Tony Cliff revient sur l’histoire de Lénine avec un long livre en trois tomes.

Il montre combien Lénine est obsédé par l’organisation et la création d’une organisation politique, à la différence de figures comme Trotski, par exemple, qui était un électron libre durant toute la première partie de sa vie. Cliff entend montrer que cette obsession passe par une fermeté sur les principes et une flexibilité sur la tactique. Il met l’accent sur la manière dont Lénine tord le bâton d’une situation à une autre. Il décide que la conjoncture a changé qualitativement, que toute une série de conclusions stratégiques et tactiques s’ensuivent et qu’il faut alors changer de cap et décider d’une nouvelle orientation. Il n’est pas anodin que Cliff écrive là-dessus puisque c’est ce qu’il essaie de faire lui-même avec le SWP à la même époque. Il y a donc une large part de projection dans ces écrits. C’est une approche intéressante mais très située, avec le danger de réduire Lenine à un tacticiste. Ce qui est le reproche fait par Lars Lih dans Lénine. Une biographie (Les prairies ordinaires, 2015), dans lequel celui-ci met au contraire l’accent sur la continuité de la pensée de Lénine et notamment la continuité organique par rapport à Kautsky et à des courants de la social-démocratie allemande.

Pour Cliff, 1917 est la mise en pratique de la flexibilité tactique de Lénine. Un des aspects tranchants de Lénine vient du fait qu’il mène des luttes politique au sein de sa propre organisation, souvent contre ses propres cadres et souvent contre des cadres très expérimentés. À suivre Cliff, il existerait selon Lénine un conservatisme organisationnel contre lequel il faut lutter constamment. L’histoire de 1917 est celle de la levée de jeunes ouvriers radicalisés qui rejoignent le parti bolchevik et qui sont prêts à entendre les thèses d’avril de Lénine selon lesquelles le parti doit prendre le pouvoir, alors que les cadres très expérimentés sont dubitatifs.

La thèse est que Lénine est en guerre permanente contre sa propre organisation et essaie de briser son enkystement dans la routine, dans tout ce qui ne reconnaît pas la spécificité de la situation. C’est une vision assez volontariste de Lénine, d’un Lénine qui construit une organisation dynamique. L’organisation est en évolution constante car il y a des luttes idéologiques et politiques à mener constamment au sein de l’organisation.

Viennent ensuite les textes émanant de l’ultra-gauche.

Jean Barrot, Communisme et question russe, La Tête de feuilles, 1972

Ces textes posent la question de savoir si la révolution russe était une révolution bourgeoise d’emblée ou non. On y aborde la question du sous-développement des forces productives et celle de l’échec de la révolution internationale. Certains disent que c’était inévitable, d’autres pointent le le rôle de l’échec allemand.

La question est donc de savoir si la Révolution russe était dès le début une révolution jacobine substitutiste sans horizon autre que l’horizon bourgeois ou s’il faut conserver l’idée trotskiste d’une révolution prolétarienne trahie, à ceci près que la trahison vient plus tôt que chez les trotskiste, avec Cronsdtadt ou Brest-Litovsk.

Hormis le livre de Barrot, qui couvre toute la question du stalinisme, il n’y pas de livre réellement significatif émanant de l’ultra-gauche. Ceux qui existent s’appuient essentiellement sur les anarchistes et leur historiographie (Voline, Maximov, l’histoire de la révolution makhnoviste etc) plutôt que de créer une historiographie propre.

LES HISTORIOGRAPHIE SOCIALES

Alexander Rabinowitch est le père fondateur de tout ce mouvement historiographique.

C’est une figure intéressante puisqu’il est issu d’une famille menchevik exilée mais qu’il a initié une historiographie qui montre la complexité et l’épaisseur historique de la révolution.

Son premier livre Prelude to Revolution portait sur les journées de Juillet 1917, mais le livre le plus important est le suivant, Les Bolcheviks prennent le pouvoir. Il a poursuivi ce travail en écrivant un livre sur la première année de la révolution russe The Bolsheviks in Power: The First Year of Soviet Rule in Petrograd  et il écrit actuellement un livre sur l’an II de la révolution, c’est-à-dire l’année où la logique de la guerre civile l’emporte sur celle de la révolution. C’est à ce moment que toutes les possibilités ouvertes en octobre, d’alliances et de coalitions avec les socialistes révolutionnaires de gauche, voire avec certains mencheviks internationalistes comme Martov, se ferment. La logique de la militarisation prend la place primordiale et les logiques de coercition deviennent de plus en pus importantes.

Alexander Rabinowitch, Les Bolcheviks prennent le pouvoir, La fabrique éditions, 2016

L’intérêt du livre réside dans le fait qu’il montre l’interaction entre certains dirigeants du parti, comme Lénine, et l’auto-activité des couches populaire radicalisées. Ces dernières ont une influence sur d’autre franges du parti qui se développent de manière très rapide. Aussi le parti est débordé par les événements autant qu’il les maitrise, il est assez divisé et hétérogène en interne, y compris géographiquement, entre Moscou, Petrograd et la province. Dans ces conditions, la force de Lénine est de capter cette énergie radicale qui vient de l’extérieur du parti et lui donne un horizon. Dans ce processus, Lénine « surfe », il ne maîtrise rien et est bien souvent en retard. Il essaie de se positionner par rapport à un processus qui le dépasse. Le livre montre bien que le parti aurait pu rater le coche et qu’il n’y a aucune téléologie à l’œuvre. Par exemple, il y avait en juillet, la possibilité d’une insurrection prématurée qui aurait pu être réprimée, de même qu’en septembre il y a eu pics de tension que les bolcheviks ont réussi, de peu, à canaliser.

C’est un livre fondateur de cette tradition, qui va donner lieu à toute une série d’études localisées et spécifiques. J’évoquerai les plus importantes :

Steve Smith, Petrograd Rouge, La Révolution dans les usines (1917-1918), Editions Les Nuits Rouges, 2017

Le livre se focalise sur les comités d’usine. S’il y a très peu de bonnes historiographies sur les soviets, il y en a en revanche sur les comités d’usine. C’est un angle intéressant parce que les comités d’usine forment la base de la révolution. Ou du moins ce sont les organisations les plus proches de la base qui reflètent et expriment la radicalisation de la façon la plus nette puisque c’est là que les bolchéviks gagnent la majorité en premier. C’est aussi ces comités qui incarnent toutes les contradictions de ce processus révolutionnaire. Dans le processus de radicalisation, les ouvriers souhaitent prendre le contrôle sur la production.

Il y a tout un développement thématique sur le contrôle ouvrier, c’est-à-dire sur le fait de surveiller le patron : non pas que les ouvriers entendent immédiatement diriger l’usine, mais ils souhaitent disposer d’un pouvoir de veto. On pense alors qu’il va y avoir une sorte de transition dans laquelle les usines resteraient des entreprises privées, soumises à un contrôle politique par en haut via les soviets et un contrôle économique par en bas via les comités d’usines. Contrôle qui contraindrait les entreprises avec tout un processus de formation et de prise d’expérience sur les manières de gérer le processus de production collectivement. Sauf qu’en réalité les propriétaires s’en vont, donc cette idée de transition douce se révèle utopique et fait place à une tension croissante liée à l’incapacité d’intégrer le contrôle ouvrier immédiatement. Très rapidement après la Révolution, les bolcheviks poussent pour une gestion relativement autoritaire des usines et pour le taylorisme. Sur ce point, on se référera au livre de Robert Linhart, Lénine, les paysans, Taylor. Essai d’analyse matérialiste historique de la naissance du système productif soviétique (Paris, Le Seuil, 1976; rééd. 2010.)

Le livre de Smith, issu de la tradition de l’International Socialism, est donc très riche et n’a pas d’équivalent.

David Mandel, Les soviets de Petrograd: Au cœur de la Révolution russe (1917-1918) (Syllepse, 2017)

Écrit par un proche de la IVe Internationale, ce livre est une étude très précise sur l’avant-garde ouvrière révolutionnaire à Petrograd. Il détaille les formes d’auto-éducation qui existaient et l’ethos de dignité ouvrière qui s’y est développé et qui a joué un rôle clef et entraînant en 1917. Le livre s’appuie sur de nombreuses sources et démontre de façon assez précise les liens entre parti bolchevik et avant-garde ouvrière. Il montre qu’il y a une convergence entre la ligne politique du parti bolchevik et les tendances autonomes de l’avant-garde ouvrière. Voir aussi : October 1917. Workers in power (editor Fred Leplat & Alex de Jong Authors: Paul Le Blanc, Ernest Mandel, David Mandel, François Vercammen, and contemporary texts by Rosa Luxemburg, Lenin, Leon Trotsky. Published by Merlin Press, the IIRE and Resistance Books) et Factory Commitees and Workers’ Control in Petrograd in 1917  (https://www.iire.org/node/683)

Diane P. Koenker, Moscow Workers and the 1917 Revolution, 1981

Le livre porte sur la classe ouvrière de Moscou et son évolution politique. On observe un phénomène similaire àcelui qui a lieu à Petrograd, même si le phénomène y est plus intense. L’intérêt réside dans le fait que Moscou est relativement sous-développé par rapport à Petrograd, qui est le berceau et de la révolution et l’endroit où il y a toute l’industrie lourde. La révolution à Moscou est donc plus violente et la lutte armée dans l’espace urbain y est plus intense.

Kevin Murphy, Revolution and Counterrevolution, Class Struggle in a Moscow Metal Factory, Berghahn, 2005

Le livre retrace l’histoire d’une usine importante de Moscou de 1917 à la fin des années 1920. Cette usine était un point fort du parti bolchevik avant de devenir l’usine « Faucille et Marteau ».

Le livre détaille donc le processus de percées révolutionnaires et de mobilisations, puis de démobilisation totale pendant la guerre civile durant laquelle la classe ouvrière est mobilisée sur le front. Puis il étudie la reconstruction de ces organisations dans les années 1920 avec un versant de plus en plus bureaucratique, qui limite de plus en plus le rôle de l’auto-organisation des travailleurs.

Murphy montre toutefois que, même dans une période très difficile, dans les années 1920, les conquêtes d’Octobre persistent. Les ouvriers ne sont pas complètement dépossédés. On est certes loin d’un État ouvrier souhaitable, puisqu’on a un État policier qui combine répression et autoritarisme, mais l’existence de capacités de contre-pouvoirs au niveau moléculaire dans les usines persiste jusqu’à la fin des années 1920. Il y a ensuite une réelle rupture en 1927-1928 avec la contre-révolution stalinienne, l’industrialisation forcée, la collectivisation etc. Voir aussi : http://isreview.org/issues/57/feat-russianrev.shtml ; https://www.marxists.org/history/etol/newspape/isj2/2006/isj2-110/murphy.html; et

Ronald Suny, The Baku Commune, 1917-1918: Class and Nationality in the Russian Revolution (Studies of the Harriman Institute, Columbia University), 1972

Étude de la classe ouvrière formée autour de l’industrie du pétrole à Bakou en Azerbaïdjan. C’est un exemple extrême de développement inégal et combiné, l’Azerbaïdjan étant encore plus sous-développé que la Russie mais avec une concentration ouvrière très forte du fait du pétrole. A cela s’agrège une dimension nationale, qui ne porte pas seulement sur l’auto-détermination de l’Azerbaïdjan mais aussi sur les conflits avec d’autres nationalités (arméniens…). Le livre reste une histoire de classe mais intègre la problématique des identités nationales auxquelles les bolcheviques ont du faire face.

Wendy Goldman, Women, the State and Revolution: Soviet Family Policy and Social Life, 1917-1936 (Cambridge Russian, Soviet and Post-Soviet Studies), 1993

C’est l’une des premières synthèse du rôle des femmes dans la Révolution russe. Goldman y propose une histoire longue qui part de la Révolution jusqu’au point culminant du stalinisme et de la constitution soviétique qui renverse tous les acquis des femmes en 1936. D’autres livres ont évoqué le rôle de telle ou telle femme dans le parti, ou de l’organisation des femmes, mais le livre de Goldman se concentre sur les femmes des classes populaires et leur organisation dans le processus révolutionnaire. C’est un livre thompsonien très réussi sur l’aspect du genre dans la Révolution russe.

On lira également l’important travail de Rex Wade sur les gardes rouges et les milices de travailleurs :

Rex Wade, Red Guards and Workers’ Militias in the Russian Revolution, Stanford University Press, 1984

Ces livres là sont au cœur de l’innovation historiographique. C’est à partir de ce genre de livres que va se constituer tout un questionnement autour des années 1920 et des années 1930, pour savoir dans quelle mesure l’énergie de la Révolution russe continue d’avoir une influence dans les organisations ouvrières, dans la culture, dans les mœurs, avec par exemple l’excellent livre de Dan Healey : Homosexual Desire in Revolutionary Russia: The Regulation of Sexual and Gender Dissent, University of Chicago Press, 2001

On assiste aussi avec le tournant culturel à une floraison d’études sur toutes sortes d’aspects de la face cachée de la société russe, sur le crime, sur l’alcoolisme, sur les orphelins, sur la question de la religion, sur la prostitution, sur les NEPmen, sur l’antisémitisme…

Il existe aussi une série d’histoire régionales qui montrent la puissance et la complexité de la question révolutionnaire. Il y a des livres sur la Finlande par exemple où la révolution a été très forte et la contre-révolution très sanglante comme Risto Alapuro, State and Revolution in Finland, University of California Press, 1988, mais aussi sur les républiques baltes, sur l’Ukraine qui est un énorme morceau (On se reportera à Ivan V Majstrenko, Borotʹbism. A chapter in the history of Ukrainian Communism, Soviet and post-Soviet politics and society, Vol. 61, Stuttgart Ibidem-Verl. 2007)

Il y a également des études sur les républiques musulmanes. Sur cet aspect, on se référera à l’excellent article de Dave Crouch, disponible ici : https://www.marxists.org/history/etol/newspape/isj2/2006/isj2-110/crouch.html

Après une période longue de dépolitisation liée au tournant culturel, on assiste aujourd’hui à un renouveau des études porté par une nouvelle génération de chercheurs qui à défauts d’être des militants, sont empreints de sympathie pour la Révolution russe comme processus et qui ont commencé à faire paraître des livres importants.

Brendan McGeever, The Bolsheviks and Antisemitism in the Russian Revolution, Cambridge University Press, 2017

Ce livre porte sur la lutte contre l’antisémitisme pendant la Révolution. McGeever montre non seulement toute la complexité de la lutte menée par le parti bolchevik face à l’antisémitisme, mais aussi sa participation pendant la guerre civile à l’antisémitisme.

Gleb Albert, Das Charisma der Weltrevolution. Revolutionärer Internationalismus und frühe Sowjetgesellschaft, 1917-1927, (« The Charisma of World Revolution. Revolutionary Internationalism and Early Soviet Society, 1917-1927 ») Böhlau Verlag, 2017

Ce livre traite de l’internationalisme en Russie, et porte notamment sur la question de la révolution allemande, puisqu’en Octobre 1923 la perspective d’une insurrection en Allemagne était comme un second souffle pour les russes. Il montre que cet internationalisme populaire était quelque chose de réel, et ne se réduisait pas à des discours de dirigeants.

Eric Blanc, Anti-Colonial Marxism: Oppression & Revolution in the Czarist Borderlands, 1881-1917, Historical Materialism Book Series, Brill, 2017

Le livre évoque les bolcheviks non-russes et leur rôle au sein du processus révolutionnaire. Il montre comment ces derniers ont forcé les bolcheviks à prendre la question nationale au sérieux, qu’il ne s’agissait pas d’un coup de génie de Lénine mais au contraire d’une lutte réelle menée par des bolcheviks juifs, polonais, finlandais etc.

Toute cette série de nouveaux ouvrages est l’œuvre de gens qui, sans toujours être des militants, ont une réelle sympathie pour la Révolution russe. Ils ne sont pas dans une optique de rejet et prennent en compte la complexité de la réalité. Loin d’en faire une image d’Epinal, ils sont capables de montrer les dimensions émancipatrices des processus alors en cours.

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Sebastian Budgen