[Guide de lecture] Aux marges de la révolution russe

Octobre 1917 est généralement envisagé comme un phénomène russe. Selon Eric Blanc, une telle focale s’avère trompeuse. Elle ne permet ni de saisir l’émergence, la théorie et la pratique du bolchevisme, ni de saisir la dynamique concrète ayant donné lieu à la révolution. Dans ce guide de lecture, Blanc annote de façon inédite un ensemble de références sur Octobre vu depuis les marges et les pays limitrophes : Géorgiens, Finlandais, Polonais, et bien d’autres sont à l’honneur et livrent un regard résolument décentré sur l’un des événements les plus décisifs du XXe siècle.

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Introduction

J’ai écrit mon livre — qui sera bientôt publié — Revolutionary Social Democracy : Marxist Politics Across the Russian Empire (1882-1917) (Brill, collection « Historical Materialism », 2019) afin d’étudier le développement de la politique révolutionnaire en Russie à partir d’une perspective à l’échelle de l’Empire. En étendant le cadre géographique pour y inclure les pays limitrophes impériaux, le livre entend remettre en question des hypothèses de longue date sur le développement des approches marxistes vis-à-vis du pouvoir d’État, de la révolution prolétarienne, de la tactique au sein du mouvement ouvrier et de l’organisation du parti, parmi d’autres questions stratégiques essentielles. Dans la mesure où la politique socialiste contemporaine continue d’être façonnée par les leçons tirées de la Révolution russe, parvenir à une analyse plus pertinente et nuancée de cette expérience n’est pas qu’une simple affaire d’universitaires.

En écrivant cette monographie, j’ai pu m’appuyer sur toute une série de récits primaires et secondaires. Bien que l’historiographie des Révolutions russes demeure, dans l’ensemble, profondément centrée sur la Russie, il existe tout un courant de travaux, sous-estimés, sur les révolutionnaires et les révolutions dans les pays limitrophes de l’Empire tsariste. Hélas, le gros de ces travaux n’est pas écrit dans l’une ou l’autre des langues occidentales — ce guide de lecture est donc nécessairement incomplet. Toutefois, celui-ci devrait être un bon point de départ pour les lecteurs qui souhaitent approfondir leur connaissance du sujet. Plutôt que de tenter de résumer chaque ouvrage, je vais brièvement, dans cette introduction, dessiner les contours généraux de l’historiographie existante et expliquer pourquoi il est nécessaire d’élargir notre cadre analytique et empirique afin d’y inclure l’ensemble de l’Empire russe. À la demande des éditeurs de Période, j’ai fourni des explications un peu plus longues pour les articles que j’ai moi-même écrits.

La Révolution russe était bien moins russe que ce que l’on pense généralement. En 1974, l’universitaire letton Andrew Ezergailis a appelé à rompre avec le « refus de reconnaître que la Révolution a débuté, s’est développée et a mûri au sein de l’Empire dans son ensemble, plutôt qu’uniquement à Petrograd ou Moscou. » La majorité des habitants de la Russie impériale faisait partie de groupes nationaux dominés – Ukrainiens, Polonais, Finlandais, Lettons, Juifs, Musulmans, Géorgiens, entre autres. Il en allait de même pour la plupart des marxistes. Pourtant, l’histoire des socialistes non russes a été ignorée ou marginalisée. Ainsi, les récits dominants des mouvements ayant culminé avec le renversement des gouvernements autocratiques et libéraux russes demeurent, au mieux, unilatéraux et, au pire, profondément biaisés.

L’étude de la politique marxiste en Russie est restée entachée par une focale exclusive sur le centre de l’Empire. Ce point aveugle hégémonique universitaire et militant est le reflet de vieilles tendances russocentriques. Pendant la majeure partie du vingtième siècle, les historiens ont analysé la Russie comme s’il s’agissait d’un État-nation ethniquement uniforme. De la même manière, les études sur les révolutions de 1905 et 1917 ont assez largement sous-estimé les peuples dominés de la périphérie impériale. Nombre d’études importantes portant sur le développement du marxisme en Russie ont ignoré les socialistes non russes et leurs partis dans leur ensemble. Plus fréquemment, il n’était que brièvement fait mention des pays limitrophes, tandis ce que l’analyse globale restait focalisée sur le centre de la Russie.

Après la chute du mur de Berlin en 1989, l’attention universitaire grandissante portée à la « différence » et aux autres formes d’oppression, qui ne sont pas des oppressions de classe, a mené à une véritable recrudescence de la recherche académique sur la périphérie de l’Empire russe. Pourtant, ce « tournant impérial » dans l’université ayant eu lieu en même temps que la ruée loin des recherches sur les mouvements ouvriers et les partis socialistes, l’immense majorité de ces travaux les plus récents ont continué à ignorer les marxistes des pays limitrophes. Il est néanmoins certain que différents travaux universitaires importants sur les socialistes non russes ont été produits au cours du siècle passé, comme nous pouvons le voir dans la liste ci-dessous.

Mais il faut souligner que les études sur les marxistes des pays limitrophes ont fréquemment été limitées à l’examen de la question nationale et qu’elles se sont quasi exclusivement focalisées sur un groupe national spécifique, plutôt que sur le mouvement qui traversait tout l’Empire. De plus, leurs découvertes n’ont pas encore été incorporées dans des analyses plus larges du développement du marxisme en Russie et au sein de la Seconde Internationale.

L’historiographie socialiste du siècle dernier a, de la même manière, été limitée par un prisme géographique et interprétatif assez étroit. Bien qu’une littérature considérable consacrée aux marxistes des pays limitrophes ait été produite par des universitaires de gauche dans le bloc de l’Est, le bolchevisme en Russie centrale est resté la focale empirique et le modèle analytique hégémoniques. Les écrivains socialistes en dehors de l’Union soviétique et de ses États satellites ont porté une moindre attention aux marxistes non russes. Lorsque les socialistes des pays limitrophes ont pu être mentionnés, cela a généralement été dans des réflexions fugaces et a-critiques sur le soutien apporté par V.I. Lénine à l’autodétermination nationale. On présume que les expériences des partis révolutionnaires non russes apportent peu à notre compréhension des débats et conflits politiques généraux qui ont mené au renversement du tsarisme comme du capitalisme en 1917. Étant donné ces tendances interprétatives dominantes et le fait que les études les plus sérieuses produites sur les marxistes des pays limitrophes au cours des dernières décennies ont été écrites dans des langues est européennes peu lues, cette histoire reste largement méconnue au-delà de petits cercles de spécialistes.

La marginalisation des mouvements socialistes des pays limitrophes russes n’est pas le reflet fidèle de leur importance réelle dans la Russie impériale ni de leur importance analytique pour notre compréhension de l’évolution de la politique marxiste. Réduire l’histoire de la politique socialiste sous le tsarisme à un conflit bilatéral entre mencheviques et bolcheviques a obscurci un tableau bien plus dynamique et complexe : plus d’une douzaine de partis marxistes ont débattu, collaboré, se sont divisés et unis de part et d’autre de l’Empire. Tous, à l’exception notable du parti socialiste légal finlandais, étaient engagés dans l’expérience historique sans précédent de la construction d’un mouvement marxiste dans des conditions politiques clandestines. La première organisation marxiste de la Russie impériale est née en Pologne, en 1882, plus de vingt ans avant l’émergence des bolcheviques et des mencheviques.

Les non-Russes étaient, en fait, représentés de manière disproportionnée dans les mouvements de gauche avant 1917. Dans un Empire où les non-Russes comptaient pour 58 % de la population, les partis des pays limitrophes présentaient un pourcentage bien plus important de socialistes organisés. Jusqu’en 1917, la social-démocratie massive de Finlande restait le parti socialiste le plus grand du monde par habitant.

Contrairement à l’impression donnée par la majeure partie de la littérature, les mouvements révolutionnaires sont restés plus forts dans les pays limitrophes que dans le centre, pendant une bonne partie de la domination tsariste. Comme l’a écrit un écrivain russe de l’époque, « le centre se trouve aux périphéries ». La première révolution en Russie a indubitablement davantage avancé dans les régions non russes, où les grèves générales, les insurrections ouvrières, les mutineries de soldats et les rébellions rurales ont mené, dans de nombreuses régions, à des prises partielles ou complètes du pouvoir par le prolétariat.

Bien que Saint-Pétersbourg ait été le cœur battant de l’avant-garde du mouvement à l’échelle de l’Empire après 1905, les pays limitrophes ont, à nouveau, joué un rôle important en 1917 et dans la guerre civile qui a suivi. Le renversement du tsarisme en février a déchaîné une vague révolutionnaire qui a immédiatement submergé tous les territoires et nationalités de la région. En l’espace de quelques mois, la plupart des partis radicaux non russes se sont alliés (ou ont rejoint) aux bolcheviques dans la lutte pour le pouvoir des soviets et le renversement socialiste du monde. En bref, la révolution prolétarienne n’était pas qu’un phénomène propre à la Russie centrale. Même dans la paisible et parlementaire Finlande, les ouvriers et les socialistes sont devenus de plus en plus convaincus que seul un gouvernement ouvrier pouvait offrir une issue à la crise et à l’oppression nationale.

Les bolcheviques et les pouvoirs capitalistes occidentaux ont tous deux compris que la périphérie de la Russie était un champ de bataille clé pour l’expansion ou l’endiguement de la domination socialiste. Entre la Russie centrale et le reste du monde se trouvaient les pays limitrophes : si la Révolution triomphait dans la périphérie de l’Empire, elle pouvait très bien se propager à travers l’Europe occidentale et l’Asie.

Examiner l’expérience des pays limitrophes est, de plus, crucial pour saisir la politique des bolcheviques et des mencheviques, qui possédaient tous deux une base importante hors de la Russie centrale. Les chroniques de la social-démocratie russe tendaient à supposer que les avancées qui avaient lieu à Saint-Pétersbourg se déroulaient à l’identique à travers l’Empire, une hypothèse contredite par les archives historiques. Examiner les expériences, souvent différentes, des organisations socialistes dans la périphérie nous permet donc d’apprécier de manière plus rigoureuse l’état de ces courants dans leur ensemble. Étendre notre perspective analytique au-delà de Petrograd procure un sens plus juste, par exemple, de ce que l’on appelait le « bolchevisme approximatif » (ballpark Bolshevism) c’est-à-dire la position politique centrale, généralement partagée par tous les niveaux de cadres du parti et qu’ils propageaient, à travers l’Empire, aux travailleurs.

Plus important encore sans doute, élargir notre focale interprétative pour y inclure tous les partis marxistes les plus importants sous le tsarisme permet et oblige à repenser considérablement les vieilles idées sur le développement de la politique révolutionnaire jusqu’à 1917. La Russie impériale, avec ses régions et organisations diverses, est un laboratoire historiquement unique pour une analyse comparée des politiques socialistes. Un large cadre géographique aide à souligner les tendances, similarités et limites politiques fondamentales qui ont caractérisé les socialistes modérés et radicaux aux quatre coins de la région. Le cas exceptionnel de la Finlande — la seule région de Russie où le tsar a accordé la liberté politique, un parlement démocratiquement élu et un mouvement ouvrier légal — offre un point de comparaison intéressant entre les dynamiques distinctes des partis socialistes dans les régimes politiques autocratiques et dans les régimes parlementaires.

Tout comme dans la littérature académique dominante, l’existence des partis marxistes des pays limitrophes est généralement ignorée dans la littérature socialiste, donnant l’impression que les bolcheviques étaient les seuls à suivre une voie différente de leurs homologues d’Europe occidentales. Mais même un examen superficiel des partis socialistes illégaux dans l’Empire russe montre les biais dans l’argumentation en faveur de l’exceptionnalisme bolchevique. Les positions et pratiques dont on a longtemps pensé qu’elles étaient propres à la faction de Lénine étaient, en fait, relativement communes. Le fait qu’il n’y ait pas eu de position bolchévique majeure qui ne soit pas également partagée par une varité de partis non russes aide à montrer qu’aucune position ne pouvait mener, seule, directement à octobre 1917 — ou, comme le diraient les historiens anticommunistes, au stalinisme. Il n’y avait pas de balle en argent ou de péché originel socialiste.

Quelques exemples, développés en détail plus bas, devraient suffire ici à démontrer cette tendance. La fameuse critique de 1904 de Rosa Luxemburg de la conception du centralisme de Lénine est presque toujours citée sans aucune considération du fait que son propre parti en Pologne tsariste était bien plus vertical et antidémocratique. De la même façon, on affirme souvent à tort que les bolcheviques étaient le seul parti à s’être opposé à la Première Guerre mondiale, ignorant ainsi l’antimilitarisme radical d’autres partis marxistes importants des pays limitrophes. Finalement, le fait que les bolcheviques n’étaient pas le seul parti dans l’ancien empire tsariste à avoir mené les ouvriers au pouvoir en 1917-18 est resté assez largement ignoré.

À travers la lecture des ouvrages venus des pays limitrophes listés plus bas, on peut commencer à percevoir l’impact qu’a eu le contexte autocratique tsariste en poussant tous les socialistes illégalement organisés vers une voie très différente de celle de leurs homologues d’Europe occidentale. Les conditions de l’absolutisme russe obligeaient les marxistes de toutes les nationalités à adopter une approche différente de celle de leurs homologues d’Europe occidentale. Une grille d’analyse à l’échelle de l’Empire démontre que les différences évidentes entre les bolcheviques et les partis sociaux-démocrates d’Europe n’étaient pas le produit de ruptures théoriques ou pratiques d’avec l’orthodoxie de la Seconde Internationale.

Les partis marxistes opérant dans l’illégalité sous le tsarisme adhéraient à nombre de perspectives stratégiques et de pratiques organisationnelles qui ont généralement été décrites comme distinctes du bolchevisme, par ses détracteurs comme par ses défenseurs. Jusqu’à la Révolution de 1905, tous ces courants (y compris les mencheviques) étaient engagés dans une violente lutte armée révolutionnaire ; tous ont rompu avec le modèle organisationnel des partis socialistes occidentaux ; tous ont rejeté la formation de blocs avec les libéraux et ont affirmé que seul le mouvement indépendant de la classe ouvrière pouvait mener la révolution démocratique à la victoire. Dans le contexte autocratique de la Russie, de telles positions étaient explicitement sanctionnées par la social-démocratie orthodoxe, qui établissait une distinction bien nette entre la stratégie concernant les pays avec ou sans liberté politique. Les conditions de la lutte sous le tsarisme empêchaient clairement toute tentative d’adoption de la structure organisationnelle spécifique ou le focus politique du modèle social-démocrate allemand. En d’autres termes, non seulement le marxisme orthodoxe était bien plus révolutionnaire que ce que l’on pense généralement par rapport aux démocraties capitalistes, mais ses positions dans le contexte absolutiste russe étaient particulièrement intransigeantes.

De plus, le poids de l’État féodal tsariste facilitait la capacité des partis socialistes de l’Empire russe à maintenir leur radicalisme politique. Au centre comme dans la périphérie, l’absence de liberté politique et de démocratie parlementaire empêchait l’ascension d’un fort réformisme parlementaire ou l’émergence d’une bureaucratie ouvrière conservatrice. Le fossé grandissant entre les programmes militants et les pratiques accommodantes des partis sociaux-démocrates occidentaux ne pouvait être reproduit de la même manière sous l’autocratie russe. L’exception notable qui confirme la règle au sein de l’Empire : le parti social-démocrate finlandais qui, comme son homologue allemand, pouvait bâtir une forte présence parlementaire et une infrastructure organisationnelle massive avec un appareil bureaucratique large et ascendant. Partageant nombre des tendances accommodantes et trop précautionneuses de la social-démocratie allemande, l’histoire du parti finlandais est devenue l’un des points de tension et de conflit entre les sociaux-démocrates révolutionnaires et les modérés du parti.

À la suite de la défaite démoralisante de la Révolution de 1905, une large part des socialistes — y compris les mencheviques, le Bund juif et nombre de sociaux-démocrates ukrainiens — ont rompu avec le consensus radical qui existait jusqu’alors et, pour la première fois, a commencé à chercher à bâtir un bloc avec la bourgeoisie libérale. De l’autre côté, les autres organisations radicales de l’Empire ont maintenu leurs positions sur les grandes questions de stratégie révolutionnaire et, sur cette même base, ont convergé d’un point de vue organisationnel et politique en 1917.

Un siècle de mythes et d’omissions historiographiques a obscurci les fascinantes complexités des mouvements anticapitalistes de la Russie impériale. Les limites interconnectées du russocentrisme, et de l’exceptionnalisme bolchevique en particulier, ont entravé notre compréhension du développement du socialisme révolutionnaire en Russie et au-delà. Il est plus que temps de redécouvrir les travaux suivants sur les marxistes des pays limitrophes et les révolutions de la périphérie de la Russie, qui ont été ignorés par les militants socialistes pendant bien trop longtemps.

La Révolution de 1905 dans les pays limitrophes

Blanc, Eric, « ‘Comrades in Battle’ Women Workers and the 1906 Finnish Suffrage Victory », The International Yearbook of Central, Eastern, and Southeastern European Women’s and Gender History, Aspasia, 2017 – Dans cet article, je montre que l’organisation autonome des ouvrières finlandaises a été, dans une large mesure, responsable de la transformation de la Finlande en premier régime politique doté du suffrage universel.

Plus précisément, le suffrage a été gagné par une grève générale et une insurrection anti-impériale en Finlande, combinée à une révolution à travers l’Empire. Les femmes socialistes ont mené la lutte pour le suffrage des femmes, tandis que les organisations de femmes mainstream ont soutenu le suffrage censitaire jusqu’en 1905. Contrairement à l’affirmation courante selon laquelle le marxisme dédaigne la question de l’oppression des femmes, les socialistes finlandaises ont lutté à la fois contre la domination de genre, nationale et de classe, des décennies avant l’émergence des théorisations de l’« intersectionnalité ».

Rejeter ou idéaliser le mouvement ouvrier en tant que vecteur de l’émancipation des femmes ne permet pas de saisir les complexités des dynamiques en Finlande. La lutte de la classe ouvrière, dans le contexte de la résistance anti-impériale et d’une révolution à l’échelle de tout l’Empire, a largement contribué à obtenir le suffrage universel pour la première fois dans l’histoire — mais cette victoire n’aurait pas été possible sans l’auto-organisation et la mobilisation autonome des femmes.

Blobaum, Robert, Rewolucja : Russian Poland, 1904-1907, 1995 — La Révolution de 1905 était vraisemblablement plus explosive dans la Pologne dominée par la Russie. Blobaum procure un excellent aperçu de ses dynamiques.

Longworth, J. George, The Latvian Congress of Rural Delegates in 1905, 1959 – Il s’agit là d’une monographie riche et étonnamment négligée portant sur l’apogée politique de la Révolution de 1905 en Lettonie. C’est également l’un des rares livres publiés en anglais qui étudie sérieusement la politique des deux principales organisations marxistes lettones.

Marzec, Wiktor, « Vernacular Marxism : Proletarian Readings in Russian Poland around the 1905 Revolution », Historical Materialism, 2018 – La lecture attentive des sources primaires polonaises par Marzec sert de point de départ à cet examen lumineux du « réveil » politique des ouvriers polonais pendant et avant 1905.

Shtakser, Inna, The Making of Jewish Revolutionaries in the Pale of Settlement: Community and Identity During the Russian Revolution and its Immediate Aftermath, 1905-07, 2014 – Une étude remarquable des dynamiques émotionnelles et personnelles des militants radicaux juifs en 1905. Shtakser, contrairement à la plupart des auteurs, fait un excellent travail d’illustration de ce que l’on ressentait en tant que militant socialiste à cette période.

Weinberg, Robert, The Revolution of 1905 in Odessa: Blood on the Steps, 1993 – La perspective de cette très bonne monographie est le processus par lequel le prolétariat d’Odessa est devenu une « classe pour elle-même » en 1905, à travers l’organisation de syndicats, de partis politiques et de soviets. C’est un contrepoint utile à des travaux plus connus sur le rapport parti/classe à Saint-Pétersbourg.

Les Révolutions de 1917-19 dans les pays limitrophes

Arens, Olavi, Revolutionary Developments in Estonia in 1917-18 and Their Ideological and Political Background, thèse de doctorat, 1976 – l’Estonie était l’un des quelques régions limitrophes où le bolchevisme est devenu hégémonique au sein de la classe ouvrière en 1917. Il s’agit là d’un récit exhaustif.

Blanc, Eric, « Finland’s Revolution », Jacobin, 2017. L’expérience finlandaise de 1917-18 montre que la révolution prolétarienne n’était pas qu’un phénomène propre à la Russie centrale. Même dans la paisible Finlande parlementaire, les ouvriers étaient de plus en plus convaincus que seul un gouvernement socialiste pouvait offrir une voie de sortie à la crise sociale et à l’oppression nationale.

De la même façon, les bolcheviques n’étaient pas le seul parti de l’Empire capable de mener les prolétaires au pouvoir. L’expérience du SDP finlandais confirme, de bien des manières, la vision traditionnelle de la révolution défendue par Karl Kautsky : en organisant et en éduquant patiemment la conscience de classe, les socialistes ont gagné une majorité au parlement, conduisant à la dissolution de l’institution par la droite, ce qui a, en retour, déclenché une révolution socialiste.

La préférence du parti pour une stratégie parlementaire défensive ne l’a finalement pas empêché de renverser la domination capitaliste et de commencer sa marche vers le socialisme. Au contraire, la social-démocratie allemande bureaucratisée — qui avait abandonné la stratégie de Kautsky depuis longtemps — soutenait activement la domination capitaliste en place en 1918-19 et a violemment réprimé les efforts la pour renverser. Pourtant, la Finlande a non seulement montré les forces, mais également les limites potentielles de la social-démocratie révolutionnaire : une hésitation à abandonner l’arène parlementaire, une sous-estimation de l’action de masse, et une tendance à pencher vers les socialistes modérés pour le bien de l’unité du parti.

Bocjun, Jaromyr Marko, The Working Class and the National Question in the Ukraine: 1880–1920, thèse de doctorat, 1985 — La plupart des travaux universitaires sur le marxisme et la question nationale en Ukraine tendent à peindre les socialistes ukrainiens en anges et les bolcheviques en démons impérialistes. La thèse de Bocjun, au contraire, affirme que l’implosion du processus révolutionnaire peut être attribuable à des limites politiques des deux côtés.

Ezergailis, Andrew, The 1917 Revolution in Latvia, 1974 – C’est l’étude en langue anglaise standard sur la Lettonie en 1917, la région limitrophe de l’Empire où les bolcheviques avaient leur ancrage le plus profond.

Hickey, Michael C., « Revolution on the Jewish Street: Smolensk, 1917 », 1998 – Pour ceux qui s’intéressent au rôle des principaux partis socialistes juifs en 1917, y compris le Bund, il s’agit d’un point de départ très utile. Comme les mencheviques, le collaborationnisme de classe du Bund lui a finalement coûté sa base ouvrière de masse.

Jones, Stephen, « Georgian Social Democracy in 1917 », dans Revolution in Russia: Reassessments of 1917, 1992 – une esquisse équilibrée du rôle des mencheviques géorgiens en 1917.

Smele, Jon, The « Russian » Civil Wars, 1916–1926: Ten Years that Shook the World, 2017 – La monographie très complète de Smele offre un excellent aperçu de(s) la/les guerre(s) civile(s) dans les pays limitrophes.

Suny, Ronald Grigor, The Baku Commune, 1917–1918: Class and Nationality in the Russian Revolution, 1972 – Ce classique a été l’un des premiers ouvrages de langue anglaise à étudier sérieusement les bolcheviques, et 1917, en dehors du centre impérial. Parmi d’autres atouts, le livre de Suny montre l’importance des dirigeants bolcheviques régionaux et locaux, venant contraster avec la fixation traditionnelle de l’historiographie sur Lénine.

Suny, Ronald Grigor, « Social Democrats in Power: Menshevik Georgia and the Russian Civil War », dans Party, State and Society in the Russian Civil War: Explorations in Social History, 1990 – une analyse équilibrée des forces et des limites du gouvernement menchevique géorgien. Le livre comprend une comparaison intéressante avec la Russie centrale, concernant le poids des conditions sociales dans l’explication des politiques des gouvernements révolutionnaires.

Upton, Anthony F., The Finnish Revolution, 1917–1918, 1980 – Ce livre demeure l’ouvrage de référence en langue anglaise sur la Révolution finlandaise. Bien qu’il soit dans l’ensemble bien renseigné, l’approche d’Upton est entachée d’un rejet infondé de la politique révolutionnaire des marxistes « kautskystes » de Finlande.

White, James D., « The Revolution in Lithuania 1918–1919 », Soviet Studies, 1971 – Un aperçu solide de cette brève et infructueuse tentative d’établissement d’un gouvernement soviet en Lituanie, où la classe ouvrière comme les bolcheviques étaient faibles.

La question nationale

Blanc, Eric, « Anti-Imperial Marxism : Borderland Socialists and the Evolution of Bolshevism on National Liberation », 2016. Dans ce texte, j’affirme que les approches marxistes de la libération nationale que nous associons aujourd’hui à Lénine ont d’abord été développées par ses rivaux marxistes non russes au sein de l’Empire russe.

Dans la périphérie de l’Empire — notamment en Pologne, Lituanie, Lettonie, dans le Caucase et en Ukraine — les partis marxistes non russes ont cherché à lier la libération nationale à une orientation de lutte des classes. La plupart défendaient un mouvement révolutionnaire uni sur la base de l’autonomie nationale ou du fédéralisme. Jusqu’en 1905 V.I. Lénine, comme le courant de l’Iskra auquel il appartenait, avait bien moins de sympathie envers les aspirations nationales que ce qu’on laisse souvent entendre. La volonté de faire l’unité de la classe ouvrière de l’Iskra était affaiblie par les limites de sa position sur la question nationale. Nombre des positions défendues plus tard par Lénine et l’Internationale Communiste s’opposaient, dans ces années-là, à l’Iskra et étaient défendues par des socialistes non russes.

Finalement, les bolcheviques ont dépassé leurs limites et implanté une stratégie efficace de libération nationale. Bien que l’évolution de Lénine ait débuté en 1913, le tournant le plus important dans la pratique du parti bolchevique, dans son ensemble, est arrivé après la défaite de 1917-20 des révolutions socialistes en Finlande, Lettonie, Estonie, Lituanie, Ukraine, Pologne, Géorgie et Azerbaïdjan. En réaction à ces reculs, nombre de bolcheviques de tous niveaux et de toutes régions ont tiré la conclusion que s’intéresser aux aspirations nationales non russes était une nécessité urgente. Pour enraciner le régime soviétique au sein des peuples non russes, les bolcheviques de 1921-23 ont activement développé les cultures et langages nationaux, instauré un fédéralisme d’État et promu des marxistes des pays limitrophes à des positions dirigeantes.

Gitelman, Zvi Y., Jewish Nationality and Soviet Politics: The Jewish Sections of the CPSU, 1917–1930, 1972 – Une étude fascinante sur la manière dont les communistes et leurs alliés ont abordé la « question juive ». Le livre comporte également un portrait utile du Bund en 1917.

Ijabs, Ivars, « The Nation of the Socialist Intelligentsia: The National Issue in the Political Thought of Early Latvian Socialism », 2012 – L’universitaire letton Ijabs décrit habilement la genèse des premières approches du socialisme letton sur la libération nationale.

Riddell, John (dir.), To See the Dawn: Baku, 1920: First Congress of the Peoples of the East, 1993 – Un rapport fascinant et très bien documenté sur cette conférence historique. Comme toujours, l’introduction et les annotations de Riddell sont très utiles.

Riga, Liliana, The Bolsheviks and the Russian Empire, 2012 – Ce livre intriguant examine les racines non russes de nombre d’intellectuels bolcheviques de renom.

Smith, Jeremy, The Bolsheviks and the National Question, 1917-23, 1999 – L’étude de Smith est la meilleure synthèse sur la question nationale et le premier gouvernement soviétique. Entre autres choses, il démontre que les bolcheviques ont adopté nombre des politiques nationales-culturelles contre lesquelles Lénine avait polémiqué avant 1914.

Zimmerman, Joshua D., Poles, Jews, and the Politics of Nationality: the Bund and the Polish Socialist Party in late Tsarist Russia, 1892–1914, 2004 – C’est une très bonne étude qui examine la manière dont les socialistes juifs et polonais ont cherché à résoudre les questions de l’indépendance nationale polonaise et de l’égalité des Juifs depuis une perspective marxiste. C’est également l’une des rares études en anglais à prendre au sérieux la politique du Parti Socialiste Polonais (PPS).

Les travaux sur les marxistes non russes

Blanc, Eric, « The Rosa Luxemburg Myth : A Critique of Luxemburg’s Politics in Poland (1893–1919) », Historical Materialism 26, 2018. Cet article s’oppose à la vision romantique, très répandue, de Rosa Luxembug en se penchant sur la politique et les pratiques de son parti en Pologne (le SDKPiL) en ce qui concerne la libération nationale, la construction du parti et le SPD allemand.

Trois mythes en particulier sur Luxemburg servent de point de départ à l’analyse dans cet article. Premièrement, contrairement à une affirmation commune selon laquelle Luxemburg était une « nihiliste nationale », cet article démontre que son orientation reflétait sensiblement les sentiments nationaux polonais, positifs comme négatifs. C’est seulement après 1914 que l’opposition de Luxemburg à l’indépendance nationale est devenue un poids politique majeur — dans la période précédente, sa position la plus problématique était une hostilité inutile au PPS.

Deuxièmement, alors que Luxemburg est habituellement dépeinte comme la première marxiste à s’être opposée au réformisme du parti social-démocrate (SPD) allemand, je montre que le PPS marxiste de 1904 a écrit les premières critiques majeures du SPD et de son théoricien le plus important, Karl Kautsky. Ironiquement, l’impulsion de cette critique du PPS était la campagne de Luxemburg, alliée au leadership conservateur du SPD, contre l’autonomie organisationnelle et politique des socialistes polonais en Allemagne.

Troisièmement, cet article s’oppose au mythe selon lequel Luxemburg soutenait le « spontanéisme » et la démocratie consistante au sein du parti. Les perspectives et pratiques du SDKPiL montrent qu’il n’y avait pas de différences stratégiques permanentes entre Luxemburg et Lénine sur le rôle du parti révolutionnaire. En pratique, la divergence la plus conséquente entre leurs partis était que les bolcheviques, contrairement au SDKPiL, étaient plus efficaces dans les luttes des masses ouvrières pendant et après la Révolution de 1905.

Naimark, Norman M., The History of the « Proletariat »: The Emergence of Marxism in the Kingdom of Poland, 1870–1887, 1979 – Peu de gens savent que le premier parti marxiste en Russie, le Prolétariat Polonais, est apparu plus de vingt ans avant les bolcheviques et les mencheviques. L’étude de Naimark est un classique qui mérite une plus grande audience au sein du mouvement socialiste.

Nettl, J. P., Rosa Luxemburg, Oxford University Press, Londres, 1966 [J. P. Nettl, Rosa Luxemburg, éditions Spartacus, Paris, 2012] – La biographie écrite par Nettl reste la meilleure disponible. Contrairement à la plupart des écrivains, il étudie sérieusement les écrits et actions polonais de Luxemburg.

Peled, Yoav, Class and Ethnicity in the Pale: the Political Economy of Jewish Workers’ Nationalism in Late Imperial Russia, 1989 – Une brève étude sociologique, très bonne, sur les racines structurelles de la politique marxiste juive dans la Russie impériale.

Tobias, Henry J., The Jewish Bund in Russia from its Origins to 1905, 1972 – Il s’agit toujours du meilleur livre en anglais, et de loin, sur le Bund. Un classique.

Weinstock, Nathan, Le Pain de Misère : Histoire du Mouvement Ouvrier Juif en Europe Tome I. L’Empire Russe Jusqu’en 1914, 1984 — L’étude, trop ignorée, de Weinstock est l’histoire la plus convaincante, d’un point de vue analytique, de la montée et du déclin du mouvement ouvrier juif en Russie.

Carrez, Maurice, La Fabrique d’un Révolutionnaire, Otto Wilhelm Kuusinen, 1881-1918 : Réflexions sur l’Engagement Politique d’un Dirigeant Social-Démocrate Finlandais, 2008 — Quiconque souhaite sérieusement comprendre la social-démocratie finlandaise devrait lire ce volume massif. Carrez offre un récit nuancé et équilibré du parti par le prisme de la biographie de l’un de ses principaux dirigeants de gauche, Otto Kuusinen.

Soikkanen, Hannu, « Revisionism, Reformism and the Finnish Labour Movement Before the First World War », Scandinavian Journal of History, 1978 – Une bonne petite introduction à la politique des premières années du marxisme finlandais.

Boshyk, George Y., The Rise of Ukrainian Political Parties in Russia, 1900–1907: with Special Reference to Social Democracy, thèse de doctorat, 1981 – C’est la seule étude sérieuse de langue anglaise sur les débuts du marxisme ukrainien. Une excellente lecture, quoique difficilement accessible en bibliothèque.

Maistrenko, Iwan, Borot’bism : A Chapter in the History of Ukrainian Communism, 1954 – L’étude de Maistrenko est un bon aperçu du principal courant ukrainien socialiste (qui était alors communiste), Borotba (la lutte).

Bennigsen, Alexandre et S. Enders Wimbush, Muslim National Communism in the Soviet Union: a Revolutionary Strategy for the Colonial World, 1980 – Une introduction utile à la politique nationale des marxistes musulmans après 1917. Les auteurs tendent, toutefois, à traiter leurs sujets (et leurs projets nationaux) de manière assez a-critique.

Jones, Stephen F., Socialism in Georgian Colors: the European Road to Social Democracy, 1883–1917, 2005 – Une étude exhaustive de la social-démocratie géorgienne (alias les mencheviques) avant 1917. Jones montre que le parti géorgien avait ses propres dynamiques autonomes organisationnelles et politiques qui le séparaient des mencheviques russes.

Sabaliūnas, Leonas, Lithuanian Social Democracy in Perspective, 1893–1914, 1990 – C’est le seul travail sérieux en anglais sur le parti lituanien. Très bien renseigné, bien que parfois un peu ardu.

Swietochowski, Tadeusz, « The Himmät Party: Socialism and the National Question in Russian Azerbaijan, 1904–1920 », 1978 – le parti Himmät demeure, étrangement, inconnu dans les cercles marxistes, malgré son importance historique et politique en tant que première organisation socialiste mondiale des ouvriers musulmans.

 

Traduit de l’anglais par Sophie Coudray et Selim Nadi

 

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Eric Blanc