Le 13 mai 1958, des émeutes de colons à Alger précipitèrent la prise du pouvoir dans la capitale algérienne par des officiers de l’armée française. Les putschistes formèrent un Comité de salut public et demandèrent la dissolution du gouvernement à Paris et son remplacement par un nouveau – qui s’engagerait à maintenir la souveraineté française en Algérie – sous la conduite de Charles de Gaulle. Pendant les semaines qui suivirent, la métropole vécut sous la menace d’une guerre civile. Ébranlé par des années de luttes violentes en Indochine et en Afrique du Nord, l’instabilité parlementaire et la pression économique internationale, le régime d’après-guerre était en mauvaise posture pour répondre au défi d’Alger. Au début de juin 1958, dans des conditions minimales de légalité formelle, la principale exigence des insurgés colonialistes était satisfaite. Le général de Gaulle était revenu assumer le rôle de président du Conseil et chaperonner la constitution d’une nouvelle république. Durant les quatre années qui séparent la crise terminale de la IVe République en 1958 et le retrait d’Algérie en 1962, la vie politique française allait être marquée par une contestation accrue sur les thèmes de la fin de l’empire, du rôle politique de l’armée et des limites de la légitimité politique. Massacres d’État et escalade de violence terroriste d’extrême droite ponctuèrent la phase finale de la guerre d’indépendance algérienne.
L’État français reste encore aujourd’hui profondément marqué par les turbulences de sa fondation. Parmi les plus évidents héritages de la transition de 1958 : un système électoral antidémocratique, une présidence autoritaire, et une politique étrangère militariste – en particulier dans le « pré carré » de l’Afrique postcoloniale. Les débats sur l’immigration et « l’intégration » des populations minoritaires se tiennent dans l’ombre projetée par les guerres de décolonisation. Durant la dernière décennie les questions portant sur l’héritage de l’impérialisme français et les mécanismes constitutionnels de la Ve République ont revêtu une urgence nouvelle. Au xxie siècle, les forces armées françaises ont été continûment engagées dans des conflits à travers l’Afrique et le Moyen-Orient. Les attentats terroristes sur le sol français ont entraîné une répression plus intense, et depuis novembre 2015, le pays vit sous l’état d’urgence. À l’élection présidentielle de 2017, et pour la première fois depuis 1958, les partis de gouvernement traditionnels de la droite et du centre ne sont pas parvenus à atteindre le second tour. En parallèle, la légitimité déclinante de la démocratie capitaliste a réveillé un intérêt grandissant pour les théories du fascisme, du bonapartisme et du césarisme.
Pourtant, les origines troublées de l’actuelle république restent dans une très large mesure occultées dans la littérature sur le sujet, et l’année 1958 elle-même est ostensiblement absente des périodisations de l’histoire de la France d’après-guerre. Les Trente Glorieuses de Jean Fourastié qui courent de la fin de la Seconde Guerre mondiale au milieu des années 1970, Les Vingt Décisives (1965-1985) de Jean-François Sirinelli, L’entre-deux-mai de Pascal Ory qui couvre la période entre 1968 et la victoire de François Mitterrand à l’élection présidentielle de 1981, et le difforme Les Années 68 [Charlotte et Patrick Rotman], censées s’étendre des accords d’Évian jusqu’aux années 1970, tous ces livres témoignent d’un refoulement généralisé.
La stupéfiante expansion de l’économie française durant les décennies du boom d’après-guerre a inspiré la vision enchantée d’une modernisation consensuelle, dont Luc Boltanski et Pierre Bourdieu ont fait une satire mémorable dans « La production de l’idéologie dominante », Actes de la recherche en sciences sociales, 2:2-3 (1976): 3-73. L’ouvrage dirigé par Céline Pessis, Sezin Topçu, et Christophe Bonneuil, Une autre histoire des « trente glorieuses » : Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre (Paris : La Découverte, 2016), apporte également d’importants correctifs à cette image d’Épinal, soulignant les conflits et les contradictions passés sous silence dans le tableau triomphaliste d’idéologues « modernistes » comme Fourastié, tableau reproduit dans la plupart des récits historiques. Le New Deal français de Philip Nord (traduit par Michel Bessières, Paris : Perrin, 2016 [2010]), fournit une révision complémentaire de la soi-disant rupture introduite par la fin de la seconde Guerre Mondiale. De même, Richard Kussel identifie des continuités qui relient l’entre-deux-guerres et Vichy à la planification d’après-guerre dans Le capitalisme et l’État en France: Modernisation et dirigisme au XXe siècle (traduit par André Charpentier, Paris : Gallimard, 1984 [1981]). Pour une approche critique et lucide de l’histoire économique, influencée par les théories de l’École de la Régulation, on consultera l’Histoire économique et sociale de la cinquième république, tome 1: Le temps des modernistes d’André Gauron (Paris : La Découverte/Maspero, 1983).
La récente étude de Jean Vigreux, Croissance et contestations, 1958-1981 (Paris : Seuil, 2014), qui évoque une « révolution copernicienne dans les rapports entre peuple, gouvernement et représentation nationale » inaugurée en 1958, constitue la meilleure introduction aux premières décennies de la Ve République. Pour une vue d’ensemble de l’historiographie et un brillant aperçu des mécanismes à travers lesquels cet épisode fondateur a été refoulé, le travail de Brigitte Gaïti, professeur de science politique, est indispensable, à commencer par : « Les incertitudes des origines : mai 1958 et la Ve République » (Politix 47 [1999]: 27-62). Un article ultérieur, « Les manuels scolaires et la fabrication d’une histoire politique : l’exemple de la IVe République » (Genèses 3:44 [2001]: 50-75) reprend le même thème en comparant le traitement des manuels scolaires. De Gaulle, Prophète de la Cinquième République, 1946-1962 (Paris : Presses de Sciences Po, 1998) présente une analyse approfondie de la fonction du « mythe de Gaulle » dans la reformulation de l’effondrement de la IVe république – résultat d’un complot colonialiste et de l’insubordination militaire – en récit d’un déclin inexorable empêché par un chef providentiel.
Bien que la controverse plane encore sur la question du rôle de de Gaulle dans le coup d’État de 1958, et sur ce qu’il savait exactement des activités de ses instigateurs, les faits principaux sont établis depuis longtemps. 1958, Le retour de De Gaulle (Bruxelles : Éditions Complexe, 1998) de René Rémond, dont la première édition a plus de 25 ans, constitue un récit des événements accessible, même si son focus sur les contingences minimise la coordination des conspirateurs gaullistes. Rédigé dans un esprit plus polémique, et considérablement plus volumineux, l’ouvrage du journaliste d’investigation Christophe Nick, Résurrection : naissance de la Ve République, un coup d’État démocratique (Paris : Fayard, 1998), fournit nombre d’éléments nouveaux, impliquant directement de Gaulle dans les intrigues qui ont renversé la république d’après-guerre. Deux volumes anniversaires synthétisent l’état de la recherche : L’avènement de la Ve République (Paris : Armand Colin, 1999) est particulièrement utile pour son exposé des réactions internationales au treize mai ; un événement pour lequel « il n’y a pas d’historiographie à proprement parler », selon l’un des contributeurs du colloque organisé à l’occasion des quarante ans [Pierre Girard, « Le 13 Mai dans l’historiographie », in Jean-Paul Thomas, Gilles Le Béguec et Bernard Lachaise (dir.), Mai 1958 : Le retour du général de Gaulle, (Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2010), 37].
Quels que soient les détails de son déroulement, la prise de pouvoir de 1958 doit être envisagés sur la toile de fond de la fin de l’empire et de la guerre pour conserver les départements français d’Algérie. Fight or Flight: Britain, France, and their Roads from Empire (Oxford: Oxford University Press, 2014) de Martins Thomas présente une vue d’ensemble précieuse, enrichie d’une comparaison franco-anglaise. L’Histoire de la guerre d’indépendance algérienne de Sylvie Thénault (Paris : Flammarion, 2012) est une bonne synthèse de la vaste et croissante littérature sur le sujet, laquelle continue de se focaliser excessivement sur le côté français d’une lutte menée victorieusement par le peuple algérien. Sur les tactiques employées par l’armée française, en particulier l’usage systématique de la torture, l’ouvrage de Raphaëlle Branche, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962 (Paris : Gallimard, 2001), est fondamental.
Si le conflit fut par différents aspects une guerre de répression coloniale en Algérie, et une guerre civile en France, il prit également place dans le contexte planétaire de la Guerre froide. L’étude novatrice de Matthew Connelly sur les initiatives diplomatiques internationales du Front de libération nationale (FLN) : L’arme secrète du FLN: Comment de Gaulle a perdu la guerre d’Algérie (traduit par Françoise Bouillot, Paris : Payot, 2014), souligne l’importance des dynamiques géopolitiques plus larges, Est/Ouest et Nord/Sud, dans l’émergence de la Ve République. S’appuyant sur des archives nouvelles, Connelly montre comment le mécontentement en France face aux pressions américaines en faveur de la reconnaissance des revendications du nationalisme algérien – que les États-Unis voyaient alors comme un rempart contre l’influence soviétique en Afrique –, exacerbé par la dépendance de la France vis-à-vis de l’aide financière américaine et internationale, a déclenché les événements du printemps 1958, qualifiés par Connelly de « révolte antiaméricaine ».
Ramené au pouvoir en 1958 par des conspirateurs civils et des officiers indisciplinés engagés dans la défense de l’Algérie française, de Gaulle allait bientôt se retourner contre les colonialistes partisans de la ligne dure, avançant graduellement vers la reconnaissance de l’indépendance algérienne. Le cadre institutionnel qui régissait alors le pays a été forgé sous un gouvernement d’urgence, dans des conditions de guerre contre-révolutionnaire, et restait marqué par de profondes contradictions dans les plus hauts sommets de l’État.
Pour un tour d’horizon complet détaillant les conséquences politiques et économiques de la guerre d’Algérie en France métropolitaine, l’ouvrage de Hartmut Elsenhans, La guerre d’Algérie, 1954-1962. La transition d’une France à l’autre : le passage de la IVe à la Ve République (traduit par Vincent Goupy, Paris : Publisud, 1999 [1974]) – un travail monumental conçu dans le cadre conceptuel des systèmes-monde et publié initialement en Allemagne en 1974 – reste par bien des aspects inégalé. Le livre de l’historien américain Todd Shepard, 1962 : Comment l’indépendance algérienne a transformé la France (traduit par Claude Servan-Schreiber, Paris : Payot, 2012) met en évidence de façon convaincante et contre-intuitive la portée durable de la guerre d’Algérie sur la manière de penser la race, l’identité et la citoyenneté en France. Bien que certains points de son analyse soient sujets à débat, son examen minutieux de la « décolonisation » met à jour le mécanisme central par lequel la dimension radicale de la rupture de 1958 a été effacée au nom de l’inéluctabilité historique et du « sens de l’histoire ». À l’instar des travaux de Gaïti, le livre de Delphine Dulong, Moderniser la politique: Aux origines de la Ve République (Paris : L’Harmattan, 1997) éclaire l’exploitation par une élite technocratique de la crise algérienne, et la dévalorisation concomitante de la compétence parlementaire. L’entérinement de cette dynamique dans la constitution de 1958 est bien décrit par Bastien François dans Naissance d’une constitution: La Cinquième République, 1958-1962 (Paris : Presses de Sciences Po, 1996).
Si des forces multiples prirent part à la crise de la IVe République, aucune n’exerça sur le moment plus d’influence que l’armée française. La République et son armée (Paris : Fayard, 1963), ouvrage journalistique contemporain des événements de Paul-Marie de La Gorce, peut encore être consulté à profit s’agissant de la crise de l’armée au milieu du xxe siècle, divisée par les secousses idéologiques de la débâcle de 1940 et de la libération subséquente, et épuisée par une décennie de guerres coloniales. Le récit que fait Maurice Vaïsse du putsch manqué de 1961, Comment de Gaulle fit échouer le putsch d’Alger (Brussels : André Versaille, 2011), fournit des renseignements sur la vague d’insubordination des officiers déclenchée par le retrait hésitant d’Algérie amorcé par de Gaulle. Les guerres en Asie du Sud-Est et en Afrique du Nord ont donné lieu à une effervescence d’innovations stratégiques dans l’appareil militaire français, convergeant dans la « doctrine de la guerre révolutionnaire » qui allait connaître un succès international. Dans L’Ennemi intérieur: La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine (Paris : La Découverte, 2011), Mathieu Rigouste dresse un tableau saisissant de ce courant de pensée, et explore les voies par lesquelles ces techniques de contre-insurrection coloniale ont continué de façonner la police nationale et les politiques sécuritaires autant que la stratégie militaire. Escadrons de la mort, l’école française (Paris : La Découverte, 2008), de Marie-Monique Robin, qui constitue la base d’un documentaire pour Canal+, s’aventure sur le même territoire, enquêtant sur la circulation mondiale des méthodes françaises dans les dictatures d’Amérique latine, les régimes postcoloniaux africains et les salles de séminaires du Pentagone.
Les fortunes de l’interventionnisme militaire et le développement de l’industrie de l’armement sous la Ve République sont conjointement examinés par Claude Serfati dans Le militaire: Une histoire française (Paris : Éditions Amsterdam, 2017), né des recherches pionnières de l’auteur sur le complexe militaro-industriel. Les ambitions de de Gaulle en matière de politique étrangère, son souhait de restaurer la « grandeur » de la France face à l’imposante influence des États-Unis ont généré quantité de débats. La vision admise de l’histoire diplomatique française, qu’incarne le monumental ouvrage de Maurice Vaïsse, La grandeur: Politique étrangère du général de Gaulle (Paris : CNRS, 2013 [1998]), habilement synthétisée par Frédéric Bozo dans La politique étrangère de la France depuis 1945 (Paris : Flammarion, 2012), tend à accepter l’affirmation gaullienne selon laquelle il aurait pris ses fonctions animé d’une haute conception de l’indépendance nationale et la conviction que la décolonisation de l’Algérie en était une condition préalable. Des chercheurs ont révisé cette vision et affirmé qu’il avait eu au contraire une approche pragmatique durant sa présidence, eu égard à l’Algérie comme aux relations franco-américaines. L’arme secrète du FLN, de Connelly, propose une version nuancée de cette interprétation, défendue de manière moins convaincante dans l’ouvrage parfois caricatural d’Irwin Wall, Les États-Unis et la guerre d’Algérie (traduit par Philippe-Étienne Raviart, Paris : Soleb, 2006 [2001]).
Les premières années de la république ont également vu l’élaboration d’un état juridique d’exception, et la première application en France métropolitaine de la législation qui est en vigueur depuis maintenant deux ans sans discontinuer [en novembre 2017]. Thénault retrace l’histoire de cette loi dans l’article « L’état d’urgence, 1955-2005 : de l’Algérie coloniale à la France contemporaine: Destin d’une loi », Le Mouvement social, 218 (2007): 63-78. L’étude réalisée à point nommé par Vanessa Codaccioni sur la Cour de sureté de l’État, une juridiction créée à l’origine pour juger les crimes liés à l’Organisation de l’armée secrète (l’OAS), Justice d’exception : L’État face aux crimes politiques et terroristes (Paris : CNRS Éditions, 2015), décrit d’autres facettes de la normalisation de l’exception depuis un demi-siècle.
Le refoulement de la scène primitive de la Ve République est d’autant plus frappant que la quantité et bien souvent la richesse théorique des productions des observateurs du moment fut importante. Toutes les forces politiques en France furent obligées de réagir au soulèvement de 1958. Bien que les dissidences sur la question algérienne n’allaient pas tarder à se produire, la droite française dans l’ensemble approuva le retour de de Gaulle à la tête de l’État, soulagée que la crise n’eut pas accouché d’un gouvernement de front populaire, et avec l’espoir que les contradictions qui déstabilisaient le vieux régime seraient résolues. Il n’y avait pas de raison de sonder plus en profondeur le programme œcuménique du nouveau président du Conseil. Raymond Aron, avocat précoce de la décolonisation au nom de l’intérêt économique, fait figure d’exception : dans une série d’articles pour le Manchester Guardian et la revue financée par la CIA Preuves, le philosophe exprime quelques réserves envers les tendances dictatoriales et bonapartistes de de Gaulle mais fait montre d’un optimisme prudent concernant le résultat de ce qu’il n’hésite pas à qualifier de « coup d’État » dans L’Algérie et la République (Paris : Plon, 1958). À gauche en revanche, la chute de la IVe République engendra un tourbillon d’interprétations opposées et de divisions institutionnelles dont les séquelles allaient se ressentir encore longtemps après la consolidation du nouveau régime. La synthèse universitaire la plus complète de ces retombées, amplement documentées dans la littérature militante, se trouve dans La gauche et la Ve République, d’Olivier Duhamel (Paris : PUF, 1993).
Aucune formation politique ne ressentit plus urgemment la nécessité d’interpréter ces événements que le Parti communiste français. Seul parti unanimement opposé à la prise de pouvoir gaullienne, le PCF était handicapé par le climat anticommuniste de la guerre froide et ses propres errements stratégiques ; durant les années 1950, l’objectif affiché par la direction de Maurice Thorez était l’inscription du parti dans le fonctionnement ordinaire de la politique parlementaire, et la participation au gouvernement – l’opportunisme qui en résulta, évalué de manière impartiale par Irwin Wall dans French Communism in the Era of Stalin: The Quest for Unity and Integration, 1945-1962 (Westport: Greenwood Press, 1983), rendit le parti de plus en plus vulnérable aux dissidences à sa gauche, comme aux contre-mobilisations de la droite. La double onde de choc de 1956 – le XXe Congrès du PCUS et l’invasion soviétique en Hongrie – se combina en France aux désillusions liées aux positions du PCF sur la question coloniale et à la décision du parti de voter les pouvoirs spéciaux en Algérie, à la demande du président du Conseil socialiste Guy Mollet.
La crise de 1958 catalysa les divisions existantes. La réactivation communiste de la rhétorique entre-deux-guerres du « front populaire », appelant à une large union de la gauche contre la menace « fasciste » représentée par de Gaulle et ses partisans à Alger, se révéla un fiasco complet. La stratégie légaliste du PCF contribua à lui aliéner la gauche du parti sans pour autant faire bouger d’un iota la SFIO, quand bien même la direction Mollet faisait face en interne à l’opposition de socialistes critiques de ses orientations colonialiste et anticommuniste. L’été qui suivit le coup d’État du 13 mai 1958, la ligne du PCF évolua, d’une caractérisation initiale – directement issue de la doctrine du Komintern de l’entre-deux-guerres – de de Gaulle comme un fasciste, ou comme « tremplin du fascisme », à une définition plus nuancée du gaullisme comme n’étant ni fasciste ni démocratique, mais plutôt un « régime de pouvoir personnel » au service du grand capital. Cette interprétation, exposée de façon canonique dans Gaullisme et grand capital (Henri Claude, Paris : Éditions Sociales, 1960), ne resta pas incontestée au sein du parti. Les antistaliniens, notamment les dissidents de gauche regroupés autour des revues Tribune du communisme de Jean Poperen et La Voie communiste de Gérard Spitzer, qui comptait dans ses rangs des entristes trotskystes, développèrent une série d’analyses contradictoires. Unis par leurs objections à la ligne officielle hésitante du PCF sur l’indépendance algérienne (et par leurs espoirs persistants de s’entendre avec la SFIO de Mollet), beaucoup d’« oppositionnels » remirent en cause l’identification simpliste de de Gaulle aux ultras de l’Algérie française. À l’instar de Lucio Magri, qui formula une analyse précoce sophistiquée dès l’hiver 1958 (« Ipotesi sulla dinamica del gollismo », Nuovi argomenti 35-36 [Nov. 1958 – Fév. 1959]: 1-43), des intellectuels du PCF se tournèrent vers les théories du césarisme et du bonapartisme, plutôt que vers les dictatures allemande et italienne, pour expliquer le fonctionnement de la présidence de Gaulle. Selon cette interprétation, le Général n’était pas la simple marionnette des « éléments les plus réactionnaires et colonialistes du grand capital » mais une figure médiatrice, appelée à superviser l’intérêt général du capital par-delà les querelles entre les différentes fractions de classe de la bourgeoisie française.
En dehors du PCF, des représentants d’une nouvelle gauche radicale – disséquée par Christophe Kalter dans Die Entdeckung der Dritten Welt (Campus Verlag: Frankfurt am Main, 2011) – défendirent des thèses similaires, relayées dans les pages de France Observateur, L’Express, Témoignage chrétien, et autres organes non-communistes de sensibilité anticoloniale, et publiées dans les catalogues des éditeurs engagés Minuit et Maspero. Le sociologue Serge Mallet, dont le livre Le gaullisme et la gauche (Paris : Seuil, 1965) reproduit des articles parus initialement dans Les Temps modernes et ailleurs, en est un exemple remarquable. Rappelant l’avertissement de Marx dans Le dix-huit brumaire de ne pas amalgamer indifféremment tous les politiciens bourgeois sous la catégorie de « réaction », « une nuit où tous les chats sont gris », Mallet rejoignait les « italiens » du PCF et d’autres courants hétérodoxes dans leur insistance sur les contradictions opposant la fraction la plus avancée du capital français aux couches arriérées des propriétaires de terres coloniales, des travailleurs agricoles, commerçants et petits marchands, historiquement plus susceptibles de sympathie fasciste. La petite bourgeoisie des colons et des « militaires poujadistes » avaient beau avoir installé de Gaulle au pouvoir, ils n’en éprouvaient pas moins une certaine déception. La Ve République allait privilégier les intérêts d’un néocapitalisme high-tech et dynamique. Un pouvoir exécutif renforcé, un parlementarisme « rationalisé » et l’investissement étatique dans la recherche et le développement prévalaient, tandis que les résidus encombrants du stade de développement antérieur devaient être écartés.
Les débats sur la nature et la base de classe du pouvoir gaulliste n’étaient pas seulement théoriques. Tandis que la guerre d’Algérie entrait dans sa phase finale sanglante, le régime se trouva englué dans une lutte violente, contre les maîtres colonialistes et une armée désobéissante d’un côté, et contre le FLN et les opposants de gauche en métropole de l’autre. Fallait-il soutenir le régime « progressiste », bien que bourgeois et autoritaire, de de Gaulle contre la menace fasciste bien plus sérieuse représentée par les putschistes et les jusqu’auboutistes de l’Algérie française ? Quelle responsabilité les militants anticoloniaux français devaient-ils endosser pour aider les forces nationalistes en Algérie ? L’historien Pierre Vidal-Naquet, célèbre défenseur du mouvement d’indépendance algérien, livre un regard rétrospectif précieux sur les schismes qui en découlèrent dans Face à la raison d’État : Un historien dans la guerre d’Algérie (Paris : La Découverte, 1989). Jean-Pierre Vernant, alors membre dissident du PCF et (tout comme Vidal-Naquet) spécialiste de la Grèce antique, témoigne lui aussi de façon édifiante des divisions au sein de la gauche à cette période dans ses mémoires, Entre mythe et politique (Paris : Seuil, 1996).
Le 14 juillet, publication éphémère fondée par les intellectuels anticolonialistes Dionys Mascolo et Jean Schuster, peut se lire comme une sismographie des secousses qui ébranlèrent l’extrême gauche dans les mois suivants mai 1958. Les quatre premiers numéros, réédités sous la direction de Daniel Dobbels, Francis Marmande et Michel Surya (Paris : Séguier, 1990), dessinent la constellation de l’intelligentsia parisienne, des grandes figures du surréalisme et de l’avant-garde d’entre-deux-guerres à la vogue émergente du structuralisme dans les sciences humaines. La devise du journal était le refus : ni soutien critique à de Gaulle ni défense de la IVe république défaite, ni désespoir ni affirmation mais – selon les mots de son contributeur Maurice Blanchot – « refus inconditionnel ». En 1960, on retrouve la même rhétorique dans la « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie », connu comme le « Manifeste des 121 », une déclaration collective rédigée par Blanchot et Mascolo et publiée dans Vérité-Liberté, organe du réseau de soutien au FLN constitué par Francis Jeanson. La publication du manifeste a coïncidé avec le procès de membres du réseau Jeanson, dont la transcription est reproduite dans un volume édité par Marcel Péju, Le procès Jeanson (Paris : La Découverte, 2002). La biographie signée par Marie-Pierre Ulloa, Francis Jeanson : Un intellectuel en dissidence de la Résistance à la guerre d’Algérie (Paris : Berg, 2001), fait le récit d’une procédure marquée tout du long par le conflit portant sur la question de savoir si l’engagement contre la guerre justifiait ou non de « trahir » la nation.
L’histoire de l’organisation et journal trotskiste hétérodoxe Socialisme ou Barbarie, créé par Cornélius Castoriadis et Claude Lefort, est symptomatique d’une plus large discorde. Tandis que Jean-François Lyotard s’impliquait activement aux côtés des « porteurs de valise » et rédigea des comptes rendus favorables, bien que critiques, au FLN, Castoriadis et d’autres y rechignèrent, arguant de la composition « bureaucratique » du Front. Les écrits journalistiques de Lyotard, republiés sous le titre La Guerre des Algériens: Écrits, 1956-1963 (Paris : Galilée, 1989), ont mieux passé l’épreuve du temps que ses divagations postmodernistes ultérieures. Jean-Paul Sartre, dont l’opposition au coup d’État gaulliste compte parmi ses engagements politiques les plus intenses, prononça son verdict féroce dans une série d’articles réunis dans Situations V (Paris : Gallimard, 1964). Le psychiatre et révolutionnaire martiniquais Frantz Fanon dont l’extraordinaire critique du colonialisme fut publié à titre posthume en 1961, avec une préface de Sartre, commenta la crise de la république française dans des dépêches au ton acerbe pour El Moudjahid, journal francophone du FLN, lesquelles sont disponibles dans Œuvres, II: Écrits sur l’aliénation et la liberté (Paris : La Découverte, 2015).
Les contributions théoriques du Parti communiste international (PCI) de Pierre Frank, résultat d’une scission dans la section française de la IVe internationale trotskiste, méritent une mention particulière. Le courant de Frank offrit un soutien précoce au FLN et mena des initiatives entristes à l’intérieur du PCF, une histoire consignée par Sylvain Pattieu dans Les camarades des frères : trotskistes et libertaires dans la guerre d’Algérie (Paris : Syllepse, 2002). Quatrième Internationale, l’organe officiel du PCI, publia des commentaires clairvoyants sur la crise de 1958 et ses séquelles – Frank souscrivit avec constance à une interprétation bonapartiste du nouveau régime, tout en soulignant la précarité de la frontière séparant l’État gaulliste de la dictature fasciste. Jean-Marie Brohm et al., Le gaullisme, et après ? État fort et fascisation (Paris : Maspero, 1974), rassemble ces textes contemporains de 1958 avec les efforts du PCI (qui renaît en 1974 sous le nom de Ligue communiste révolutionnaire) pour théoriser le pouvoir gaulliste dans les années qui ont précédé et immédiatement suivi l’éruption de 1968.
Pour le gouvernement à Paris, les dernières années de la guerre d’Algérie exigeaient une stratégie amphibie : l’intense violence dirigée contre le FLN et ses partisans en France servait d’assurance contre la menace représentée par les tenants de la ligne dure au sein de l’État et de ses appareils de sécurité. L’ouvrage du Jim House et Neil MacMaster, Paris 1961 : Les Algériens, la terreur d’État et la mémoire (traduit par Christophe Jacquet, Paris : Tallandier, 2008), examine en détail un épisode de ce processus longtemps passé sous silence, l’assassinat par la police de plus d’une centaine d’Algériens à Paris, en septembre et octobre 1961. Comme le montrent ces auteurs, le massacre de l’automne 1961 ne fut nullement une anomalie, un excès, mais le résultat de la militarisation méticuleusement réfléchie des forces de l’ordre, nourrie – sous la supervision du préfet de police de Paris Maurice Papon – des principes de la contre-insurrection coloniale et infusée dans le cadre idéologique de la doctrine de la guerre contre-révolutionnaire. Au mois de février suivant, lors d’un rassemblement contre l’OAS, 9 militants et militantes de la CGT sont tués durant l’assaut policier. L’enquête magistrale menée par Alain Dewerpe sur cet événement, Charonne, 8 février 1962 : Anthropologie historique d’un massacre d’État (Paris : Gallimard, 2006), se concentre moins sur les origines coloniales de cette répression que sur l’« habitus du pouvoir » caractéristique de l’État gaulliste.
L’indépendance algérienne, qu’entérinent les accords d’Évian en mars 1962, et le référendum d’octobre sur l’élection au suffrage universel direct du Président de la République marquent la fin de la turbulente période de consolidation de la Ve République. La féroce campagne pour le référendum contesté engendre une brève résurgence des thèmes antifascistes de 1958. Mais c’est le chant du cygne. Le PCF lui-même sera amené en temps voulu à réviser sa position sur le gaullisme. À la fin de 1962, la direction du parti estime que le régime « n’ouvre plus la voie au fascisme », mais a plutôt établi un pouvoir personnel au service de la finance et de la concentration du capital – cette ligne sera affinée tout au long de la décennie au sein d’une littérature florissante sur « le capitalisme monopoliste d’État », que Bob Jessop recense dans The Capitalist State: Marxist Theories and Methods (New York : New York University Press, 1982). Plus riches d’un point de vue théorique furent les analyses que continuèrent de développer des intellectuels marxistes et communistes non orthodoxes à la suite des dissidents internes de 1958. Louis Althusser en est un exemple célèbre : son premier livre, Montesquieu, la politique et l’Histoire (Paris : PUF, 1959), s’engage énergiquement, quoiqu’indirectement, dans les débats entourant la Machtergreifung [la prise de pouvoir]1 de de Gaulle. Au cours de la première moitié des années 1960, dans une série de publications impressionnante, Althusser et ses étudiants élaborèrent des réflexions sur les « contradictions » accrues par l’État gaullien controversé à travers une refondation radicale des théories marxistes de l’histoire et de la causalité2.
La question de l’autonomie du politique et celle du rapport entre gaullisme, fascisme et bonapartisme en vinrent à constituer la matrice de la théorie marxiste de l’État dans les années qui suivirent. La puissante vague de grèves et de manifestations de Mai 68, ainsi que les débats de la décennie suivante autour de l’eurocommunisme et d’une « voie parlementaire vers le socialisme » portent l’empreinte des événements de 1958. Les travaux de Nicos Poulantzas dans les années 1970, de Fascisme et dictature: La IIIe Internationale face au fascisme (Paris : Maspero, 1970) à L’État, le pouvoir, et le socialisme (Paris : PUF, 1978), réactualisent la plupart des préoccupations soulevées lors de la naissance de la Ve République, dans le contexte d’une conjoncture internationale changeante.
Mais si 1958 laissa une trace durable sur la pensée politique française, les prédictions de ceux qui croyaient que le régime gaulliste resterait hanter par sa scène primitive étaient infondées. Rétrospectivement, la rapidité avec laquelle le nouvel ordre se distancia lui-même des circonstances de sa fondation est frappante. Les controverses entourant la réalité du pouvoir exécutif – source archétypale de l’anathème républicain – le cédèrent aux controverses sur sa forme. Il fallut deux décennies à la gauche pour conquérir l’Élysée. Mais dans l’intervalle, se produisit une transformation radicale. François Mitterrand, dont la diatribe antigaulliste Le Coup d’État permanent (Paris : Plon, 1964) est toujours fréquemment citée sinon lue, abandonna rapidement sa condamnation des institutions de la Ve République en accédant à la présidence. Mais la première crise que rencontra la nouvelle majorité, et le premier usage de l’article 49-3 de la constitution de 1958, ranimèrent les vieux démons. Fin 1982, malgré une opposition intransigeante à l’intérieur du Parti socialiste, le gouvernement fit passer une loi réhabilitant les huit généraux survivants condamnés pour leur implication dans le putsch d’avril 1961 à Alger, parmi lesquels Raoul Salan, ancienne figure de proue du coup d’État de 1958 et un des chefs de l’OAS. « Le pardon n’est pas l’oubli », rassura le Premier ministre Pierre Mauroy devant l’Assemblée nationale. « Il n’implique aucune approbation des faits qui, hier, ont provoqué des condamnations. Mais la société française doit aider à l’apaisement des esprits. Elle doit aider à refermer les plaies. C’est le rôle du gouvernement3. »
Vingt ans plus tôt, alors qu’il répondait des crimes de l’OAS devant un tribunal, Salan et ses avocats – le politicien et militant d’extrême droite Jean-Louis Tixier-Vignancour en tête de gondole – s’étaient saisis du procès pour organiser un référendum symbolique contre un régime dans la création duquel l’ex-commandant en chef avait joué un rôle clef. Le compte rendu de la procédure, publié sous le titre Le procès de Raoul Salan (Paris : Albin Michel, 1962), reste un document fondamental pour la compréhension des origines de la Ve République. Le juriste allemand Carl Schmitt, jadis théoricien juridique du Troisième Reich et observateur averti du procès, releva l’ironie de l’épisode dans une série de conférences réunies dans Théorie du partisan (traduit par Marie-Louise Steinhauser, Paris : Flammarion, 2009 [1963]). Schmitt, pour qui le leader de l’OAS était un insurgé romantique voué à l’échec à un âge de « guerre civile mondiale », concluait que « le cas de Salan prouve qu’une légalité même douteuse est plus forte, dans un État moderne, que toute autre forme de justice ». Un jugement que les années n’ont pas franchement démenti.
Traduit de l’anglais par Jean Morisot.
- Un des chapitres, sur « Le mythe de la séparation des pouvoirs » fut d’abord publié dans le numéro de novembre 1958 de la revue Esprit, avec une note introductive signalant la pertinence contemporaine du sujet. Voir Althusser, « Despote et monarque chez Montesquieu », Esprit 11 (novembre 1958): 595-614. Comme le rappelle un de ses élèves, Yves Duroux, le livre – publié l’année suivante par les Presses universitaires de France – était « la réponse d’Althusser au 13 mai 1958 ». Cité in François Ewald, « Élèves d’Althusser », Le Magazine littéraire 304 (novembre 1992): 46-48, 47. [↩]
- Pour des considérations plus précises sur de Gaulle et la « solution » bonapartiste, voir Althusser, Sur la reproduction (Paris : PUF, 2011), publié à titre posthume. [↩]
- Voir Jean Guisnel, Les généraux : Enquête sur le pouvoir militaire en France (Paris : La Découverte, 1990), 66-78 ; accessible en ligne, http://www.ldh-toulon.net/la-rehabilitation-des-generaux.html. [↩]