Il est difficile de dresser un guide de lecture complet sur les fascismes pour différentes raisons1. D’abord, force est de constater qu’il existe une immense diversité de textes : il y a tellement de marxistes qui s’y sont intéressés que cela part un peu dans tous les sens. Par ailleurs, il existe maintenant une littérature académique abondante autour des théories du fascisme, dans le monde anglo-saxon en particulier. Dans ces conditions, on peut procéder en distinguant plusieurs phases.
Il y a d’abord les premières réactions à chaud de marxistes face à l’émergence de mouvements fascistes, puis viennent des tentatives de théorisation générale du fascisme et ensuite des études spécifiques sur le fascisme italien, le nazisme et d’autres régimes fascistes. On trouve également une littérature qui porte sur la transition d’un mouvement à un régime fasciste (selon une distinction originairement introduite par l’historien italien Renzo De Felice). Tout un corpus s’est focalisé sur le génocide nazi et le rôle de l’antisémitisme exterminationniste dans le fascisme allemand (au point que plusieurs tenants de la thèse de la singularité historique du national-socialisme contestent son appartenance à la famille politique des fascismes). Enfin, un débat se développe autour de l’antifascisme et de ses différentes formes.
C’est donc un sujet controversé qui fait l’objet d’approches très diverses, depuis les travaux très intéressants mais parfois abstraits d’Ernst Bloch et Walter Benjamin jusqu’au freudo-marxisme de Wilhelm Reich, en passant par l’école de Francfort et tous les marxistes « classiques ».
I – La période classique des débats sur le fascisme (1922-1945)
- David Beetham, Marxists in the Face of Fascism, Manchester University Press, 1983 (ce titre sera republié en 2018 chez Haymarket Books).
Ce livre, composé d’une sélection de textes, est sans doute la meilleure ressource sur le sujet.
On y retrouve le premier débat sur le fascisme italien, avec des interventions d’Antonio Gramsci, Amadeo Bordiga, Karl Radek, Clara Zetkin (voir aussi Fighting Fascism: How to Struggle and How to Win, Clara Zetkin, Haymarket Books, 2017), Palmiro Togliatti, etc.
Il y a également des textes de la « troisième période » lorsque le Komintern prend un tournant gauchiste et identifie la social-démocratie à une forme de social-fascisme, avec des textes du Ve congrès, de Dmitri Manuïlski, d’Ernst Thälmann et du parti communiste allemand.
Viennent ensuite des textes de Georgi Dimitrov, au moment du tournant du milieu des années 1930, lorsque le Komintern change de politique et abandonne la théorie du social-fascisme pour adopter celle du front populaire, soit son exact opposé. On trouve aussi les théories de marxistes dissidents, parmi lesquels August Thalheimer, l’un des grands dirigeants du parti communiste allemand exclu après la bolchévisation, Trotsky, Andreu Nin, leader du POUM assassiné pendant la guerre civile espagnole et Ignazio Silone.
La quatrième partie regroupe les textes des grands sociaux-démocrates de gauche allemands et leur analyse du fascisme avec des interventions d’Otto Bauer, Rudolf Hilferding, et Karl Kautsky.
Enfin, la dernière partie propose plusieurs textes d’Angelo Tasca, Togliatti, Richard Löwenthal et Bauer qui tentent de penser l’économie du nazisme.
C’est le meilleur recueil qui existe sur le sujet et il n’y a, hélas, pas d’équivalent en français. (On pourrait ajouter quelques textes, comme « Fascism as Mass Movement » du communiste allemand Arthur Rosenberg.)
On peut dire que le premier défi pour les communistes et les marxistes face à l’avènement du fascisme italien a été d’essayer de distinguer le moment fasciste d’autres moments réactionnaires, ce qui s’est d’abord soldé par un échec. Pour beaucoup, les bandes fascistes formaient seulement l’extension des milices contre-révolutionnaires blanches à la solde du capital qui s’opposaient à l’Armée rouge. Ils pensaient qu’elles étaient instrumentalisées par la classe capitaliste contre la classe ouvrière. On assiste donc d’abord à une sous-estimation du phénomène, de son ampleur et de ses dynamiques qui fait que les marxistes vont se retrouver politiquement à nu lors de l’arrivée au pouvoir de Mussolini. Certains entrevoient tout de même que quelque chose d’important se joue sous leurs yeux, en particulier Zetkin et Gramsci (même s’il n’est pas toujours conséquent) ainsi que quelques figures du Komintern comme Radek et Trotsky. Toutefois, tout cela ne constitue pas une théorie en tant que telle et on voit bien à la lecture de leurs textes qu’ils cherchent à élaborer une analyse conjoncturelle. C’est seulement à la fin des années 1920, avec la montée du nazisme, que l’on voit une réelle tentative systématique de penser la spécificité du mouvement fasciste.
On peut passer rapidement sur la « troisième période » et l’analyse de la social-démocratie comme une forme de « social-fascisme ». Il y a bien eu quelques tentatives de systématisation conceptuelle mais il s’agit essentiellement d’une sous-estimation massive, d’un refus de considérer le problème du fascisme en tant que tel. Cette tentative de blâmer la social-démocratie met certes en avant quelques arguments pertinents : on pointe par exemple le fait que c’est la social-démocratie allemande qui a réprimé les forces révolutionnaires, assassiné Luxembourg et Liebknecht et laissé libre cours aux Freikorps. Toutefois, c’est toujours caricatural et, surtout, ces interventions sont surdéterminées par des enjeux politiques et non analytiques, c’est-à-dire par des politiques qui refusent le front unique. On retrouve l’idée que toute prise en compte du fascisme serait une diversion par rapport à la mission révolutionnaire du parti communiste.
Pour ce qui est de la période du Front Populaire, les limites de sa politique sont désormais bien établies (on se référera notamment aux écrits de Daniel Guérin et de Danos et Gibelin2 ) et on peut discuter, si l’on veut, de l’ampleur de la marge de manœuvre des partis communistes d’alors. D’un point de vue analytique la période du front populaire n’a rien apporté sur la question du fascisme, mis à part un essai de Togliatti qui définit le fascisme comme un « régime réactionnaire de masse » et introduit un débat par la suite élaboré sur le plan historiographique par le concept de « consensus ». Comme c’était le cas au cours de la troisième période, on observe au contraire une dégénérescence théorique dans laquelle le fascisme est conçu comme un pur instrument du capitalisme monopolistique et financier. Il ne constitue donc pas un problème théorique et politique. Se développe également l’idée d’un bloc de classes qui inclut une partie « patriotique » de la bourgeoisie et les classes moyennes. Ce qui s’élabore alors, c’est une conception instrumentaliste et vaguement humaniste du fascisme.
On observe donc d’abord une sous-estimation massive des spécificités du fascisme puis un large déni et enfin une diabolisation sous une forme extrêmement réductrice et politiquement cynique. (Pour un point de vue synthétique, voir John M. Cammett, « Communist Theories of Fascism, 1920-35 ») Si certains marxistes essaient de penser la spécificité du phénomène, force est de constater que ce sont généralement ceux qui sont marginaux politiquement, qu’ils soient exclus, chassés ou exilés. De tous ces marxistes, Trotsky est le plus important.
- Léon Trotsky, Contre le fascisme (1922-1940), Syllepse, 2015.
C’est sans aucun doute le meilleur recueil en toutes langues des textes de Trotsky sur le fascisme.
Trotsky insiste sur deux aspects primordiaux. Le fascisme est un réel mouvement de masse avec une base sociale et une autonomie propre par rapport à la bourgeoisie et aux partis de la bourgeoisie. Il identifie donc le fascisme à un mouvement de masse, celui de la petite bourgeoisie déclassée tout en notant qu’il dispose à certains égards d’un pouvoir d’attraction pour des fractions du prolétariat.
C’est ce qui permet à Trotsky d’expliquer comment le fascisme, en tant que mouvement plébéien, peut formuler des critiques anti-bourgeoises, anti-capitalistes et anti-ploutocrates. C’est l’expression d’une classe prise en tenaille entre le capital et le prolétariat et qui exprime des politiques contradictoires.
Trotsky insiste également sur la spécificité d’un régime fasciste, soit le fait qu’un régime fasciste diffère d’un régime autoritaire bourgeois « ordinaire ». Il reprend les idées de Marx sur le bonapartisme, en particulier l’autonomisation de l’exécutif dans une situation d’impasse dans la lutte de classes et la neutralisation qu’il opère entre les deux grandes classes ennemies. Il y a des conjonctures dans lesquelles l’État peut donner l’impression de s’autonomiser. En réalité, il reste le garant du capitalisme à moyen et long terme mais il peut entrer en conflit violent avec certaines fractions du capital à court terme.
Trotsky essaye de distinguer régime autoritaire bourgeois « ordinaire », régime bonapartiste et régime fasciste, et puis une dégénérescence bonapartiste du fascisme après la prise du pouvoir et l’évaporation de sa base sociale de masse. L’important pour lui demeure la question des médiations : un régime fasciste réel consiste en l’écrasement des médiations traditionnelles, d’abord les organisations du mouvement ouvrier mais aussi celles de la démocratie bourgeoisie, de la société civile, des organisations de sections de la petite bourgeoisie. Il s‘agit du remodelage de l’ensemble de la société dans une direction qu’il nommera plus tard « totalitaire » pour ce qui est du stalinisme (même si ce concept a été galvaudé et tordu par la suite).
Il est intéressant de noter qu’alors que Trotsky essaie de penser la question du bonapartisme dans le cas du fascisme, il révise également sa vision de l’URSS. La question du bonapartisme revient ici puisque c’est avec la publication de La Révolution trahie qu’il affirme que tout horizon de réforme du système stalinien est impossible. Il avait déjà conclu, suite à la guerre d’Espagne, que la bureaucratie stalinienne était contre-révolutionnaire au niveau de la politique extérieure. En 1936, il tire la conclusion que seule une « révolution politique » au sein de l’URSS peut mettre fin au stalinisme, une « révolution politique », pas sociale, puisque selon lui les conquêtes d’Octobre demeurent au sein d’un régime bureaucratique qui repose sur des bases post-capitalistes. Il commence à prendre la mesure de la cristallisation de ce qui s’approche d’une classe, d’une « caste » qui s’autonomise – et c’est ici que la question du bonapartisme intervient. Par contre, dans les cas du stalinisme aussi bien que du fascisme, Trotsky est convaincu de leur caractères fragiles et sous-estime par conséquent leur capacité de reproduction.
Tout cela est lié, chez Trotsky, à une perspective stratégique. Il prône une politique de front unique contre le fascisme. Il n’imagine pas ce front unique sur le modèle du front populaire, c’est-à-dire d’une juxtaposition qui mettrait en sourdine ses différences politique, mais comme le premier pas d’une conquête hégémonique du parti communiste sur les masses social-démocrates. Il s’agit de prouver dans la pratique que les communistes sont les antifascistes les plus conséquents, les plus combatifs, avec les méthodes de luttes de masses les plus radicales. C’est dans cette lutte que doit se gagner l’hégémonie sur les masses social-démocrates. Lutte rendue d’autant plus nécessaire que le fascisme briserait toute possibilité d’une organisation autonome de la classe ouvrière.
Trotsky ne réduit toutefois pas cette lutte à un outil propagandiste pour démontrer que les chefs sociaux-démocrates trahissent les masses. Un débat fait alors rage au sein des partis communistes orthodoxes autour de ce qui s’appelle la politique de front unique « par en bas ». Certains s’accordent pour mener une politique de front unique par le bas tout en refusant tout accord politique avec les directions des autres partis, en particulier ceux de la social-démocratie. Or cela revient pour Trotsky à dire que l’on ne mènera pas en pratique la politique de front unique. Pour lui, il faut mener cette politique par le haut et par le bas. Par le bas, c’est-à-dire en créant des comités antifascistes de travailleurs communistes, sociaux-démocrates et autres dans les usines, les quartiers et les syndicats. Par le haut, c’est-à-dire en mettant la direction social-démocrate face à ses responsabilités, avec des revendications fortes.
Fort des débats des premiers congrès du Komintern, il formalise ce qu’il nomme des « mesures transitoires », c’est-à-dire des séries de revendications qui ne sont pas en elles-mêmes révolutionnaires – par exemple, elles ne prônent pas la dictature du prolétariat – mais qui dans leur logique même, si elles sont menées dans le cadre d’une politique de classe et de masse, poussent contre les limites objectives de la situation et peuvent mener les masses à s’orienter vers la nécessité d’une révolution.
Une des meilleures reconstitutions de l’évolution de la pensée de Trotsky sur ce thème demeure celle de Leonardo Rapone, Trockij e il fascismo, Rome-Bari, Laterza, 1978 (disponible seulement en italien). Est également utile le livre d’Ernest Mandel, Du fascisme, Paris, Maspero, 1974. Pour un bilan non-marxiste, voir Robert S. Wistrich, « Leon Trotsky’s Theory of Fascism ».
Dans le même esprit, existent deux textes importants d’August Thalheimer :
- « Sur le fascisme » (1928) – (disponible en anglais)
- « Le développement du fascisme en Allemagne » (1930)
Dirigeant du parti communiste allemand exclu parce qu’il prônait une politique de front unique au début des années 1920, Thalheimer a ensuite créé le parti communiste d’opposition et s’est lié à Boukharine ainsi qu’à l’opposition de droite au sein du parti bolchévique. Avec Heinrich Brandler, ils ont défendu une politique de front unique, une option partagée par Paul Levi, exclu du parti communiste avant eux et désormais membre du parti social-démocrate. Thalheimer a sans doute été le premier à utiliser le concept de bonapartisme pour penser la spécificité du fascisme, et on peut voir dans le recueil des textes de Trotsky une reprise et une critique de l’utilisation qu’en a fait Thalheimer. Pour une discussion des thèse de Thalheimer et de leur rôle dans l’émancipation du marxisme critique de lectures mécanistes et économistes du fascisme, voir Martin Kitchen, « August Thalheimer’s Theory of Fascism » ainsi que le chapitre “Fascism and Bonapartism” dans son Fascism (Macmillan, 1985) et, pour un autre point de vue (mais aussi critique de Trotsky que Kitchen), Frank Adler, « Thalheimer, Bonapartism and Fascism ».
À Trotsky et Thalheimer, il faudrait joindre Gramsci, bien que son cas soit plus complexe. Il a d’abord eu tendance à sous-estimer le fascisme, à n’y voir qu’une simple forme de réaction liée à la grande propriété foncière, mais essayera plus tard de déceler les complexités et contradictions du mouvement et se placera dans une perspective de front unique. Dans les Cahiers de prison, à cause de leur nature parcellaire, on ne trouve pas de théorie systématique du fascisme mais plutôt des éléments d’analyse où il lie le phénomène à la crise d’hégémonie ou crise organique, sa conception de “révolution passive” et “guerre de position” et au césarisme (à mettre en parallèle et à distinguer de l’usage du concept de bonapartisme par Trotsky, Thalheimer, etc.).
Politiquement, Gramsci est ambigu dans la mesure où il ne peut pas s’exprimer ouvertement, ni par rapport au censeurs fascistes ni par rapport à la stalinisation du mouvement communiste. On croit comprendre qu’il est hostile aux positions de la gauche communiste, et notamment à celles de Trotsky, mais on voit à la lecture de ses notes qu’il ne comprend pas très bien (ou fait semblant de pas bien connaître) ses positions, d’où une certaine ambiguïté, et on ne sait pas s’il faut lire entre les lignes, comme souvent dans les Cahiers de prison.
Pour un bon recueil général des écrits de Gramsci, voir Guerre de mouvement et guerre de position (présentés par Razmig Keucheyan), La Fabrique 2012, et sur son analyse du fascisme, Walter Adamson, « Gramsci’s Interpretation of Fascism » et David D. Roberts, « Reconsidering Gramsci’s Interpretation of Fascism ». Il me semble possible de relier la pensée de Gramsci sur la question de l’hégémonie et ses pensées éparses sur la question du fascisme italien pour penser la spécificité du mouvement et du régime fasciste dans une perspective stratégique de front unique. En italien on peut poursuivre avec Antonio Gramsci, Sul fascismo, Roma, Editori Riuniti, 1973, et Renzo De Felice, « Rivoluzione passiva, americanismo e fascismo in Gramsci », in F. Ferri (ed.), Politica e storia in Gramsci, Roma, Editori Riuniti, 1977.
Pour comprendre la genèse historique du fascisme italien, on peut étudier les débats qui ont eu lieu au sein du Parti communiste Italien (PCI) après l’arrivée au pouvoir de Mussolini en 1922 et l’écrasement du mouvement ouvrier au cours des années suivantes. Parmi les interventions les plus importantes figurent deux textes intitulés « Les Thèses de Lyon », rédigés respectivement par Bordiga et par Gramsci et Togliatti dans la perspective du troisième congrès du parti (le premier à se tenir en exil) en janvier 1926. Les réflexions ultérieures de Togliatti sur la base de masse du régime fasciste sont réunies dans son « Le fascisme italien, huit leçons », un cours donné à l’école du parti à Moscou en 1935. Ces réflexions ont aidé les cadres du parti italien à mieux comprendre la solidité du consensus pro-fasciste et à identifier ses racines dans la faiblesse historique de la société civile italienne (voir aussi l’analyse opposée de Dylan Riley in The Civic Foundations of Fascism in Europe: Italy, Spain, and Romania 1870-1945, Johns Hopkins University Press, 2010).
- Un autre texte incontournable sur le fascisme italien est celui d’Angelo Tasca, Naissance du fascisme. L’Italie de l’Armistice à la marche sur Rome, 1931 (Gallimard, 1968).
Il s’agit d’une étude très détaillée de la prise du pouvoir du fascisme italien réalisée par Angelo Tasca, personnage controversé qui vient de la droite du parti communiste et qui finira vichyste. Entre temps, il a toutefois écrit ce livre magnifique qui demeure l’une des meilleures études du fascisme italien parues avant guerre. À côté du livre de Tasca, il faudrait mentionner Ignazio Silone – Il Fascismo. Origini e sviluppo (Der Faschismus: seine Entstehung und seine Entwicklung) (1934) – Zurich 1934, publié en exil, au moment de la rupture de l’écrivain (personnage aussi très controversé…) avec le Parti communiste italien.
Le traducteur des Cahiers de Prison de Gramsci, Robert Paris, a écrit une étude des origines de fascisme qui mérite d’être lue : Les Origines du fascisme: des origines à la prise du pouvoir (Maspero, 1962), voir la recension.
Dans la lignée d’un marxisme indépendant, d’autres écrits sont intéressants. En français, parmi les textes les plus importants, on trouve les deux grands livres de Daniel Guérin, qu’il faut lire ensemble parce qu’ils s’éclairent l’un l’autre.
- Fascisme et grand capital. Italie-Allemagne, Paris, Éditions de la révolution prolétarienne, 1936, rééd. Libertalia, 2014.
C’est une tentative analytique de prouver que le fascisme n’est pas révolutionnaire mais contre-révolutionnaire lié au capitalisme, tout en montrant les contradictions. Une partie innovante du livre comprend une analyse des formes de propagande et de discours du nazisme.
- La Peste brune a passé par là… À bicyclette à travers l’Allemagne hitlérienne. Éditions L.D.T, 1933. (repris par les Éditions Spartacus dans plusieurs éditions, la plus récente de 1996)
Ce livre prend la forme d’un récit de voyage en Allemagne dans lequel il narre ses rencontres avec des fascistes et des antifascistes. Guérin voit bien l’aspect plébéien du nazisme ainsi que l’incapacité des sociaux-démocrates à comprendre ce qui leur arrive et à réagir. Ces textes de Guérin apportent des matériaux intéressants qui confirment et incarnent les analyses de Trotsky et des autres auteurs mentionnés.
En Espagne, il faut aussi rappeler les travaux d’Andreu Nin.
Andreu Nin est un militant catalan qui a passé plusieurs années à Moscou où il travaillait auprès de l’internationale des syndicats rouges et qui, en rentrant en Espagne, a crée le POUM (parti ouvrier d’unification marxiste, souvent considéré à tort comme « trotskiste »). Sous le feu de la révolution espagnole, Nin essaie de penser la spécificité du fascisme espagnol bien que ce dernier n’a jamais eu le même caractère de masse que les autres. La présence de l’église et de la grande propriété foncière parmi les piliers du franquisme, aux côtés de l’armée, a poussé plusieurs historiens à nier la nature fasciste du « national-catholicisme » espagnol. Si le conservatisme et l’antimodernisme du franquisme sont évidents, pour l’historiographie marxiste, cependant, le caractère fasciste du franquisme n’a jamais été remis en cause. (Voir par exemple les travaux de Manuel Tuñon de Lara comme La España del siglo XX (1965), La Segunda República, 1976 et España bajo la dictadura franquista, 1980.)
À côté de ces propositions émanant du marxisme classique, on observe plusieurs tentatives de penser le fascisme de la part de sociaux-démocrates de gauche, en particulier autrichiens. Ces derniers vivent une situation compliquée puisqu’ils font face tant à des fascistes qu’à des clérico-fascistes rassemblés autour de Dollfuss. L’austro-marxisme dispose alors d’une tradition théorique très riche et d’une forte expérience de lutte ouverte contre le fascisme. En 1934 le soulèvement du Schutzbund, la branche armée du parti social-démocrate autrichien, contre les fascistes se solde par un massacre. En un sens, ce soulèvement a sauvé l’honneur du mouvement ouvrier autrichien et prouvé que certains sociaux-démocrates prenaient la mesure du phénomène fasciste.
Les textes les plus intéressants de cette tradition sont ceux d’Otto Bauer, grand théoricien de la gauche du parti social-démocrate autrichien, spécialiste de la question des nationalités qui a essayé après la Révolution russe de trouver une position médiane entre le bolchévisme et la social-démocratie.
Il va écrire quelques textes (voir le recueil de Beetham précédemment cité) entre 1935 et 1936 dans lesquels il tente, en s’aidant lui aussi du concept de bonapartisme, de penser la spécificité du fascisme. Voir notamment ses essais « Über den Faschismus » (1930) et Zwischen zwei Weltkriegen (1937).
Concernant le versant « ultra-gauche », on pourra lire le texte de Jean Barrot (Gilles Dauvé), Bilan, Contre-révolution en Espagne 1936-1939, qui demeure l’une des analyses les plus importantes émanant de la gauche communiste. Barrot propose une réflexion très générale sur le remplacement de la perspective communiste par des thématiques antifascistes et démocratiques voire « démocratistes », dans la gauche du siècle passé (en Espagne, dans les mouvements de la Résistance, au Chili, etc.). Son analyse propose une critique très forte des alliances avec la bourgeoisie non/antifasciste et de l’antifascisme militant mais a du même coup une certaine tendance à aplanir les spécificités du fascisme.
On lira également sur l’antifascisme français des années 1930 le livre de Mathias Bouchenot, Tenir la rue, L’auto-défense socialiste, 1929-1938, éditions Libertalia, 2014.
Vient ensuite un troisième groupe autour de l’école de Francfort. On réduit souvent le groupe de Francfort à Adorno et Horkheimer sans tenir compte de sa diversité ainsi que du fait qu’il était fort d’une aile gauche incarnée par des personnages comme Heinrich Grossman (marxiste plus orthodoxe) et des figures radicales telles que Benjamin et Bloch. Sur ces deux derniers, on se référera aux textes d’Enzo Traverso et Michael Löwy :
- Michael Löwy, Walter Benjamin : Avertissement d’incendie. Une lecture des thèses « sur le concept d’histoire », L’Éclat, 2014.
- Enzo Traverso, L’histoire déchirée. Essai sur Auschwitz et les intellectuels, Cerf, 1997.
Ce sont de bonnes synthèses de la tentative de Bloch et Benjamin de relier la question du fascisme à l’aspect fondamentalement barbare de la société capitaliste, aux carences de la social-démocratie, à la crise civilisationnelle du capitalisme dans le cas de Benjamin et dans celui de Bloch à l’attraction exercée par le fascisme à l’aune de l’hypothèse utopique qu’il essaie de développer.
On lira également les textes suivants :
- Walter Benjamin, « Théories du fascisme allemand » (1930), Œuvres II, et « Thèses sur le concept d’histoire », Oeuvres III, Folio, 2000 [1940], p. 427-443.
- Ernst Bloch, Héritage de ce temps, Klincksieck, 2017 [1935].
On pourrait aussi poursuivre avec Anson Rabinbach, « Unclaimed Heritage: Ernst Bloch’s Heritage of Our Times and the Theory of Fascism » et Ansgar Hillach, Jerold Wikoff and Ulf Zimmerman, « The Aesthetics of Politics: Walter Benjamin’s « Theories of German Fascism ».
L’exil et l’intégration de certains de ses membres dans le système universitaire états-unien après la 2e Guerre Mondiale rend complexe le cas de l’école de Francfort. Certains livres vont alors être réédités sous des formes édulcorées. C’est le cas de ceux d’Otto Kirchheimer ou de Franz Neumann, auteur du livre Behemoth: The Structure and Practice of National Socialism, 1933-1944 (Harper, 1944, réédité par Oxford University Press) grand livre de ce courant sur le régime fasciste. Herbert Marcuse maintient quant à lui une position beaucoup plus radicale, notamment dans ses analyses du fascisme, marquées par la critique de la technique développée à la même époque par le philosophe allemand Martin Heidegger, dans son recueil Technology, War, and Fascism : The Collected Papers of Herbert Marcuse, Routledge, 1988. Récemment, les analyses de l’Allemagne nazie produites par Marcuse, Neumann et Horkheimer dans le cadre du Office for War Information ont été rassemblées ici : Raffaele Laudani (ed.), Secret Reports on Nazi Germany, Princeton, Princeton University Press, 2013. Après la Deuxième guerre mondiale, Marcuse développera des analyses intéressantes qu’on pourrait mettre en résonance avec les débats actuels sur Trump (voir les textes d’Emmanuel Barot : Révolution, contre-révolution et autoritarisme en démocratie bourgeoise. Retour sur Marcuse et Back before Trump. Marcuse face au bonapartisme de l’ère Nixon).
On connaît la fameuse sentence d’Horkheimer : « Celui qui ne veut pas parler du capitalisme doit se taire à propos du fascisme. » Si on trouve une réflexion intéressante dans les travaux d’Adorno et d’Horkheimer sur les liens entre crise civilisationnelle et fascisme, cela ne constitue cependant pas une véritable et puissante théorie du fascisme. On observe d’ailleurs une tendance problématique à utiliser le fascisme à toutes les sauces. Cela va donner lieu à de nombreuses excès, comme lorsque leur héritier, Jürgen Habermas, traitait les étudiants de « fascistes rouges » dans les années 1960, ce qui fut à l’origine d’une polémique vigoureuse avec Herbert Marcuse. On ne peut donc pas dire que cela ait laissé des traces très intéressantes au niveau théorique. Sur la question spécifique de l’antisémitisme, une étude utile est celle de Martin Jay, « The Jews and the Frankfurt School: Critical Theory’s Analysis of Anti-Semitism ».
En revanche, un élève dissident, Alfred Sohn-Rethel, auteur du célèbre livre Travail manuel, travail intellectuel : l’homme et la société a écrit un excellent livre, Economy and Class Structure of German Fascism (CSE Books, 1978 ; Ökonomie und Klassenstruktur des deutschen Faschismus. Suhrkamp, Frankfurt am Main 1973) qui constitue une tentative importante de comprendre les rapports entre groupe industriels et régime nazi dans les années 1930.
Pour le versant économique, il y avait déjà eu des tentatives de penser la spécificité du régime fasciste comme capitalisme d’État, par exemple chez Silone. Richard Löwenthal parlait, lui, de capitalisme monopolistique, Otto Bauer de régime contrôlé et Hilferding a cherché dans les années 1930 à caractériser la forme étatique de l’économie fasciste. Toutefois le texte de référence reste celui d’un membre de l’école de Francfort, Friedrich Pollock : « State Capitalism: Its Possibilities and Limitations », Studies in Philosophy and Social Science. 9: 200. 1941. On trouvera un critique très convaincante de ces approches dans le livre de Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale : Une réinterprétation de la théorie critique de Marx, Mille et une Nuits, 2009.
Vient ensuite un quatrième groupe, celui des freudo-marxistes dont le travail va perdurer après la guerre.
La version la plus faible de cette tendance se retrouve dans le travail d’Erich Fromm. C’est une lecture très réductrice du fascisme dans laquelle tout est renvoyé au caractère fondateur de la famille bourgeoise. Si cela permet d’éclairer partiellement la trajectoire de certains personnages comme Hitler, ce n’est guère pertinent pour analyser le mouvement.
La version la plus intéressante et la plus radicale est celle de Wilhelm Reich (La Psychologie de masse du fascisme, Payot, 1998 [1933]) qui essaie de radicaliser les idées de Freud sur la répression sexuelle et ses effets et souhaite que le mouvement communiste allemand intègre ces questions dans son programme. (Par exemple, Reich voulait introduire dans le programme du parti communiste la création d’auberges de jeunesse dans lesquels les jeunes prolétaires pourraient faire l’amour, ces derniers ne disposant que rarement de logements individuels.) Il ne réduisait pas la question du fascisme à la répression sexuelle mais estimait qu’elle jouait un rôle important. Dans les années, 1930, il a élaboré une interprétation psychanalytique du fascisme sans rompre avec une analyse de classe radicale et révolutionnaire. Il se retrouve alors proche des positions de Trotsky qu’il rencontre en exil. Il sera exclu du parti communiste. Exilé aux États-Unis, après la guerre, il abandonnera le marxisme pour adopter une orientation quasi mystique. Il sera toutefois relu dans les années 1960 et ses idées joueront un rôle important au sein des mouvements étudiants, notamment en France grâce à des trotskistes comme Boris Fraenkel et Jean-Marie Brohm.
- Le meilleur recueil du Reich des années 1930 est Sex-pol : Essays, 1929-1934, Verso Books, 2013.
On pourra également lire les travaux d’Adorno sur la personnalité autoritaire. On entre toutefois dans une zone glissante où la question de la spécificité du fascisme se noie dans une théorie de l’autoritarisme généralisé et on perd parfois le nord. Dans Dialectique de la raison (Gallimard, 1974), qu’il écrit en exil avec Max Horkheimer, pendant la guerre, le fascisme apparaît déjà comme l’aboutissement de la trajectoire de la civilisation occidentale, une des formes, parmi d’autres, de la domination totale. Voir aussi, de Max Horkheimer, « L’État autoritaire » (1941), Théorie critique, Payot, 2009.
II – La deuxième partie du XXe siècle
Un débat va émerger assez rapidement après la 2e Guerre Mondiale autour du rapport entre État fort, État autoritaire bourgeois et fascisme ou « fascisation ». Ce débat émerge surtout avec de Gaulle et la Ve république puisqu’un certain nombre d’intellectuels interprètent le régime autoritaire de la Ve république gaulliste comme un pas vers la fascisation, donc vers un changement radical de l’État bourgeois.
- Denis Berger, Jean-Marie Vincent, Henri Weber, La Ve république à bout de souffle, Galilée, 1977.
C’est l’un des livres les plus intéressants pour faire le point sur cette question-là, écrit par des intellectuels proches de la Ligue communiste révolutionnaire. Il est dommage que le débat ne se soit pas poursuivi avec Nicos Poulantzas sur la question sur « l’étatisme autoritaire ».
Est-ce que ces transformations peuvent être comprises comme une forme de fascisation ou de fascisme ou est-ce qu’on doit les en distinguer ? La première hypothèse connaît un vif succès en Allemagne dans les années 1960 au sein du mouvement étudiant puisque ce dernier fait face à d’ex-nazis au pouvoir à l’université, dans l’administration, la police, etc. Tout cela demeure toutefois très problématique, puisque si l’on pense que l’Allemagne de l’Ouest est fasciste on peut en tirer la conclusion que la lutte armée est légitime et que le mouvement ouvrier et les autres formes de luttes de masse sont inefficaces. L’existence de l’Allemagne de l’Est, supposée incarner un héritage antifasciste (et sa propre école historiographique sur le nazisme, qui était impressionnante au niveau empirique mais limitée par des grilles analytiques dogmatiques et mécanistes), brouillait aussi les pistes. Mais malgré cette confusion, des débats ont eu lieu qui ont mené à des élaborations très riches de la théorie marxiste de l’État en Allemagne dans les années 1970 avec les écrits de Johannes Agnoli et de Joachim Hirsch. Leurs textes sont enracinés dans ces discussions internes au mouvement étudiant des années 1970.
Pour un bon aperçu de cette controverse spécifiquement par rapport au fascisme, on lira le texte de Anson Rabinbach : « Toward a Marxist Theory of Fascism and National-Socialism. A Report on the Developments in West Germany ». On peut poursuivre avec Reinhard Kühnl, « Problems of a Theory of German Fascism: A Critique of the Dominant Interpretations » et puis le numéro spécial de la revue International Journal of Politics, « Critiques of Fascism Theory from the West German New Left ». Malheureusement, il semblerait que tous ces débats aient été largement oubliés, y compris en Allemagne, de nos jours…
De l’Europe de l’Est dissident, on peut noter aussi la contribution hongroise d’un étudiant de Georg Lukacs, Mihály Vajda, Fascisme et mouvement de masse (Le Sycomore 1979).
Nicos Poulantzas, marxiste grec et compagnon de route de l’école althusserienne, a contribué de manière puissante et subtile à ces débats, surtout avec Fascisme et dictature (Le Seuil, 1974), bien que quelques éléments soient à prendre avec des pincettes.
Pour une bonne synthèse sur Poulantzas, on se reportera au texte de Stathis Kouvelakis : « Spectres du totalitarisme : Poulantzas face au fascisme et à l’État d’exception » in La fin de l’État démocratique, PUF, 2016.
Poulantzas essaie de penser la question du renforcement des tendances autoritaires de l’État bourgeois et leurs continuités ou discontinuités avec les régimes fascistes. Pour cela, il entend dresser un bilan critique des théories marxistes du fascisme en s’attaquant aussi bien aux théories du Komintern qu’à celles de Trotsky, Thalheimer et d’autres. Sa critique de ces derniers reste cependant assez approximative. Il a peu lu Thalheimer et son analyse de Trotsky est à plusieurs égards sectaire et infondée. Son rapport à l’historiographie du fascisme est très unilatérale et au fond illustre combien il est isolé intellectuellement. On lira à ce sujet le texte de Jane Caplan paru en 1977, « Theories of Fascism. Nicos Poulantzas as Historian » qui montre ses limites d’un un point de vue historique, l’article d’Anson Rabinbach, « Poulantzas and the Problem of Fascism », ainsi que la critique de Daniel Bensaïd (« Poulantzas, la politique de l’ambiguité », Critique de l’économie politique, n° 11-12, avril-septembre 1973, éditions Maspero) et l’introduction de Dylan Riley à la nouvelle édition de Fascism and Dictatorship chez Verso Books. Il est aussi intéressant de se référer à la critique de Poulantzas chez Ernesto Lacau (Politics and Ideology in Marxist Theory, Verso 1977) où il développe des idées qui jettent les bases de son travail plus récent sur populisme (repris par Podemos et cie.)
On assiste parallèlement à un renouveau de l’historiographie marxiste concernant les régimes fascistes. La figure la plus importante de ce mouvement, bien qu’il reste inconnu en France, est Timothy Mason. Il a participé au History Workshop Journal, revue inspirée par Thompson, le mouvement féministe et tout ce qui s’est fait de nouveau dans l’historiographie socialiste à ce moment-là. Mason a surtout étudié le rapport entre le régime nazi et la classe ouvrière dans son recueil décisif: Nazism, Fascism and the Working Class, Cambridge University Press, 1995. Puis il a écrit d’autres textes très importants dans les années 1970 comme « Workers’ Opposition in Nazi Germany ».
Pour lui, la question du rapport entre le régime nazi et la classe ouvrière constitue un élément majeur pour rendre compte de la politique étrangère expansionniste et l’apparition d’un régime de guerre. Ces deux dernières formaient une manière de canaliser les tensions sociales liées aux contradictions qui se nouaient alors au sein du régime. Il formule aussi l’idée du « primat du politique ». Les régimes fascistes défendent le capitalisme en général mais ne sont pas les simples instruments des capitalistes. Au contraire, ils sont autonomes et leur alliance avec la bourgeoisie ne remet pas en cause la poursuite de leurs propres objectifs politiques.
- Social Policy in The Third Reich. The Working Class and The « National Comunity » , éd. Berg, Providence/Oxford, 1993.
Mason montre dans ce livre que le régime nazi a été constamment hanté par la Révolution allemande et la possibilité qu’elle puisse se reproduire, ce qui l’amenait à faire des concessions matérielles à la classe ouvrière.
- Götz Aly – Comment Hitler a acheté les Allemands : Le IIIe Reich, une dictature au service du peuple, Flammarion, Paris, 2005.
C’est un livre qui, sur certains aspects, poursuit le travail de Mason et tente de montrer de manière plus polémique que le régime nazi était une forme d’État-providence.
Le travail de Mason demeure une référence incontournable. Il a ainsi inspiré les travaux d’Adam Tooze (Le salaire de la destruction : Formation et ruine de l’économie nazie, Les Belles lettres, 2012) et de Jane Caplan sur la classe ouvrière et la nazisme (Caplan a coordonné le recueil de Tim Mason Nazism, Fascism and the Working Class, Cambridge University Press, 1995).
Voir le débat autour du livre de Tooze dans la revue Historical Materialism.
- Sergio Bologna, « Nazisme et classe ouvrière », 1993.
Ce texte est une discussion très détaillée de la base de classe du nazisme. Bologna y montre qu’il ne s’agit pas d’une base prolétaire mais plébéienne et il expose les problèmes auxquels cela conduit en détaillant l’incapacité des nazis à intégrer le prolétariat dans le régime après 1933.
On lira également les travaux de Karl Heinz Roth, un chercheur de Hambourg proche de Bologna fortement inspiré par l’Autonomie italienne.
Die „andere“ Arbeiterbewegung und die Entwicklung der kapitalistischen Repression von 1880 bis zur Gegenwart; Ein Beitr. zum Neuverständnis d. Klassengeschichte in Deutschland,. Trikont-Verlag, München 1976, Karl Heinz Roth (seule la troisième partie a été traduit en français : L’autre mouvement ouvrier en Allemagne, 1945-1978, Christian Bourgois, 19931979.)
Sur l’historiographie du fascisme, deux recueils indispensables sont Radical Perspectives on the Rise of Fascism in Germany, 1919-1945 (dir. Isidor Wallimann), Monthly Review Press, 1989 et Rethinking Italian Fascism: Capitalism, Populism and Culture (dir. David Forgacs), Lawrence and Wishart, 1986. En français, on notera Eléments pour une analyse du fascisme, Séminaire de Maria-A. Macciocchi, Paris VIII – Vincennes 1974-1975, U.G.E. 10/18, 2 vol. (voir la recension).
Le développement d’une historiographie marxiste assez riche fait face à deux contre-mouvements. Se développe d’abord une tendance révisionniste dont le représentant le plus emblématique est Ernst Nolte. C’est une histoire écrite en réaction au bolchévisme dans laquelle l’Holocauste est relativisé en comparaison des crimes de masses du stalinisme. Ces thèses trouveront un écho important en France grâce à François Furet et surtout Stéphane Courtois, notamment dans sa préface au Livre noir du communisme (Laffont, 1997). D’excellents textes ont répondu à cette offensive idéologique, on se référera en particulier à :
- Mike Haynes, Jim Wolfreys (dir.), History and Revolution : Refuting Revisionnism, Verso.
- Domenico Losurdo, Le révisionnisme en histoire, Albin Michel, 2006.
Pour la Révolution française, la réaction prend une forme idéologique avec Furet et ses disciples et une forme plus empirique avec Taylor, Doyle et d’autres qui tentent de montrer que la base sociale de la Révolution n’est pas bourgeoise et certainement pas capitaliste (une thèse reprise dans un tout autre sens par l’école du « political Marxism » de Robert Brenner, George Comninel et Ellen Meiksins Wood). Dans le cas du nazisme, Nolte et d’autres se chargent du volet idéologique tandis que des historiens, essentiellement américains et allemands se chargent de l’empirique. Ces derniers vont affirmer que le prolétariat allemand était acquis au nazisme et que la bourgeoisie n’y était, elle, que peu favorable, exception faite de quelques une de ses fractions. Ils essaient donc de noyer l’analyse de classe pour montrer que le rapport entre bourgeoisie et nazisme n’est pas structurel.
Ce conflit prendra une forme malheureuse puisque l’un des historiens américains qui répondait à ces formes de révisionnisme, David Abraham, s’est vu reprocher par le New York Times d’avoir falsifié ses sources. Il avait écrit dans les années 1980 un livre extrêmement intéressant The Collapse of the Weimar Republic : Political Economy and Crisis, (Princeton University Press, 1981) et d’autres très bons articles.
On pourra également lire deux textes utiles :
- Donny Gluckstein, Nazis, Capitalists and the Working Class, Haymarket Books, 2012 (pour une autre approche anglo-trotskiste, voir Robin Blick, Fascism in Germany: How Hitler Destroyed the World’s Most Powerful Labour Movement).
- Moshe Lewin, Ian Kershaw, Stalinism and Nazism, 1997, Cambridge University Press.
Vient ensuite un troisième débat autour de l’Holocauste et de ses causes.
- Arno Mayer est l’une des figures importantes de ce débat.
- La Persistance de l’Ancien Régime : L’Europe de 1848 à la Grande Guerre, Flammarion, 1983.
Mayer y affirme que le nazisme est le résultat d’un processus contradictoire entre une modernisation autoritaire, le développement socio-économique de l’Allemagne dans le cadre de son système politique et une culture pré-moderne. À ses yeux, cependant, il s’agirait là d’une tendance européenne plutôt que d’une « voie spéciale » (Sonderweg) de l’Allemagne. La thèse du Sonderweg a fait l’objet d’une excellente critiqué par David Blackbourn et Geoff Eley : The Peculiarities of German History, Bourgeois Society and Politics in Nineteenth-Century Germany, Oxford University Press, 1983 (voir aussi son article « What Produces Fascism: Preindustrial Traditions or a Crisis of a Capitalist State », Politics and Society, 12, 1983).
Ensuite Mayer a écrit un très bon livre, La « Solution finale » dans l’histoire (La Découverte, 1990) dans lequel il ouvre la voie à l’explication dite « fonctionnaliste » de l’Holocauste. Là où les intentionnalistes pensent que l’extermination était en germe dès la naissance du projet nazi, les fonctionnalistes, sans nier l’antisémitisme extrême des nazis, affirment que l’Holocauste s’est cristallisé dans des conditions spécifiques, en partie surdéterminées par la situation géopolitique. L’Holocauste s’explique donc davantage par la conjoncture plutôt que par des intentions ou par l’idéologie nazie. Il s’agit d’une explication plus matérialiste de l’Holocauste.
- Alex Callinicos, « Plumbing the Depths: Marxism and the Holocaust », The Yale Journal of Criticism, volume 14, number 2 (2001), pp. 385–414. Disponible en français.
Ce texte demeure la meilleure synthèse sur les approches marxistes de l’Holocauste.
- Moshe Postone, « Antisémitisme et national-socialisme » in Marx est-il devenu muet ?, L’Aube, 2003.
Ce texte écrit dans les années 1980 formule l’hypothèse d’un antisémitisme nazi structurel, en le reliant à la théorie de Marx du fétichisme de la marchandise et à sa propre théorie de la forme-valeur. D’après Postone, l’extermination des juifs permet de renforcer la domination nazie en lui donnant la forme apparente d’une destruction du capitalisme, dont ils seraient l’incarnation symbolique. Les juifs sont vus comme une excroissance et font barrière à toute compréhension de la forme-valeur. Ce texte aura une certaine histoire, déformée par les courants antideutsch qui développent une version très simpliste de la thèse de Postone et l’appliquent à tout le monde. Postone lui-même n’endosse pas cette interprétation et développe une position compliquée qu’on ne peut pas réduire à la version appauvrie qu’en ont tiré les antideutsch. On lira aussi son récent : The Dualisms of Capitalist Modernity Reflections on History, the Holocaust, and Antisemitism, Cambridge University Press, 2017.
On trouve ensuite un débat plus interne au trotskisme concernant la part faite par les intellectuels trotskistes à l’Holocauste. Norman Geras, dans son texte « Les marxistes face à l’Holocauste, Trotsky, Deutscher, Mandel », (in G. Achcar (dir.), Le marxisme d’Ernest Mandel, PUF, 1999) considère que tous les trotskistes d’après-guerre, bien qu’ils aient été des antifascistes opposés à l’antisémitisme, sous-estimaient la spécificité du judéocide et le noyaient dans la barbarie nazie générale. Bref, il souligne un malaise vis-à-vis de l’Holocauste chez les intellectuels trotskistes. Si les termes dans lesquels étaient discutés l’Holocauste étaient problématiques dans l’après-guerre, il faut toutefois nuancer les reproches de Geras.
Enfin, il y a des débats stratégiques sur les choix politiques des néo-fascismes avec une tentative de problématiser l’euro-fascisme. On s’intéresse par exemple au fait qu’il est devenu difficile pour les fascistes de s’afficher en tant que tel, et aux stratégies qu’ils adoptent en conséquence. On étudie également la manière dont l’extrême-droite contemporaine a troqué des thématiques comme l’antisémitisme pour d’autres comme les migrants ou l’islamophobie. Par exemple, Enzo Traverso, Les Nouveaux visages du fascisme, Textuel, 2016 (ou il défend son concept de « post-fascisme »).
Et pour aller plus loin :
- Colin Sparks, « Fascism in Britain », International Socialism, No.71, September 1974.
- Colin Sparks, « Fascism and the working class: Part 1: The German experience », International Socialism, 2:2, Autumn 1978.
- Colin Sparks, « Fascism and the working class: Part 2: The National Front today », International Socialism, 2:3, Winter 1978/79.
- « The European Left and the new fascists », International Socialism, Series 2, No. 11, Winter 1980.
- Martin Barker, New Racism: Conservatives and the Ideology of the Tribe, Junction Books, 1981.
- Chris Bambery, « Euro-fascism: The lessons of the past and current tasks », International Socialism 2 : 60, Autumn 1993.
- Alain Bihr, Le spectre de l’extrême droite. Les français dans le miroir du front national, L’Atelier 1998.
- David Renton, Fascism: Theory and Practice, Pluto Press, 1998.
III – La phase actuelle
Nous sortons d’une période caractérisée par un tournant culturel au sein des études intellectuelles, tournant qui a également touché les analyses du fascisme, ce qui a donné lieu à nombre d’études sur les aspects culturels du fascisme. Le travail pionnier dans ce domaine, d’inspiration marxiste libertaire, demeure celui de Klaus Theweleit, Fantasmâlgories (Éditions de l’Arche, 2016) qui est une analyse freudo-marxiste du nationalisme allemand et du nazisme.
Pour un livre qui revient utilement sur les débats et accorde une place conséquente aux élaborations marxistes, essentiellement à partir du cas du fascisme italien, voir Olivier Forlin, Le fascisme: Historiographie et enjeux mémoriels (la Découverte, 2013).
L’une des questions les plus brûlantes est celle des racines idéologiques du fascisme. On a vu se développer autour des ouvrages de Zeev Sternhell en France une tentative de repousser de plus en plus loin les racines du fascisme aux Lumières, voire au-delà.
Le débat entre Sternhell et Shlomo Sand (voir son livre décapant, L’illusion du politique: Georges Sorel et le débat intellectuel 1900, La Découverte, 1985) sur la question du rôle de Georges Sorel est très intéressant à ce sujet :
- Shlomo Sand, « L’idéologie fasciste en France », Esprit , 80/81, 1983, p. 149-160.
- « Sorel, les juifs et l’antisémitisme », Cahiers Georges Sorel , II, 1984, p. 7-36.
- « A Flirt or A Love Affair? French Intellectuals Between Fascism and Nazism », in: E. J. Arnold (ed.), The Development of the Radical Right in France, London, Macmillan, 2000, p. 83-99.
- Zeev Sternhell, « Correspondance », Esprit, décembre 1983.
Pour un point de vue synthétique sur ce débat, on se reportera à António Costa Pinto, « Fascist Ideology Revisited: Zeev Sternhell and His Critics » ainsi que David D. Roberts, « How not to Think about Fascism and Ideology, Intellectual Antecedents and Historical Meaning » et Salvatore Garau, « If liberalism steps into the fascist synthesis: the diverging views of Zeev Sternhell and Ishay Landa on the origins of fascist ideology ».
Dans une perspective également non-marxiste (même anti-marxiste), on citera les travaux de George Mosse :
- De la Grande Guerre au totalitarisme : la brutalisation des sociétés européennes, Hachette littératures, 1999.
- Les racines intellectuelles du Troisième Reich : la crise de l’idéologie allemande, Calmann-Lévy/Mémorial de la Shoah, 2006.
Pour une approche marxiste sur le sujet on se référera surtout à trois livres du grand historien des idées et de la philosophie Domenico Losurdo :
- Nietzsche, philosophe réactionnaire, Delga, 2007.
- Nietzsche, le rebelle aristocratique, Biographie intellectuelle et bilan critique, Delga, 2016.
- Heidegger et l’idéologie de la guerre, PUF, 1999.
On observe aussi le développement d’une bibliographie académique sur le fascisme avec des tentatives de synthèse sur la nature du fascisme en général. Roger Griffin a ainsi essayé de formuler une théorie générale du fascisme sous la forme d’une palingénèse qui voit dans la renaissance nationale la matrice commune idéologique à toutes les formes de fascisme : The Nature of Fascism, St. Martin’s Press, 1991. Mais les deux livres les plus stimulants, sans aucun doute, de la part d’universitaires non-marxistes sont Le Fascisme en action Paris, Éditions du Seuil, 2007 de Robert Paxton et Fascists de Michael Mann, Cambridge UP, 2004. Pour des critiques de ces livres, voir : Dylan Riley, « Enigmas of fascism », New Left Review, novembre-décembre 2004 ; Jim Wolfreys, « What is fascism », International Socialism, Automne 2006 et Harry Harootunian, « The future of fascism », Radical Philosophy, mars-avril 2006.
Il est intéressant de noter que dans le monde anglophone, moins marqué par l’antimarxisme virulent que la France, des historiens libéraux et non-marxistes comme Griffin ou Roberts ont essayé de stimuler des débats entre analyses marxistes et non-marxistes sur le fascisme et surtout sur son caractère « révolutionnaire » et « anticapitaliste ». Voir par exemple le numéro spécial de la revue European Journal of Political Theory, « ‘The Fascist Revolution’: Utopia or Façade? Reconciling Marxist and non-Marxist Approaches », à compléter avec l’article intéressant de Roberts (auteur du livre important The Syndicalist Tradition and Italian Fascism (University of North Carolina, 1979) « Fascism, Marxism, and the Question of Modern Revolution ».
Pendant cette période, le débat intramarxiste a été très marginalisé et il existe très peu d’écrits marxistes intéressants sur le fascisme depuis 1990 jusque très récemment. On signalera toutefois le travail d’Enzo Traverso et deux livres en particulier dans lesquels il opère une relecture importante de Benjamin et de Trotsky.
- La violence nazie, une généalogie européenne, La Fabrique, 2002 (on pourrait creuser plus loin sur la racines coloniales avec un littérature maintenant abondante sur le colonialisme allemand et italien avant le fascisme lui-même, par exemple « From Africa to Auschwitz: How German South West Africa Incubated Ideas and Methods Adopted and Developed by the Nazis in Eastern Europe » de Benjamin Madley).
- Understanding the Nazi Genocide, Marxism after Auschwitz, Pluto Press, 1999.
Il faudrait ajouter à ces titres son livre incontournable Les marxistes et la question juive: Histoire d’un débat, 1843-1943, Kimé 1997 et À feu et à sang : De la guerre civile européenne 1914-1945, Stock, 2007.
On lira également :
- Dylan Riley, The civic foundations of civil fascism in Europe : Italy, Spain, and Romania, 1870–1945, John Hopkins University Press, 2010.
Ce livre est une étude comparée des fascismes italiens, roumains et espagnols. Riley s’y attaque à l’idée que le fascisme se développe là où les sociétés civiles sont faibles et montre que c’est plutôt le contraire qui est à l’œuvre. Ce travail se fait dans une perspective gramscienne qui mobilise le concept de révolution passive c’est-à-dire de révolution par en haut dans laquelle la bourgeoisie canalise les forces révolutionnaires en les intégrant dans l’État. Un concept que résume bien le fameux adage du prince de Salina dans Le Guépard (1963) de Visconti: « Tout changer pour ne rien changer ». L’Italie est exemplaire à cet égard et notamment la réaction des élites pendant la période du Biennio Rosso (1919-1920). Le fascisme est alors pensé comme une modernisation de l’État bourgeois avec un langage révolutionnaire mené par en haut.
Deux livres récents très importants écrits par des auteurs se réclamant du matérialisme historique sont aussi à signaler :
- Geoff Eley, Nazism as Fascism: Violence, Ideology and the Ground of Consent, 1930–1945, Routledge, 2013 (voir aussi son livre indispensable sur la droite allemande, Reshaping the German Right: Radical Nationalism and Political Change after Bismarck, University of Michigan Press, 1991 ; Explaining Nazism: German Continuities, Nazi Departures, 1871-1945, Routledge 2007 et From Unification to Nazism: Reinterpreting the German Past, Allen Unwin 1986).
- Ishay Landa Fascism and the Masses: The Revolt Against the Last Humans, 1848-1945, Routledge 2018 (voir aussi The Apprentice’s Sorcerer: Liberal Tradition and Fascism, Brill 2010).
On peut interpréter la parution récente de plusieurs livres comme les prémices d’un renouveau des études marxistes innovantes. Ainsi on lira :
- The Longue Durée of the Far-Right: An international historical sociology (dirs. Richard Saull, Alexander Anievas, Neil Davidson and Adam Fabry), Routledge 2015.
- « The Far-Right and ‘the needs of capital’ » de Neil Davidson – à lire à coté du texte de Callinicos cité ci-dessus.
- Alexander Anievas, Capital, the State, and War: Class Conflict and Geopolitics in the Thirty Years’ Crisis, 1914-1945 (University of Michigan Press, 2014 – à lire avec Cataclysm 1914: The First World War and the Making of Modern World Politics, dir. Alexander Anievas, Historical Materialism Book Series, Haymarket Books 2016).
- Mark Neocleous The Monstrous and the Dead: Burke, Marx, Fascism, University of Wales Press, 2005 et Fascism, Open University Press, 1997.
- Harry Harootunian, Overcome by Modernity: History, Culture et Community in Interwar Japan, Princeton University Press, 2002.
- Peter Osborne, The Politics of Time, Verso 1995.
Le débat est par ailleurs resté très riche en dehors de l’Europe et notamment en Inde. À partir des années 1930, le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS) prend pour modèle le fascisme et le nazisme et va constituer une présence politique forte en Inde pendant des décennies. Il prend son envol dans les années 1980 en tissant des liens forts avec le Bharatiya Janata Party (BJP), parti nationaliste hindou, qui est aujourd’hui au pouvoir. Pour donner une idée de la politique du BJP, on rappellera qu’au cours des années 1990 trois mille chrétiens furent massacrés dans l’État du Gujarat alors gouverné par le BJP. Cela a donné lieu à de très riches débats au sein du marxisme indien, avec deux positions opposées.
Certains affirment que l’on est présence de mouvements fascistes. Ainsi Jairus Banaji mobilise Reich, Arthur Rosenberg, Sartre et d’autres penseurs afin de souligner l’aspect fasciste du BJP : Jairus Banaji, « Trajectories of Fascism: Extreme Right Movements in India and Elsewhere », conférence à New Delhi, 2013 et « The Political Culture of Fascism », conférence à Bombay, 2002. En français on trouvera: « Le fascisme en tant que mouvement de masse ».
On pourra également lire Aijaz Ahmad, intellectuel qui vient du courant communiste plutôt orthodoxe et qui a beaucoup discuté avec Saïd et Jameson, notamment dans son livre très important In Theory, Nations, Classes, Literatures (Verso, 2007). Dans son livre Lineages of the Present: Ideology and Politics in Contemporary South Asia (Verso, 2002), il défend l’idée que le BJP est un régime fasciste, en mobilisant, parmi d’autres auteurs, Gramsci. De son point de vue, l’objectif du BJP est la destruction des formes de médiation démocratiques même si cette destruction est limitée par le fait qu’elle doive se produire dans le cadre du parlementarisme. C’est donc un régime fasciste réformiste qui érode le système parlementaire de l’intérieur. On observe des formes de violences de plus en plus extrêmes contre les musulmans, les chrétiens et les autres minorités. À côté de cela, le RSS s’organise aussi de manière autonome. On n’est pas donc pas en présence d’une force politique bourgeoise qui peut s’accommoder du système mais d’un mouvement qui souhaite le détruire par des formes stratégiques nouvelles et plus fines…
Face à cela, des figures comme Achin Vanaik soutiennent que le BJP n’est pas un régime fasciste mais un régime autoritaire, nationaliste, radical et le comparent notamment au péronisme argentin. Voir The Rise of Hindu Authoritarianism: Secular Claims, Communal Realities, Verso Books, 2017.
Enfin, l’émergence contemporaine de mouvements d’extrême droite a logiquement entraîné des réactions théoriques, que ce soit par rapport à la famille Le Pen en France, le néo-fascisme italien ou encore Donald Trump.
Le cas de la France est complexe et mobilise des questions différentes. Un débat historiographique porte sur l’existence ou non d’un fascisme français. Toute une école maintream nie que le fascisme ait pris racine en France pendant l’entre-deux guerres. On se reportera là-dessus au très bon livre de Michel Dobry (dir.), Le mythe de l’allergie française au fascisme, Albin Michel, 2003. Voir aussi Fascisme français ? La controverse, Serge Berstein, Michel Winock (dirs.), Éditions du CNRS, 2014.
C’est un débat complexe, qui renvoie aux travaux de Zeev Sternhell (voir ci-dessus) quant au rôle de Drumont, Barrès et de Sorel. Le débat est complexe car, d’un côté, les libéraux nient tout bonnement l’existence du fascisme en France tandis qu’il y a de la part de Sternhell des simplifications qui sont problématiques. Cité ci-dessus, Shlomo Sand a écrit des textes polémiques contre Sternhell à propos de Sorel, en montrant que ce dernier n’était ni fasciste ni même antisémite bien qu’il soit capable d’énoncer des idées anti-juives : Shlomo Sand, « Sorel, les Juifs et l’antisémitisme », Période, mai 2016. Enzo Traverso a critiqué la démarche historiographique de Sternhell dans le débat sur le fascisme en France en la reconduisant à sa conception de l’histoire des idées (La Revue des Livres et des Idées, 2009 ; L’Histoire comme champ de bataille, La Découverte, 2011).
Vient ensuite le débat sur le développement du Front national (FN), brouillé par le discours sur le national-populisme issu des études mainstream du style Sciences-Po (bien que tout ne soit pas à jeter : le travail de Nonna Mayer peut apporter des éléments utiles, voir par exemple « De Passy à Barbès : deux visages du vote Le Pen à Paris » ou le livre collectif Les faux-semblants du Front national : Sociologie d’un parti politique, Sylvain Crépon, Alexandre Dézé, Nonna Mayer (dirs.), Presses de Sciences Po, 2015). On y noie l’idée que le FN est un parti proto-fasciste, néo-fasciste ou fascisant dans ce concept très flou de national-populisme. Le débat s’est ensuite dégradé puisqu’il porte désormais sur le populisme, de droite comme de gauche.
On a ensuite un débat sur la sociologie électorale du FN, avec des personnes comme Pascal Perrineau qui soutiennent la thèse du « gaucho-lepenisme » selon laquelle les ouvriers communistes sont passés à l’extrême-droite. En réalité, c’est plus complexe que cela. Il est faux d’affirmer que les électeurs du Parti communiste (PCF) sont passés au FN. Les ouvriers votant au FN sont soit des ouvriers qui votaient antérieurement pour la droite ou plus marginalement pour le Parti socialiste, soit des ouvriers qui sont devenus électeurs à un moment où le PCF était déjà en recul avancé et ne représentait plus grand-chose électoralement, à partir du milieu des années 1990. On lira notamment :
- Gérard Mauger & Willy Pelletier (coord.), Les classes populaires et le FN, éditions Le Croquant, 2017 (malgré une certaine sous-estimation évidente du racisme).
- Annie Collovald, Le « populisme du FN », un dangereux contresens, éditions Le Croquant, 2004.
- René Monzat, « Anatomie du front national », ContreTemps.
Existent enfin des travaux importants qui retracent la généalogie du FN, en particulier le livre de Joseph Beauregard et Nicolas Lebourg : François Duprat, L’homme qui inventa le Front National, Denoël, 2012.
C’est une étude passionnante des courants du nationalisme révolutionnaire, qui composaient l’aile révolutionnaire du FN dans les années 1970. Lebourg (voir aussi Le monde vu de la plus extrême droite : Du fascisme au nationalisme-révolutionnaire, Presses Universitaires de Perpignan, 2014), lié à la fondation Jean-Jaurès, conserve toutefois une approche très consensuelle.
Le livre le plus sérieux, d’un point de vue de la gauche radicale sur le Front National reste The Politics of Racism in France de Peter Fysh et Jim Wolfreys, Palgave 2003, mais le travail d’Ugo Palheta qui sortira chez La Découverte l’année prochaine constitue une réactualisation analytique très attendue. Voir d’ici là : « Le danger fasciste en France : de quoi le FN est-il le nom ? », Contretemps et « Existe-t-il un danger fasciste en France ? », Streetpress.
On voit aussi se reposer la question du fascisme à l’occasion de l’élection de Trump. Si la question est stupide tant il est clair que ce n’est pas une figure fasciste, cette réflexion remet sur la table des questions comme celle des rapports entre État et bourgeoisie ou fraction de la bourgeoisie, autonomie relative de la politique, bonapartisme, etc. On pourra notamment lire :
- Dylan Riley, « American Brumaire ? ».
- Charlie Post, « Fascism and Anti-Fascism: reflections on recent debates on the US Left ».
- Shane Burley, Fascism Today, What It Is and How to End It, AKA Press, 2017.
Sur l’alt-right américaine et la manière dont elle tente de féminiser le fascisme, on lira :
- Sam Miller, « Lipstick Fascism », Jacobin.
Sur les manières dont le nazisme s’est inspiré du racisme américain, on peut lire J.Q. Whitman, Hitler’s American Model: The United States and the Making of Nazi Race Law, Princeton University Press 2017 et The Nazi Connection: Eugenics, American Racism, and German National Socialism de Stefan Kuhl (Oxford University Press, 2002).
Pour une histoire du mouvement antifasciste dans le monde anglophone, voir :
- Mark Bray, Antifa: The Anti-Fascist Handbook, Melville House 2017.
- Sean Birchall, Beating the Fascists: The Untold Story of Anti-Fascist Action, Freedom Press, 2010.
- Dave Hann, Physical Resistance: A Hundred Years of Anti-Fascism, Zero Book, 2013.
- Dave Renton, When We Touched the Sky: The Anti-Nazi League 1977-1981, New Clarion Press, 2006.
Le rapport entre fascisme/extrême droites et les Lumières sont actuellement l’enjeu d’un débat passionnant mené par Harrison Fluss et Landon Frim. L’alt-right américaine a repris en partie le discours du Dark Enlightenment, c’est-à-dire le discours anti-Lumières développé notamment par des gens comme Nick Land, un pseudo-deleuzien ultra-réactionnaire. Le projet de Fluss et Frim est de comprendre les spécificités du discours de l’alt-right, de le relier à Douguine et l’eurasianisme et d’étudier ceux qui se tournent donc vers la Russie pour élaborer un modèle alternatif aux Lumières, modèle qui serait de l’ordre de l’orthodoxie et de la tradition. Au fond, c’est un débat sur le rapport entre traditionalisme, discours anti-Lumières et fascisme.
- Harrison Fluss, Landon Frim, « Aliens, Antisemitism and Academia », Jacobin, mars 2017.
- Harrison Fluss, Landon Frim, « Dialectical Enlightment », Jacobin, mai 2017. Voir la réponse d’Asad Haider sur Viewpoint : « The Paradox of Enlightenment ».
Voir aussi leur article dans le numéro 5 de la revue Salvage (octobre 2017), prochainement en ligne.