Peux-tu nous raconter la création d’Historical Materialism et son contexte ?
Historical Materialism est née en 1997, dans une conjoncture singulière et presque par hasard1. Le milieu et la fin des années 1990 ont représenté une phase transitoire dans l’histoire de la Grande-Bretagne : les défaites les plus catastrophiques de l’ère Thatcher étaient derrière nous, tandis que le nouveau cycle de luttes inauguré par Seattle n’avait pas commencé. D’une certaine manière, on peut dire que les hypothèses de Marxism Today, la revue du Parti communiste de Grande-Bretagne (le vrai CPGB, et non sa parodie insignifiante que l’on connaît aujourd’hui et qui fait paraître le Weekly Worker) s’étaient vues simultanément démenties et confirmées par les faits. En effet, pendant toute la décennie 1980, Marxism Today et ses contributeurs réguliers – Eric Hobsbawm, Stuart Hall, Beatrix Campbell, Martin Jacques, etc. – ont prétendu (en mobilisant Gramsci de façon très grossière) que « l’avancée des travailleurs avait été stoppée », que la phase de mobilisation victorieuse de la classe ouvrière de l’après-guerre (et en particulier les années 1970 où le gouvernement conservateur de Heath avait été renversé par le mouvement ouvrier en 1974) s’était terminée par une offensive néolibérale thatchérienne victorieuse ayant totalement bouleversé le paysage politique, culturel et la société britannique. D’un certain côté, on pouvait comprendre ces hypothèses comme une série d’évidences, un bilan objectif de la séquence de défaites inaugurée à la fin des années 1970 et s’accélérant ensuite (on pourrait penser ici à la théorisation du « reflux » [downturn] par Tony Cliff2). D’un autre côté, Marxism Today avait poussé son analyse bien plus loin que cela : selon la revue et ses contributeurs, le Parti travailliste devait reconnaître qu’électoralement il avait perdu sa base sociale et ne pouvait plus désormais gagner d’élection par lui-même, ce qui le forçait à tisser des alliances avec des centristes et quelques conservateurs « mous » (modérés, non thatchériens) ; à un niveau stratégique plus large, le mouvement ouvrier devait se métamorphoser pour dépasser les revendications « sectorielles » et « corporatistes », en acceptant certains sacrifices pour les travailleurs « blancs, masculins, qualifiés » en vue de conclure des alliances avec les nouveaux mouvements sociaux comme le féminisme, l’écologie, et les mouvements gays, lesbiens, noirs, Asian (NDLR : en Grande-Bretagne, « asiatique » renvoie à des populations originaires d’Asie du Sud comme le Pakistan, l’Inde, le Sri Lanka ou le Bangladesh), etc. On peut bien entendu y entendre l’écho d’Alain Touraine et d’autres théoriciens des mouvements sociaux « post-matérialistes » de l’après-1968.
La fin des années 1990 ont montré à quel point Marxism Today avait surestimé la force de l’hégémonie thatchérienne et la faiblesse électorale du parti travailliste. En effet, après la victoire de Blair en 1997, les conservateurs ont traversé un long tunnel fait de désorientation et de rivalité interne. Et bien sûr, le rêve de Marxism Today d’une coalition « arc-en-ciel » n’a jamais pris forme et la revue s’est arrêtée en 1991. Cependant, au grand désespoir des contributeurs de Marxism Today, leur pronostic a été rétrospectivement confirmé dans la mesure où l’on peut dire que leur propre élaboration a posé les bases d’un projet intellectuel beaucoup plus droitier, celui du blairisme et de la Troisième voie d’Anthony Giddens ou de la théorie de la société du Risque d’Ulrich Beck.
Dans le monde académique des années 1980, le postmarxisme de Laclau et Mouffe faisait aussi écho à certaines critiques féministes et postcoloniales du marxisme, et avec des formes plus ou moins droitières de foucaldisme, de pensée de la déconstruction, de deleuzisme, etc., forçant celles et ceux qui se définissaient, d’une manière ou d’une autre, à travers le marxisme, à choisir l’une des trois options suivantes : ou bien s’enfermer dans une litanie polémique totalement autoréférentielle et extrêmement défensive (peut-être parfaitement résumée dans le slogan imprimé sur une série de t-shirts très populaire dans les milieux liés au Socialist Workers’ Party britannique au début des années 1990, comme un pastiche du slogan contre la Poll-Tax de l’époque « Bollocks to the Poll Tax », « Bollocks to Postmodernism ! » [rien à foutre du postmodernisme]) ; ou bien se réfugier dans une spécialité disciplinaire académique et attendre la fin de l’orage dans une attitude autiste ; ou bien renouveler les termes de la fidélité au marxisme à travers une forme plus ou moins clandestine (un marranisme marxiste en somme, dont les exemples les plus parlants sont peut-être le « réalisme critique » de Roy Bhaskar avant le tournant spiritualiste de ce dernier, ou les références rhétoriques au « matérialisme historique » pour éviter de parler de « marxisme », voir plus bas).
La période dans laquelle HM a vu le jour était donc marquée par les caractéristiques suivantes : en premier lieu, une gauche révolutionnaire en difficulté et une sphère académique marxiste fragmentée, séparées et hostiles l’une envers l’autre. Les membres fondateurs de la revue se sont retrouvés par hasard à un séminaire animé par Justin Rosenberg sur le thème « Historical Materialism and International Relations » à la London School of Economics. Ce qui nous a frappés, en y réfléchissant, ce n’était pas seulement ce fait surprenant qu’un séminaire aussi réussi puisse se tenir dans le cadre de la discipline réactionnaire des Relations internationales, ou au sein d’une institution alors aussi conformiste que la LSE, mais surtout que la vaste majorité des participants à ce séminaire n’étaient ni des membres actifs ni d’anciens membres de la gauche révolutionnaire, et qu’ils utilisaient l’adjectif « marxiste » ou « matérialiste historique » en toute ingénuité et sans la moindre posture défensive (effectivement, dans le cas du groupe « HM and IR », la théorie du développement inégal et combiné formulée par Trotsky jouait un rôle central sans faire référence à un seul instant à la révolution permanente et, ça va sans dire, au bolchévik-léninisme). Nous avons été poussés à nous demander, presque comme une expérience de pensée, si le fait qu’existe un tel groupe de travail ici impliquait l’existence de groupes similaires en Grande-Bretagne – groupes de lecture, séminaires, groupes de discussions – travaillant également dans une perspective marxiste déclarée mais non sectaire, fût-ce dans d’autres disciplines, que ce soit en économie politique ou en théorie littéraire. Si c’était le cas, comme nous nous le disions à l’époque, ne serait-il pas important d’essayer de mettre en contact ces jeunes chercheurs, plutôt que de les laisser végéter dans leur précarré académique avec, au mieux, une seule revue de gauche radicale pour publier (comme Capital and Class, Radical Philosophy, Critical Sociology, etc.) ?
HM était donc dans notre tête d’abord une sorte de newsletter, centrée sur la Grande-Bretagne. Cependant, nous nous sommes mis d’accord sur le fait qu’il était assez sage de mettre sur pied un Comité éditorial consultatif composé des penseurs marxistes les plus influents, pour donner au projet un peu plus de légitimité. La réponse de ces membres fut tellement enthousiaste (très peu refusèrent d’accorder leur soutien et Étienne Balibar faisait partie, pour la petite histoire, de cette poignée de personnes) que nous commençâmes à gagner en ambition au-delà du projet de newsletter et en faveur d’un projet de revue auto-éditée. Le contexte de chacun des membres fondateurs – qui se répartissaient entre des trajectoires issues du trotskisme hétérodoxe (essentiellement SWP ou ex-SWP, et une ex-militante de Workers’ Power au départ) et un groupe de doctorants allemands en Relations internationales d’obédience politique marxiste mais sans aucune expérience militante organisée – nous a conduit à définir des frontières inclusives, internationalistes et pluralistes : interdisciplinarité, attention spécifique donnée aux traditions non anglophones, défense assez souple du « marxisme classique » (sur le modèle d’Isaac Deutscher filtré par Perry Anderson et d’autres) mais sans négliger le « marxisme occidental », refus a priori de tenir des positions politiques collectives mais ouverture autant sur les contributions marxistes académiques que militantes, orientation clairement axée sur la nouveauté mais sans le désir oedipien d’enterrer les figures marxistes plus anciennes, etc.
Il est significatif que, dès le début, nous ayons choisi d’adopter une politique éditoriale à la fois très exigeante et soucieuse de développer une éthique de travail égalitaire suscitant l’implication de tous les membres du comité éditorial : tous les articles étaient lus et discutés par tous les membres de ce comité – plutôt que segmentés entre sous-catégories académique – avec pour horizon que chaque papier soit compréhensible pour toute personne issue d’une autre discipline ou d’un autre parcours, au moins du point de vue des enjeux théoriques importants, sinon celui des détails plus techniques. C’est une grande source de fierté pour nous, et je crois que nous avons su la maintenir coûte que coûte, par delà les phases d’épuisement, les frustrations et l’important turnover au sein du comité éditorial.
Concernant la manière dont a évolué ce projet : nous faisions une analyse selon laquelle le moment du postmodernisme et du postmarxisme était derrière nous et qu’il était temps pour les marxistes d’être moins défensifs et plus affirmés dans les sphères intellectuelles et académiques – or, cette analyse est loin d’avoir été unanimement partagée chez nos interlocuteurs. Ceux d’entre nous qui étaient membres du SWP ont dû subir une pression soutenue de la part de leur direction pour mettre fin au projet – la revue était envisagée, à l’époque, comme une façon subreptice de « liquider » la théorie révolutionnaire – et, pour toute une période, elle a été définie comme une sorte de « cheval de troie » de théories « potentiellement nuisibles » telles que le « marxisme politique » de Robert Brenner, Ellen Meiksins Wood, etc., ou le « marxisme académique », tandis que dans d’autres cercles – principalement dans le marxisme universitaire – HM était vue au contraire comme un « front » trotskiste d’un type ou d’un autre. Face à de telles accusations, nous n’avions rien d’autre à faire que ricaner avec mépris et continuer ce que nous faisions, même si certains camarades nous ont lâché, ou bien parce qu’ils avaient finalement adhéré à l’une ou l’autre de ces positions sur la revue, ou bien pour pouvoir se consacrer pleinement à leurs carrières universitaires.
Comme je l’ai dit plus haut, il s’agissait au départ d’un journal auto-édité, avec tout ce que cela implique : édition, maquette, relecture, envois postaux, gestion des abonnements. Mais étant donné l’absence d’une infrastructure matérielle, et le fait que tous nos éditeurs prenaient sur leur temps de travail ou de thèse, tout cela était éreintant, et nous ne parvenions pas à sortir davantage que deux numéros par an (et notamment un énorme double-numéro pour lequel nous étions autant condamnés qu’admirés, autour de la théorie de la crise et de la longue stagnation économique formulée par Robert Brenner). Les dettes envers les imprimeurs et d’autres prestataires ont commencé à s’accumuler, et il est devenu clair que notre modèle ne pouvait plus tenir. Nous devions donc commencer à chercher une maison d’édition universitaire. Comme nous avions une imposante liste d’abonnés individuels mais presque aucune institution abonnée, nous n’étions pas, malheureusement, un investissement très attractif pour de très grandes maisons d’édition comme Palgrave, Sage ou Taylor and Francis, et nous aurions pu facilement rendre l’âme comme tant d’autres projets similaires (je pense ici particulièrement à l’intéressante revue Common Sense, publiée pendant quelques années par le courant « Open Marxism » autour de John Holloway, Werner Bonefeld et Richard Gunn). Mais par chance, la maison d’édition Brill avait alors décidé d’étendre ses publications en sciences sociales et était d’accord pour s’occuper de notre fragile revue qui, à partir du numéro 10, était désormais en mesure de devenir trimestrielle. Il faut néanmoins souligner que, à la différence de bien d’autres revues plus solides, nous ne recevons pas de revenus à 5 ou 6 chiffres de notre maison d’édition, ni n’avons d’infrastructure matérielle mise à disposition – nous n’avons pas de bureaux, pas de salles de réunion ou même d’espace de stockage et aucun de nous n’est rémunéré.
HM se déploie sous plusieurs formes : revue théorique, conférences internationales, collection d’ouvrages. Sont-elles nées en même temps et si non, comment se sont-elles déployées et selon quelles nécessités ?
Nous avons commencé à faire des conférences il y a dix ans et, comme le reste du projet HM, c’était un geste volontariste complètement insouciant et imprudent – un pari, si vous voulez. Nous réalisions de plus en plus à quel point, grâce à notre persévérance et à la nouvelle composition du comité éditorial, nous occupions un espace unique au sein de la scène marxiste anglophone : à l’intersection entre les disciplines, entre les expériences académiques et militantes et entre des traditions très diverses (trotskisme hétérodoxe, marxisme politique, certaines lectures de l’opéraïsme, l’althussérisme, le benjaminianisme, le gramscisme, etc.) Par ailleurs, nous nous rendions compte que notre espace avait aussi suscité de l’intérêt au-delà du monde anglophone (Peter Thomas a joué un rôle très important dans ce processus, par exemple en consolidant ou en mettant en place des liens et des partenariats avec l’Allemagne et l’Italie par exemple, avec plus tard la contribution très précieuse d’Alberto Toscano et bien d’autres encore – la France a revanche toujours été, pour différentes raisons, un terrain beaucoup plus difficile pour nous). Nous étions en même temps assez lucides sur le fait que le rythme lent d’une revue trimestrielle n’était pas suffisant pour « hâter » les mises en relation, les débats et les discussions que nous voulions voir advenir. Plus encore, il y avait en quelque sorte un « vide » sur le marché des conférences marxistes dans le monde anglophone : Rethinking Marxism était un colloque international important, mais il avait lieu tous les trois ans et dans le campus de Amherst au milieu du Massachussetts – c’est à dire le trou du cul des États-Unis ; le SWP anglais organisait son très imposant Marxism chaque année, mais c’était clairement une démarche partisane, axée dans une grande mesure sur le recrutement ; Capital and Class avait cessé d’organiser son colloque régulier, tandis que les conférences à l’initiative de Critique et de Radical Philosophy étaient à l’adresse des seuls amateurs passionnés de ces deux revues.
Nous avons donc pensé qu’il valait la peine d’organiser une conférence propre à HM au centre de Londres, mais à la seule condition que nous rompions avec toutes les règles de l’art de l’organisation de conférences académiques : nous devions le faire sans aucun budget, par une équipe entièrement volontaire, sans grande dépense liée aux salles, au logement et aux déplacements des participants et nous devions avoir tout le contrôle du planning – nous évitant par là le danger de devenir une simple façade ou paravent, à la manière du Left Forum à New York, entièrement colonisé par des ateliers auto-organisés par le moindre groupuscule et la moindre revue de l’espace de la gauche radicale. Nous avons essentiellement pensé dans les termes de l’adage anglais build it and they will come. Et à notre grande joie, ça a marché.
La conférence est désormais un événement majeur de la gauche intellectuelle anglophone (désormais en partenariat avec les rencontres annuelles de lancement du Socialist Register – une revue fondée en 1964 par E.P. Thompson, John Saville et Ralph Miliband – et avec le prestigieux Isaac and Tamara Deutscher Memorial Prize Lecture).
Pourquoi avoir choisi ce terme, Historical Materialism ? Dans le contexte français, cette appellation peut sembler bien orthodoxe (« matérialisme historique »). Or, on a plutôt l’impression que HM sous ses diverses déclinaisons développe un rapport «ouvert » à la théorie marxiste. Est-ce que tu peux revenir sur cette ouverture, notamment sur les thématiques, les courants, les auteurs et autrices, que cette attitude a permis (ou tenté) de faire émerger ?
Comme je l’ai dit, la revue est le fruit d’une étrange période intervallaire, entre le long hiver postmarxiste et le printemps précoce de la théorie marxiste aujourd’hui sous nos yeux. Dans cette longue période de défaite et d’hibernation, le marxisme anglophone a trouvé différentes stratégies de survie : les deux postures extrêmes étaient soit le retranchement dans une forme défensive de « Maginot-marxisme », soit la mutation dans un discours super abstrait, froid et académique, explicitement déconnecté de tout mouvement social et politique (à la manière du « No Bullshit Marxism Group » des soi-disant « marxistes analytiques »). Il y avait cependant une troisième voie suivie par beaucoup, consistant à « relooker » le marxisme, lui donner un nouveau label tout en conservant ses concepts centraux, détachés de toute association avec le stalinisme ou avec les ratés de la gauche révolutionnaire. C’est ce qui s’est révélé être le cas, à mes yeux, de beaucoup de mouvances théoriques nouvelles comme le « réalisme critique », les différents courants de « géographie radicale », la portion la plus matérialiste des « études culturelles » (adeptes du « matérialisme culturel » à la suite de Raymond Williams), etc. L’extrême gauche peut bien se moquer du caractère « dépolitisant » ou « académique » de ces démarches, mais celles-ci ont eu la capacité de conserver des places au sein de l’université et d’y développer et débattre des idées qui étaient, dans la plupart des cas, marxistes sur le fond.
Une autre version du même processus a trait à l’inflation du terme « matérialisme historique » ou de « matérialiste historique », à défaut de « marxisme » ou de « marxiste ». Cela s’explique probablement en partie comme une réponse au défi des courants néo-wéberiens de la « sociologie historique » (Michael Mann, le premier Anthony Giddens, John Hobson et d’autres), qui ont commencé à chasser sur les terrains traditionnellement marxistes avec d’autres outils conceptuels. Il s’agissait donc de défendre la pertinence et l’actualité du matérialisme historique en tant que méthode de compréhension des transitions épocales ou de l’émergence de phénomènes comme la guerre, le capitalisme, l’oppression de genre : c’était une manière de maintenir une relation d’échange avec les néo-wéberiens qui, à la différence de nombreux postmarxistes, étaient ouverts à la discussion, tout en marquant la différence essentielle du marxisme par rapport aux autres courants en sciences sociales. C’était en même temps une manière de participer à des débats intellectuels de premier plan en tant que marxiste sans être immédiatement sommé de se prononcer et de discuter l’héritage du « communisme », le statut révolutionnaire du prolétariat, etc.
HM est ainsi née dans un climat où le « matérialisme historique » avait même réussi à délimiter son propre espace et à apparaître comme un interlocuteur légitime dans une discipline aussi verrouillée que les Relations internationales. Du point de vue de la filiation politico-théorique hétéroclite des fondateurs de la revue – beaucoup d’entre eux étaient assez rétifs à assumer l’héritage de la révolution russe, etc. –, ce label a fait utilement office de « liant ». C’est cependant par inquiétude de voir la spécificité marxiste de la revue se dissoudre que nous avons trouvé un compromis autour du sous-titre : « Research in Critical Marxist Theory ».
De façon générale, je ne suis pas mécontent de ce nom – qui évite au moins d’horribles formulations plus « tranchantes » – mais il est vrai qu’il a suscité la répulsion de quelques camarades, qui l’ont associé d’emblée à ce qu’E.P. Thompson a appelé le « matérialisme hystérique et diabolique » de la doxa stalinienne.
Sur la question de notre « ouverture » : dès le départ, nous avons cherché à rester sur la ligne de crête, entre le refus in toto de l’héritage du marxisme « historique » (« classique », « occidental », « révolutionnaire », etc.) au nom d’une conception « libertaire » du marxisme (ou, chez certains, au prétexte que ce marxisme classique serait tout simplement sans intérêt), et la tentative de décider de qui est « vraiment » marxiste et qui ne l’est pas. Nous avons donc à la fois refusé les euphémismes (« marxien », « pensées critiques », « radical », « de gauche ») et les jugement ex cathedra justifiés par une série de citations issus des textes sacrés. Pour bien rester sur ce fil ténu, nous avons pris la décision dès le départ de ne pas être une revue avec une « ligne » – nous n’avons pas de position éditoriale collective sur des questions politiques – et nous nous servons de notre autodéfinition pour tracer des lignes de démarcations (des gens qui se décrivent explicitement comme marxistes ou qui travaillent avec des concepts marxistes). Si nous n’avions pas pris ces décisions, nous aurions dû traverser d’interminables phases de polarisation et de scissions. (Je suis personnellement satisfait par la formule de Daniel Bensaïd, un « dogmatisme ouvert », mais je ne suis pas sûr que tous les membres du comité éditorial soient du même avis).
Nous avions, à nos débuts, une forte influence liée au « marxisme politique », mais celle-ci était contrebalancée à la fois par une version « trotskiste » du marxisme classique et par certains auteurs dans les grandes lignes marqués par les débats au sein de Capital and Class dans les années 1970, souvent influencés par les discussions autour de la forme-valeur : Chris Arthur, Simon Clarke, John Holloway, Werner Bonefeld, etc. Et d’autres avaient aussi un fort intérêt pour les interventions en économie politique de John Weeks, Anwar Shaikh, Alfredo Saad-Filho, etc. D’autres influences ont intégré la revue avec le temps : l’opéraïsme et le postopéraïsme, l’althussérisme, le gramscisme, etc. Nous avons aussi essayé – mais échoué dans une large mesure – d’établir des liens organiques avec des courants de pensée marxistes en France et en Allemagne (bien que nous ayons activement participé au dictionnaire historique-critique du marxisme, constitué par une équipe issue pour une grande part de Das Argument). Nous avons eu plus de succès avec l’Italie, mais les marxismes hispanophones, lusophones sont presque entièrement absents de nos pages, tout comme les débats coréens et japonais, hormis ceux qui nous arrivent par des chercheurs anglophones comme Gavin Walker, Elena Lange et d’autres. Nous avons fait la tentative explicite de publier des auteurs noirs africains dans notre numéro spécial sur l’Afrique, sans grand succès, et nous essayons d’aller aussi dans cette direction vis-à-vis du Moyen-Orient.
Concernant les thèmes que nous avons abordés, il suffit de jeter un œil à nos archives pour avoir conscience de leur étendue : de questions très traditionnelles comme l’impérialisme ou la théorie des crises jusqu’aux liens entre fantasy, histoire de l’art et marxisme. Nous avons toujours lutté contre la tendance à surreprésenter la critique de l’économie politique et la philosophie en variant contenus et auteurs et en nous ouvrant le plus possible, mais c’est un processus qui est toujours à reconduire. Nous avons aussi eu des actes de séminaires et des numéros spéciaux autour de certains ouvrages ou thèmes (Brenner, Holloway, Postone, Wood, Harvey, Banaji, Arthur, la fantasy, l’Afrique, etc.) Certains membres du comité éditorial et certains lecteurs sont moins intéressés par ces numéros spéciaux, mais je crois personnellement qu’ils sont d’une grande qualité et qu’ils ont très utilement donné lieu à des débats rigoureux que peu de revues académiques ont su mettre sur pieds au-delà des classiques recensions.
Il faut quand même ajouter ici que nous sommes parfaitement conscients de mener notre projet sur la base d’une illusion (nécessaire) selon laquelle nos lecteurs et lectrices sont dans leur ensemble des hommes et femmes moulés dans la tradition des humanités classiques, prêts à se confronter à des articles sur tous les thèmes et sur toutes les questions possibles, et qui lisent comme nous la revue, de la première à la dernière page. De façon évidente, il est inutile de nous rappeler que bien des camarades sont en réalité corrompus par le crétinisme disciplinaire et que le SAMG (Syndrome autistique marxiste généralisé) a contaminé notre milieu. Nous sommes également au courant du caractère de plus en plus désuet de la lecture d’une revue-papier reçue physiquement dans une boîte aux lettres – plutôt que de sauter d’un article à l’autre sur internet – et du fait que beaucoup de jeunes camarades considèrent comme un droit humain inaliénable l’accès gratuit et immédiat à toute production intellectuelle (rejetant ainsi, dans une société pré-communiste, tous les professionnels comme les éditeurs, les maquettistes, les relecteurs et les traducteurs dans les rangs de l’armée industrielle de réserve…) Mais je préfère ignorer tout cela ingénument pour garder l’illusion que si je suis intéressé par tous les thèmes et disciplines dans une perspective marxiste et si je reste attaché au format papier, à des numéros physiques pour les revues, à les lire de la première à la dernière page, alors tout le monde devrait penser de même, n’est-ce pas ?
Quelle est l’économie de HM ?
D’une certaine manière, on pourrait décrire « l’économie de HM » à travers la vision naïve de la « phase supérieure du communisme » : une société sans institution et sans argent, basée sur l’égalité totale, l’absence de hiérarchie formelle et un dépassement de la division du travail ! (Nous avons même une fois, de manière certes un peu pompeuse, essayé de théoriser le « mode de production communiste d’une revue théorique »). Pourtant, comme vous pouvez l’imaginer, la situation est loin d’être idyllique.
HM demande une quantité de travail gigantesque : pour la revue seulement il nous faut dix réunions longues, très longues, par an ; 100 000 mots à lire tous les mois ; contacter les auteurs et les rapporteurs ; faire des rétro-plannings ; traiter des centaines de mails sur la liste éditeurs tous les mois ; gérer les questions « commerciales ». Tout cela en dehors de l’organisation de la conférence et la collection d’ouvrages qui continue de grandir. Et ce travail est réalisé sans revenu régulier, stable (en dehors d’une très faible somme forfaitaire pour chaque numéro, versée à l’éditeur professionnel – une mesure relativement récente), pas de rémunération, pas de bureau (même pas de placard !), pas de statuts, pas d’éditeurs en externe rémunérés (même si nous aimerions aller dans cette direction), rien que du travail militant. Voilà la situation telle qu’elle est depuis le début, sans apport en capital initial pour la revue. Vous pouvez imaginer la masse de dettes accumulées quand nous étions en auto-édition.
Cette phase originelle d’auto-édition avait son charme, mais elle a cessé d’être viable et nous avons dû nous mettre en quête d’un éditeur commercial pour nous délester de certaines responsabilités. Comme vous le savez probablement, l’édition de revues scientifiques est un commerce de grande ampleur et très rentable dans le monde anglophone – en grande partie grâce au marché des bibliothèques universitaires aux États-Unis et ailleurs. Ce marché est largement dominé par d’énormes multinationales comme Sage, Palgrave et Taylor and Francis. Très peu de revues de gauche radicale – je pense à Radical Philosophy, la New Left Review, le Socialist Register et la Monthly Review – ont su rester indépendantes, tandis que Capital and Class, Rethinking Marxism, Review of Radical Political Economy, Critique, Science and Society, etc. ont toutes été récemment rachetées. Ces revues ont en revanche su accumuler une masse critique d’abonnements institutionnels pendant leurs vingt ou trente années d’existence – ce qui les a rendues attractives pour des éditeurs académiques. Dans notre cas, par contraste, nous avions très peu d’institutions abonnées par rapport aux abonnements individuels, et nous avons donc été rabroués dans toutes nos approches avant de rencontrer Brill .
Brill nous impose un certain nombre de contraintes, c’est vrai, et nous ne gagnons pas les milliers de livres sterling forfaitaires que reçoivent les autres revues. En revanche, la contrepartie est qu’ils sont très flexibles et indulgents avec nous – dans la mesure où ils ne sont pas totalement subordonnés au modèle de la firme multinationale – et ils nous autorisent à publier tout ce que nous souhaitons, quels qu’en soient la taille et le degré d’ésotérisme et de geekitude dans notre collection d’ouvrages, ce qui en fait un espace très précieux de nos jours. Et comme vous le savez, grâce aux paperback (à des prix accessibles) qui paraissent automatiquement un an plus tard chez Haymarket Books, nous avons également réussi à éviter les pires aspects d’une édition tournée vers le marché des bibliothèques académiques.
Peux-tu donner un ordre d’idée du nombre d’abonnés à la revue, le nombre de titres publiés dans la collection ? des participants aux dernières conférences ?
Les abonnements sont une sorte de boîte noire pour nous désormais. Nous avions sans aucun doute 800 individus et presque aucune institution abonnée quand nous avons commencé à être édités par Brill, et nous savons que ces proportions se sont quasiment inversées depuis. Beaucoup de bibliothèques s’abonnent à des revues par « packages » ou paniers achetés à des « aggrégateurs », tandis que d’autres s’abonnent directement en passant par Brill, il est donc assez difficile de savoir avec précision combien d’institutions sont abonnées. Ce que nous savons, c’est que nous devons élargir notre base d’abonnés individuels (d’ailleurs, avez-vous souscrit à notre offre spéciale à tarif réduit ? Oui, vous !) et que nous avons des dizaines de milliers de téléchargements de nos articles chaque année.
Comme vous pouvez le voir sur la page de notre collection, le nombre de titres à paraître s’accroît constamment – nous aurons très bientôt publié une centaine d’ouvrages. Nous allons publier au moins vingt nouveaux livres en 2014, et ce chiffre augmentera en 2015 et 2016.
La conférence est aussi en expansion constante, d’une audience de quelques centaines de personnes à ses débuts jusqu’à plus de 900 personnes l’année dernière, et ce n’est pas sans poser de gros problèmes logistiques. Les autres conférences (Toronto, New York City, Delhi, Sydney, etc.) attirent un nombre de personnes satisfaisant, entre 300 et 500.
Plus généralement, quelle est la typologie (sociale, politique) de ces participants ?
Socialement parlant, les personnes qui participent d’une manière ou d’une autre aux conférences sont dans l’immense majorité des universitaires, des doctorants ou des étudiants pré-doctorat – les proportions de jeunes par rapport aux seniors, de femmes par rapports aux hommes sont en progrès constant. Cet ancrage universitaire ne devrait pas être trop surestimé dans la mesure où l’on rencontre aussi des militants et d’autres profils non académiques, des syndicalistes par exemple, mais il serait idiot de ne pas admettre que nous avons bien un centre de gravité. Pour autant, l’inclination des Français à imaginer la sphère académique anglophone intégralement sur le modèle de campus américains enfermés dans leur bulle, totalement déconnectée des mouvements sociaux, est en partie erronée dans le cas britannique. Beaucoup des étudiants qui viennent aux conférences de HM sont d’une manière ou d’une autre directement affectés par la libéralisation et la flexibilisation du marché du travail, et sont donc le plus souvent impliqués dans les rares mouvements sociaux (étudiants ou non) qui ont vu le jour en Grande-Bretagne ces dernières années. Par ailleurs, comme on peut s’y attendre à propos d’une conférence à Londres, la composition de l’audience est assez cosmopolite, et il y a des délégations substantielles venant d’autres parties du monde – comme les Balkans, la Turquie, etc. – qui renforcent ce caractère composite.
Mais il est nécessaire d’ajouter que HM n’a jamais imaginé être autre chose qu’une revue d’intervention dans la bataille idéologique à travers le prisme de l’Université – nous laissons à d’autres les vocations plus « politiques », qu’elles soient réelles ou imaginaires (cette dernière option étant la plus fréquente).
Quel impact a eu selon toi HM sur le débat théorique et politique au sens large ?
Sur le terrain politique strict, je pense que notre impact a été plus ou moins nul, mais ce n’est pas le terrain sur lequel nous avons cherché à intervenir et, dans tous les cas, le champ politique de la gauche radicale dans le monde anglophone est totalement constipé et en crise profonde. Il serait donc largement vain d’espérer y avoir une quelconque influence. Sur le terrain théorique, ce serait probablement, je crois, à d’autres d’en juger, mais je suis convaincu que nous avons 1) contribué à rendre le marxisme « sexy », dans toute sa variété, auprès des jeunes générations et 2) entamé le dépassement de la vieille guerre de tranchée entre les marxismes académique et militant ou entre les différentes traditions théoriques, notamment via les conférences. De toute évidence, ce n’est qu’un début et beaucoup de travail reste à faire pour (re)créer un espace public international de la théorie marxiste, mais le simple fait d’avoir constitué et maintenu notre espace, avec relativement peu de crises et de tensions, est en soi une victoire que nous n’aurions pas osé imaginer en 1997.
Entretien réalisé par Félix Boggio Éwanjé-Épée et Stella Magliani-Belkacem.
Una traducción en español de esta entrevista se encuentra disponible aquí : http://marxismocritico.com/2014/06/06/historical-materialism-un-espacio-de-investigacion/
Le prochain colloque Historical Materialism aura lieu du 6 au 9 novembre 2014 à Londres.
How Capitalism Survives
Eleventh Annual Historical Materialism London Conference
6-9 November 2014 Vernon Square, Central London*
This year marks the first of a series of centennial commemorations and anniversaries, starting with that of the first worldwide inter-imperialist conflict. Centuries of colonialism and imperialism served as a preparatory phase for the catastrophe. Indeed, while the main parties of the Second International trampled the revolutionary socialist tradition in trench-mud, the First World War destroyed the illusion that imperialist violence could be wreaked on the colonies while leaving Europe untouched. If capital came into the world ‘dripping from head to toe, from every pore, with blood and dirt’, Marx’s analysis of ‘primitive accumulation’ has certainly not been confined to a pre-history of capital.
And yet, contrary to all expectations, despite these tremors and shocks, despite the terrifying glances into the abyss of destruction, capitalism has survived. Not only has capital muddled through; it has mutated, adapted and, by some criteria, emerged stronger than before. At the same time, however, new contradictions and crises have appeared, expanding the spaces of critique to the ecological and the ideological terrains and opening up new possibilities of revolutionary breakthrough.
In recent years, the crisis and the movements emerging in response have re-opened an opportunity to envision, and fight for, substantive alternatives. But these movements have remained fragmented and have faced increasing state repression and imperialist aggression. And the on-going crisis is now raising the stakes. It is clear that this crisis is indeed global, leading to deepening austerity in the North and undermining the conditions for sustained growth in the South. If, in the North, the ‘war on terror’ manifests itself in intensified state racism and Islamophobia, the crisis is also intensifying and bringing to the surface underlying international rivalries. The winds of war from the South are reaching Europe once again. But from the South, movements worldwide also bear witness to countless examples of struggle and resistance.
At this year’s conference, we want to explore capital’s capacity to survive in order to explore, first and foremost, how it can be overcome. We are interested in investigating contemporary geographical reconfigurations of accumulation and interrogating theories of imperialism, hegemonic succession, and capital’s tendencies towards increasing inter-state rivalries. On the other hand, we want to delve into theories and practices of class struggles, social movements and resistance which create possible alternatives to neoliberalism, crisis and war by constantly challenging the smooth reproduction of capitalism in its gendered, social, economic, political, racial, ecological, cultural and ideological dimensions. In doing so, we also want to enrich our understanding of a Marxian analysis of ‘core’ and ‘periphery’ with an analysis of current developments of Marxism in the South in general and in the BRICS economies in particular. We also hope to continue the theme on Race and Capital inaugurated last year.
We welcome abstract proposals of 200 words on these themes or any others, in all disciplines, from all continents and from all perspectives within Marxism. The deadline for proposals is 15th May 2014.
Please register your abstracts here: http://www.historicalmaterialism.org/conferences/annual11/submit
Separate calls go out for the following streams: Marxism and Feminism, and Ecology and Climate Change.
* Please note that this year the conference will not be taking place at the main SOAS buildings at Thornhaugh Square.